De blocages réels en blocages factices, le processus électoral avance clopin- clopan. Sans véritablement rassurer les observateurs avisés. Tant des cadavres en putréfaction sont dans les tiroirs. Des cadavres visiblement liés à la gestion des fonds alloués. Le 29 novembre est menacé. Notre enquête. Pourquoi ce branle-bas auquel l’on a assisté récemment autour des 5 milliards de FCFA réclamés par la Commission électorale indépendante (CEI) pour faire avancer le processus électoral ? Dans l’objectif de répondre à cette question préoccupante, nous avons mené des investigations dans le milieu des structures publiques et privées en charge de l’organisation de la présidentielle du 29 novembre prochain. Les langues se sont déliées pour évoquer, toutes, un problème de gestion opaque des fonds devant servir à la tenue de l’élection présidentielle. Deux camps se trouvent face-à-face et tentent de se neutraliser dans cette affaire de «gros sous». D’un côté, la Primature et l’opérateur technique français, Sagem-Sécurité ; de l’autre, la CEI et les autres structures publiques impliquées dans le processus électoral. A savoir la Commission nationale de supervision de l’identification (CNSI), l’Institut national de la statistique (INS) et l’Office national de l’identification (ONI). Les uns accusent les autres (et vice versa) de s’en mettre plein les proches par le biais de mécanismes de gestion suspects. Au détriment, bien entendu, du processus électoral et du respect du chronogramme indiqué «par les Ivoiriens eux-mêmes». C’est le sens du climat de suspicion qui a prévalu pendant et après la rencontre des différentes structures, le jeudi 20 août dernier, au siège de la CEI aux II-Plateaux (Abidjan). Selon certains participants à cette réunion qui a duré de 15h à 17h30mn, Sagem-Sécurité a affirmé qu’il n’avait pas encore fait venir 40% des valises contenant les données des pétitionnaires ivoiriens résidant à l’étranger. Cette situation est d’autant plus préoccupante que ces données doivent être traitées dans les centres de coordination en Côte d’Ivoire et constituer un pan de la liste électorale provisoire dont la publication est théoriquement prévue, selon le chronogramme, pour la période du 24 au 29 août. La défaillance de Sagem-Sécurité étant apparue évidente, une menace plane sur la publication de la liste électorale provisoire à la date indiquée. D’où le plaidoyer de la CEI auprès du Premier ministre, Guillaume Soro, pour l’obtention d’une rallonge de deux semaines. C’était au cours de la réunion entre la Primature et les structures en charge du processus électoral, le vendredi 21 août, à la salle de conférence de «la bâtisse blanche» au Plateau. La primature indexée Un participant à la réunion-bilan du jeudi 20 août, sous le couvert de l’anonymat, attribue la défaillance de Sagem-Sécurité à la Primature. «C’est la Primature qui gère le fonds de l’identification. C’est elle qui doit mettre les moyens à la disposition de Sagem pour transporter toutes les valises de l’étranger jusqu’ici au pays. Si rien n’est fait, c’est à ces deux-là qu’il faut s’en prendre», lance-t-il. Ouvrant du coup un chapitre important. Celui des fonds. L’élection présidentielle ivoirienne de 2009 (si elle se tient effectivement) qui sera vraisemblablement la plus chère du nouveau millénaire, comporte deux poches budgétaires en une. Il y a d’une part, le budget électoral qui est évalué à 36,7 milliards de FCFA dont 10 milliards de FCFA qui doivent être décaissés par l’Etat ivoirien et le reste (soit 26,7 milliards) constitue la contribution des bailleurs de fonds. Cette contribution, a-t-on appris, est versée dans un «basket fund» que gère le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). D’autre part, l’on a le budget de l’identification, c’est-à-dire le financement du processus d’identification et de recensement électoral. Un volet où intervient Sagem-Sécurité en qualité d’opérateur technique. Ce budget est géré par une coordination de l’identification basée à la Primature. Selon des sources crédibles proches des structures publiques en charge de l’organisation des élections, «la Primature gère ces fonds sans rendre compte à qui que ce soit. Il y a comme une omerta sur cette cagnotte alors qu’il devait y avoir de la transparence». Notre source parle même de «deal» entre la Primature et Sagem-Sécurité autour de l’identification. Un «deal» qui porterait principalement sur le coût de la prestation de Sagem-Sécurité. Un proche collaborateur du Premier ministre serait le garant des intérêts de son boss dans le business suspect. Joint hier par téléphone, un membre influent du cabinet de Guillaume Soro récuse toutes ces accusations qu’il met sur le compte de rumeurs distillées par certaines structures pour cacher leurs propres turpitudes. «Les 66,7 milliards de FCFA de contrat que Sagem-Sécurité a signé avec l’Etat pour l’opération d’identification et de recensement électoral, ce n’est pas de l’argent qui transite par la Primature. Les payements se font par le ministère de l’Economie et des Finances directement à Sagem. Nous n’avons aucun deal avec Sagem-Sécurité», se défend-il. Avant d’ajouter en guise de boutade à l’endroit de la CEI et des autres structures : «S’il y a une gestion opaque des fonds, ce n’est pas de notre côté. Et puis de quel fonds parle-t-on ? La direction administrative et financière de la Primature n’est ni de près ni de loin concernée par la gestion du budget de l’identification même, si la coordination qui s’en charge est logée à la Primature. Vous pouvez vous informer auprès du ministère de l’Economie et des Finances, on vous le dira». Une équipe de coordination de l’identification comprenant les structures impliquées dans le processus est effectivement logée à la Primature. Dirigée par M. Paul Koffi Koffi, directeur de cabinet adjoint du Premier ministre Guillaume Soro, cette Coordination possède une régie créée par le ministère de l’Economie et des Finances. C’est cette régie qui gère, nous a-t-on dit à la Primature, le budget de l’identification. «Les factures que la Coordination présente sont réglées par le ministère de l’Economie et des Finances via la régie», poursuit le collaborateur de M. Soro. Selon nos sources, la Coordination de l’identification présidée par le chef de cabinet adjoint du Premier ministre mène diverses activités relatives à sa charge. C’est à elle qu’il revient de rendre possible l’envoi et le retour des valises Sagem pour l’enrôlement des Ivoiriens de l’étranger. Tout comme c’est cette Coordination qui loue les véhicules et se procure un certain nombre de matériel au profit de Sagem pour faire son travail sur le terrain. Paul Koffi Koffi et ses amis disposent d’un fonds pour cela que leur a alloué le ministère de l’Economie et des Finances. S’agissant du retard accusé pour faire revenir toutes les valises Sagem, un proche de la Coordination pointe le doigt accusateur vers les Ambassades de Côte d’Ivoire à l’extérieur. Au motif que certaines d’entre elles auraient détourné l’argent qui leur a été expédié pour financer l’envoi en Côte d’Ivoire des valises Sagem après l’opération d’identification et de recensement électoral. Pourquoi avoir remis l’argent aux Ambassades ? Selon des sources proches de la Coordination, «c’était pour plus de sûreté. Malheureusement, les choses se sont passées autrement». En tout état de cause, cette attitude de la Coordination de l’identification continue de susciter des interrogations. De même que la promptitude avec laquelle le ministère de l’Economie et des Finances a décaissé les fonds. La fièvre des 5 milliards de FCFA Les travaux de croisement des fichiers qui consiste à traiter des données informatiques de l’opération d’identification et de recensement électoral n’ont pas encore démarré dans certaines localités choisies par la CEI. Cela est dû au fait que les centres de coordination ne sont pas aménagés. A trois mois du 29 novembre, une telle situation ne peut qu’inquiéter voire énerver les uns et les autres. C’est le cas du représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU en Côte d’Ivoire, Y. J. Choi, et ses collaborateurs qui étaient récemment dans la région du Haut-Sassandra où ils ont constaté, la mort dans l’âme, la triste réalité. Alors que depuis juillet 2008, la somme de 600 millions de FCFA a été décaissée par les services financiers de la Primature et remis à la Commission électorale indépendante (CEI) pour l’aménagement des centres de coordination. Où est passé cet argent ? A la CEI, l’on reste évasif sur la question. Nos tentatives pour rencontrer M. Beugré Mambé, président de la structure, et son porte-parole, M. Bamba Yacouba, afin d’en savoir davantage sont restées vaines. A la Primature, un collaborateur du Premier ministre soutient simplement : «On constate, comme tout le monde, que rien n’est fait. Bien qu’effectivement l’argent ait été décaissé». En plus du non-achèvement des centres de coordination et des centres d’exploitation de Sagem-Sécurité, un autre problème fait des vagues. C’est celui des arriérés de salaire et des salaires non encore payés des agents électoraux. A la dernière réunion du Cadre permanent de concertation (CPC) tenue à Ouagadou-gou, le lundi 18 mai 2009, la CEI qui parlait au nom de toutes les structures, a demandé le versement de 5 milliards de FCFA afin de boucler toute l’opération électorale jusqu’à la publication de la liste provisoire le 29 août. Ces 5 milliards de FCFA pris sur le budget électoral devait servir au règlement des arriérés de salaire des agents électoraux recrutés pour la phase de rattrapage de l’opération d’enrôlement et celui des salaires des agents qui sont dans les centres de coordination pour le traitement des données. Le 14 août dernier, avant le décaissement de la première tranche des 5 milliards de FCFA, soit 2,9 milliards, le ministre de l’Economie et des Finances, Charles Diby, a présidé une rencontre avec les différentes structures impliquées dans l’organisation de l’élection. Il leur a demandé de lui produire un plan de décaissement. Ce qui a été fait. Le plan a été validé, par la suite, par le cabinet du Premier ministre en accord avec les différentes structures. Sur les 5 milliards de FCFA, les structures, hormis Sagem-Sécurité, ont reçu les sommes suivantes : 400 millions de FCFA pour la CEI, 300 millions pour l’INS, 200 millions pour l’ONI et 100 millions pour la CNSI. Le ministre de l’Economie et des Finances avait dit aux différentes structures, lors de cette réunion, qu’un point devrait être fait pour voir si tous les règlements des salaires des agents électoraux ont été faits. Au ministère de l’Economie, l’on attend toujours les structures pour ce bilan suivi de contrôle. A la vérité, le paiement des salaires des agents électoraux a été partiellement fait alors que tout l’argent a été décaissé. «Craignant le contrôle, les structures dont la CEI crient aux loups», soutient une source crédible proche du ministère de l’Economie et des Finances. Qui précise, par ailleurs, que la seconde tranche des 5 milliards de FCFA, soit 2,1 milliards, devrait être décaissée, comme conclu, le 14 août dernier, avant la publication de la liste électorale provisoire puisque cet argent est destiné aux agents électoraux affectés dans les centres de coordination. Le bilan des 2,9 milliards de FCFA n’étant pas encore fait, le ministère de l’Economie et des Finances rechigne à décaisser le reste. «Des structures paient des arriérés à des agents fictifs. Elles ont aussi des fournisseurs fictifs qu’elles paient dès qu’elles perçoivent les fonds au lieu de régler les agents sur le terrain. Si bien que les comptes bancaires de ces structures sont toujours au rouge», dénonce la source proche du ministère de l’Economie et des Finances. Toujours selon elle, la CNSI, par exemple, soutient qu’elle totalise 6000 agents sur le terrain mais jamais la Commission nationale de supervision de l’identification n’a fourni les listes de ces agents aux services du ministère de l’Economie et des Finances. Autant de situations qui accentuent les suspicions, même si les uns et les autres refutent toutes ces accusations. Un fait demeure certain, le processus électoral ivoirien aura incontestablement engendré des enrichissements illicites. Peut-être faudra-t-il un audit pour démêler l’écheveau.
Enquête réalisée par Didier Depry
didierdepri@yahoo.fr
Enquête réalisée par Didier Depry
didierdepri@yahoo.fr