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Art et Culture Publié le samedi 17 avril 2010 | Notre Voie

Fête du Dipri à Yaobou (Sikensi) : Les Abidji se souviennent du mythe-fondateur de leur village

Les habitants de Yaobou ont tout abandonné, sauf une minorité d’adeptes de l’église du Déhima, fidèles à leur jour saint, pour raviver les ondes d’un symbole religieux multiséculaire. Ce vendredi 9 avril 2010, c’est la fête populaire du Dipri chez les Abidji de ce village situé dans le sud lagunaire de la Côte d’Ivoire, à une quinzaine de kilomètres de la commune de Sikensi. La grand-messe traditionnelle et ses mystères étonnent encore plus d’un.


Notre hôte, le professeur Thomas N’Guessan Yao, membre de l’ASCAD et natif du village, avait prévenu : “Si vous voulez vraiment être des nôtres ce vendredi à la fête du Dipri à Yaobou, prenez toutes les dispositions pour y arriver au plus tard le jeudi. Car le jour de la cérémonie, il est formellement interdit aux gens d’y entrer et d’en sortir.” Mais comment atteindre ce village qui nous est totalement étranger ? Le jeudi 8 avril donc, nous voilà à la gare routière d’Adjamé. Il est 16 h. Un jeune homme court et râblé, qui parle sans arrêt, surgit au niveau de la gare d’UTB et propose ses services. “Vous allez où vieux père choco ? Votre visage me dit quelque chose. Regardez comment vous être zango. Votre stayelé me dit que vous venez de Bingue.” Mais tout flatteur vit au dépend de celui qui l’écoute, disait le renard au corbeau dans la fable. “Le corbeau et le renard” de l’auteur français La Fontaine. Peine perdue, le jeune coxer insiste et gagne au moins une réponse. “Roulez en bas là-bas, à la gare de Bingervile. Vous demandez et on va vous montrer. Ce matin, j’ai déjà accompagné trois passagers là-bas. Que Dieu t’accompagne ! Mais papa, y a pas trois plons là-bas pour soutra ton petit. Je m’appelle Dacoury, je suis un jeune Bété. Nous on se cherche, ya fohi c’est mon gombo !” Très vite, il comprend qu’il n’a plus de temps à perdre et il se volatilise dans cet univers sans foi ni loi.


Le panier d’attiéké

Quant à nous, une fois sur les lieux recouverts de boue noirâtre, véritable cul-de-sac à l’instar des autres endroits de cette gare où le désordre le dispute avec l’insalubrité et la mauvaise foi, pas de réponse sûre ici et là. “Ça je connais pas”, avouent certains ; “le car est déjà parti”, affirment d’autres sans jamais indiquer où se trouve cette fameuse place. Il faut maintenant sortir de ce labyrinthe avec le sentiment de s’être embourbé. C’est alors qu’une dame, nous voyant tourner en rond, nous interpelle avant de nous orienter vers l’autre bout de cette vaste étendue et la direction de l’immeuble Mirador à prendre. Tout au long de la marche, il faut savoir rester sourd à toutes sortes d’offres de vendeurs de fortune et résister à des odeurs - comme suffocante celle-là – de piments qui vous prennent à la gorge. Les auteurs de cette pollution ne sont rien d’autres qu’un groupe de femmes. Chose curieuse, elles sont insensibles à tout et vendent leurs épices à même le sol sur de vieux tapis. Au bout de plusieurs minutes de marche, voici la gare de Sikensi. “Vous ne pouvez avoir ici un voyage direct Gomon-Yaobou. Ne perdez pas votre temps, prenez votre ticket, nous allons vous descendre au Carrefour policiers. Ce n’est pas loin de la gare du village d’Elibou où vous allez trouver des occasions d’aller à Yaobou.”

Les voitures qui traversent Gomon, Yaobou pour finir leur course à Orès-Krobou sont de petits engins bâchés, des véritables ferrailles à faire pâlir le dernier des Japonais. Sans s’en plaindre, les passagers s’y superposent comme dans une boîte d’allumettes. Heureux toi qui connaîtra le nombre des voyageurs un jour. C’est seul le chauffeur qui décide selon ses humeurs. Ce que confirme celui qui tient le volant, ce début de soirée du jeudi 8 avril. Son sens de l’humour est palpable. Il va le prouver encore lorsqu’à Gomon, après 10 kilomètres, une dame prend la place de notre voisin de la cabine qui vient de descendre dans ce gros village, chef-lieu de sous-préfecture. Elle court, selon elle, à la recherche de son panier d’attiéké qu’elle a oublié dans le véhicule précédent. Son inquiétude est d’autant plus grande que c’est quelqu’un qui l’a chargée de le remettre à un de ses parents de Gomon à l’occasion de la Fête du Dipri que la localité célèbre simultanément avec Yaobou. La dame perd tout espoir lorsqu’elle se rappelle que rarement dans la région, on retrouve des paniers d’attiéké perdus. Elle s’offusque aussi du fait que trop de passagers de la voiture aient pour destination Yaobou. “Cette année la fête ne sera pas belle à Gomon à cause de l’esprit de division qui règne dans le village. Il y a un groupe qui fête demain et un autre le 15 avril prochain. Et c’est pour cette raison que certains d’entre nous affluent vers le voisin”, se lamente-elle. La voyageuse ne décolère pas. Elle tient en partie pour responsables les dirigeants de Yaobou qui, selon elle, ont joué sur deux dates avec ceux de son village pour saboter leur fête. “Vous voyez monsieur, notre route a été reprofilé par l’AGEROUTE par rapport à l’arrivée président Laurent Gbagbo comme parrain de cette édition. Mais il ne viendra car Gomon a deux chefs de terre qui ne parlent pas le même langage. Que voulez-vous que le président vienne foutre dans ce foutu bordel”, râle-t-elle sans jamais oublier de penser à son colis qu’elle risque de ne plus retrouver.

Il va falloir changer d’air et aller à la découverte du village profond


Mais le chauffeur, tout en se gardant de se mêler de ce qui ne le regarde pas, parce qu’il n’est pas de la région, estime que Gomon dont le nom rime avec le Dipri n’a qu’à prendre à lui-même. Le jeune agni enfonce même le couteau dans la plaie en révélant que, depuis ce matin, sur une moyenne de 10 passagers qu’il transporte, 7 ont pour destination finale Yaobou que nous atteignons à la tombée de la nuit. Ce village qui se révèle être le terminus du chauffeur, à la grande déception de la ressortissante de Gomon qui aurait préféré le voir arriver jusqu’à Orès-Krobou pour lui donner plus de chances de rattraper le véhicule précédent et de retrouver son panier d’attiéké.

A première vue, Yaobou est un gros village au relief accidenté avec ses constructions aux styles modernes et traditionnels. Déjà, on remarque qu’il est chauffé à blanc, l’allure est à la fête. En témoignent les vendeuses de poissons à la braise, grillés, de liqueur et autres friandises au quartier Atchassi. Elles sont installées ça et là, de part et d’autre de l’artère principale du village, et toutes portent en elles le secret espoir de faire de bonnes affaires cette nuit durant. A ce décor, s’ajoutent le maquis Vélodrome qui distille de manière assourdissante les chansons en vogue et passées de mode et “les va-et-vient de tigre comme un lion”de certains habitants qui débordent sur l’avenue parallèle du Dipri ou encore le trafic de convois spéciaux en provenance d’Abidjan et des autres grandes villes du pays.

C’est dans cette atmosphère qui gagne en volume et en rythme à mesure que le temps s’égrène, que nous prenons place, précisément à Vélodrome ; le temps de nous désaltérer et grignoter quelque chose. Mais il va falloir changer d’air et aller à la découverte du village profond, notre sac au dos. Alors, c’est parti et ça donne forcément l’allure d’un grand touriste qui suscite la curiosité sur son passage. Mais un peu plus loin de ce centre nerveux de Yaobou, une odeur de matière fécale à proximité d’une petite brousse nous oblige à rebrousser chemin. Ce qui en rajoute à notre transpiration causée par le déplacement. Sur la route, au bord de la ruelle, se tient une petite boutique de fortune. Une aubaine pour acheter un mouchoir en vue de s’éponger le visage. Ali est le gérant de cette maison. C’est un Négro-mauritanien qui nous accueille et raconte sa vie à Yaobou. Il est anxieux, il pense déjà l’après-fête et son futur. “Chez-moi ici rien ne marche. Sauf chez les Diallo et les Marraka dont les boutiques sont installées de l’autre côté du village. Ils sont là depuis longtemps mais moi non. Cela me fait seulement 6 mois de présence à Yaobou. C’est mon frère qui m’a proposé de venir vendre de la viande dans ce village. C’était à la veille des grandes fêtes de fin d’année passée. Je dis bien que rien ne marche et je n’ai plus envie d’espérer encore. Je crois que je vais bientôt rentrer à Abidjan que j’habitais. Là-bas, je m’en sortais bien. Ce n’est pas le cas ici. Tout ce monde que vous voyez est là pour la fête. Après, ils vont tous rentrer chez eux. La majorité des gens de Yaobou préfèrent vivre dans leur campement, laissant le village presque vide. Avec ça, que voulez-vous que je fasse ? Je vais partir”, fait constater le commerçant.


Un jour, à la demande générale de son peuple…


En laissant Ali dans sa douleur, notre regard chute sur une jeune dame d’une vingtaine d’années aux yeux globuleux.
“Oui, que voulez-vous monsieur ?”, questionne celle qui sera notre guide d’un soir. Elle se prénomme Olive et vit à cheval sur Abidjan et son village. “Vous venez d’où ? Qui vous a invité ici ? Comment pouvez-vous venir dans le village des gens comme ça ? ” Sous le feu de sa curiosité, nous optons pour le silence et la prudence. Malgré tout, elle accepte une visite guidée en faveur de l’étranger. Mais persister doit être une des spécialités de cette mère d’un enfant, apparemment douce, tant dans son élocution que dans sa démarche. On quitte son quartier et on avance à l’autre bout du village situé sur un plateau. C’est là qu’elle nous indique le site du plus grand maquis du village. “Il appartient à un mystique que tout le monde respecte ici. Aujourd’hui c’est fermé parce qu’il doit être en train de se concentrer pour demain.” Sur cette information d’Olive, s’arrête notre visite car chez elle, apparaissent les premiers signes de fatigue. Une fois descendus vers le quartier Aviation, nous choisissons un site où le réseau téléphonique est au beau fixe pour joindre l’académicien qui n’a toujours pas fait signe de vie. Ça y est, il est là chez lui, à sa résidence. “Il fallait me dire que c’est lui qui vous a invité. Allons que je vous accompagne chez lui”, nous reproche la jeune dame. Arrivés dans le vaste domaine du professeur N’Guessan, après les échanges de civilités, l’électricité est interrompue dans le village, peu après 23 h. “Nous voici dans la nuit noire. Vous voyez le ciel comme il est étoilé ! C’est le signe que nous allons vivre demain un bon Dipri. Si les jeunes étaient respectueux de la tradition, il n’y aurait même pas eu de musique comme on en entendait partout dans le village”, constate notre hôte.

Quelques minutes plus tard, Olive demande la moitié de la route comme il est de coutume en pays akan. “Mais elle est chez elle ! Pourquoi voulez-vous l’accompagner ? Attention, mieux vaut prévenir que guérir. En cette veille du Dipri, il est interdit de coucher avec les femmes ; les esprits n’aiment pas ça.” A ces mots d’avertissement du professeur, il n’y a plus rien à dire, Olive disparaît toute seule dans la nuit et nous laisse, notre hôte et nous, avec ses visiteurs. Parmi eux, se trouve une jeune dame venue d’une région voisine, une amie du chef du Dipri, Koffi Adjouéman, nous apprend Pr. N’Guessan. C’est d’ailleurs à ce dernier qu’il demande de nous accompagner chez le chef de terre, au quartier Amoin, afin qu’il nous offre une couchette. Ce qui est fait. Mais avant, il est disposé à faire l’historique du Dipri.

“Le Dipri est la fête de Nouvel An chez les Abidji situés dans le sud lagunaire de la Côte d’Ivoire. C’est-à-dire que demain vendredi 9 avril, nous Abidji de Yaobou allons commémorer notre 1er janvier ou le Dipri”, raconte Nanan Adou Brou, chef de terre de Yaobou. Ce Dipri, en effet, il faut tenter de le comprendre à partir des deux syllabes qui forment le vocable. “Il y a le “di” qui signifie étendue d’eau, alors que le “pri” est la symbolique de l’exode de ce peuple du Ghana voisin”. A Yaobou, en effet, on raconte que, fuyant une guerre, leur ancêtre N’Go (il n’y a que ce nom à retenir) à la tête de son peuple est parti du Ghana, il y a des siècles et des siècles. Sa sœur Koko serait de cet exode. Dans leur mouvement migratoire vers ce qu’on appellera plus tard la Côte d’Ivoire, ils se seraient retrouvés à la rive du fleuve Comoé qui était à sa crue. Là, ils devaient d’abord faire face à un sérieux problème s’ils tenaient à traverser. Le fleuve leur exigea un sacrifice humain. “Après avoir longtemps réfléchi, le vieux N’Go demanda alors à sa sœur d’offrir en sacrifice son fils. Mais ce ne fut pas aussi facile que ça pour Koko car cet enfant était le seul qui lui restait après avoir perdu tous les autres, y compris son mari, pendant la guerre qu’ils fuyaient. Devant une telle situation, le vieux N’Go trouva une solution pour sauver son peuple : il sacrifia son fils Yao. Et la marche continua jusqu’à ce que le Vieux sage s’installe sur ce site que nous appelons aujourd’hui Yaobou”, ajoute-t-il. Alors, selon lui, quand les Abidji disent “pri”, c’est pour évoquer l’image de la traversée qui rappelle celle des oiseux qui s’envolent. Toutefois, Nanan Adou souligne qu’au commencement, le village s’appelait Djaabo (avec un ton descendant), ce qui veut dire “le pont de l’or”. “A cette époque, nos ancêtres vivaient encore à l’état sauvage. Et, un jour, un Blanc du nom de Simon arriva dans le village. Il est choqué par une épidémie de variole qui endeuillait chaque jour Djaabo. Mais chez les voisins de Gomon, à trois kilomètres d’ici, la situation était vivable. Alors, le colon demanda à nos parents de quitter ce site pour rejoindre Gomon. Ce qu’ils n’acceptèrent pas.” Pour les y contraindre, l’histoire souligne que le Blanc mit le feu à Djaabo. Mais tous n’allèrent pas à Gomon comme le confirme le chef de terre : “La plupart se regroupèrent en de petits campements. Puis vint le jour où ce Blanc en eut marre de les chasser et s’en alla vers d’autres cieux. C’est ainsi que le vieux N’Go et son peuple revinrent sur le site. Ainsi, pour respecter la mémoire de son fils Yao, il rebaptisa le village de son nom. Ce qui donne aujourd’hui Yaobou qui est la contraction de Yao et “obou” qui signifie village en Abidji.”
La fête


Ceci dit, Nanan Adou en vient à l’origine de la fête du Dipri. Un jour, affirme-t-il, à la demande générale de son peuple, le vieux N’Go trouva une date pour commémorer le mythe du sacrifice de son fils Yao. C’est donc dans cette logique que tous les ans, les habitants de Gomon ne seraient pas habilités à choisir la date de célébration du Dipri sans se référer à Yaobou. “On fête le Dipri à la 4ème lune du 4ème mois de l’année en cours. Or, il est probable que la 5ème lune apparaisse entre les 10 et 15 avril. Dans ce cas, on est en porte-à-faux avec la tradition. Nous croyons donc qu’il faut être dans le temps et c’est ce que nous avons fait en arrêtant la date du 9 avril en accord avec le chef de terre de Gomon, en l’occurrence Yao Kré Ernest, qui s’est déplacé jusqu’ici. Et à la fin de notre réunion, il y a eu la cérémonie de libation. Après, chacun a eu toute la latitude d’annoncer la date aux populations des deux villages. C’est ici à Yaobou qu’on fixe toutes les dates de l’anniversaire du sacrifice de Yao. Nous sommes donc les dépositaires de la fête du Dipri.”
Et notre interlocuteur d’ajouter, par ailleurs, que Yaobou est le premier et le plus vieux de tous les villages abidji, et que c’est dans ce village que les grands sorciers de leur contrée tenaient leurs grandes réunions avant de trouver une solution commune pour faire face aux plus grands défis de leur temps, notamment mettre hors d’état de nuire d’autres sorciers qui semaient la terreur.

En conclusion, il soutiendra que contrairement à ce qui se raconte, il n’a jamais arrêté une autre date avec un quelconque groupe de villageois de Gomon opposés à Yao Kré et qui ont décidé de fêter leur Dipri le 15 avril à Gomon. “Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que Gomon se comporte ainsi. Par le passé, ils ont déjà fêté par deux fois après nous”, accuse-t-il.
Cette même nuit du jeudi 8 avril est également l’occasion de toutes les veuves et veufs de l’année en cours du village, d’émettre chacun le vœu de conjurer le mauvais sort qui s’est abattu sur eux au cours de l’année et d’entrer avec beaucoup plus de bonheur dans l’année nouvelle. Dès lors, ils peuvent aller se refaire une nouvelle vie. Le village bruit également au son de petits ensembles orchestraux familiaux.

Le vendredi, jour très attendu du Dipri, dès 4 h du matin, la population se lance à travers une impressionnante procession en frappant à toutes les portes – au cas où les forces du mal y auraient trouvé refuge. L’objectif, dit-on, est de chasser les mauvais esprits. Et c’est au cri émouvant de “Chassez-le ; ooooooh” que s’opère cette parade à laquelle un étranger n’a pas le droit de s’inviter, s’il ne veut s’attirer les foudres du Dipri. Ce vaste mouvement de purification progresse jusqu’à la sortie du village. Une manière, selon les dévots, de repousser le diable vers Gomon qui devra par la suite en faire autant jusqu’à ce que le village, à son tour, soit libéré de toutes les impuretés. A Yaobou, on dit que l’accès au village n’est plus possible dès cette cérémonie, de peur que l’on y ramène les mauvais esprits expulsés. On ne doit pas non plus en sortir, croit-on encore, au risque de subir leurs frappes démoniaques.


C’est dans cette symbolique de victoire du commun des mortels face aux forces du mal, que se mêlent des cantiques chantés émanant de l’église Déhima bâtie entre les quartiers Amoin et Atchassi. Cela n’empêche pas, sans dire mot, les premières personnes en transe de zigzaguer librement autour du temple et de continuer leur voyage de cour en cour. Leur nombre qui grossit de plus en plus à travers le village fait dire à un villageois que la fête sera effective et surtout une réussite. C’est aussi l’avis de Nanan Adou, assis dans sa cour où il reçoit la visite, l’un après l’autre, de groupes de ses parents. A sa gauche, sa femme et ses enfants cuisinent activement un repas de foufou d’igname enduit d’huile rouge de palme. “Nos génies adorent ça. C’est pour cela que nous aimons aussi ce met pour vivre en communion parfaite avec eux aussi. Inutile de vous dire que c’est seul ce repas qui est servi en ce jour du Dipri partout dans le village”, confie-il. Quelques instants après, sa femme lui fait signe que tout est fin prêt. Mais Nanan Adou doit d’abord s’en remettre aux esprits. Il se retire alors dans un coin de sa cour, murmure des incantations et offre des œufs afin que ce repas soit béni. Après ce rituel, la maisonnée peut commencer à manger.

Simultanément, le chef de terre veille en diagonale sur une cérémonie dite de purification des membres de la grande famille Amoin qui se déroule à deux mètres de lui. La tâche est confiée à dame N’Guessan Esséhi. Tour à tour, elle leur lave les pieds puis le visage au moyen d’une mixture blanchâtre sur laquelle flottent des morceaux de feuilles de plante qu’ils finissent toujours par boire. Lorsqu’elle finit avec les derniers candidats, Dame N’Guessan Esséhi demande à Nanan Adou si elle doit continuer l’exercice avec deux étrangers issus de l’ethnie Attié qui attendent religieusement leur tour sur un banc. “Pas de problème. Avec les étrangers, ça marche. Si vous le désirer, vous pouvez y aller aussi”. Le sens de cette cérémonie à laquelle sont soumises les deux autres grandes familles du village, selon Nanan Adou, est d’immuniser leurs membres contre toute attaque mystique au cours de la fête. “Ce sont des anti-balles en quelques sorte”, assure le chef de terre. Il a à ses côtés son maître d’une sérénité inébranlable qu’il présente, tout fier : “l s’appelle N’doumi N’Guessan. C’est lui qui m’a transmis les pouvoirs de chef de terre exclusivement détenus par la famille des Assamarakou Bosso.”

A la fin de tous ces préparatifs, il faut se rendre à la rivière sacrée située, au quartier Atchassi, à la lisière du village. A cette eau sacrée, les dévots de Yaobou prêtent le pouvoir de libérer, de purifier et de guérir ceux qui y croient. C’est bientôt l’heure de passer à cette première véritable phase spirituelle du Dipri fermée ce jour aux étrangers.
Au panthéon de ce village, on l’appelle “Congo Téh”, le Jourdain (comme disent les chrétiens) ou le Gange (selon les indou) des Abidji de Yaobou. Nanan Adou doit faire partie du premier des trois groupes à s’y rendre. Un noyau restreint d’initiés, tous de blanc vêtus, viennent le chercher à son domicile au son d’un chœur rythmé de clochettes. Les familles Amoin (qui détient l’exclusivité de la chefferie de terre), Atchassi et Okoudjè qui composent le village sont toutes représentées au sein de ce disque dur du mysticisme à Yaobou.

Tout part d’abord d’une cérémonie de libation sur place. Ensuite, c’est la ruée vers le lieu sacré. Personne n’a le droit d’y poser les pieds avant le chef de terre. Il est le garant de tout, rien ne peut se passer sans lui. “Toute à l’heure, une jeune dame est venue me voir pour qu’on puisse la laver de toute souillure. Je lui ai donné mon accord et elle sera bien servie. Ça s’est possible”, confie Nanan Adou. Après la rivière sacrée, cette première vague entre dans le village. Ce qui suppose que les autres villageois peuvent suivre.

Le deuxième groupe des pèlerins s’ébranle alors vers le Congo Téhi. Pendant ce temps, le dernier groupe conduit par le chef du Dipri se prépare dans une petite concession, à Atchassi. En fait, c’est une forêt de femmes et d’hommes en transe qui s’affichent avec des cris de toutes sortes, alors que les plus âgés d’entre eux attendent, assis sur de petits bancs. Parmi eux se trouve un homme de petite taille, si petit que l’on fait à peine attention à lui. Et pourtant, c’est vers lui que se dirige le chef du Dipri. Le professeur Thomas N’Guessan Yao explique qu’il s’agit d’un grand maître à qui le chef du Dipri, Koffi Adjouéman, est venu demander sa bénédiction avant sa rencontre avec les divinités de la rivière sacrée. Après une courte cérémonie où il apparaît visiblement ravi de faire la connaissance de son amie d’étrangère que lui présente le chef Dipri, le tourbillon de transe s’arrête comme par enchantement avant que tout le monde ne se dirige vers un autre endroit situé non loin de là. Ce sera la dernière étape de cette foule éperdument spectaculaire. Car là, au tour d’une bassine remplie de mixture, des hommes sont insaisissables de contorsion et de convulsion. Juste à côté, sous un préau, un homme s’approche du chef du Dipri et écrase brusquement un œuf frais sur sa bouche et son front. Une partie gicle sur la fameuse qui s’empresse de se nettoyer comme si elle craignait de le rejoindre dans leur monde insensible. Il s’ensuit un cri féroce. Le chef du Dipri vient de recevoir une décharge mystico-émotionnelle, sans doute, d’une rare qualité douloureuse. Pendant des minutes, les deux initiés s’étreignent jusqu’à ce nous décidions de prendre congé de la scène qui feront suite à leur saut – avec chacun un œuf bien empoigné – dans la rivière sacrée d’où ils reviennent au bout d’environ trois quart d’heures aux pas de course. Comme les éléments des deux premiers groupes, ils chantent d’une seule voix à la gloire de Kongo Téhi qui assure l’essentiel de leur subsistance. Tous sont badigeonnés, certains d’entre eux en transe, trempés et recouverts de boue en ce qui concerne ceux qui y ont été terrassés par un esprit.

Kongo Téhi


“Nous sommes allés à la rivière pour dire merci à nos génies pour nous avoir protégés toute l’année précédente. Ce moment est aussi une occasion pour chacun d’exprimer ses vœux les plus chers pour le Nouvel An, la bouche sur l’œuf.” Selon lui, c’est dans cette rivière que vivent Kongo Téhi (le plus grand), Bouboussè (le plus jeune, le plus beau et le plus sévère) et Edi Fra (la plus douce). “Les deux premiers génies sont des hommes et le troisième, une femme. On ne les voit pas avec les yeux de profane. Kongo Téhi par exemple nous apparaît sous la forme d’une tortue”, témoigne le chef de terre de retour des lieux sacrés.

A la fin de ce culte, comme offrandes, les habitants de Yaobou laissent à leurs divinités vénérés les œufs auxquels ils auront tout consigné à travers leur langue ou en français. Nanan Adou est raccompagné à la maison pour des incantations. Mystères ! Lorsqu’il met fin à son exercice, il prend place dans sa cour et attend la suite des hostilités à l’avenue du Dipri où il se rend vers 10 h. Elle est bondée de monde, cette artère du village parallèle à une principale où la circulation est absolument libre pour les automobilistes et autres, contrairement à Gomon où, pour une telle cérémonie, on bloque tout.

Le spectacle est saisissant de frayeur


Au-delà de la simple célébration du mythe-fondateur du peuple de Yaobou, le Dipri révèle une dimension mystique qu’on appelle le “kpon”. En fait, le “kpon” permet aux initiés de faire la démonstration de leurs pouvoirs surnaturels. Par exemple, se piquer publiquement le ventre à l’aide d’un couteau avant de refermer aussitôt la plaie ouverte grâce à la magie de leur médecine ancestrale dont ils détiennent seuls le secret. Il y a aussi l’acte d’étrangler à l’aide de ses dents tout en le tirant par sa tête, ses pattes et en buvant de son sang pour reverser le reste que l’on aura à garder dans la bouche dans les yeux de la personne à initier, selon son désir. Cette personne est prévenue à l’avance et c’est à elle d’apporter le poulet au maître sorcier. A Yaobou, on soutient que les maîtres capables de réussir de tels exploits ont pris leur retraite et il faut du temps pour assurer la relève. Tout comme la génération de pondeurs d’œufs et ceux qui détiennent le mystère de tuer un chien en lui plantant un couteau entre son coup et sa patte avant de laisser mourir l’animal et le ressusciter après avoir bu de son sang.

Le vendredi 9 avril dernier, à défaut de battre le rappel de ses démonstrations de sa force mystique, Yaobou s’est contenté du premier cas suscité. Contrairement à ce que nous confiait quelques instants plus tôt un fils du village rencontré au détour d’une ruelle, il ne s’agit pas pour le spectateur d’un exercice aussi banal que cela puisse paraître. Dans la matinée, à l’avenue Dipri, en effet, en présence du préfet de département de Sikensi, Boni Kouadio, et du sous-préfet de Goman avec pour résidence Yaobou, Lydie Ekponon, le spectacle est saisissant de frayeur avec une seule couleur : le blanc et le caolin. Le ballet incessant d’hommes et femmes aux visages transformés par la transe, la ronde des chanteurs profanes qui se confond parfois avec celle de jeunes bouffons et la démonstration de force des initiés reposent avant tout sur les langages codifiés des tambours Attoungblan et Odoh des grandes cérémonies au son rouleur et ensorcelant. Nous sommes entre pulsions, émotions, réceptions, contorsions et convulsion. Au nombre des acteurs de cette parade magique figurent deux jeunes filles. Prudence, élève couturière à Abidjan, et Tatiana, en quête de son premier emploi. Nous profitons de leur temps de répit. La première tombe en transe depuis 2007. C’est une histoire de père et de mère en fille, confie-t-elle, avant d’expliquer que le mécanisme avant de se retrouver dans cet état varie d’un individu à un autre. Par exemple, en ce qui la concerne, elle révèle qu’il suffit qu’elle ait la sensation que sa tête grossit, prend brusquement un coup de froid ou a la chaire de poule, pour se retrouver dans l’autre monde où elle est guidée par un de ses parents du pays des morts. Il peut même lui indiquer, poursuit-elle, ce qu’il faut faire pour se transformer en un lion, un buffle ou un serpent et mettre à charger. Toutefois, elle reconnaît que tout n’est pas facile à expliquer. Hors de la fête du Dipri, Prudence affirme que c’est au constat d’un décès, d’un accident de la circulation qu’elle replonge dans la convulsion. Au moment où elle s’efforce de faire ces confidences, sa camarade qui s’était un tant soit peu éloignée, réapparaît et demande d’un air amusé : “Il dit quoi ? Tu veux faire aussi ? Si tu veux voir, je vais de donner aussi et je te protèg.” A cette proposition de Tatitana, nous n’accéderons pas.

Le show des Sékpépouénè sélectionnés par leurs différentes familles a plusieurs traits de caractère. A l’aide de couteaux, ils se piquent et se transpercent le ventre, cassent des œufs, en boivent de leur contenu, frottent la plaie d`une mixture d`herbes, d`œuf et de kaolin et les plaies se cicatrisent instantanément. La pause intervient aux environs de 13 h.

Prudence et Tatiana


A 16 h, les exhibitionnistes reprennent du poil de bête. Le jeu n’est plus individuel car on assiste désormais à la compétition occulte collective entre les parties du village. Les Kponpouénè et surtout les Séképouénè du haut reçoivent ceux du bas et vice versa. On tend des pièges à l’adversaire qui doit les déjouer. Ils peuvent être une étendue, une forêt impénétrable, un foyer de feu ou un bourbier à franchir selon ses propres stratégies. Ici c’est un homme en transe qui arrache un œuf frais suspendu à fil noire de couture et se félicite de son exploit. Il menace même d’en découvre avec les gardiens du piège. Mais un vieil homme veille au grain et s’interpose. La scène s’arrête là et fait suite à une autre cernant une autre famille.

N’guessan Loua, responsable de l’épreuve des Assamarakou Bosso. Depuis sa maison située à plus de cent mètres de la place des hostilités, il a senti que quelqu’un arrive au niveau de ses sentinelles, animé d’une mauvaise intention. Du moins, c’est ce qu’il affirme. Pour éviter des dégâts, il s’interpose et met en garde le passant qui tenait à faire la peau à ses petits. “C’est moi qui les ai placés là. S’il se trouve que tu as eu des stratégies pour briser l’obstacle, pourquoi ne te contentes-tu pas de cela ?” Et l’homme de lui répondre : “Mais moi à mon tour, il faut que je leur prouve ma puissance.”

Ce cas de figure inspire des commentaires à Affi Jérémie, ressortissant du village au parfum du Dipri. “Même à distance, on peut contrôler un obstacle dressé. C’est ce que le vieux vient de faire dans cette compétition mystique. Si une famille est douée et qu’elle se retrouve face à un défi, elle peut élever le niveau de sa puissance. Si les protagonistes ne parviennent pas à s’entendre, l’affaire peut même être portée devant le chef Kpon. C’est alors lui qui peut calmer les esprits. Mais surtout le chef de terre qui est responsable de tout ce qui se passe ici.”

Ce n’est ni le sous-préfet ni l’invité du magicien qui diront le contraire


Parallèlement à ce qui se trame ainsi, Koffi Adjouéman mène le bal des piqueurs. Après le couteau, il propose une autre technique pour se percer le ventre dans un mouvement déambulatoire spectaculaire salué chaque fois par un nuage de poussière. Il s’agit de sa main. “Ma main est un couteau, ma main est un couteau”, scande-t-il entre deux perles de sang sur son ventre et au milieu d’une foule curieuse qui se resserre autour de lui et ses médecins urgentistes qui ne ménagent aucun effort pour refermer ses plaies. Dans le même moment d’autres forces autour de lui sont présentées comme des para-missiles. Mais il lui faut de l’oxygène que quelqu’un réclame à tue-tête : “Faites de l’air, ça sent du sang”. Et ce n’est pas le sous-préfet ni l’invité du magicien qui diront le contraire. Elles qui se sont soigneusement bouchées les narines, les yeux détournés ailleurs ne s’attendaient sans doute pas à pareil effet.

C’est sur cette image forte qu’à 18 h, la fête du Dipri à Yaobou ferme ses portes des mystères. Une démonstration de réconciliation du peuple Abidji avec ses morts et ses divinités qui devrait passer à double tour le jeudi dernier avec une cérémonie de libation synonyme de présentation de vœux de Nouvel An à Yaobou.


Schadé Adédé
Envoyé spécial
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