En marge aux Assemblées annuelles de la Banque africaine de développement, (BAD) qui se sont tenues les 27 et 28 mai dernier dans la capitale ivoirienne, le chef de l’Etat Laurent Gbagbo a accordée une interview à Radio France International (RFI). Il s’est prononcé sur toutes les questions brûlantes de l’heure et même celles d’ordre général. Cet entretien a été diffusé hier sur RFI dans la tranche horaire de l’émission ‘’Le Débat africain’’. Pour leur caractère hautement manipulateur, nous vous proposons l’intégralité de ces échanges.
RFI : Nous sommes ici dans le cadre des Assemblées annuelles de la Banque Africaine de Développement (BAD). Assemblées qui se tiennent à Abidjan sept ans après le déménagement de la BAD à Tunis. Quel sens cela a pour vous? Vous avez dû entendre que le président de la BAD a voulu vous donner un coup de pouce juste avant les élections?
Laurent Gbagbo: Pourquoi on ne me donnerait pas de coup de pouce à moi. Non ! Ce n’est pas cela qui est essentiel. Ce qui l’est, c’est que beaucoup de personnes n’avaient pas envie de venir à Abidjan et en Côte d’Ivoire depuis que nous sommes là. Ils sont tous venus parce que nous avons eu un record de participation. On a préparé des Assemblées-là en tablant sur au maximum 1500 personnes. Et là, on en est à 2200. Il y a des raisons purement bancaires, mais aussi des raisons extra-bancaires. Il y en a qui voulaient voir l’état de la Côte d’Ivoire pour voir si la situation se normalise. Et nous sommes fiers de les accueillir. La ville d’Abidjan n’est pas plus dangereuse que beaucoup d’autres villes après la guerre.
RFI: Donc pour vous, c’est une façon de montrer au monde que la Côte d’Ivoire est fréquentable?
L.G: C’est pour montrer au monde ce qu’est la Côte d’Ivoire. C’est tout. Elle n’est ni meilleure, ni pire que les autres parties du monde.
RFI: A quelles conditions pensez-vous que la BAD puisse revenir à Abidjan, «à la maison» comme vous dites?
L.G: Nous, hommes politique ivoiriens, nous sommes prêts. Nous l’avons montré. Ce qui reste, c’est le problème des techniciens. J’en ai discuté avec M. Kaberuka. J’ai pris note. Ils ont dit qu’ils vont reconstruire un siège de la BAD. Je leur ai proposé un terrain à Yamoussoukro. Mon dada aujourd’hui, c’est de construire Yamoussoukro. Mais vraiment, ça dépend d’eux.
RFI: Ça dépend des dirigeants ou ça dépend aussi d’autres choses?
L.G: Bon! D’autres choses. Si eux, les techniciens font la politique sous prétexte de technicité, c’est leur affaire.
R.F.I : On sait qu’il y a une marche qui devrait avoir lieu. Elle n’a pas eu lieu. Tout le monde croyait qu’il y aurait des tensions. Mais là, on peut imaginer qu’il s’agit d’une affaire de sûreté nationale pour une période donnée. Or , ceux qui parlent du retour définitif de la BAD, parlent de sécurité de longue durée. Est-ce que vous pouvez leur affirmer qu’ils seront en sécurité ici?
L.G: Moi, je crois même que c’est insultant qu’on nous pose une telle question. Je disais à quelqu’un, il n’y a pas longtemps qu’à Paris, les banlieues ont brûlé, pendant à peu près un mois ou un mois et demi. Et pendant ce temps, on continuait les réunions à l’UNESCO. Vous avez vu les scènes à la télévision, en Grèce. Mais les gens continuent d’aller à Athènes pour voir comment il faut leur apporter des aides. Vous savez qu’on a eu 17 ans de guerre civile en Ethiopie. On n’a pas délocalisé le siège de l’UA. La guerre civile a fait rage à Brazzaville. On n’a pas délocalisé le siège de l’OMS.
RFI: Voulez-vous dire que la délocalisation de la BAD est plus un geste politique?
L.G : Je pense que c’était injuste, en tout cas. Je pense que c’était injuste. Et qu’il n’y avait aucune raison objective de quitter Abidjan pour aller à Tunis.
RFI: L’appréhension des gens de la BAD est partagée par beaucoup d’Africains et non Africains qui se disent qu’après huit ans de crise, tout n’est pas terminé. Est-ce que la crise est derrière nous?
L.G: Que voulez-vous que je fasse avec les sceptiques indécrottables? Je ne peux rien faire pour eux. L’essentiel, c’est de voir Abidjan. C’est d’aller à Yamoussoukro, à Korhogo, à Odienné, c’est de circuler en Côte d’Ivoire.
RFI: Il y a quand même eu une flambée de violences.
L.G: Oui, mais, Mme est-ce que vous pouvez me citer un pays où cela n’existe pas. Abidjan n’est pas la ville la plus dangereuse.
RFI: On ne parle pas d’Abidjan, seulement, M. le Président. Avec les morts à Gagnoa, les gens se disent que la crise n’est pas totalement finie en Côte d’Ivoire.
L.G: Mais, la BAD d’abord n’est pas à Gagnoa.
RFI: Je ne parle pas seulement de la BAD.
L.G: Oui, il y a eu cinq morts à Gagnoa. Vous voulez que je vous cite les villes où il y a 5 morts tous les jours?
RFI: Comme vous demandez «qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? », on pourrait vous répondre : «par des élections», par exemple.
L.G: Mais, oui, les élections se feront par les Ivoiriens, pour les Ivoiriens.
RFPI: Quand?
L.G: Quand les Ivoiriens seront prêts. Moi, je suis toujours étonné que les gens viennent et m’interrogent comme si eux, ils sont plus soucieux des élections ivoiriennes que nous. Cela me fait rire. Comment quelqu’un peut avoir la prétention de croire que lui, il est plus soucieux des élections dans notre pays?
RFI: Vous dites de la liste électorale qu’il faut la ‘’contrôler’’. Est-ce que tout le monde est bien d’accord aussi bien dans l’opposition que dans la majorité présidentielle, sur la manière de «contrôler»?
L.G: Je n’en sais rien. Parce que je ne suis pas maître d’œuvre de la manière de contrôler. Le Premier ministre recueille les avis à droite et à gauche pour définir une manière. Vous voyez, il n’y a pas de liste électorale consensuelle. Mais, il peut y avoir une manière consensuelle d’établir la liste électorale. C’est cette manière-là que le Premier ministre est en train de chercher.
RFI: Il n’a pas encore trouvé cette manière?
L.G: Je n’en sais rien. Parce que ce n’est pas mon travail. C’est le travail du Premier ministre. Mais quand il l’aura trouvée, il me le dira.
RFI: Il y a la question des listes électorales. Il y a celle de la réunification. Et qui dit réunification, dit réunification de l’Armée aussi. Où en êtes-vous? Parce qu’on a l’impression que là aussi, les choses n’avancent pas.
L.G: Oui mais, je ne suis pas en charge de la question. Ça m’intéresse. J’ai fait ma part. J’ai signé les décrets pour réintégrer déjà dans l’Armée nationale, ceux qui en étaient sortis, avant 2002. Je leur ai même fait le rappel des soldes et je les ai alignés sur leurs frères d’armes. Donc cela relève de moi. Je l’ai fait. Ce qui veut dire que j’avance dans la réunification de l’Armée. J’attends que le travail soit fait sur le terrain pour franchir une autre étape.
RFI: C'est-à-dire?
L.G: L’autre étape, c’est la réintégration réelle et l’affectation dans les unités existantes de ceux qui n’y sont pas encore. J’attends qu’on me fasse des propositions. Mais le Premier ministre travaille à cela.
RFI : Donc pour le moment, si je comprends bien, vous voulez dire que c’est le Premier ministre qui aurait pris du retard ?
L.G: Non, non, non. Je ne pense pas dans ce sens-là. Ce n’est pas cela. Je veux dire qu’il y a là, un travail technique, un travail administratif et un travail psychologique.
La donnée la plus importante, c’est la donnée psychologique. Ce sont des gens qui sont restés huit ans avec les armes, dans les maquis. Quand on lui dit de revenir à la vie normale, ce n’est pas simple. Ce n’est pas simple pour celui qui le leur dit, et ce n’est pas simple pour celui qui doit revenir à la vie normale et laisser tomber son fusil. Donc, on travaille doucement. La donnée psychologique, est très importante.
RFI: Vous en tant qu’homme politique, quel chronogramme souhaiteriez-vous pour ces élections?
L.G: Il n’y a pas ce que je souhaite. Il y a ce qui doit se faire. Et ce qui doit se faire, est en train de se faire. On ne sortira pas de l’année 2010 sans ces élections. Ça j’en suis certain . S’il vous plaît, faites comprendre à tous ceux qui vous écoutent que, eux, ils ne peuvent pas être plus soucieux de la sortie de crise en Côte d’Ivoire, que les Ivoiriens. Ils ne peuvent pas être plus soucieux de la rentrée dans la paix officielle que le président de la République de Côte d’Ivoire. Ils ne peuvent pas aimer la Côte d’Ivoire plus que le président de la République de Côte d’Ivoire. Il faut leur faire comprendre cela.
RFI: Qu’est-ce qui reste à faire?
L.G. : Pour le moment, le Premier ministre a commencé depuis le 27 mai, à contrôler la liste provisoire. Il faut la contrôler. Il y a eu des cas de réclamation simples, des cas de réclamations plus compliquées qui vont devant les tribunaux. Ensuite, il faut faire la réunification du pays. En plaçant des postes de douanes sur toute la frontière. En donnant les pouvoirs de gestion des départements aux Préfets. Ce sont ces deux choses qui sont les principales choses qui restent à faire. Elles sont en train d’être faites.
RFI: Justement, Monsieur le président, cette crise a créé des situations de rente pour certaines personnes, d’occupations pour d’autres. Est-ce qu’aujourd’hui, il y a des blocages qui sont d’ordre purement économique pour en finir?
L.G.: Si c’est d’ordre économique seulement, ce n’est pas grave. Parce que tout ce qui est d’ordre économique, on peut trouver une solution. Je préfère dire, d’ordre psychologique. Parce que celui qui gagne sa vie, avec le petit fusil qu’il a dans sa gibecière, avec les quelques balles ou cartouches qu’il a, ce n’est pas d’ordre économique seulement. Parce qu’on peut lui donner ce qu’il gagne par jour ou par mois. C’est simple. S’il ne s’agit que d’argent, on peut le leur donner. Mais, c’est l’ordre psychologique. C’est de savoir qu’ils ne sont plus ce qu’ils sont, et qu’ils deviennent des citoyens normaux.
RFI: A vous écouter, on n’est pas tout à fait sorti de la crise, les séquelles sont encore là.
LG : Je n’ai jamais dit que les séquelles ne sont pas là. Je dis que nous sommes en train de régler les problèmes de la liste électorale, et le problème de la réunification. Si les deux problèmes étaient réglés, on le saurait. On aurait déjà fini les élections.
RFI : Monsieur le président, l’encasernement des éléments de l’ex-rébellion pourrait débuter le 15 juin prochain. Il est prévu de créer quatre groupements d’instruction en lieu et place des dix zones commandées par les Com-zones. Il y a six Com-zones qui vont disparaître. Que vont-ils devenir ?
LG : Ce sont des hommes. Ce sont des citoyens ivoiriens. Ils vont devenir ce que deviennent tous les autres citoyens ivoiriens.
RFI : Certains analystes ont trouvé que la guerre de Côte d’Ivoire n’était pas seulement une guerre pour des raisons politiques. Et qu’il y avait une question de partage de ressources. Partage de ressources entre le Nord et le Sud. Partage de ressources entre la Côte d’Ivoire et ses pays voisins. Aujourd’hui il y a des pays qui exportent le cacao sans en être producteurs. Est-ce qu’il faudra une conférence régionale pour la Côte d’Ivoire?
LG : Ecoutez ! Nous on avance, comme on doit avancer. On fait trop d’analyses, trop de spéculations qui, à mon avis, ne mènent pas souvent loin. Il y a certains qui me disent souvent : vous savez, tel pays exporte maintenant du cacao, je dis qu’est-ce que ça fait ? Le jour où la guerre sera finie, où la crise sera finie, où on aura placé les douaniers, ce sera fini.
RFI : Est-ce que ce sont des questions taboues ? On a l’impression que vous avez un peu de mal à parler de ces questions. Pour quelles raisons ?
LG : Il n’ y a aucune question taboues. Dès l’instant où j’ai accepté de parler avec vous, c’est que j’ai accepté de répondre à toutes vos questions. Mais je vous dis que la piste sur laquelle vous vous aventurez, ne m’intéresse pas beaucoup. Parce qu’elle ne m’amère à aucune solution. Les gens ont pris les armes. Pour moi, c’est une prise d’arme politique. Ce n’est pas la première tentative de coup d’Etat. Il y a eu celui de 1999. Ensuite quand j’ai été élu, à la fin d’octobre 2000, il y a eu une autre tentative. En 2001, et enfin celle de septembre 2002, qui s’est muée en rébellion. Pour moi, tout cela, c’est la même chose. Tout ça, c’est le même coup d’Etat, mais en plusieurs phases. C’est le changement de régime par la force. Je pense que la Côte d’Ivoire vient de démontrer que cette manière de faire, n’a pas prospéré.
RFI : Donc toutes les questions, à la fois, économiques, identitaires, qui ont été invoquées tout au long de cette crise, n’étaient qu’un prétexte?
LG : Moi, je veux bien que chacun parle de ce qu’il veut. Mais je vous parle de ce que moi, je vois et de ce que je sens et de ce que je sais.
RFI : Sauf qu’en tant que Président et futur candidat, vous allez rencontrer ces problèmes, encore une fois.
LG : Mais quels problèmes ?
RFI : Est-ce que les blocages ne sont pas d’ordre économique ?
LG : Je ne vois pas de blocages économiques. Si vous en voyez, vous le déclinez. Mais moi, je n’en vois pas.
RFI : On le disait, tout à l’heure, des pays exportent le cacao, alors qu’ils n’en produisent pas.
LG : Oui, mais pour moi, ce sont des faits marginaux. C’est marginal. Je ne sais pas si vous savez ce que nous produisons en cacao. Et à la marge quelques pays exportent quelques tonnages, ils sont minimes par rapport à ce que gagne la Côte d’Ivoire, avec son cacao.
RFI : On a en mémoire votre discours à Katiola, il y a deux ans où vous estimiez à l’époque en dizaines de milliards le manque à gagner pour la Côte d’Ivoire à cause de ce trafic. On a un peu le sentiment aujourd’hui en 2010 que votre discours a changé. Nous ce qu’on veut savoir, c’est quelle est la bonne version. Est-ce que c’est celui de 2008 ou de 2010?
LG : Prenez les deux.
RFI : Qu’est ce que cela veut dire? Est-ce que cela veut dire que vous savez qu’il y a un manque à gagner pour les Ivoiriens à travers ces trafics de cacao, de bois et vous l’acceptez comme tel ? Est-ce que c’est le prix à payer… ?
LG : Non, non ! Moi, je pense que vous êtes trop arc-boutés sur un problème qui, pour nous, n’est pas un grand problème.
RFI : Et la question de l’immigration ? Parce que cela fait partie d’une forme de partage de ressources.
LG : Est-ce qu’il y a un pays en Afrique de l’ouest où l’immigration est aussi forte qu’ici? Le seul pays dont le taux est à peu prêt similaire à la Côte d’Ivoire, c’est l’Afrique du Sud. C’est une donnée qui est relative. Une donnée aussi de notre relative réussite économique. Je disais à des amis qu’après les élections, il faudra qu’on fasse un débat sur la nationalité. Sans ce débat aujourd’hui, ce serait irresponsable. Mais après les élections, il faudra le faire. Parce qu’il y a beaucoup de cas de fraude. Des cas des gens qui sont nés ici. Comme nous avons le droit du sang, et non pas le droit du sol, ceux qui naissaient ici, ont l’extrait d’acte de naissance de nos registres d’Etat civil, mais ne sont pas pour autant ivoiriens.
RFI : Est-ce que vous aimeriez qu’on change la loi sur la nationalité ?
LG : Je n’aimerais rien du tout. Je vous dis qu’il faudra qu’on en discute pour voir ce qu’on fait.
RFI : Pour éventuellement envisager le droit du sol ?
LG : Je n’en sais rien. Je vous dis qu’il serait temps qu’on en discute. Depuis 1960, quand on prend les journaux officiels, on voit le nombre de naturalisations.
RFI : Vous avez vous-mêmes beaucoup naturalisé ?
LG : Beaucoup, énormément. Je suis, après Houphouët-Boigny, peut-être un peu plus que lui, celui qui a, par an, signé le plus de décrets de naturalisation.
RFI : Est-ce qu’avec l’état actuel de l’Economie ivoirienne, vous avez la capacité d’accueillir tous ces prétendants à l’immigration?
LG : Ce n’est pas aussi facile. C’est pourquoi, il faut qu’on discute. Mais il faut qu’on discute après les élections. Parce que maintenant, avec la politique politicienne, la campagne électorale va s’emparer du sujet et on n’aboutira à rien de sérieux. Ce qui pose le plus de problème, c’est le sol, la terre. C’est sur la terre que se focalisent toutes les contradictions. D’abord à l’intérieur de la Côte d’Ivoire entre immigrants intérieurs, et deuxièmement, entre Ivoiriens et ceux qui viennent d’autres pays.
RFI : On assiste à une sorte de retour de la Côte d’Ivoire sur la scène internationale. Surtout avec les récentes Assemblée annuelles de la BAD. Mais en même temps, on se souvient qu’en 2003, vous étiez un peu ostracisé…
LG : C’est peu de dire que j’étais ostracisé. Les gens croyaient déjà que j’étais tombé. Je voudrais le préciser et ceux qui ont des oreilles entendront cela.
RFI : A qui faites-vous allusion ?
LG : A ceux qui croient que j’étais déjà tombé.
RFI : Justement, il y a eu des contradictions avec vos voisins, comme le Burkina Faso accusé officiellement de soutenir les rebelles. Vous avez aussi eu des problèmes avec la France. Et on a l’impression qu’avec le Burkina, vous vous entendez bien maintenant.
LG : Oui. Mais parce qu’on a parlé. C’est tout. On a discuté et on s’est entendu. Vous savez, on ne choisit pas ses voisins, comme on ne choisit pas ses frères. Mais quand un problème naît, qu’on est capable de s’asseoir pour discuter et qu’on discute à fond, on trouve des solutions et on avance.
RFI : Et avec la France, avec qui vous aviez aussi des problèmes ?
LG : C’est vrai, mais on n’a jamais discuté. On n’a donc pas encore trouvé de solution. Avec la France, on ne s’est jamais assis pour discuter.
RFI : Ce qui veut dire qu’il y a toujours un contentieux entre vous et la France ?
LG : Ecoutez, moi je n’ai jamais fait un mystère à propos de l’implication de l’Etat français, à travers les personnes de Jacques Chirac et de Dominique De Villepin, dans la tentative de renversement de mon régime. Ce n’est pas aujourd’hui que je vais dire le contraire. Mais on ne s’est jamais assis avec l’Etat français pour discuter de toutes ces questions.
RFI : Etes-vous sûr d’avoir vraiment été victime de tentative de coup d’Etat par l’Etat français ?
LG : J’en suis sûr.
RFI : En avez-vous les preuves ?
LG : (Rire). Passons plutôt à une autre question.
RFI : Avant de passer à une autre question, vous avez évoqué tout à l’heure le rôle qu’aurait dû jouer le président Chirac et le ministre De Villepin dans la tentative de renversement de votre régime. Ils ne sont plus au pouvoir. Aujourd’hui, avez-vous renoué le dialogue avec le président Sarkozy ?
LG : Oui. Chaque fois qu’il y a le besoin ou qu’on se rencontre, on se salue et on cause. Mais, on n’a pas encore discuté des différends entre la Côte d’Ivoire et la France. Mais il faut dire que ce n’est pas Sarkozy notre problème. C’est plutôt Chirac et De Villepin. Mais pour moi, c’est l’Etat français, avec qui nous n’avons pas encore discuté du fond des problèmes.
RFI: Le sommet France-Afrique de Nice aurait été pourtant une excellente occasion pour que vous et votre homologue français puissiez vous rencontrer. Ne le pensez-vous pas ?
LG : Je ne crois pas que ce soit une bonne solution d’aller au Sommet de Nice pour discuter d’un différend que j’estime fondamental. Il faut qu’on le discute d’abord. Et après, je pourrai faire un déplacement.
RFI : Concrètement, qu’attendez-vous de la France ?
LG : Qu’on discute.
RFI : Comment ? Vous envoyez d’abord un émissaire puisque vous ne pouvez pas y aller ?
LG : S’ils veulent que j’envoie un émissaire d’abord, je le ferai. Mais qu’on discute. Quand j’ai discuté avec Compaoré, je ne suis pas allé à Ouagadougou. Moi, j’étais ici (à Abidjan). Ce sont deux autres personnes qui se sont rencontrées ailleurs. Et progressivement, les choses se sont retrouvées à Ouagadougou puis à Bobo-Dioulasso, etc…Il y a des modalités de discussion.
RFI : Est-ce que cela veut dire clairement que tant qu’il n’y aura pas cette démarche de discussion, vous ne mettrez pas les pieds en France?
LG : Il n’y a pas de raison pour que j’aille en France tant qu’on n’a pas discuté du différend qui continue d’opposer l’Etat français à l’Etat de Côte d’Ivoire. Il n’y a donc pas de raison pour l’instant que j’aille en visite en France.
RFI : Ce différend porte sur quoi, exactement ?
LG : La tentative pour un pays de renverser un Chef d’Etat légalement élu, légitimé par une élection démocratique et populaire. Tant qu’on envisage des relations pareilles, je ne suis pas d’accord. Je ne suis pas d’accord avec cette manière de voir les relations entre deux Etats.
RFI : Mais aujourd’hui, la France ne vous traite-t-elle pas avec toute la dignité et tous les honneurs dus à votre rang de Chef d’Etat ?
LG : Bien entendu que si. Elle me traite bien. Mais je dis qu’il y a un différend qui est né de l’attitude de ceux qui dirigeaient l’Etat français. Ce différend, on en parle ou on n’en parle pas ? C’est de cela qu’il s’agit. J’attends que ceux qui doivent prendre les initiatives les prennent. Sinon, moi je suis chez moi.
RFI : A vous écouter, on se rend compte que ce différend est quelque chose qui vous a beaucoup marqué.
LG : Oui, parce que je ne comprends pas que des dirigeants d’un Etat s’arrogent le droit de vouloir faire partir de là où le peuple l’a mis, un dirigeant d’un autre Etat. Je ne conçois pas du tout cela.
RFI : A titre personnel, l’homme Laurent Gbagbo qui a été élu en 2000 est-il le même aujourd’hui après la crise ?
LG : On ne peut pas rester le même après une crise qui a duré si longtemps. On peut rester le même homme dans ses convictions ou dans sa démarche. Mais, je veux dire qu’on accumule beaucoup de connaissances nouvelles dans la pratique. On accumule beaucoup d’analyses nouvelles. On accumule beaucoup de connaissance des êtres humains, surtout des hommes politiques. On accumule donc beaucoup de choses. Et naturellement, on évolue et on change. Le tout, c’est de tout faire et de prier pour ne pas changer dans le mauvais sens.
RFI : Et vous avez l’impression d’avoir changé dans le bon sens?
LG : Je ne crois pas avoir changé dans le mauvais sens. Je suis devenu même plus tolérant avec les autres.
RFI : Après une crise pareille, on se dit souvent : « comment ai-je géré ? ». Cela vous arrive-t-il souvent ? Avez-vous l’impression d’avoir commis des erreurs ?
LG : On peut commettre des erreurs quand on est homme. Mais pour l’essentiel, ce que je m’étais fixé comme objectif quand j’ai vu la crise commencer, c’est que l’Etat reste débout. Et je peux vous dire que l’Etat de Côte d’Ivoire est resté débout. Il ne s’est pas effondré. Et c’est parce que l’Etat de Côte d’Ivoire ne s’est pas effondré qu’on parle aujourd’hui d’élection. Sur ce point donc, qui est pour moi le point capital, j’ai bien géré la crise.
RFI : Pourriez-vous éviter cette crise?
LG : Je n’en sais rien.
RFI : Mais c’est ce que certains disent que vous pourriez éviter cette crise.
LG : Laissez les gens ! Cette crise n’est pas née avec moi. Je vous dis que la crise a commencé par le coup d’Etat du 24 décembre 1999. A l’époque, je n’étais pas Président de la République. Et qu’on est dans la continuité de ce coup d’Etat de 1999, qui s’est prolongé en septembre 2000, qui a continué en janvier et février 2001 et en septembre 2002. Ce n’est donc pas à moi qu’il faut poser la question. Il faut vous poser la question sur comment était la Côte d’Ivoire. Mon rôle n’est pas d’aller demander à mes prédécesseurs comment ils ont fait pour qu’on en arrive là. Mon problème est que je suis là. La crise se présente, je dois faire face.
RFI : C’est vrai que la Côte d’Ivoire a bien résisté. Elle ne s’est pas effondrée. Mais vous êtes candidat et bientôt vous allez faire compagne. Alors quel est votre bilan, le bilan de la Refondation après dix ans au pouvoir ?
LG : Je n’ai pas encore commencé la campagne. Ce n’est donc pas sur RFI que je vais commencer ma campagne. Je voudrais aussi signaler qu’en 2000, quand je faisais campagne, elle m’a royalement ignoré. Je ne suis pas rancunier, mais je rappelle les faits. Vous savez, quand on fait campagne, il y a beaucoup de choses qui rentrent en ligne de compte. Il y a son bilan. Et le mien, il est loin d’être négatif. D’abord, j’ai fait résister l’Etat. L’Etat est en place et il fonctionne. Quand on dit aujourd’hui qu’on fait la réunification, c’est qu’on fait progresser l’Etat dans les régions dont il était parti. C’est le premier pont de mon bilan. Ensuite, il y a la décentralisation. Ceux qui ne voulaient pas voter la loi sur la décentralisation, ils sont nombreux aujourd’hui à être présidents de conseils généraux. Mais on n’a pas pu continuer ce chapitre de la décentralisation à cause de la guerre.
RFI : Justement, là on est dans un nouveau contexte. Avez-vous des priorités qui n’étaient pas celles de 2000 ?
LG : Non, non. Les priorités sont les mêmes. Aujourd’hui, il, faut faire l’Assurance maladie universelle, en Côte d’Ivoire comme dans la plupart des pays pauvres. Si on ne le fait pas, on expose les habitants de son pays à des maladies et à la mort. Il faut faire aussi l’école gratuite et obligatoire. Je le disais en 2000 et je le dis aujourd’hui. Il faut le faire. La crise nous a bloqués, mais il faut le faire.
RFI : La pauvreté a fortement progressé. Il y a deux ans, le taux de pauvreté était à 49 %. Pensez-vous que ce taux va maintenant décliner ? Et que comptez-vous faire pour le faire décliner ? Car c’est ce qu’attendent les Ivoiriens.
LG : Vous ne savez pas ce qu’attendent les Ivoiriens. Moi je sais ce qu’ils attendent. C’est pourquoi quand on les interroge, ils disent que c’est Gbagbo que nous voulons. Nous sommes un panel de candidats. Regardez-les tous et demandez leur qui pour eux est plus apte à faire reculer la pauvreté. Ils vont vous répondre sans sourciller que c’est Laurent Gbagbo. C’est cela l’essentiel. Parce que c’est aussi simple. Nous avons une chance énorme en Côte d’Ivoire, dans cette campagne. C’est que les principaux candidats ont déjà gouverné la Côte d’Ivoire. Ce n’est donc plus une élection où quelqu’un qui n’a jamais gouverné va venir vendre des rêves. Tout le monde a déjà gouverné. Et les Ivoiriens ont vu chacun à l’œuvre.
RFI : Vous voulez dire que la pauvreté était aussi importante du temps de vos prédécesseurs ?
LG : Elle était bien là. Et maintenant, il y a la guerre en plus. Moi, je l’ai connu. Il y a des choses dont moi je peux parler qu’eux, ils ne peuvent pas parler.
RFI : Il n’ y a pas que la pauvreté. Là, vous affrontez une coalition assez forte, avec un ancien Président et un ancien Premier ministre. Et si on se fie à ce qu’on dit sur la Côte d’Ivoire, il y a aussi des identités qui jouent. D’où tirez-vous cette assurance de votre victoire ?
LG : Venez en Côte d’Ivoire le jour des résultats et vous verrez.
RFI : Mais en attendant…
LG : Pour moi, une élection se joue sur sa valeur propre. C’est vrai qu’il y a une campagne, mais elle se fait aussi en comparaison avec les autres. Or, on a la chance que chacun d’entre nous a déjà gouverné. Les Ivoiriens savent ce que chacun a fait et ce que chacun compte faire.
RFI : Et la guerre ?
LG : Oui, mais ce n’est pas moi qui ait fait la guerre. C’est contre moi qu’on a fait la guerre. Moi justement, pendant que j’étais dans l’opposition, je n’ai jamais fait la guerre.
RFI : Ne craignez-vous pas que vos adversaires vous disent que vous prenez la guerre comme une excuse pour tout justifier ?
LG : Ils ont déjà commencé à le dire. Je ne crains pas, mais c’est la vérité. Sinon pourquoi ne pas faire la loi sur l’école gratuite obligatoire ? Pourquoi je n’aurai pas fait voter la loi sur l’Assurance maladie, si ce n’était pas la guerre ?
RFI : A vous écouter, la fracture causée par cette guerre ne va pas peser sur le choix des électeurs.
LG : Chacun va s’expliquer. La guerre va peser dans la campagne électorale. Chacun va expliquer de quel côté il était, du côté du peuple ou du côté de ceux qui nous ont agressés.
RFI : Si on insiste sur ces questions de guerre et de prétexte, c’est qu’il y a aussi des questions de bonne gouvernance. La preuve en est que vous avez commencé à nettoyer dans la filière café-cacao. Vous avez envoyé des dirigeants en prison qui attendent toujours leurs procès. N’est-ce pas à cause d’une question de bonne gouvernance que vous les avez envoyés en prison ?
LG : Ecoutez, je vais vous dire une chose sur ceux qui sont en prison dans le cadre de la filière café-cacao. Les vols dans la filière café- cacao ont commencé exactement après le mois de janvier 2003. C’est-à-dire après la réunion de Linas-Marcoussis, quand Gbagbo a été donné comme partant. Pour ces vols, ceux qui doivent être jugés vont l’être. Donc pour les vols dans le café-cacao, là encore on la guerre. Et ça, mes adversaires ne peuvent pas parler de cela. Parce que quand eux ils étaient au pouvoir, les gens qui étaient soupçonnés d’avoir détournée des fonds publics n’étaient pas arrêtés. Mais avec moi, ceux qui sont soupçonnés, on les arrête.
RFI : Aujourd’hui, avez-vous des soupçons dans d’autres secteurs ?
LG : Oui, il y a d’autres secteurs.
RFI : Lesquels ?
LG : Je ne veux pas en parler pour l’instant. Si je n’ai pas encore saisi le procureur, c’est parce que les soupçons ne sont pas encore suffisamment étayés. Dès que ces soupçons sont étayés, je saisis le procureur.
RFI : Le coup de balai va donc continuer ?
LG : Ah oui ! On ne peut pas gouverner un pays en laissant dehors des gens qui pillent l’économie nationale.
RFI : Une dernière question sur l’Afrique. Vous a-t-elle soutenu ou déçu pendant cette crise ?
LG : Moi, j’ai un combat à mener et je le mène. Je le gagne ou je le perds, mais je le mène. Je n’attends pas que les autres viennent à mon secours avant de mener le combat que je dois mener.
RFI : Dans ce combat, quelle a été votre principale arme ?
LG : La tranquillité, la lecture de la Bible et la rigueur dans la résistance.
RFI : Et le peuple dans tout ça ?
LG : Le peuple a fait son devoir. Le peuple a élu quelqu’un et il voit des gens qui veulent dégager celui-ci. Il s’est donc mis dans la rue. Le peuple a fait son devoir. Il a suivi son bulletin de vote. Il s’est interposé entre celui qu’on veut dégager et ceux qui veulent le dégager.
RFI : Est-ce que ce n’est pas jouer avec le feu ?
LG : Jouer avec quel feu ?
RFI : Le fait que le peuple soit utilisé comme s’il était une armée pour protéger un régime.
LG: Mais qu’est-ce que vous voulez ? Si c’était quelqu’un de très impopulaire qui avait fui, vous alliez dire « voilà vous arrivez au pouvoir. Vous truquez les élections. Et personne ne vous soutient ». Mais vous vous trouvez en face de quelqu’un qu’on veut enlever et pour lequel le peuple descend dans la rue. Et vous lui reprochez cela. Alors, qu’est-ce que vous voulez au juste ?
Propos retranscrits par
Yves Abiet et Diawara Samou
RFI : Nous sommes ici dans le cadre des Assemblées annuelles de la Banque Africaine de Développement (BAD). Assemblées qui se tiennent à Abidjan sept ans après le déménagement de la BAD à Tunis. Quel sens cela a pour vous? Vous avez dû entendre que le président de la BAD a voulu vous donner un coup de pouce juste avant les élections?
Laurent Gbagbo: Pourquoi on ne me donnerait pas de coup de pouce à moi. Non ! Ce n’est pas cela qui est essentiel. Ce qui l’est, c’est que beaucoup de personnes n’avaient pas envie de venir à Abidjan et en Côte d’Ivoire depuis que nous sommes là. Ils sont tous venus parce que nous avons eu un record de participation. On a préparé des Assemblées-là en tablant sur au maximum 1500 personnes. Et là, on en est à 2200. Il y a des raisons purement bancaires, mais aussi des raisons extra-bancaires. Il y en a qui voulaient voir l’état de la Côte d’Ivoire pour voir si la situation se normalise. Et nous sommes fiers de les accueillir. La ville d’Abidjan n’est pas plus dangereuse que beaucoup d’autres villes après la guerre.
RFI: Donc pour vous, c’est une façon de montrer au monde que la Côte d’Ivoire est fréquentable?
L.G: C’est pour montrer au monde ce qu’est la Côte d’Ivoire. C’est tout. Elle n’est ni meilleure, ni pire que les autres parties du monde.
RFI: A quelles conditions pensez-vous que la BAD puisse revenir à Abidjan, «à la maison» comme vous dites?
L.G: Nous, hommes politique ivoiriens, nous sommes prêts. Nous l’avons montré. Ce qui reste, c’est le problème des techniciens. J’en ai discuté avec M. Kaberuka. J’ai pris note. Ils ont dit qu’ils vont reconstruire un siège de la BAD. Je leur ai proposé un terrain à Yamoussoukro. Mon dada aujourd’hui, c’est de construire Yamoussoukro. Mais vraiment, ça dépend d’eux.
RFI: Ça dépend des dirigeants ou ça dépend aussi d’autres choses?
L.G: Bon! D’autres choses. Si eux, les techniciens font la politique sous prétexte de technicité, c’est leur affaire.
R.F.I : On sait qu’il y a une marche qui devrait avoir lieu. Elle n’a pas eu lieu. Tout le monde croyait qu’il y aurait des tensions. Mais là, on peut imaginer qu’il s’agit d’une affaire de sûreté nationale pour une période donnée. Or , ceux qui parlent du retour définitif de la BAD, parlent de sécurité de longue durée. Est-ce que vous pouvez leur affirmer qu’ils seront en sécurité ici?
L.G: Moi, je crois même que c’est insultant qu’on nous pose une telle question. Je disais à quelqu’un, il n’y a pas longtemps qu’à Paris, les banlieues ont brûlé, pendant à peu près un mois ou un mois et demi. Et pendant ce temps, on continuait les réunions à l’UNESCO. Vous avez vu les scènes à la télévision, en Grèce. Mais les gens continuent d’aller à Athènes pour voir comment il faut leur apporter des aides. Vous savez qu’on a eu 17 ans de guerre civile en Ethiopie. On n’a pas délocalisé le siège de l’UA. La guerre civile a fait rage à Brazzaville. On n’a pas délocalisé le siège de l’OMS.
RFI: Voulez-vous dire que la délocalisation de la BAD est plus un geste politique?
L.G : Je pense que c’était injuste, en tout cas. Je pense que c’était injuste. Et qu’il n’y avait aucune raison objective de quitter Abidjan pour aller à Tunis.
RFI: L’appréhension des gens de la BAD est partagée par beaucoup d’Africains et non Africains qui se disent qu’après huit ans de crise, tout n’est pas terminé. Est-ce que la crise est derrière nous?
L.G: Que voulez-vous que je fasse avec les sceptiques indécrottables? Je ne peux rien faire pour eux. L’essentiel, c’est de voir Abidjan. C’est d’aller à Yamoussoukro, à Korhogo, à Odienné, c’est de circuler en Côte d’Ivoire.
RFI: Il y a quand même eu une flambée de violences.
L.G: Oui, mais, Mme est-ce que vous pouvez me citer un pays où cela n’existe pas. Abidjan n’est pas la ville la plus dangereuse.
RFI: On ne parle pas d’Abidjan, seulement, M. le Président. Avec les morts à Gagnoa, les gens se disent que la crise n’est pas totalement finie en Côte d’Ivoire.
L.G: Mais, la BAD d’abord n’est pas à Gagnoa.
RFI: Je ne parle pas seulement de la BAD.
L.G: Oui, il y a eu cinq morts à Gagnoa. Vous voulez que je vous cite les villes où il y a 5 morts tous les jours?
RFI: Comme vous demandez «qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? », on pourrait vous répondre : «par des élections», par exemple.
L.G: Mais, oui, les élections se feront par les Ivoiriens, pour les Ivoiriens.
RFPI: Quand?
L.G: Quand les Ivoiriens seront prêts. Moi, je suis toujours étonné que les gens viennent et m’interrogent comme si eux, ils sont plus soucieux des élections ivoiriennes que nous. Cela me fait rire. Comment quelqu’un peut avoir la prétention de croire que lui, il est plus soucieux des élections dans notre pays?
RFI: Vous dites de la liste électorale qu’il faut la ‘’contrôler’’. Est-ce que tout le monde est bien d’accord aussi bien dans l’opposition que dans la majorité présidentielle, sur la manière de «contrôler»?
L.G: Je n’en sais rien. Parce que je ne suis pas maître d’œuvre de la manière de contrôler. Le Premier ministre recueille les avis à droite et à gauche pour définir une manière. Vous voyez, il n’y a pas de liste électorale consensuelle. Mais, il peut y avoir une manière consensuelle d’établir la liste électorale. C’est cette manière-là que le Premier ministre est en train de chercher.
RFI: Il n’a pas encore trouvé cette manière?
L.G: Je n’en sais rien. Parce que ce n’est pas mon travail. C’est le travail du Premier ministre. Mais quand il l’aura trouvée, il me le dira.
RFI: Il y a la question des listes électorales. Il y a celle de la réunification. Et qui dit réunification, dit réunification de l’Armée aussi. Où en êtes-vous? Parce qu’on a l’impression que là aussi, les choses n’avancent pas.
L.G: Oui mais, je ne suis pas en charge de la question. Ça m’intéresse. J’ai fait ma part. J’ai signé les décrets pour réintégrer déjà dans l’Armée nationale, ceux qui en étaient sortis, avant 2002. Je leur ai même fait le rappel des soldes et je les ai alignés sur leurs frères d’armes. Donc cela relève de moi. Je l’ai fait. Ce qui veut dire que j’avance dans la réunification de l’Armée. J’attends que le travail soit fait sur le terrain pour franchir une autre étape.
RFI: C'est-à-dire?
L.G: L’autre étape, c’est la réintégration réelle et l’affectation dans les unités existantes de ceux qui n’y sont pas encore. J’attends qu’on me fasse des propositions. Mais le Premier ministre travaille à cela.
RFI : Donc pour le moment, si je comprends bien, vous voulez dire que c’est le Premier ministre qui aurait pris du retard ?
L.G: Non, non, non. Je ne pense pas dans ce sens-là. Ce n’est pas cela. Je veux dire qu’il y a là, un travail technique, un travail administratif et un travail psychologique.
La donnée la plus importante, c’est la donnée psychologique. Ce sont des gens qui sont restés huit ans avec les armes, dans les maquis. Quand on lui dit de revenir à la vie normale, ce n’est pas simple. Ce n’est pas simple pour celui qui le leur dit, et ce n’est pas simple pour celui qui doit revenir à la vie normale et laisser tomber son fusil. Donc, on travaille doucement. La donnée psychologique, est très importante.
RFI: Vous en tant qu’homme politique, quel chronogramme souhaiteriez-vous pour ces élections?
L.G: Il n’y a pas ce que je souhaite. Il y a ce qui doit se faire. Et ce qui doit se faire, est en train de se faire. On ne sortira pas de l’année 2010 sans ces élections. Ça j’en suis certain . S’il vous plaît, faites comprendre à tous ceux qui vous écoutent que, eux, ils ne peuvent pas être plus soucieux de la sortie de crise en Côte d’Ivoire, que les Ivoiriens. Ils ne peuvent pas être plus soucieux de la rentrée dans la paix officielle que le président de la République de Côte d’Ivoire. Ils ne peuvent pas aimer la Côte d’Ivoire plus que le président de la République de Côte d’Ivoire. Il faut leur faire comprendre cela.
RFI: Qu’est-ce qui reste à faire?
L.G. : Pour le moment, le Premier ministre a commencé depuis le 27 mai, à contrôler la liste provisoire. Il faut la contrôler. Il y a eu des cas de réclamation simples, des cas de réclamations plus compliquées qui vont devant les tribunaux. Ensuite, il faut faire la réunification du pays. En plaçant des postes de douanes sur toute la frontière. En donnant les pouvoirs de gestion des départements aux Préfets. Ce sont ces deux choses qui sont les principales choses qui restent à faire. Elles sont en train d’être faites.
RFI: Justement, Monsieur le président, cette crise a créé des situations de rente pour certaines personnes, d’occupations pour d’autres. Est-ce qu’aujourd’hui, il y a des blocages qui sont d’ordre purement économique pour en finir?
L.G.: Si c’est d’ordre économique seulement, ce n’est pas grave. Parce que tout ce qui est d’ordre économique, on peut trouver une solution. Je préfère dire, d’ordre psychologique. Parce que celui qui gagne sa vie, avec le petit fusil qu’il a dans sa gibecière, avec les quelques balles ou cartouches qu’il a, ce n’est pas d’ordre économique seulement. Parce qu’on peut lui donner ce qu’il gagne par jour ou par mois. C’est simple. S’il ne s’agit que d’argent, on peut le leur donner. Mais, c’est l’ordre psychologique. C’est de savoir qu’ils ne sont plus ce qu’ils sont, et qu’ils deviennent des citoyens normaux.
RFI: A vous écouter, on n’est pas tout à fait sorti de la crise, les séquelles sont encore là.
LG : Je n’ai jamais dit que les séquelles ne sont pas là. Je dis que nous sommes en train de régler les problèmes de la liste électorale, et le problème de la réunification. Si les deux problèmes étaient réglés, on le saurait. On aurait déjà fini les élections.
RFI : Monsieur le président, l’encasernement des éléments de l’ex-rébellion pourrait débuter le 15 juin prochain. Il est prévu de créer quatre groupements d’instruction en lieu et place des dix zones commandées par les Com-zones. Il y a six Com-zones qui vont disparaître. Que vont-ils devenir ?
LG : Ce sont des hommes. Ce sont des citoyens ivoiriens. Ils vont devenir ce que deviennent tous les autres citoyens ivoiriens.
RFI : Certains analystes ont trouvé que la guerre de Côte d’Ivoire n’était pas seulement une guerre pour des raisons politiques. Et qu’il y avait une question de partage de ressources. Partage de ressources entre le Nord et le Sud. Partage de ressources entre la Côte d’Ivoire et ses pays voisins. Aujourd’hui il y a des pays qui exportent le cacao sans en être producteurs. Est-ce qu’il faudra une conférence régionale pour la Côte d’Ivoire?
LG : Ecoutez ! Nous on avance, comme on doit avancer. On fait trop d’analyses, trop de spéculations qui, à mon avis, ne mènent pas souvent loin. Il y a certains qui me disent souvent : vous savez, tel pays exporte maintenant du cacao, je dis qu’est-ce que ça fait ? Le jour où la guerre sera finie, où la crise sera finie, où on aura placé les douaniers, ce sera fini.
RFI : Est-ce que ce sont des questions taboues ? On a l’impression que vous avez un peu de mal à parler de ces questions. Pour quelles raisons ?
LG : Il n’ y a aucune question taboues. Dès l’instant où j’ai accepté de parler avec vous, c’est que j’ai accepté de répondre à toutes vos questions. Mais je vous dis que la piste sur laquelle vous vous aventurez, ne m’intéresse pas beaucoup. Parce qu’elle ne m’amère à aucune solution. Les gens ont pris les armes. Pour moi, c’est une prise d’arme politique. Ce n’est pas la première tentative de coup d’Etat. Il y a eu celui de 1999. Ensuite quand j’ai été élu, à la fin d’octobre 2000, il y a eu une autre tentative. En 2001, et enfin celle de septembre 2002, qui s’est muée en rébellion. Pour moi, tout cela, c’est la même chose. Tout ça, c’est le même coup d’Etat, mais en plusieurs phases. C’est le changement de régime par la force. Je pense que la Côte d’Ivoire vient de démontrer que cette manière de faire, n’a pas prospéré.
RFI : Donc toutes les questions, à la fois, économiques, identitaires, qui ont été invoquées tout au long de cette crise, n’étaient qu’un prétexte?
LG : Moi, je veux bien que chacun parle de ce qu’il veut. Mais je vous parle de ce que moi, je vois et de ce que je sens et de ce que je sais.
RFI : Sauf qu’en tant que Président et futur candidat, vous allez rencontrer ces problèmes, encore une fois.
LG : Mais quels problèmes ?
RFI : Est-ce que les blocages ne sont pas d’ordre économique ?
LG : Je ne vois pas de blocages économiques. Si vous en voyez, vous le déclinez. Mais moi, je n’en vois pas.
RFI : On le disait, tout à l’heure, des pays exportent le cacao, alors qu’ils n’en produisent pas.
LG : Oui, mais pour moi, ce sont des faits marginaux. C’est marginal. Je ne sais pas si vous savez ce que nous produisons en cacao. Et à la marge quelques pays exportent quelques tonnages, ils sont minimes par rapport à ce que gagne la Côte d’Ivoire, avec son cacao.
RFI : On a en mémoire votre discours à Katiola, il y a deux ans où vous estimiez à l’époque en dizaines de milliards le manque à gagner pour la Côte d’Ivoire à cause de ce trafic. On a un peu le sentiment aujourd’hui en 2010 que votre discours a changé. Nous ce qu’on veut savoir, c’est quelle est la bonne version. Est-ce que c’est celui de 2008 ou de 2010?
LG : Prenez les deux.
RFI : Qu’est ce que cela veut dire? Est-ce que cela veut dire que vous savez qu’il y a un manque à gagner pour les Ivoiriens à travers ces trafics de cacao, de bois et vous l’acceptez comme tel ? Est-ce que c’est le prix à payer… ?
LG : Non, non ! Moi, je pense que vous êtes trop arc-boutés sur un problème qui, pour nous, n’est pas un grand problème.
RFI : Et la question de l’immigration ? Parce que cela fait partie d’une forme de partage de ressources.
LG : Est-ce qu’il y a un pays en Afrique de l’ouest où l’immigration est aussi forte qu’ici? Le seul pays dont le taux est à peu prêt similaire à la Côte d’Ivoire, c’est l’Afrique du Sud. C’est une donnée qui est relative. Une donnée aussi de notre relative réussite économique. Je disais à des amis qu’après les élections, il faudra qu’on fasse un débat sur la nationalité. Sans ce débat aujourd’hui, ce serait irresponsable. Mais après les élections, il faudra le faire. Parce qu’il y a beaucoup de cas de fraude. Des cas des gens qui sont nés ici. Comme nous avons le droit du sang, et non pas le droit du sol, ceux qui naissaient ici, ont l’extrait d’acte de naissance de nos registres d’Etat civil, mais ne sont pas pour autant ivoiriens.
RFI : Est-ce que vous aimeriez qu’on change la loi sur la nationalité ?
LG : Je n’aimerais rien du tout. Je vous dis qu’il faudra qu’on en discute pour voir ce qu’on fait.
RFI : Pour éventuellement envisager le droit du sol ?
LG : Je n’en sais rien. Je vous dis qu’il serait temps qu’on en discute. Depuis 1960, quand on prend les journaux officiels, on voit le nombre de naturalisations.
RFI : Vous avez vous-mêmes beaucoup naturalisé ?
LG : Beaucoup, énormément. Je suis, après Houphouët-Boigny, peut-être un peu plus que lui, celui qui a, par an, signé le plus de décrets de naturalisation.
RFI : Est-ce qu’avec l’état actuel de l’Economie ivoirienne, vous avez la capacité d’accueillir tous ces prétendants à l’immigration?
LG : Ce n’est pas aussi facile. C’est pourquoi, il faut qu’on discute. Mais il faut qu’on discute après les élections. Parce que maintenant, avec la politique politicienne, la campagne électorale va s’emparer du sujet et on n’aboutira à rien de sérieux. Ce qui pose le plus de problème, c’est le sol, la terre. C’est sur la terre que se focalisent toutes les contradictions. D’abord à l’intérieur de la Côte d’Ivoire entre immigrants intérieurs, et deuxièmement, entre Ivoiriens et ceux qui viennent d’autres pays.
RFI : On assiste à une sorte de retour de la Côte d’Ivoire sur la scène internationale. Surtout avec les récentes Assemblée annuelles de la BAD. Mais en même temps, on se souvient qu’en 2003, vous étiez un peu ostracisé…
LG : C’est peu de dire que j’étais ostracisé. Les gens croyaient déjà que j’étais tombé. Je voudrais le préciser et ceux qui ont des oreilles entendront cela.
RFI : A qui faites-vous allusion ?
LG : A ceux qui croient que j’étais déjà tombé.
RFI : Justement, il y a eu des contradictions avec vos voisins, comme le Burkina Faso accusé officiellement de soutenir les rebelles. Vous avez aussi eu des problèmes avec la France. Et on a l’impression qu’avec le Burkina, vous vous entendez bien maintenant.
LG : Oui. Mais parce qu’on a parlé. C’est tout. On a discuté et on s’est entendu. Vous savez, on ne choisit pas ses voisins, comme on ne choisit pas ses frères. Mais quand un problème naît, qu’on est capable de s’asseoir pour discuter et qu’on discute à fond, on trouve des solutions et on avance.
RFI : Et avec la France, avec qui vous aviez aussi des problèmes ?
LG : C’est vrai, mais on n’a jamais discuté. On n’a donc pas encore trouvé de solution. Avec la France, on ne s’est jamais assis pour discuter.
RFI : Ce qui veut dire qu’il y a toujours un contentieux entre vous et la France ?
LG : Ecoutez, moi je n’ai jamais fait un mystère à propos de l’implication de l’Etat français, à travers les personnes de Jacques Chirac et de Dominique De Villepin, dans la tentative de renversement de mon régime. Ce n’est pas aujourd’hui que je vais dire le contraire. Mais on ne s’est jamais assis avec l’Etat français pour discuter de toutes ces questions.
RFI : Etes-vous sûr d’avoir vraiment été victime de tentative de coup d’Etat par l’Etat français ?
LG : J’en suis sûr.
RFI : En avez-vous les preuves ?
LG : (Rire). Passons plutôt à une autre question.
RFI : Avant de passer à une autre question, vous avez évoqué tout à l’heure le rôle qu’aurait dû jouer le président Chirac et le ministre De Villepin dans la tentative de renversement de votre régime. Ils ne sont plus au pouvoir. Aujourd’hui, avez-vous renoué le dialogue avec le président Sarkozy ?
LG : Oui. Chaque fois qu’il y a le besoin ou qu’on se rencontre, on se salue et on cause. Mais, on n’a pas encore discuté des différends entre la Côte d’Ivoire et la France. Mais il faut dire que ce n’est pas Sarkozy notre problème. C’est plutôt Chirac et De Villepin. Mais pour moi, c’est l’Etat français, avec qui nous n’avons pas encore discuté du fond des problèmes.
RFI: Le sommet France-Afrique de Nice aurait été pourtant une excellente occasion pour que vous et votre homologue français puissiez vous rencontrer. Ne le pensez-vous pas ?
LG : Je ne crois pas que ce soit une bonne solution d’aller au Sommet de Nice pour discuter d’un différend que j’estime fondamental. Il faut qu’on le discute d’abord. Et après, je pourrai faire un déplacement.
RFI : Concrètement, qu’attendez-vous de la France ?
LG : Qu’on discute.
RFI : Comment ? Vous envoyez d’abord un émissaire puisque vous ne pouvez pas y aller ?
LG : S’ils veulent que j’envoie un émissaire d’abord, je le ferai. Mais qu’on discute. Quand j’ai discuté avec Compaoré, je ne suis pas allé à Ouagadougou. Moi, j’étais ici (à Abidjan). Ce sont deux autres personnes qui se sont rencontrées ailleurs. Et progressivement, les choses se sont retrouvées à Ouagadougou puis à Bobo-Dioulasso, etc…Il y a des modalités de discussion.
RFI : Est-ce que cela veut dire clairement que tant qu’il n’y aura pas cette démarche de discussion, vous ne mettrez pas les pieds en France?
LG : Il n’y a pas de raison pour que j’aille en France tant qu’on n’a pas discuté du différend qui continue d’opposer l’Etat français à l’Etat de Côte d’Ivoire. Il n’y a donc pas de raison pour l’instant que j’aille en visite en France.
RFI : Ce différend porte sur quoi, exactement ?
LG : La tentative pour un pays de renverser un Chef d’Etat légalement élu, légitimé par une élection démocratique et populaire. Tant qu’on envisage des relations pareilles, je ne suis pas d’accord. Je ne suis pas d’accord avec cette manière de voir les relations entre deux Etats.
RFI : Mais aujourd’hui, la France ne vous traite-t-elle pas avec toute la dignité et tous les honneurs dus à votre rang de Chef d’Etat ?
LG : Bien entendu que si. Elle me traite bien. Mais je dis qu’il y a un différend qui est né de l’attitude de ceux qui dirigeaient l’Etat français. Ce différend, on en parle ou on n’en parle pas ? C’est de cela qu’il s’agit. J’attends que ceux qui doivent prendre les initiatives les prennent. Sinon, moi je suis chez moi.
RFI : A vous écouter, on se rend compte que ce différend est quelque chose qui vous a beaucoup marqué.
LG : Oui, parce que je ne comprends pas que des dirigeants d’un Etat s’arrogent le droit de vouloir faire partir de là où le peuple l’a mis, un dirigeant d’un autre Etat. Je ne conçois pas du tout cela.
RFI : A titre personnel, l’homme Laurent Gbagbo qui a été élu en 2000 est-il le même aujourd’hui après la crise ?
LG : On ne peut pas rester le même après une crise qui a duré si longtemps. On peut rester le même homme dans ses convictions ou dans sa démarche. Mais, je veux dire qu’on accumule beaucoup de connaissances nouvelles dans la pratique. On accumule beaucoup d’analyses nouvelles. On accumule beaucoup de connaissance des êtres humains, surtout des hommes politiques. On accumule donc beaucoup de choses. Et naturellement, on évolue et on change. Le tout, c’est de tout faire et de prier pour ne pas changer dans le mauvais sens.
RFI : Et vous avez l’impression d’avoir changé dans le bon sens?
LG : Je ne crois pas avoir changé dans le mauvais sens. Je suis devenu même plus tolérant avec les autres.
RFI : Après une crise pareille, on se dit souvent : « comment ai-je géré ? ». Cela vous arrive-t-il souvent ? Avez-vous l’impression d’avoir commis des erreurs ?
LG : On peut commettre des erreurs quand on est homme. Mais pour l’essentiel, ce que je m’étais fixé comme objectif quand j’ai vu la crise commencer, c’est que l’Etat reste débout. Et je peux vous dire que l’Etat de Côte d’Ivoire est resté débout. Il ne s’est pas effondré. Et c’est parce que l’Etat de Côte d’Ivoire ne s’est pas effondré qu’on parle aujourd’hui d’élection. Sur ce point donc, qui est pour moi le point capital, j’ai bien géré la crise.
RFI : Pourriez-vous éviter cette crise?
LG : Je n’en sais rien.
RFI : Mais c’est ce que certains disent que vous pourriez éviter cette crise.
LG : Laissez les gens ! Cette crise n’est pas née avec moi. Je vous dis que la crise a commencé par le coup d’Etat du 24 décembre 1999. A l’époque, je n’étais pas Président de la République. Et qu’on est dans la continuité de ce coup d’Etat de 1999, qui s’est prolongé en septembre 2000, qui a continué en janvier et février 2001 et en septembre 2002. Ce n’est donc pas à moi qu’il faut poser la question. Il faut vous poser la question sur comment était la Côte d’Ivoire. Mon rôle n’est pas d’aller demander à mes prédécesseurs comment ils ont fait pour qu’on en arrive là. Mon problème est que je suis là. La crise se présente, je dois faire face.
RFI : C’est vrai que la Côte d’Ivoire a bien résisté. Elle ne s’est pas effondrée. Mais vous êtes candidat et bientôt vous allez faire compagne. Alors quel est votre bilan, le bilan de la Refondation après dix ans au pouvoir ?
LG : Je n’ai pas encore commencé la campagne. Ce n’est donc pas sur RFI que je vais commencer ma campagne. Je voudrais aussi signaler qu’en 2000, quand je faisais campagne, elle m’a royalement ignoré. Je ne suis pas rancunier, mais je rappelle les faits. Vous savez, quand on fait campagne, il y a beaucoup de choses qui rentrent en ligne de compte. Il y a son bilan. Et le mien, il est loin d’être négatif. D’abord, j’ai fait résister l’Etat. L’Etat est en place et il fonctionne. Quand on dit aujourd’hui qu’on fait la réunification, c’est qu’on fait progresser l’Etat dans les régions dont il était parti. C’est le premier pont de mon bilan. Ensuite, il y a la décentralisation. Ceux qui ne voulaient pas voter la loi sur la décentralisation, ils sont nombreux aujourd’hui à être présidents de conseils généraux. Mais on n’a pas pu continuer ce chapitre de la décentralisation à cause de la guerre.
RFI : Justement, là on est dans un nouveau contexte. Avez-vous des priorités qui n’étaient pas celles de 2000 ?
LG : Non, non. Les priorités sont les mêmes. Aujourd’hui, il, faut faire l’Assurance maladie universelle, en Côte d’Ivoire comme dans la plupart des pays pauvres. Si on ne le fait pas, on expose les habitants de son pays à des maladies et à la mort. Il faut faire aussi l’école gratuite et obligatoire. Je le disais en 2000 et je le dis aujourd’hui. Il faut le faire. La crise nous a bloqués, mais il faut le faire.
RFI : La pauvreté a fortement progressé. Il y a deux ans, le taux de pauvreté était à 49 %. Pensez-vous que ce taux va maintenant décliner ? Et que comptez-vous faire pour le faire décliner ? Car c’est ce qu’attendent les Ivoiriens.
LG : Vous ne savez pas ce qu’attendent les Ivoiriens. Moi je sais ce qu’ils attendent. C’est pourquoi quand on les interroge, ils disent que c’est Gbagbo que nous voulons. Nous sommes un panel de candidats. Regardez-les tous et demandez leur qui pour eux est plus apte à faire reculer la pauvreté. Ils vont vous répondre sans sourciller que c’est Laurent Gbagbo. C’est cela l’essentiel. Parce que c’est aussi simple. Nous avons une chance énorme en Côte d’Ivoire, dans cette campagne. C’est que les principaux candidats ont déjà gouverné la Côte d’Ivoire. Ce n’est donc plus une élection où quelqu’un qui n’a jamais gouverné va venir vendre des rêves. Tout le monde a déjà gouverné. Et les Ivoiriens ont vu chacun à l’œuvre.
RFI : Vous voulez dire que la pauvreté était aussi importante du temps de vos prédécesseurs ?
LG : Elle était bien là. Et maintenant, il y a la guerre en plus. Moi, je l’ai connu. Il y a des choses dont moi je peux parler qu’eux, ils ne peuvent pas parler.
RFI : Il n’ y a pas que la pauvreté. Là, vous affrontez une coalition assez forte, avec un ancien Président et un ancien Premier ministre. Et si on se fie à ce qu’on dit sur la Côte d’Ivoire, il y a aussi des identités qui jouent. D’où tirez-vous cette assurance de votre victoire ?
LG : Venez en Côte d’Ivoire le jour des résultats et vous verrez.
RFI : Mais en attendant…
LG : Pour moi, une élection se joue sur sa valeur propre. C’est vrai qu’il y a une campagne, mais elle se fait aussi en comparaison avec les autres. Or, on a la chance que chacun d’entre nous a déjà gouverné. Les Ivoiriens savent ce que chacun a fait et ce que chacun compte faire.
RFI : Et la guerre ?
LG : Oui, mais ce n’est pas moi qui ait fait la guerre. C’est contre moi qu’on a fait la guerre. Moi justement, pendant que j’étais dans l’opposition, je n’ai jamais fait la guerre.
RFI : Ne craignez-vous pas que vos adversaires vous disent que vous prenez la guerre comme une excuse pour tout justifier ?
LG : Ils ont déjà commencé à le dire. Je ne crains pas, mais c’est la vérité. Sinon pourquoi ne pas faire la loi sur l’école gratuite obligatoire ? Pourquoi je n’aurai pas fait voter la loi sur l’Assurance maladie, si ce n’était pas la guerre ?
RFI : A vous écouter, la fracture causée par cette guerre ne va pas peser sur le choix des électeurs.
LG : Chacun va s’expliquer. La guerre va peser dans la campagne électorale. Chacun va expliquer de quel côté il était, du côté du peuple ou du côté de ceux qui nous ont agressés.
RFI : Si on insiste sur ces questions de guerre et de prétexte, c’est qu’il y a aussi des questions de bonne gouvernance. La preuve en est que vous avez commencé à nettoyer dans la filière café-cacao. Vous avez envoyé des dirigeants en prison qui attendent toujours leurs procès. N’est-ce pas à cause d’une question de bonne gouvernance que vous les avez envoyés en prison ?
LG : Ecoutez, je vais vous dire une chose sur ceux qui sont en prison dans le cadre de la filière café-cacao. Les vols dans la filière café- cacao ont commencé exactement après le mois de janvier 2003. C’est-à-dire après la réunion de Linas-Marcoussis, quand Gbagbo a été donné comme partant. Pour ces vols, ceux qui doivent être jugés vont l’être. Donc pour les vols dans le café-cacao, là encore on la guerre. Et ça, mes adversaires ne peuvent pas parler de cela. Parce que quand eux ils étaient au pouvoir, les gens qui étaient soupçonnés d’avoir détournée des fonds publics n’étaient pas arrêtés. Mais avec moi, ceux qui sont soupçonnés, on les arrête.
RFI : Aujourd’hui, avez-vous des soupçons dans d’autres secteurs ?
LG : Oui, il y a d’autres secteurs.
RFI : Lesquels ?
LG : Je ne veux pas en parler pour l’instant. Si je n’ai pas encore saisi le procureur, c’est parce que les soupçons ne sont pas encore suffisamment étayés. Dès que ces soupçons sont étayés, je saisis le procureur.
RFI : Le coup de balai va donc continuer ?
LG : Ah oui ! On ne peut pas gouverner un pays en laissant dehors des gens qui pillent l’économie nationale.
RFI : Une dernière question sur l’Afrique. Vous a-t-elle soutenu ou déçu pendant cette crise ?
LG : Moi, j’ai un combat à mener et je le mène. Je le gagne ou je le perds, mais je le mène. Je n’attends pas que les autres viennent à mon secours avant de mener le combat que je dois mener.
RFI : Dans ce combat, quelle a été votre principale arme ?
LG : La tranquillité, la lecture de la Bible et la rigueur dans la résistance.
RFI : Et le peuple dans tout ça ?
LG : Le peuple a fait son devoir. Le peuple a élu quelqu’un et il voit des gens qui veulent dégager celui-ci. Il s’est donc mis dans la rue. Le peuple a fait son devoir. Il a suivi son bulletin de vote. Il s’est interposé entre celui qu’on veut dégager et ceux qui veulent le dégager.
RFI : Est-ce que ce n’est pas jouer avec le feu ?
LG : Jouer avec quel feu ?
RFI : Le fait que le peuple soit utilisé comme s’il était une armée pour protéger un régime.
LG: Mais qu’est-ce que vous voulez ? Si c’était quelqu’un de très impopulaire qui avait fui, vous alliez dire « voilà vous arrivez au pouvoir. Vous truquez les élections. Et personne ne vous soutient ». Mais vous vous trouvez en face de quelqu’un qu’on veut enlever et pour lequel le peuple descend dans la rue. Et vous lui reprochez cela. Alors, qu’est-ce que vous voulez au juste ?
Propos retranscrits par
Yves Abiet et Diawara Samou