La Côte d'Ivoire, peut-elle, après 20 ans de multipartisme prétendre être un pays démocratique ? Qu'a-t-elle pu réussir ? Quels sont les échecs qu'elle a connus ? Qu'est-ce qu'il faut parfaire ? Autant de questions auxquelles des intellectuels et des hommes politiques ont accepté d'apporter des réponses. Et, après le Pr Ouraga Obou qui fait d'intéressantes révélations sur la marche démocratique de la Côte d'Ivoire, c'est au tour du Pr Angèle Gnonsoa d'intervenir dans le débat. Pour elle, les espoirs placés en la démocratie, sont en train d'être déçus.
•ll y a vingt ans, la Côte d'Ivoire renouait avec le multipartisme. Aujourd'hui, peut-on dire que le pays est démocratique?
La démocratie est un processus. Ce n'est pas quelque chose qu'on atteint de but en blanc. Même les pays dits démocratiques ne sont pas entièrement démocratiques. Cela vient du fait que certains citoyens traitaient les problèmes à égalité mais ce n'était pas le cas pour toute la population. Au moment où les gens débattaient à l'agora d'Athènes, il n'y avait que quelques citoyens. Les autres hommes, particulièrement les femmes et les esclaves ne participaient pas aux débats. Il y a eu par la suite, une évolution, notamment en France, en 1789. A partir du 20ème siècle, on a décidé que tous les citoyens, à partir d'un certain âge, pouvaient prendre part aux débats.
En Côte d'Ivoire, nous avions le parti unique. Mais, c'était de fait, puisque de droit, dans la Constitution, le multipartisme était admis. Cependant, le président Houphouet-Boigny avait estimé que cela allait diviser les Ivoiriens. Pour lui, il fallait se mettre ensemble. Malheureusement, cela tendait vers une certaine dictature. Puisqu'on ne pouvait rien faire en dehors de ce parti. Tout le monde était obligé d'être dans le parti. On imposait même les cotisations à tout le monde quand bien même vous ne faisiez pas partie du Pdci (parti démocratique de Côte d'Ivoire, Ndlr). Et puis, une partie de la population, notamment la jeunesse voulait qu'il y ait cette liberté d'expression. En tant qu'élève, déjà vers 1956, après mon Bepc, j'ai participé à la création de l'Ugeci (Union générale des étudiants de Côte d'Ivoire). Depuis cette époque, je milite pour l'instauration du multipartisme, parce que nous n'étions pas membres du parti unique. Nous voulions parler des orientations politiques de la Côte d'Ivoire. Notre pays avait aidé la France à balkaniser l'ancienne Afrique Occidentale Française qui, aujourd'hui, fait nos malheurs. C'est maintenant qu'on cherche encore une intégration. Alors que si ce vaste pays formait une nation, on allait pouvoir décider avec la France. Vous me demandez si le multipartisme veut dire démocratie ? Il y a certaines normes de principe dans la démocratie. Le principe fondateur, c'est l'égalité. C'est à partir de l'égalité qu'on peut appliquer la démocratie.
•Qu'est-ce qu'il faut entendre par l'égalité ?
C'est d'abord l'égalité entre les hommes. En ce qui concerne les institutions, la hiérarchie est réglée par la loi. Mais dans la démocratie, chaque citoyen vaut un autre citoyen. C'est-à-dire qu'on doit respecter l'autre en tant que citoyen. Ce n'est pas la hiérarchie monarchique où des gens naissent déjà supérieurs aux autres. Donc, la démocratie veut cette égalité. C'est surtout une égalité de chances, ce n'est pas une identité. Chaque citoyen n'est pas identique à un autre citoyen. Mais ils doivent avoir les mêmes chances du point de vue de l'alimentation, de l'éduction, de la santé, de l'économie. Si nous tendons vers cette égalité, on peut dire qu'il y a une réussite ou une évolution positive. Sur le plan alimentaire par exemple, on ne peut pas dire, aujourd'hui, que les Ivoiriens sont égaux. Il y a ceux qui mangent jusqu'à être malades. Des maladies cardiaques, l'obésité… Ce qui fait qu'ils occupent des places dans les hôpitaux qu'ils ne devraient pas occuper. Et puis, il y a ceux qui ne peuvent pas manger. Il y a des foyers, principalement dans les Sicobois, à Abobo, dans les quartiers précaires, les gens, s'ils ont la chance, mangent une fois par jour, d'autres sont obligés d'attendre deux jours après, pour avoir quelque chose à manger. Donc, de ce côté, il y a un recul de 20 ans. Il y a 20 ans, les Ivoiriens mangeaient à leur faim. Du point de vue de la santé, nos hôpitaux ne sont plus équipés, la conscience professionnelle a fortement baissé chez les agents de santé. Nos hôpitaux sont devenus des mouroirs. Et les gens, compte tenu de la cherté des soins, compte tenu aussi de l'inconscience dont je vous ai parlé tout à l'heure, la population se refugie chez les tradipraticiens. Ceux-ci se disent capables de guérir tous les maux. Mais avant de faire quoi que ce soit, ils demandent de l'argent. Quand ils voient que le malade ne guérit pas, ils prennent le premier véhicule pour quitter le village. Donc, devant la maladie, les Ivoiriens ne sont pas égaux. De ce côté également, on peut dire qu'il y a une régression. Il y a 20 ans, les hôpitaux fonctionnaient à peu près normalement. Du point de vue de l'éducation, si nous faisons la comparaison, on voit que le système éducatif a vraiment dégringolé au niveau des structures et de la morale. Quand vous avez l'élite de la jeunesse qui se bat à coups de machette et de pneus, on se demande ce que doivent faire les dockers au port. Donc, c'est une véritable dégringolade.
•Quel sens donnez-vous à la célébration de la liberté par le Fpi ? N'êtes-vous pas en train de regretter l'époque du parti unique ?
Je ne veux pas qu'on revienne au parti unique. Mais, je suis déçue par rapport au progrès que j'espérais avec le multipartisme. Je pensais que ce serait mieux. Malheureusement, a on l'impression qu'il y a une certaine répétition des choses. Ce qu'on critiquait avant, se reproduit. Quant à la fête de la liberté, on n'a pas besoin forcément d'être libre pour fêter la liberté. Il faut y croire. Il faut viser la liberté. Il faut la fêter, je suis d'accord. Mais, on ne peut la fêter aujourd'hui en Côte d'Ivoire en disant que tout le monde est libre. L'un des gains du multipartisme, c'est le printemps de la presse. Avant, on avait un seul journal, (Fraternité matin, Ndlr). Aujourd'hui, on a plusieurs dizaine de titres. Qu'est-ce que cette floraison a apporté à la liberté ? On a l'impression, en lisant la presse, que c'est une presse de combat dans laquelle il faut démontrer que l'autre est un démon. Et que, nous sommes des saints. Cela n'éduque pas. Si vous lisez tel ou tel journal, vous devez vous ranger automatiquement d'un côté. C'est bien qu'il y ait une expression multiple. Cependant, on a pris une trajectoire qui n'est pas très démocratique. Car, la démocratie veut qu'on reconnaisse l'autre. Aujourd'hui, ce n'est pas le cas. L'autre, c'est le démon ou pire, il n'existe pas. Même si c'est petit, cela signifie qu'il y a quelque chose. Donc, il faut reconnaître l'autre. Nous devons faire des efforts.
•Le président de la République propose justement de réformer les institutions en créant par exemple une seconde chambre au parlement : le sénat. Est-ce que vous partagez cet avis ?
Au Pit, nous avons toujours voulu une assemblée bicamérale. C'est-à-dire qu'il y ait l'Assemblée nationale avec des députés élus au suffrage universel. Et puis, une autre chambre où les couches sociales élisent leurs représentants venant des syndicats, des Ong, des coopératives, des localités. Nous avons toujours cette vision. Cependant, il ne s'agit pas de créer des chambres pour les créer, car, la présente Assemblée nationale ne joue pas son rôle. Cela fait bientôt cinq ans. Il faut que les institutions jouent leur rôle. Sinon, il n'y a pas de problème au niveau de la création d'autres institutions.
•Votre parti a toujours proposé la concertation nationale. Les gens ne vous ont pas suivis. Sur quoi repose véritablement cette proposition ?
Le bon sens veut que, quand vous êtes plusieurs et que vous voulez vous entendre sur un objet commun, vous en débattiez. Un seul individu ne peut se lever pour donner la solution et boucler ainsi le débat. Notre vision repose sur la culture africaine. Lorsqu'au village, une décision doit être prise, les familles se réunissent pour débattre avant de prendre la décision. Nous sortons du parti unique pour aller vers le multipartisme. Nous étions tous d'accord (Pit, Fpi, Usd…) pour faire la conférence nationale. C'est pourquoi, nous avons fait ensemble les premières marches en 1990 pour réclamer cette assemblée. Si une seule famille vit dans le village et que le chef veut placer le fétiche au centre du village, cela ne poserait aucun problème. Mais, si vous êtes plusieurs familles et que c'est une seule famille qui place le fétiche, les autres ne vont pas le respecter. C'est ce qui est le problème. Nous disons donc que, puisque nous sortions du parti unique, quelles sont les règles du multipartisme qu'il faut appliquer. Pendant 40 ans, on a suivi une règle. Si on veut changer, il faut qu'on se mette d'accord sur de nouvelles orientations. Par le passé, les élections étaient organisées par le ministre de l'Intérieur, qui était du parti unique. Maintenant, il faut mettre en place, une commission dans laquelle tout le monde peut intervenir. C'est le bon sens. Et partout, dans une famille, s'il y a un problème, on se réunit pour en débattre. Les gens ne veulent pas de cette concertation peut-être qu'ils ont peur. Chacun ayant fait plus ou moins de bêtises. Ils craignent qu'au cours de cette concertation, on puisse dire que tel a fait telle bêtise. Conséquence : on est assis sur nos bêtises et on refuse d'en parler. Si on n'en parle pas, il n'y a pas de nation ni d'Etat. Pendant cette crise, il y a eu beaucoup de frustrations, de malheurs. On ne peut pas les occulter en disant que tout est bien fait. Après les accords de Marcoussis, on avait créé un ministère de la Réconciliation nationale. Il a été supprimé. Je ne sais pas si la réconciliation a été faite ou bien si on y a finalement renoncé. J'ai reproché à ce ministère de ne pas rassembler ceux qui sont à l'origine de la crise, c'est-à-dire Gbagbo, Bédié, Alassane. Il y a deux qui combattent un et vis-versa. C'est dans ce contexte qu'on est arrivé au coup d'Etat de 1999 et aux élections calamiteuses en 2000. Ce sont ces trois leaders politiques qu'on doit amener autour de la table pour que leurs supporters arrivent à la réconciliation. Je n'ai jamais vu le ministre Dano Djédjé avec ces trois personnalités. Quand l'un dit blanc, l'autre dit noir. Pour se réconcilier, il faut exprimer les vérités. Je peux vous donner l'exemple de l'Afrique du Sud. On ne pouvait pas penser que les Noirs, ayant eu la victoire, pouvaient dire aux Blancs de venir gérer le pays avec eux. C'est cela qui fait la grandeur d'une nation. On dit bien la vérité, on se pardonne et on va vers l'objectif commun. Mais pour nous, on finira toujours par cette concertation nationale. On veut faire souffrir la population. Quand il y aura des morts parmi ceux qui nous mènent la vie dure, en ce moment-là, on dira qu'on doit s'asseoir pour discuter. Nous voulons prévenir et non guérir.
•Est-ce cette concertation nationale qui fera la spécificité des démocraties africaines notamment celle de la Côte d'Ivoire ?
Cela dépend de chaque nation. Ailleurs, par exemple en France, au lendemain de la seconde guerre mondiale, quand il fallait former le gouvernement De Gaulle, il y a eu une concertation qui a rassemblé tous les Français, de la gauche jusqu'à la droite. Aujourd'hui, si un grave problème se pose en France, Sarkozy va convoquer aussi bien les communistes que les autres partis politiques. Dans tous les Etats, quand il y a un conflit ou une crise, on est obligé d'aller à la concertation. Imaginez que nous allions aux élections dans l'état où nous sommes. Tout le monde n'est pas d'accord. L'Accord politique de Ouagadougou (Apo) avait dit qu'il y aurait désarmement, en tout cas c'est ce que j'ai compris, en l'espace de dix mois. Malheureusement, c'est maintenant qu'on sort le problème du désarmement. Pourquoi on n'en a pas parlé au début ? Il y a sans doute une complicité entre les belligérants qui se sont entendus pour diriger la Côte d'Ivoire dans ce sens. Parce que je ne peux pas comprendre que des gens intelligents puissent promettre qu'on finira dans dix mois et qu'après quarante mois, on ne voit pas encore le bout du tunnel. Des gens responsables devaient démissionner parce qu'ils n'ont pas fait ou ne peuvent pas faire ce qu'ils ont promis. Ce qui n'a pas été le cas.
•Démissionner lorsqu'on est fautif, pourrait-il participer à l'enracinement de la démocratie ?
La démission, ce n'est pas parce qu'on a échoué par soi-même. Mais quand on vous confie une tâche que vous n'avez pas pu contrôler, vous devez en tirer les conséquences. Vous avez vu avec les déchets toxiques. Le ministre Jacques Ando n'avait rien à voir dans l'affaire. Il n'avait pas trempé dans les malversations. Puisque c'était lui qui dirigeait le ministère de l'Environnement, le Pit lui a demandé de démissionner. C'est être responsable que d'assumer ce que les collaborateurs ont fait pour faire dysfonctionner le service. C'est pourquoi nous avions demandé à Robert Beugré Mambé de démissionner à l'époque. Il a reconnu qu'il y a des dysfonctionnements au sein de la Cei (commission électorale indépendante, Ndlr). Qui peut avoir confiance à un tel chef qui n'arrive pas à contrôler et à faire ce qu'il doit faire ?
•Que dites-vous de ceux qui pensaient que le président de la République devait démissionner en septembre 2002 parce qu'il a été incapable d'assurer la sécurité des Ivoiriens ?
Il a résisté. Je ne pense pas qu'à l'époque, il fallait exiger la démission de Laurent Gbagbo. Il se battait pour chasser les rebelles. Il n'a pas réussi. Nous avons conseillé la négociation. Quand on ne peut mater une rébellion, on négocie. C'est ce que le Pit avait proposé. A l'époque on nous a traités de rebelles. Aujourd'hui, le chef des rebelles est notre grand patron. Depuis dix ans, il n'y a pas d'élections. On ne peut pas dire que la Côte d'Ivoire est un pays démocratique. On justifie tout cela par la guerre. Le jour où le peuple en aura marre, alors il prendra le pouvoir. Nous devons nous dire la vérité pour se pardonner.
•En attendant les élections, vous avez évoqué la question de la loi. Certains proposent de réformer la Constitution notamment l'article 48 qui fait du président un super président de la République. Quel est votre avis sur la question ?
Nous ne sommes pas d'accord avec le régime présidentiel tel qu'il a été créé depuis le jour de l'indépendance. Parce qu'il donne trop de pouvoirs à un seul homme. Tout se résume au président de la République. Si je veux par exemple une ambulance pour mon village, je dois aller voir le président de la République. Cela a développé l'esprit de dons qui est un esprit d'inégalité. Des gens, aujourd'hui, font des dons de 100 millions Fcfa, de véhicules, de motos, alors qu'il y a seulement dix ans, ils n'avaient pas un « France au revoir ». Où prennent-ils cet argent ? C'est par mauvaise conscience qu'ils vont donner des miettes aux populations. Nous disons non. Un Etat doit programmer, planifier. Il y a une carte scolaire. On construit des écoles là où les populations en ont besoin. Ce qui n'est pas le cas. Si le ministre de l'Education a un ami quelque part, il crée un collège là-bas. Pareille pour la gestion des médicaments. On doit recentrer le débat. Et surtout penser au changement de comportement. La réalité, c'est que personne ne veut travailler en Côte d'Ivoire. Tout le monde se débrouille. Et cela ne donne rien de bon. Cette jeunesse qui se déverse dans les rues pour faire la casse, si l'Etat les organisait pour travailler, nous pourrions avancer un peu. Nous avons la chance d'avoir un pays dit « bénit de Dieu» et toute la jeunesse est laissée pour compte. Des étudiants titulaires de maîtrise et autres diplômes d'ingénieurs, sont obligés d'organiser des hold-up pour gagner leur vie. Je pense que la concertation nationale est nécessaire pour qu'on puisse réfléchir à ces questions. Il vaut mieux rassembler toutes les entités sociales. Les Ivoiriens doivent se retrouver car nous allons droit dans le fossé. Tout le monde le voit mais on ne fait rien.
•Faut-il mettre les élections entre parenthèses pour s'asseoir et discuter ?
On ne met pas entre parenthèses les élections. En 2005, quand on devait aller aux élections et que ça ne marchait pas, on a dit qu'il fallait faire une conférence nationale. Parce qu'au bout d'un mois, on pouvait trouver une solution. On nous a dit que cela était trop long. Cela fait cinq ans qu'on n'a pas d'élections. On a pris l'habitude de reporter les dates.
•Est-ce dans cette perspective que vous êtes en train de constituer un bloc pour réclamer les élections ?
Nous n'aimons pas le terme bloc car, ça bloque. C'est une troisième voie. Il y a deux antagonistes qui s'affrontent et on a l'impression que c'est la mort de l'un qui peut amener une situation normale. Nous disons non. Personne ne doit mourir. Nous devons œuvrer pour l'intérêt général et non pour l'intérêt d'un bloc.
Interview réalisée par Marc Dossa
Coll. Ouattara Moussa
•ll y a vingt ans, la Côte d'Ivoire renouait avec le multipartisme. Aujourd'hui, peut-on dire que le pays est démocratique?
La démocratie est un processus. Ce n'est pas quelque chose qu'on atteint de but en blanc. Même les pays dits démocratiques ne sont pas entièrement démocratiques. Cela vient du fait que certains citoyens traitaient les problèmes à égalité mais ce n'était pas le cas pour toute la population. Au moment où les gens débattaient à l'agora d'Athènes, il n'y avait que quelques citoyens. Les autres hommes, particulièrement les femmes et les esclaves ne participaient pas aux débats. Il y a eu par la suite, une évolution, notamment en France, en 1789. A partir du 20ème siècle, on a décidé que tous les citoyens, à partir d'un certain âge, pouvaient prendre part aux débats.
En Côte d'Ivoire, nous avions le parti unique. Mais, c'était de fait, puisque de droit, dans la Constitution, le multipartisme était admis. Cependant, le président Houphouet-Boigny avait estimé que cela allait diviser les Ivoiriens. Pour lui, il fallait se mettre ensemble. Malheureusement, cela tendait vers une certaine dictature. Puisqu'on ne pouvait rien faire en dehors de ce parti. Tout le monde était obligé d'être dans le parti. On imposait même les cotisations à tout le monde quand bien même vous ne faisiez pas partie du Pdci (parti démocratique de Côte d'Ivoire, Ndlr). Et puis, une partie de la population, notamment la jeunesse voulait qu'il y ait cette liberté d'expression. En tant qu'élève, déjà vers 1956, après mon Bepc, j'ai participé à la création de l'Ugeci (Union générale des étudiants de Côte d'Ivoire). Depuis cette époque, je milite pour l'instauration du multipartisme, parce que nous n'étions pas membres du parti unique. Nous voulions parler des orientations politiques de la Côte d'Ivoire. Notre pays avait aidé la France à balkaniser l'ancienne Afrique Occidentale Française qui, aujourd'hui, fait nos malheurs. C'est maintenant qu'on cherche encore une intégration. Alors que si ce vaste pays formait une nation, on allait pouvoir décider avec la France. Vous me demandez si le multipartisme veut dire démocratie ? Il y a certaines normes de principe dans la démocratie. Le principe fondateur, c'est l'égalité. C'est à partir de l'égalité qu'on peut appliquer la démocratie.
•Qu'est-ce qu'il faut entendre par l'égalité ?
C'est d'abord l'égalité entre les hommes. En ce qui concerne les institutions, la hiérarchie est réglée par la loi. Mais dans la démocratie, chaque citoyen vaut un autre citoyen. C'est-à-dire qu'on doit respecter l'autre en tant que citoyen. Ce n'est pas la hiérarchie monarchique où des gens naissent déjà supérieurs aux autres. Donc, la démocratie veut cette égalité. C'est surtout une égalité de chances, ce n'est pas une identité. Chaque citoyen n'est pas identique à un autre citoyen. Mais ils doivent avoir les mêmes chances du point de vue de l'alimentation, de l'éduction, de la santé, de l'économie. Si nous tendons vers cette égalité, on peut dire qu'il y a une réussite ou une évolution positive. Sur le plan alimentaire par exemple, on ne peut pas dire, aujourd'hui, que les Ivoiriens sont égaux. Il y a ceux qui mangent jusqu'à être malades. Des maladies cardiaques, l'obésité… Ce qui fait qu'ils occupent des places dans les hôpitaux qu'ils ne devraient pas occuper. Et puis, il y a ceux qui ne peuvent pas manger. Il y a des foyers, principalement dans les Sicobois, à Abobo, dans les quartiers précaires, les gens, s'ils ont la chance, mangent une fois par jour, d'autres sont obligés d'attendre deux jours après, pour avoir quelque chose à manger. Donc, de ce côté, il y a un recul de 20 ans. Il y a 20 ans, les Ivoiriens mangeaient à leur faim. Du point de vue de la santé, nos hôpitaux ne sont plus équipés, la conscience professionnelle a fortement baissé chez les agents de santé. Nos hôpitaux sont devenus des mouroirs. Et les gens, compte tenu de la cherté des soins, compte tenu aussi de l'inconscience dont je vous ai parlé tout à l'heure, la population se refugie chez les tradipraticiens. Ceux-ci se disent capables de guérir tous les maux. Mais avant de faire quoi que ce soit, ils demandent de l'argent. Quand ils voient que le malade ne guérit pas, ils prennent le premier véhicule pour quitter le village. Donc, devant la maladie, les Ivoiriens ne sont pas égaux. De ce côté également, on peut dire qu'il y a une régression. Il y a 20 ans, les hôpitaux fonctionnaient à peu près normalement. Du point de vue de l'éducation, si nous faisons la comparaison, on voit que le système éducatif a vraiment dégringolé au niveau des structures et de la morale. Quand vous avez l'élite de la jeunesse qui se bat à coups de machette et de pneus, on se demande ce que doivent faire les dockers au port. Donc, c'est une véritable dégringolade.
•Quel sens donnez-vous à la célébration de la liberté par le Fpi ? N'êtes-vous pas en train de regretter l'époque du parti unique ?
Je ne veux pas qu'on revienne au parti unique. Mais, je suis déçue par rapport au progrès que j'espérais avec le multipartisme. Je pensais que ce serait mieux. Malheureusement, a on l'impression qu'il y a une certaine répétition des choses. Ce qu'on critiquait avant, se reproduit. Quant à la fête de la liberté, on n'a pas besoin forcément d'être libre pour fêter la liberté. Il faut y croire. Il faut viser la liberté. Il faut la fêter, je suis d'accord. Mais, on ne peut la fêter aujourd'hui en Côte d'Ivoire en disant que tout le monde est libre. L'un des gains du multipartisme, c'est le printemps de la presse. Avant, on avait un seul journal, (Fraternité matin, Ndlr). Aujourd'hui, on a plusieurs dizaine de titres. Qu'est-ce que cette floraison a apporté à la liberté ? On a l'impression, en lisant la presse, que c'est une presse de combat dans laquelle il faut démontrer que l'autre est un démon. Et que, nous sommes des saints. Cela n'éduque pas. Si vous lisez tel ou tel journal, vous devez vous ranger automatiquement d'un côté. C'est bien qu'il y ait une expression multiple. Cependant, on a pris une trajectoire qui n'est pas très démocratique. Car, la démocratie veut qu'on reconnaisse l'autre. Aujourd'hui, ce n'est pas le cas. L'autre, c'est le démon ou pire, il n'existe pas. Même si c'est petit, cela signifie qu'il y a quelque chose. Donc, il faut reconnaître l'autre. Nous devons faire des efforts.
•Le président de la République propose justement de réformer les institutions en créant par exemple une seconde chambre au parlement : le sénat. Est-ce que vous partagez cet avis ?
Au Pit, nous avons toujours voulu une assemblée bicamérale. C'est-à-dire qu'il y ait l'Assemblée nationale avec des députés élus au suffrage universel. Et puis, une autre chambre où les couches sociales élisent leurs représentants venant des syndicats, des Ong, des coopératives, des localités. Nous avons toujours cette vision. Cependant, il ne s'agit pas de créer des chambres pour les créer, car, la présente Assemblée nationale ne joue pas son rôle. Cela fait bientôt cinq ans. Il faut que les institutions jouent leur rôle. Sinon, il n'y a pas de problème au niveau de la création d'autres institutions.
•Votre parti a toujours proposé la concertation nationale. Les gens ne vous ont pas suivis. Sur quoi repose véritablement cette proposition ?
Le bon sens veut que, quand vous êtes plusieurs et que vous voulez vous entendre sur un objet commun, vous en débattiez. Un seul individu ne peut se lever pour donner la solution et boucler ainsi le débat. Notre vision repose sur la culture africaine. Lorsqu'au village, une décision doit être prise, les familles se réunissent pour débattre avant de prendre la décision. Nous sortons du parti unique pour aller vers le multipartisme. Nous étions tous d'accord (Pit, Fpi, Usd…) pour faire la conférence nationale. C'est pourquoi, nous avons fait ensemble les premières marches en 1990 pour réclamer cette assemblée. Si une seule famille vit dans le village et que le chef veut placer le fétiche au centre du village, cela ne poserait aucun problème. Mais, si vous êtes plusieurs familles et que c'est une seule famille qui place le fétiche, les autres ne vont pas le respecter. C'est ce qui est le problème. Nous disons donc que, puisque nous sortions du parti unique, quelles sont les règles du multipartisme qu'il faut appliquer. Pendant 40 ans, on a suivi une règle. Si on veut changer, il faut qu'on se mette d'accord sur de nouvelles orientations. Par le passé, les élections étaient organisées par le ministre de l'Intérieur, qui était du parti unique. Maintenant, il faut mettre en place, une commission dans laquelle tout le monde peut intervenir. C'est le bon sens. Et partout, dans une famille, s'il y a un problème, on se réunit pour en débattre. Les gens ne veulent pas de cette concertation peut-être qu'ils ont peur. Chacun ayant fait plus ou moins de bêtises. Ils craignent qu'au cours de cette concertation, on puisse dire que tel a fait telle bêtise. Conséquence : on est assis sur nos bêtises et on refuse d'en parler. Si on n'en parle pas, il n'y a pas de nation ni d'Etat. Pendant cette crise, il y a eu beaucoup de frustrations, de malheurs. On ne peut pas les occulter en disant que tout est bien fait. Après les accords de Marcoussis, on avait créé un ministère de la Réconciliation nationale. Il a été supprimé. Je ne sais pas si la réconciliation a été faite ou bien si on y a finalement renoncé. J'ai reproché à ce ministère de ne pas rassembler ceux qui sont à l'origine de la crise, c'est-à-dire Gbagbo, Bédié, Alassane. Il y a deux qui combattent un et vis-versa. C'est dans ce contexte qu'on est arrivé au coup d'Etat de 1999 et aux élections calamiteuses en 2000. Ce sont ces trois leaders politiques qu'on doit amener autour de la table pour que leurs supporters arrivent à la réconciliation. Je n'ai jamais vu le ministre Dano Djédjé avec ces trois personnalités. Quand l'un dit blanc, l'autre dit noir. Pour se réconcilier, il faut exprimer les vérités. Je peux vous donner l'exemple de l'Afrique du Sud. On ne pouvait pas penser que les Noirs, ayant eu la victoire, pouvaient dire aux Blancs de venir gérer le pays avec eux. C'est cela qui fait la grandeur d'une nation. On dit bien la vérité, on se pardonne et on va vers l'objectif commun. Mais pour nous, on finira toujours par cette concertation nationale. On veut faire souffrir la population. Quand il y aura des morts parmi ceux qui nous mènent la vie dure, en ce moment-là, on dira qu'on doit s'asseoir pour discuter. Nous voulons prévenir et non guérir.
•Est-ce cette concertation nationale qui fera la spécificité des démocraties africaines notamment celle de la Côte d'Ivoire ?
Cela dépend de chaque nation. Ailleurs, par exemple en France, au lendemain de la seconde guerre mondiale, quand il fallait former le gouvernement De Gaulle, il y a eu une concertation qui a rassemblé tous les Français, de la gauche jusqu'à la droite. Aujourd'hui, si un grave problème se pose en France, Sarkozy va convoquer aussi bien les communistes que les autres partis politiques. Dans tous les Etats, quand il y a un conflit ou une crise, on est obligé d'aller à la concertation. Imaginez que nous allions aux élections dans l'état où nous sommes. Tout le monde n'est pas d'accord. L'Accord politique de Ouagadougou (Apo) avait dit qu'il y aurait désarmement, en tout cas c'est ce que j'ai compris, en l'espace de dix mois. Malheureusement, c'est maintenant qu'on sort le problème du désarmement. Pourquoi on n'en a pas parlé au début ? Il y a sans doute une complicité entre les belligérants qui se sont entendus pour diriger la Côte d'Ivoire dans ce sens. Parce que je ne peux pas comprendre que des gens intelligents puissent promettre qu'on finira dans dix mois et qu'après quarante mois, on ne voit pas encore le bout du tunnel. Des gens responsables devaient démissionner parce qu'ils n'ont pas fait ou ne peuvent pas faire ce qu'ils ont promis. Ce qui n'a pas été le cas.
•Démissionner lorsqu'on est fautif, pourrait-il participer à l'enracinement de la démocratie ?
La démission, ce n'est pas parce qu'on a échoué par soi-même. Mais quand on vous confie une tâche que vous n'avez pas pu contrôler, vous devez en tirer les conséquences. Vous avez vu avec les déchets toxiques. Le ministre Jacques Ando n'avait rien à voir dans l'affaire. Il n'avait pas trempé dans les malversations. Puisque c'était lui qui dirigeait le ministère de l'Environnement, le Pit lui a demandé de démissionner. C'est être responsable que d'assumer ce que les collaborateurs ont fait pour faire dysfonctionner le service. C'est pourquoi nous avions demandé à Robert Beugré Mambé de démissionner à l'époque. Il a reconnu qu'il y a des dysfonctionnements au sein de la Cei (commission électorale indépendante, Ndlr). Qui peut avoir confiance à un tel chef qui n'arrive pas à contrôler et à faire ce qu'il doit faire ?
•Que dites-vous de ceux qui pensaient que le président de la République devait démissionner en septembre 2002 parce qu'il a été incapable d'assurer la sécurité des Ivoiriens ?
Il a résisté. Je ne pense pas qu'à l'époque, il fallait exiger la démission de Laurent Gbagbo. Il se battait pour chasser les rebelles. Il n'a pas réussi. Nous avons conseillé la négociation. Quand on ne peut mater une rébellion, on négocie. C'est ce que le Pit avait proposé. A l'époque on nous a traités de rebelles. Aujourd'hui, le chef des rebelles est notre grand patron. Depuis dix ans, il n'y a pas d'élections. On ne peut pas dire que la Côte d'Ivoire est un pays démocratique. On justifie tout cela par la guerre. Le jour où le peuple en aura marre, alors il prendra le pouvoir. Nous devons nous dire la vérité pour se pardonner.
•En attendant les élections, vous avez évoqué la question de la loi. Certains proposent de réformer la Constitution notamment l'article 48 qui fait du président un super président de la République. Quel est votre avis sur la question ?
Nous ne sommes pas d'accord avec le régime présidentiel tel qu'il a été créé depuis le jour de l'indépendance. Parce qu'il donne trop de pouvoirs à un seul homme. Tout se résume au président de la République. Si je veux par exemple une ambulance pour mon village, je dois aller voir le président de la République. Cela a développé l'esprit de dons qui est un esprit d'inégalité. Des gens, aujourd'hui, font des dons de 100 millions Fcfa, de véhicules, de motos, alors qu'il y a seulement dix ans, ils n'avaient pas un « France au revoir ». Où prennent-ils cet argent ? C'est par mauvaise conscience qu'ils vont donner des miettes aux populations. Nous disons non. Un Etat doit programmer, planifier. Il y a une carte scolaire. On construit des écoles là où les populations en ont besoin. Ce qui n'est pas le cas. Si le ministre de l'Education a un ami quelque part, il crée un collège là-bas. Pareille pour la gestion des médicaments. On doit recentrer le débat. Et surtout penser au changement de comportement. La réalité, c'est que personne ne veut travailler en Côte d'Ivoire. Tout le monde se débrouille. Et cela ne donne rien de bon. Cette jeunesse qui se déverse dans les rues pour faire la casse, si l'Etat les organisait pour travailler, nous pourrions avancer un peu. Nous avons la chance d'avoir un pays dit « bénit de Dieu» et toute la jeunesse est laissée pour compte. Des étudiants titulaires de maîtrise et autres diplômes d'ingénieurs, sont obligés d'organiser des hold-up pour gagner leur vie. Je pense que la concertation nationale est nécessaire pour qu'on puisse réfléchir à ces questions. Il vaut mieux rassembler toutes les entités sociales. Les Ivoiriens doivent se retrouver car nous allons droit dans le fossé. Tout le monde le voit mais on ne fait rien.
•Faut-il mettre les élections entre parenthèses pour s'asseoir et discuter ?
On ne met pas entre parenthèses les élections. En 2005, quand on devait aller aux élections et que ça ne marchait pas, on a dit qu'il fallait faire une conférence nationale. Parce qu'au bout d'un mois, on pouvait trouver une solution. On nous a dit que cela était trop long. Cela fait cinq ans qu'on n'a pas d'élections. On a pris l'habitude de reporter les dates.
•Est-ce dans cette perspective que vous êtes en train de constituer un bloc pour réclamer les élections ?
Nous n'aimons pas le terme bloc car, ça bloque. C'est une troisième voie. Il y a deux antagonistes qui s'affrontent et on a l'impression que c'est la mort de l'un qui peut amener une situation normale. Nous disons non. Personne ne doit mourir. Nous devons œuvrer pour l'intérêt général et non pour l'intérêt d'un bloc.
Interview réalisée par Marc Dossa
Coll. Ouattara Moussa