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Société Publié le vendredi 3 septembre 2010 | Le Nouveau Courrier

La liberté a un prix (1)

Digbeu et Kouamé sont de vieux amis. Ils ont fait plusieurs choses ensemble : le collège, le lycée puis l’université. Les 400 coups aussi. C’est après leurs études universitaires que leurs chemins se séparèrent. Digbeu, qui avait étudié l’économie, fut embauché par une boîte française, non loin de Paris. Quant à Kouamé, sa passion était les droits de l’homme. Il les défendait comme Michel-Ange peignait ses toiles, comme Shakespeare écrivait ses poèmes, comme Beethoven composait sa musique. Opposé aux traitements inhumains, c’est naturellement qu’il entra dans la Ligue ivoirienne des droits de l’homme. Jaloux de sa liberté, il n’appartenait à aucun parti politique. Un jour, il devait participer à un séminaire à Paris (France). Après moult tracasseries, l’ambassade de France à Abidjan lui délivra un visa d’une semaine. Avant la crise ivoirienne, pour ce type de réunions, on lui donnait un visa de quatre à cinq semaines. La réunion devait durer quatre jours, ce qui signifie qu’il n’avait que soixante-douze heures pour flâner, lécher les vitrines et rendre visite à quelques amis. Avant de débarquer à Orly, il avait décidé de loger chez l’un d’entre eux, Digbeu, son ami d’enfance. C’est chez ce dernier qu’il fila dès qu’il réussit à récupérer sa valisette. Six jours plus tard, Digbeu dit à son hôte : « A cause de ton séminaire, ma femme et moi t’avons peu vu. J’espère que tu nous consacreras au moins une semaine avant de retourner à Abidjan. Ça fait tellement longtemps qu’on ne t’a pas revu. » Mais Kouamé lui répondit : « Chose impossible hélas car je suis à la fin de mon séjour. En effet, l’ambassade de France ne m’a accordé qu’une semaine. » Et Digbeu de s’exclamer : « Tu pars demain ? Si je comprends bien, tu n’auras passé que vingt-quatre heures avec nous ! » Il s’en prit ensuite à tous ceux qui, à ses yeux, rêvaient toujours d’en découdre avec la France, à ceux dont les discours retardaient, selon lui, la normalisation des relations entre la Côte d’Ivoire et la France. Kouamé était choqué d’entendre tout cela. Lui qui, en voyage quelques années plus tôt à l’Ouest de la Côte d’Ivoire, avait vu des maisons et des cases incendiées, des enfants et femmes carbonisés, des hommes tailladés à la machette, ne comprenait pas que son ami ne se mette pas en colère contre les auteurs et les commanditaires de ces actes de barbarie perpétrés au nez et à la barbe des soldats de Licorne et de l’ONUCI. Pour lui, ce n’était pas contre ceux qui refusaient la prise du pouvoir par les armes qu’il fallait pester mais contre la rébellion et tous ceux qui la soutiennent à l’intérieur et à l’extérieur de la Côte d’Ivoire, contre ceux qui célèbrent la résistance dans leur pays mais la dénigrent chez nous.
Alors que Kouamé n’avait pas fini de crier son indignation, Digbeu revint à la charge en ces termes : « Mon cher ami, Il faut être réaliste. Ce qui se passe actuellement entre Ivoiriens et Français ressemble au combat du pot de terre contre le pot de fer. Il est vrai que, avec la fronde et la pierre, David triompha du Philistin Goliath (1 Sam 17, 40-54) mais une fois n’est pas coutume. Il ne sert donc à rien de continuer à résister. Le combat contre la France est perdu d’avance. Le général Emmanuel Beth vient d’être nommé ambassadeur de France à Ouagadougou. C’est un signe que nous ne sommes pas à l’abri de mauvaises surprises et que les autorités françaises n’ont pas dit leur dernier mot. La France est trop puissante pour être vaincue par la petite Côte d’Ivoire. Notre président a eu tort de n’être pas venu à Paris, le 14 juillet dernier. Je serais à sa place que j’aurais accepté que les soldats ivoiriens participent au défilé sur les Champs-Elysées. De plus, tous les pays du monde ont une puissance tutélaire. C’est comme ça et ce n’est pas nous, les Ivoiriens, qui allons changer les choses. Le jour où nous donnerons aux Français ce qu’ils veulent (les privilèges et facilités qu’ils avaient du temps d’Houphouët-Boigny), la rébellion sera désarmée et l’unicité des caisses, une réalité. Et toi, quand tu voudras revenir en France, on ne te donnera plus une semaine mais trois mois, voire un an.» Kouamé savait que Digbeu était un militant de l’ancien parti au pouvoir et que c’est ce parti qui l’avait aidé à entrer dans l’entreprise française qui le payait grassement mais était-ce une raison pour que son condisciple d’hier défende l’indéfendable ? Lui, Kouamé, connaissait à Abidjan, des gens qui, tout en militant dans le même PDCI, avaient pris fait et cause pour la République et refusé la dissolution du Parlement et le changement de la Constitution. Il comprit alors que Digbeu et lui étaient sur des longueurs d’onde différentes, qu’ils ne se battaient pas pour la même cause, qu’ils n’avaient pas les mêmes valeurs, bref qu’ils n’appartenaient pas à la même Côte d’Ivoire. Dès lors, était-il nécessaire de répondre à Digbeu ? Arriverait-il à le convaincre ? Il se posait toutes ces questions. Finalement, il décida d’apporter une réplique à son ami : « Je n’ai jamais mis en doute la « puissance » militaire de la France. L’Histoire nous apprend néanmoins que cette « puissante » France fut défaite et humiliée en Indochine, que même l’armée américaine mordit la poussière au Vietnam et en Somalie. L’armée française est sûrement capable de tuer des milliers d’Ivoiriens – elle l’a honteusement prouvé en novembre 2004 devant l’hôtel Ivoire en tirant à balles réelles sur des patriotes désarmés – mais elle ne pourra pas massacrer tous les Ivoiriens, ni tuer dans les survivants les idées de liberté et de démocratie. Pour revenir à la question de mon visa, l’ambassade française m’aurait octroyé deux jours que je ne me serais point offusqué. Car la lutte pour la liberté a un prix que nous devons accepter de payer. Voilà un an que je ne suis pas sorti de la Côte d’Ivoire. Je n’en suis pas mort pour autant !»

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