Les peintres ivoiriens vivent-ils de leur art ?
La Côte d’Ivoire regorge d’artistes peintres de qualité de par la spécificité de leur écriture et de la diversité de leurs styles. Des sommités qui, dans le fond, rencontrent de nombreux problèmes financiers s’ils ne décident de vivre que de leur art.
Michel Kodjo, Youssouf Bath, Augustin Kassi, Hourra James Kadio, Monébou, Jacobleu, N’Guessan Essoh, Koudougnon Théodore, Sossa Kouassi, Mathilde Moro…, des noms plus ou moins connus du grand public. Et pourtant, ils font œuvre utile dans notre société de par leurs styles respectifs. Expositions personnelles et groupées, vernissages à l’étranger, participation à des workshops et open-studios, ces créateurs font la fierté de la Côte d’Ivoire au plan artistique à travers le monde. Et la seule évocation de leurs noms suscite admiration et respect. Seulement, à côté de la renommée qu’ils ont, de nombreux auteurs n’arrivent pas à vivre de leur art. Sur la question, celui qui a procédé à la première exposition personnelle d’œuvres d’art en Côte d’Ivoire, Michel Kodjo, est clair : « personne ne se nourrit en Côte d’Ivoire de ses œuvres ». Pour le doyen des peintres, cette triste réalité est la résultante de la politique artistique au plus haut niveau de l’Etat. «Les autorités pensent que c’est pour nous que nous peignons. Elles croient que faire la promotion de l’art consiste à nous enrichir», s’indigne-t-il. «Matériellement, je suis déficitaire. C’est le peu d’argent que je reçois sous forme de pension qui me permet de vivre», affirme-t-il. Les touristes européens sur lesquels il pouvait compter pour écouler quelques œuvres, se font rares à Grand-Bassam où il vit, depuis la crise de 2002.
On ne crée pas pour de l’argent
L’artiste peintre traduit les sujets qu’il voit ou qu’il imagine sur toile, sur bois, sur verre, sur carton etc. De ce fait, il est un critique de nos mœurs. Donc nécessairement gênant. Ce que traduit bien Michel Kodjo qui est convaincu d’une chose : un artiste ne crée pas pour de l’argent. «Le sens de l’art, c’est la base de l’humanité. C’est la culture qui développe les éléments d’une civilisation. Le vrai art nourrit l’esprit, le mercantile avilit», s’encourage-t-il. Soro Zana, président de l’Association des artistes plasticiens de Côte d’Ivoire (Aplaci), moins philosophe que Kodjo, le peintre de Grand-Bassam, reconnaît la difficulté qu’il y a à ne vivre que de la création de tableaux. Ce qui fait de l’ouverture sur l’enseignement offerte aux artistes après leur formation, un gage. «Après des études aux Beaux-arts, l’enseignement constitue une garantie financière», reconnaît-il. Pour lui, s’il y a des statistiques à faire, seulement 2% des peintres ivoiriens arrivent à vivre de leur création. Joseph Koffi, galeriste, voit cela sous un autre angle. Il pense que de nombreux créateurs manquent de confiance en eux. «Un artiste peut avoir du talent et ne pas y croire. C’est pourquoi, il recherche d’autres ressources et se contente de son salaire. Il n’arrive pas, en ce moment à se passer des données académiques pour produire et gagner de l’argent», argumente-t-il.
Quand l’artiste veut tout faire
Toute création est destinée à la vente. Pour ce faire, plus on crée, plus on gagne suffisamment d’argent. Pour Joseph Koffi, «le créateur doit concevoir et laisser faire». C'est-à-dire donner la possibilité aux spécialistes de la vente de valoriser l’œuvre sur le marché. «On ne peut pas être créateur et vendeur. Il faut dissocier les deux. Tous ceux qui ont essayé de le faire, ont eu des problèmes», affirme-t-il. Cette critique concerne généralement les pionniers. Le galeriste soutient que la cotation d’un artiste provient de ses participations à des workshops, open-studios, expositions individuelles ou groupées dans des lieux de prestige. A l’époque, le salon ‘’Coup de fusil’’ de l’hôtel ivoire était la référence en la matière. Soro Zana se convainc qu’il est difficile pour un artiste de se faire seul une renommée, voire avoir une bonne cotation. Et de renchérir : «Les Picasso, aujourd’hui, n’ont pas la même valeur que du vivant de l’auteur. Van Gogh a échangé des tableaux contre du pain. Alors que ceux-ci s’évaluent, de nos jours, à des centaines de millions». D’où un appel aux gestionnaires de la culture en Côte d’Ivoire de valoriser les productions des créateurs nationaux. «C’est le nom qu’on vend et non le produit », soutien Youssouf Bath, un des plus beaux pinceaux de Côte d’Ivoire, domicilié à Dabou. Pour lui, la promotion des toiles ivoiriennes doit passer par la création d’un musée de l’art contemporain. «C’est l’Etat qui organise des expositions et sélectionne les meilleures œuvres pour les conserver », déclare le peintre. « Mais, regrette-t-il, les garants du ministère de la Culture ne s’en soucient même pas». Au niveau de la promotion de la culture ivoirienne à l’extérieur, il existe quelques mécènes. Le plus actif, à ce jour, est le professeur Yacouba Konaté, galeriste et critique d’art, qui permet à des artistes d’exposer en Europe.
De l’art à l’artisanat, un pas à franchir
Au plan local, certaines galeries parviennent à faire émerger de jeunes talents. C’est le cas d’Houkami Design, initiatrice du Grand Prix Guy Nairay de la créativité. Mais, à trop vouloir vendre, on s’expose au risque de ne plus pratiquer de l’art pour devenir des artisans.
Certains tableaux de peintres ivoiriens se négocient à des millions de Fcfa. Un Augustin Kassi ou un Hourra James Kadio ne se retrouve pas à tous les coins de rue. «Je ne produis pas plus de trois tableaux par an. J’ai ici des toiles que j’ai commencées il y a des années qui ne sont pas achevées. Lorsque j’arrive à le faire, ce n’est pas à des dizaines de mille que je les vends», confie Augustin Kassi. La forte demande et la rareté des œuvres d’un auteur se reflètent sur les prix d’achat. Par ricochet, l’abondance de toiles d’un auteur les dévalorise. Selon Youssouf Bath, un tableau est une pièce unique. Ce qui fait dire à Michel Kodjo que : «Tout mode d’expression n’est pas de l’art». Et de continuer, « Le mensonge est beau, la vérité est belle. L’homme ment. Beaucoup de choses qui se traduisent, sont du faux, de la copie». La reproduction des œuvres et du style des plasticiens gangrène aussi le monde de la peinture. Allant jusqu’à faire apposer au bas du tableau contrefait, le nom d’un auteur connu. Ainsi, peut-on retrouver du Michel Kodjo, Mathilde Moro ou Sossa Kouassi à 10.000 Fcfa à un carrefour d’Abidjan. Une situation qui ronge les vrais créateurs, condamnés à toujours rechercher d’autres activités pour avoir un niveau de vie décent.
Sanou A. (Stagiaire)