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Politique Publié le vendredi 15 octobre 2010 | Le Temps

Devoir de mémoire : La gestion hasardeuse de Bédié

La Côte d'Ivoire a-t-elle été bien gérée ? Grande interrogation du confrère Jeune Afrique. Le Temps vous propose l’intégralité de l’article de l’hebdomadaire panafricain sur la gestion hasardeuse de Henri Konan Bédié, alors Président de la République de Côte d’Ivoire. Devoir de mémoire oblige.

Locomotive de l'Afrique de l'Ouest, le pays fait l'objet de sévères critiques des bailleurs de fonds. En août 1999, N’Goran Niamien, le ministre ivoirien de l'Economie et des Finances, a pris la décision, contraint et forcé, de rembourser les 18 milliards de Fcfa de l'aide européenne que des fonctionnaires des ministères de la Santé et de l'Intérieur avaient détournés entre 1992 et 1997 (voir J.A. n° 2007). Dix-huit cadres et agents des deux départements ont été inculpés, et certains écroués. Niamien espérait ainsi mettre un terme à la polémique que ce scandale, révélé en juin par la presse locale, avait suscitée. Il n'a fait, en réalité, que donner raison aux bailleurs de fonds de plus en plus méfiants vis-à-vis de l'administration ivoirienne. Cet acte risque, en effet, de faire jurisprudence et coûter cher à la Côte d'Ivoire. N'oublions pas que plusieurs audits sont en cours et concernent des domaines aussi sensibles et opaques que les Filières Café-Cacao (entre 1996 et 1998), les comptes de la défunte Caisse de stabilisation (Caistab), les dépenses non ordonnancées, etc. Le plus inquiétant est qu'ils ont été commandés par deux bailleurs de fonds majeurs : le Fonds monétaire international (Fmi) et la Banque mondiale. Que se passera-t-il si le Fonds et la Banque demandent le remboursement des sommes, certainement plusieurs dizaines de milliards de F cfa, perçues indûment par les autorités d'Abidjan ? L'acte du ministre des Finances montre simplement que la Côte d'Ivoire se retrouve dos au mur. Qu'elle ne peut plus défendre une administration bien structurée et, en apparence, efficace, mais gangrenée par la corruption et les malversations. Une Administration dont la principale raison d'être est l'enrichissement des élites. Faut-il blâmer l'actuel gouvernement ? Comme les précédents, il a hérité du «système». Les racines du mal, on le sait, remontent plus loin. Ce dossier qui porte sur la période 1993-1998 montre malheureusement que le «système» a encore de beaux jours devant lui. «L'Eléphant d'Afrique, c'est plus qu'un slogan ! C'est une projection dans l'avenir, qui indique notre volonté de faire de la Côte d'ivoire, en une génération, un nouveau pays industriel». Résolument optimistes, ces propos ont été tenus récemment par le Président Henri Konan Bédié. L'homme qui préside aux destinées de la Côte d'Ivoire depuis décembre 1993, après la disparition de Félix Houphouët-Boigny, y croit dur comme fer. C'est déjà ce qu'il affirmait en octobre 1995 aux investisseurs internationaux venus participer au premier forum Investir en Côte d'Ivoire (ICI95) et profiter de l'incontestable boom économique ivoirien. Bédié leur promettait même une croissance à deux chiffres dès l'an 2000. Comment expliquer que le réveil soit si dur pour les quinze millions d'Ivoiriens ? Comment justifier que l'espoir, fondé sur de réelles potentialités d'un pays à même de devenir une véritable puissance économique régionale, ait cédé la place au doute ? Les bailleurs de fonds internationaux sont sur la même ligne. S'ils ont décidé depuis juin de quasiment geler leurs interventions, c'est à la suite des virulentes critiques du Fonds monétaire international qui avait déjà exprimé son mécontentement, notamment au début de l'année 1998. Le Fmi a publiquement fait état de ses réserves sur la gestion des finances publiques et a considéré que les conditions n'étaient pas réunies pour la poursuite du programme d'ajustement en cours. Une critique en règle contre un pays que le Fmi voulait présenter comme un «bon élève» de ses politiques macroéconomiques strictes, et qui s'est soldée par une crise avec la présidence ivoirienne. Depuis 1997, le Fmi tirait la sonnette d'alarme. Malgré une croissance soutenue, et moins de deux années après l'élection du Président Bédié, le retour de pratiques que l'on croyait révolues - comme les manipulations extrabudgétaires de dizaines de milliards de Fcfa - figurait parmi les raisons qui ont fait craindre le pire au Fonds. Y compris le risque de voir se ralentir la dynamique de croissance, celle-ci ayant nécessité, de la part des précédents gouvernants, la mise en place d'une sévère politique d'austérité. Au grand dam des Ivoiriens, mais aussi de tous les ressortissants des pays de la zone franc. Pour avoir l'explication, il faut remonter à janvier 1994 et à la dévaluation de 50 % du Fcfa inspirée par la France. L'un des objectifs, pour Abidjan, était de restaurer la compétitivité de l'économie ivoirienne, locomotive sous-régionale grâce à son énorme potentiel productif, mais toujours fortement dépendante des fluctuations des cours mondiaux des matières premières agricoles. Longtemps retardée en raison de l'opposition d'Houphouët, la dévaluation permet à la Côte d'Ivoire d'amorcer un décollage économique et d'afficher un taux de croissance moyen de plus de 6 % pendant quatre années consécutives. La communauté internationale avait mobilisé les moyens d'assurer la réussite de l'opération : dès 1994, les prêts des bailleurs de fonds atteignent la coquette somme de 556 milliards de Fcfa. Sur la période 1994-1997, ce sont au total plus de 1 368 milliards de Fcfa qui sont déversés sur la Côte d'Ivoire. Il faut y ajouter les gains engrangés grâce aux rééchelonnements obtenus devant le Club de Paris : 1 063 milliards de Fcfa sur quatre ans. Une première dans la zone franc, puisque le flux total atteint 2 431 milliards ! Le tout agrémenté d'une progression des exportations ivoiriennes avec des cours orientés à la hausse, d'une nette reprise des investissements privés (locaux et étrangers), ainsi que d'une forte hausse de la consommation et de la croissance. L'opération dévaluation a incontestablement réussi.

Pourtant, malgré des résultats positifs, les relations commencent à se tendre dès le début 1997 avec le Fmi. Le renouvellement de l'accord d'ajustement, venu à expiration en mars, est bloqué. Abidjan joue la montre, appelle Paris à l'aide, rien n'y fait : le Fonds refuse d'endosser ce qu'on appelle pudiquement «les dérapages des finances publiques». Alors que les recettes sont inférieures aux prévisions, les dépenses publiques sont en forte hausse. Bédié, explique-t-on alors à Abidjan, conforte l'assise de son régime et renvoie l'ascenseur à ses partisans. Les entreprises découvrent, à nouveau, que l'Etat est foncièrement un mauvais payeur : les arriérés intérieurs gonflent et provoquent de vives tensions sur la trésorerie de ce secteur privé qui doit être le fer de lance de la consolidation de la croissance et de la création d'emplois. En octobre 1997, les citoyens découvrent les fameuses «Deno», les Dépenses non ordonnancées. En clair : des dépenses engagées sans affectation budgétaire précise. N’Goran Niamien, le ministre des Finances, reconnaît alors publiquement l'ampleur du phénomène. Pas moins de 134 milliards de Fcfa de Deno sont, à fin de l'année 1996, recensés par le Fmi. Près de 5 % du volume global d'exportation du pays ! Dans la foulée, Niamien annonce des mesures correctrices, confirmant que le pays repasse sous les fourches caudines du Fmi.

C'est l'époque où, à Abidjan, on commence à parler des golden boys du café-cacao. (...)
La Banque mondiale hausse alors le ton. Elle exige la libéralisation totale de l'importation des céréales et des Filières Café-Cacao, deux des principales sources de revenus pour le régime. Au passage, elle demande le démantèlement de la Caisse de stabilisation, la fameuse Caistab, qu'Houphouët-Boigny avait bâti de ses propres mains et qui était la véritable «caisse noire» du pays. En outre, la Banque exige, en vrac, la suppression d'exonérations fiscales ou douanières, a un nouveau code des investissements, le renforcement de l'outil statistique (pour éviter les «déperditions» et un programme de soutien à l'administration. Pour les privatisations, elle impose la transparence. L'heure n'est plus aux concessions de gré à gré, comme celle qui a profité, en 1990, au groupe Bouygues dans le domaine de l'électricité*. Toutefois, la Banque mondiale - à l'instar de nombre d'observateurs - s'étonne, en aparté, du déroulement de certaines opérations financières. Ce que la Banque mondiale ne dit pas ou n'ose pas encore dire, c'est que sur quatre ans (1994-1997), plusieurs centaines de milliards de Fcfa sont détournés de l'investissement productif. Certaines sources indépendantes estiment les détournements directs et indirects à plus de 1 500 milliards de Fcfa ! Avec une telle ponction, c'est toute la machine économique qui se grippe. D'autant que, privée d'accord avec le FmiI et, partant, des 112 millions de dollars qu'il devait lui verser, la Côte d'Ivoire termine l'année 1997 dans le rouge, faute d'avoir pu mobiliser les financements extérieurs nécessaires à la couverture de son déficit. Les prêts extérieurs tombent à 126 milliards de F CFA cette année-là, à comparer aux 556 milliards mobilisés dans l'euphorie qui a fait suite à la dévaluation. Il faudra attendre mars 1998 - et, à en croire la rumeur, une intervention du Président français Jacques Chirac - pour que le dialogue reprenne avec un Fmi de plus en plus intransigeant. Un nouveau Programme d'ajustement structurel (Pas) est conclu le 17 mars 1998. Il marque le début d'une nouvelle période d'austérité pour des Ivoiriens déjà soumis à une lourde fiscalité. Trois objectifs sont fixés par le Fonds monétaire : une croissance de 6 %, la réduction des déficits publics et courants, l'apurement des arriérés. Dans la foulée, Abidjan obtient un accord sur sa dette commerciale (31 mars 1998) et un second sur sa dette publique (24 avril 1998) qui débouchent sur des annulations substantielles (mais conditionnelles) d'une partie de son endettement. Les trois quarts des sommes dues sont concernés. Plus intéressant encore : les pays créanciers envisagent ouvertement un allègement du stock de la dette à l'horizon 2001 - et non plus un simple traitement des échéances courantes -, ainsi que l'octroi à la Côte d'Ivoire du bénéfice de l'initiative Hipc (High indebted poor countries), destinée à alléger de manière très significative la dette de certains pays pauvres pour lesquels elle devient «insoutenable». Bien que prometteur, l'édifice volera en éclats en deux temps. En septembre 1998, la première revue de programme conclu pied à pied six mois plus tôt montre que certaines mauvaises habitudes ont la vie dure. Le remaniement ministériel du 10 août s'est traduit par la création de six nouveaux postes ministériels à financer. La Caistab, dont le rôle a été réduit, est soupçonnée d'avoir manipulé les chiffres de la récolte de café-cacao en 1996 et 1997. Selon les institutions de Bretton Woods, ce sont quelque 100 milliards de Fcfa qui manqueraient à l'appel. Contrôlées par des majors françaises et dirigées par des barons locaux, les grandes banques sont au bord de la crise avec des provisions insuffisantes. Et pour cause : n'ayant pas prévu les déboires de certains de leurs plus gros clients, sans oublier les nantissements couverts du cacao virtuel -, elles se sont retrouvées avec plus de 110 milliards de Fcfa de créances compromises, pour ne pas dire irrécouvrables. De quoi faire sauter tout le système... malgré la vigilance bienveillante de la Commission bancaire de l'Uemoa. Deuxième coup dur : en visite sur place, en février-mars dernier, les experts du FmiI concluent que les conditions ne sont plus réunies en Côte d'Ivoire pour engager les négociations sur la deuxième année du programme d'ajustement en cours. Bien avant que n'éclate le scandale de trop - le détournement avéré et reconnu de 18 milliards de Fcfa d'aide européenne, destinés au secteur de la santé -, le Fmi dénonce de nouveaux dérapages dans les finances publiques. Ainsi, les dépenses hors budget - 120 milliards de Fcfa à la fin de 1998 - explosent à nouveau. De même pour les arriérés intérieurs, qui s'envolent pour atteindre 85 milliards de Fcfa. N'apparaissant pas dans les statistiques officielles, ils pénalisent toutes les entreprises privées, et donc la croissance et l'emploi. Enfin, les secteurs sociaux, qui devaient être choyés à la demande de la Banque mondiale, subissent des coupes claires. Résultat : tous les bailleurs de fonds, ou presque, suspendent leurs concours ou voient leurs projets reportés sine die. Ce sont à nouveau plusieurs dizaines de milliards de Fcfa de crédits qui sont gelés. Mais le plus grave est encore à venir : si, en septembre, les administrateurs du Fmi ne constatent aucun progrès significatif dans l'application des mesures demandées, l'accord actuel serait purement et simplement remis en cause. Ce qui priverait Abidjan du bénéfice de l'accord de réduction de la dette (initiative Hipc), soit la bagatelle de 800 millions de dollars qui partiraient en fumée. Un tel scénario fait frémir la présidence ivoirienne, dont le titulaire garde les yeux rivés sur l'élection présidentielle d'octobre-novembre 2000, et à laquelle il se prépare activement depuis de nombreux mois. Ce «contexte de politique intérieure», comme disent diplomatiquement les Institutions de Bretton Woods, n'est peut-être pas étranger aux dérapages actuels. La victoire à tout prix est peut-être la première explication non économique de l'enterrement du mythe de «l'Eléphant d'Afrique». Toujours est-il que les signes d'essoufflement observés se sont confirmés l'an dernier, avec une hausse des prix supérieure aux prévisions du programme conclu avec le Fmi. Plus grave encore : de solides interrogations demeurent quant à la croissance future, la Côte d'Ivoire ayant mangé son pain blanc. Les programmes d'investissement liés aux privatisations et aux douze travaux de l'Eléphant d'Afrique ont déjà été comptabilisés. De plus, les effets bénéfiques liés à la dévaluation ont été totalement absorbés. Toujours structurellement dépendante - malgré son potentiel industriel renforcé - du marché mondial des matières premières, la Côte d'Ivoire a bénéficié d'une manne divine : le pétrole et le gaz qui, non seulement lui assurent une très précieuse autosuffisance, mais lui permettent aussi d'exporter des produits raffinés vers les pays de l'hinterland. Il ne manque plus à ses gouvernants actuels qu'à intégrer une simple notion promue par les institutions de Bretton Woods et la Bad : la bonne gouvernance.

* La production, le transport et la distribution de l'électricité ont été attribués, en 1990, par le gouvernement Ouattara à un consortium composé de Bouygues et d'Electricité de France, qui a créé la Cie (Compagnie ivoirienne d'électricité) à cette occasion.

Source : Jeune Afrique,
août 1999
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