L’éminent professeur, ancien doyen de la Faculté de Droit, analyse ici les ressorts des résultats du premier tour de la présidentielle. Ouraga Obou ne manque pas de donner quelques indications sur le second tour.
Pourquoi, selon vous, Laurent Gbagbo se retrouve-t-il face à Alassane Ouattara et non à Henri Konan Bédié pour le second tour de la présidentielle ?
Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer. D’abord, sur la forme, Ouattara a apporté du nouveau par rapport aux autres candidats. Deuxièmement, l’alliance de raison avec Bédié dans le Rhdp (ndlr, Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et pour la paix) a joué en sa faveur. Troisième facteur, le vote ethnique fait la différence.
Qu’est-ce qu’il a apporté de nouveau ?
Sur le plan de la communication, il a mieux communiqué. Les affiches étaient meilleures et plus expressives. Ensuite, toujours sur la forme, il a fait une bonne prestation à la télévision. Il était mieux préparé sur la forme même si le fond est très contestable. Il a séduit par le populisme.
Pour le deuxième facteur, on constate que le refus du candidat du Pdci (ndlr, Parti démocratique de Côte d’Ivoire) de participer au débat télévisé lui a été profitable. Car, le candidat du Pdci a donné l’impression qu’il n’avait rien à proposer. Alors qu’il a été victime du coup d’Etat de 1999. Il aurait pu exploiter suffisamment ce phénomène en se posant en victime. Il est resté dix ans à l’écart de la vie politique. Ce qui lui aurait permis de proposer aux Ivoiriens le fruit de sa réflexion, notamment sa nouvelle vision de la Côte d’Ivoire. Or, il est resté silencieux sur le bilan critique de ses six années à la tête de l’Etat. Tout ceci aurait pu le repositionner au niveau du Rhdp.
Mais, j’ai eu l’impression que le Pdci a été piégé. Il a cru très rapidement, qu’en fait, c’est lui qui devrait être en deuxième ou première position, de manière à repêcher Ouattara et le légitimer. Cela n’a pas fonctionné. Ce schéma a joué totalement en sa défaveur. Parce qu’étant donné que le candidat du Pdci n’a pas fait ce qu’il devait faire, Ouattara s’est emparé de la peau de la victime pour devenir la victime et apparaître comme une alternative au niveau du Rhdp.
Troisième élément, j’ai eu l’impression que Ouattara a capitalisé en lui tous les mécontentements, résultant à la fois de l’effet de l’ivoirité, mais aussi de celui de la guerre, et peut être subsidiairement du fait religieux, pour se positionner dans le Nord et y être le seul. Je dirais que ce vote ethnique s’est même prolongé dans le Sud.
Comment percevez-vous cette cristallisation de l’électorat autour de la question ethnique ?
Il faut d’abord noter que les Ivoiriens ont voté massivement. C’est un fait historique. Parce que traditionnellement, le taux de participation se situe entre 30 et 35%. Là, nous avons 80% et un peu plus dans certaines régions. Ça montre le ras-le-bol des Ivoiriens. C’est dire qu’ils ont envie d’en finir avec la situation de crise et de se trouver un président avec une nouvelle légitimité.
Le vote ethnique en lui-même peut s’expliquer par le fait que la démocratie n’est pas encore suffisamment ancrée dans le subconscient des Ivoiriens. Parce que la population reste encore très rurale. Et dans le monde rural, on suit l’homme, plus parce qu’il est l’homme du terroir que pour ses idées. J’ai par exemple écouté des populations du Centre dirent qu’elles ont un pacte avec le Pdci. Et qu’en fait, lorsqu’elles votent pour le Pdci, c’est moins pour Bédié que pour Houphouet qui ne vit plus. Donc c’est un pacte mystique. On peut retrouver le même phénomène au Nord. Tout comme on pourrait le retrouver en pays bété. Les gens estiment que comme c’est un fils du pays alors on vote pour lui.
En repêchant Gbagbo et Ouattara pour le second tour, l’électorat n’hésite-t-il pas entre le bilan du premier et le programme du second ? Etant entendu que Bédié n’a rien proposé de nouveau.
Gbagbo avait le désavantage d’être le président sortant. Donc, il avait contre lui un bilan qui est contrarié par le fait de la guerre. Il a beaucoup réalisé mais les gens attendaient plus de lui. Sur ce point, à mon avis, aussi bien durant sa campagne que pendant son passage à la télé, il a moins défendu son bilan. Il s’est plutôt focalisé sur des thèmes, importants, mais moins porteurs pour le quotidien des Ivoiriens. Par exemple, lorsqu’on amène l’autoroute jusqu’à Yamoussoukro, c’est un fait très important pour l’opérateur économique. Mais, pour le citoyen ordinaire, qu’est-ce que cela peut lui apporter ? Qu’il passe trois ou cinq heures pour arriver à Yamoussoukro, l’essentiel pour lui est d’arriver. A l’inverse, chaque heure gagnée est importante pour l’opérateur économique. De même, si vous construisez les bâtiments abritant des institutions, le citoyen ordinaire n’en voit pas toujours l’utilité alors que c’est significatif pour la nation.
De tous les candidats, le président Gbagbo est le plus proche du peuple. Mais contrairement à ses habitudes, il a moins séduit, là où il est traditionnellement excellent. Il a moins parlé pour le peuple. Il a par exemple dégagé deux thèmes forts : la question de la banque de l’emploi des jeunes et celle de la banque des femmes. Il ne les a pas expliquées. Les gens ne savent pas trop comment ils vont accéder à ces crédits. Comment et quand il va les créer effectivement.
Le prix du cacao a augmenté, il n’a pas expliqué ce que ça peut apporter au citoyen dans son quotidien. Quel est l’apport des usines de transformation de cacao dans la relance de l’économie ? Il n’a pas bien exploité ses thèmes favoris. Je dirais que quand il est passé à la télévision, il a été moins bon que d’habitude. Sur le ton, c’était bien. Mais comme il semblait un peu fatigué, il n’a pas suffisamment séduit son auditoire comme d’habitude. Il n’a pas exploité suffisamment son talent de grand communicateur.
Et, en ce qui concerne Ouattara ?
Le bilan de Ouattara est lointain. Il est parti après trois ans. Les plus jeunes ne savent pas qui il est et ce qu’il a fait. Son passage est si lointain que les autres ne savent plus exactement dans les détails ce qu’il a fait de bon ou de mauvais. Evidemment, il arrive comme un homme nouveau qui n’avait que des promesses à faire. Je disais tantôt que sur le fond, il avait fait du populisme.
D’abord sur le principe de la démocratie, c’est lui qui a fait voter, en 1992, la loi anti-casseur qui porte un coup fatal au principe de la liberté de manifestation à la suite des événements du 18 février. C’est aussi lui qui a fait promulguer la loi sur le droit de grève et qui supprime pratiquement le droit grève. Troisième élément, il a bien exploité le problème sur les salaires à double vitesse, synonyme de violation flagrante du principe d’égalité devant la loi. Il a dit que ça devait disparaître au bout de deux mois. Mais, cela a duré deux ans. Le décret l’instituant est du 11 décembre 1991 et il est parti en décembre 1993.
Là où j’estime qu’il a été populiste, c’est quand il a dit qu’il va injecter une forte somme dans l’économie. Où va-t-il la trouver?
C’est bien de promettre. Mais, tous ceux qui ont fait ce genre de promesse le paient aujourd’hui. En France, Nicolas Sarkozy avait tout promis. C’était aussi un « Nicolas solution à tout ». Aujourd’hui, la réalité est là, elle est sévère. Car, le pouvoir brûle. Car si c’était aussi facile d’obtenir de l’argent, Sarkozy en aurait obtenu pour régler ses problèmes. D’autant plus que le directeur général du Fmi est un Français. Le siège de la Banque mondiale se trouve aux Etats-Unis. La monnaie de référence est le dollar. Si cela était aussi vrai, Barack Obama aurait obtenu l’argent nécessaire pour relancer l’économie américaine. Je crois que ce n’est pas comme cela que les choses se passent. Sinon, pourquoi n’a-t-il pas déjà amorcé la reconstruction du Nord ou injecté suffisamment d’argent dans les communes détenues par le Rdr pour en faire des villes modernes ?
Habituellement, c’est le président Gbagbo qui est accusé de populisme. Il promet beaucoup. Notamment lors de ses visites d’Etat.
Ce ne sont pas que des promesses puisque l’autoroute jusqu’à Yamoussoukro est en chantier. Le reste concerne des constructions en chantier. Mais de mon point de vue, il faut qu’il rassure davantage qu’il va terminer ces travaux s’il était réélu, quel que soit le vote des populations du Centre. Il faut également qu’il rassure la population du nord.
Dernier élément, c’est la représentation inégale au Nord entre le président Gbagbo, Ouattara et Bédié.
Pour Bédié, ça peut s’expliquer en partie par l’ivoirité. S’agissant du président Gbagbo, on peut aussi l’expliquer, a priori, par l’effet de la guerre. Seulement, ça pose problème. Parce que lors de sa campagne, il y a eu quand même 40.000 personnes d’après ce qu’on nous a dit. Ou bien ces personnes arrivaient de quelque part, dans ce cas, l’effondrement de son électorat s’explique. Mais si c’était la population locale qui s’était effectivement déplacée, on pourrait considérer qu’il n’a pas su les convaincre, il ne les a pas rassurés suffisamment. Si tel est le cas, c’est à lui de les rassurer davantage. Un autre facteur tout aussi important, serait que peut-être des gens ont réellement cru en lui, mais ils n’ont pas été totalement libres dans leur vote. Cette analyse n’a pas pour finalité de dévaloriser la victoire de Ouattara dans le Nord, mais ce ne sont que des hypothèses d’explication.
Encore une fois, concernant Ouattara, retenons qu’il a mieux capitalisé les mécontentements ressentis par les populations du nord, de telle sorte que face à Bédié et à Gbagbo, à tort ou à raison, il est apparu comme celui qui peut résoudre leurs problèmes. Du point de vue du politologue, je me pose la question de savoir ce que cela aurait donné, si Soro Guillaume avait été candidat ?
En tant que ressortissant de la même région que Ouattara ?
Oui , mais aussi en tant que secrétaire général des Forces nouvelles (ndlr, ex-rébellion). Car, on remarque que Ouattara a incontestablement bénéficié des retombées de la rébellion.
Ne faut-il pas prendre en compte les limites de La majorité présidentielle au Nord et peut-être au Centre ? Surtout au vu des bons scores du président à l’Est, grâce à la même politique d’ouverture.
On peut se demander si ceux qui représentaient La majorité présidentielle au Nord avaient toujours la capacité de rassembler plus d’électeurs en raison de la situation créée par l’effet de la guerre?
Remarquez que quand on prend La majorité présidentielle dans sa composition sociologique, c’est plus un conglomérat d’individus que de mouvements porteurs autour du FPI. Or, le Rhdp rassemble des gens organisés en mouvements significatifs. Ce qui n’est pas le cas de La majorité présidentielle.
Maintenant, il y a un facteur intéressant, c’est la percée du président Gbagbo à l’Est. Dans l’Agnéby, c’est significatif. C’est un vote ethnique qui a une autre signification. C’est un groupe ethnique qui vote pour un individu, non pas parce qu’il est le fils du terroir, mais parce qu’il adhère à ses idées. Donc, cela altère le vote ethnique. Il y a nuance entre le vote ethnique originel et l’adhésion d’un groupe à un individu pour son charisme ou ses qualités personnelles. Ce même phénomène se constate à l’Est en faveur de Gbagbo. Comment peut-on l’expliquer ? Est-ce parce que le président Gbagbo a su séduire ou parce que le Pdci lui-même y est en déclin ?
On peut aussi estimer que les leaders de la région qui ont rallié sa cause ont pu mieux convaincre les populations.
Effectivement, il ne faut pas sous-estimer cet aspect. Car, la question centrale, c’est bien la représentativité. Comme je l’ai dit, les gens sont moins suivis pour leurs idées que pour leur appartenance à une communauté et en fonction de leur position sociale dans cette communauté.
Pour le deuxième tour, pensez-vous que le président Gbagbo soit en ballottage favorable ou défavorable?
A mon avis, les deux candidats sont presque à égalité de chance. Examinons-les à tour de rôle.
Lorsqu’on prend le candidat du Rdr, il a visiblement épuisé ses voix, aussi bien au Nord qu’au Sud. Il n’a plus de réserves. Par exemple dans la ville de Gagnoa, il a fait le plein de ses voix, il a même gagné dans la commune. Il a fait aussi le plein de ses voix à Abobo. Si l’on considère les réserves, Gbagbo reste en ballottage favorable parce qu’il peut encore grignoter sur son électorat traditionnel dans certaines zones et surtout exploiter habilement cette alliance de raison, de circonstance. Elle n’a rien d’amour. Donc ce critère est plus favorable à Gbagbo.
Mais, si l’on considère l’autre facteur qui est le report des voix, du Pdci vers Ouattara, celui-ci se retrouve, a priori, en ballottage favorable. Mais ce critère ne lui est a priori favorable que sous certaines conditions. En effet, ce ballottage ne lui est favorable que s’il y a une discipline de vote. Nous avons trois cas de figure. Il peut y avoir la discipline de vote, ce qui est rare en Afrique. Ça peut être une abstention très forte des électeurs du Pdci. Des gens qui ne se reconnaissent ni en Ouattara ni en Gbagbo. Troisième cas, ça peut être un report moins significatif en sa faveur, une partie de l’électorat du Pdci glissant vers Gbagbo en raison de la résurgence de l’ivoirité. Dans ce cas-là, il faudra voir celui qui a un électorat plus fidèle et plus stable pour faire la différence. Mais, il serait trop risqué de pronostiquer sur la victoire de l’un ou de l’autre.
Quelles seront les clés de ce second tour ?
Un élément me semble important : c’est la stabilité de l’électorat. Que l’électorat confirme son choix du premier tour. Deuxièmement, il y a quand même 20% d’Ivoiriens qui n’ont pas voté. Troisièmement, il y a des votes plus ou moins fantaisistes portés sur de petits candidats. Il faut voir si ces électeurs vont se ressaisir pour voter utile. Les voix des petits candidats vont être aussi très utiles et très courtisées. Ça va se jouer donc dans un mouchoir de poche. Dernier facteur important, c’est celui qui saura communiquer et être plus près des Ivoiriens qui fera la différence, en raison du facteur déterminant du vote utile.
Pensez-vous que la décision du Conseil constitutionnel de publier les résultats définitifs met fin à la contestation des résultats provisoires par le Pdci, soutenu par le Rhdp ?
La Côte d’Ivoire s’est donné des institutions. Il faut se conformer à son verdict, dans la mesure où aucune contestation n’a été enregistrée au plan juridique. Je crois à l’esprit civique légendaire du Pdci.
Interview réalisée par Kesy B. Jacob
Pourquoi, selon vous, Laurent Gbagbo se retrouve-t-il face à Alassane Ouattara et non à Henri Konan Bédié pour le second tour de la présidentielle ?
Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer. D’abord, sur la forme, Ouattara a apporté du nouveau par rapport aux autres candidats. Deuxièmement, l’alliance de raison avec Bédié dans le Rhdp (ndlr, Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et pour la paix) a joué en sa faveur. Troisième facteur, le vote ethnique fait la différence.
Qu’est-ce qu’il a apporté de nouveau ?
Sur le plan de la communication, il a mieux communiqué. Les affiches étaient meilleures et plus expressives. Ensuite, toujours sur la forme, il a fait une bonne prestation à la télévision. Il était mieux préparé sur la forme même si le fond est très contestable. Il a séduit par le populisme.
Pour le deuxième facteur, on constate que le refus du candidat du Pdci (ndlr, Parti démocratique de Côte d’Ivoire) de participer au débat télévisé lui a été profitable. Car, le candidat du Pdci a donné l’impression qu’il n’avait rien à proposer. Alors qu’il a été victime du coup d’Etat de 1999. Il aurait pu exploiter suffisamment ce phénomène en se posant en victime. Il est resté dix ans à l’écart de la vie politique. Ce qui lui aurait permis de proposer aux Ivoiriens le fruit de sa réflexion, notamment sa nouvelle vision de la Côte d’Ivoire. Or, il est resté silencieux sur le bilan critique de ses six années à la tête de l’Etat. Tout ceci aurait pu le repositionner au niveau du Rhdp.
Mais, j’ai eu l’impression que le Pdci a été piégé. Il a cru très rapidement, qu’en fait, c’est lui qui devrait être en deuxième ou première position, de manière à repêcher Ouattara et le légitimer. Cela n’a pas fonctionné. Ce schéma a joué totalement en sa défaveur. Parce qu’étant donné que le candidat du Pdci n’a pas fait ce qu’il devait faire, Ouattara s’est emparé de la peau de la victime pour devenir la victime et apparaître comme une alternative au niveau du Rhdp.
Troisième élément, j’ai eu l’impression que Ouattara a capitalisé en lui tous les mécontentements, résultant à la fois de l’effet de l’ivoirité, mais aussi de celui de la guerre, et peut être subsidiairement du fait religieux, pour se positionner dans le Nord et y être le seul. Je dirais que ce vote ethnique s’est même prolongé dans le Sud.
Comment percevez-vous cette cristallisation de l’électorat autour de la question ethnique ?
Il faut d’abord noter que les Ivoiriens ont voté massivement. C’est un fait historique. Parce que traditionnellement, le taux de participation se situe entre 30 et 35%. Là, nous avons 80% et un peu plus dans certaines régions. Ça montre le ras-le-bol des Ivoiriens. C’est dire qu’ils ont envie d’en finir avec la situation de crise et de se trouver un président avec une nouvelle légitimité.
Le vote ethnique en lui-même peut s’expliquer par le fait que la démocratie n’est pas encore suffisamment ancrée dans le subconscient des Ivoiriens. Parce que la population reste encore très rurale. Et dans le monde rural, on suit l’homme, plus parce qu’il est l’homme du terroir que pour ses idées. J’ai par exemple écouté des populations du Centre dirent qu’elles ont un pacte avec le Pdci. Et qu’en fait, lorsqu’elles votent pour le Pdci, c’est moins pour Bédié que pour Houphouet qui ne vit plus. Donc c’est un pacte mystique. On peut retrouver le même phénomène au Nord. Tout comme on pourrait le retrouver en pays bété. Les gens estiment que comme c’est un fils du pays alors on vote pour lui.
En repêchant Gbagbo et Ouattara pour le second tour, l’électorat n’hésite-t-il pas entre le bilan du premier et le programme du second ? Etant entendu que Bédié n’a rien proposé de nouveau.
Gbagbo avait le désavantage d’être le président sortant. Donc, il avait contre lui un bilan qui est contrarié par le fait de la guerre. Il a beaucoup réalisé mais les gens attendaient plus de lui. Sur ce point, à mon avis, aussi bien durant sa campagne que pendant son passage à la télé, il a moins défendu son bilan. Il s’est plutôt focalisé sur des thèmes, importants, mais moins porteurs pour le quotidien des Ivoiriens. Par exemple, lorsqu’on amène l’autoroute jusqu’à Yamoussoukro, c’est un fait très important pour l’opérateur économique. Mais, pour le citoyen ordinaire, qu’est-ce que cela peut lui apporter ? Qu’il passe trois ou cinq heures pour arriver à Yamoussoukro, l’essentiel pour lui est d’arriver. A l’inverse, chaque heure gagnée est importante pour l’opérateur économique. De même, si vous construisez les bâtiments abritant des institutions, le citoyen ordinaire n’en voit pas toujours l’utilité alors que c’est significatif pour la nation.
De tous les candidats, le président Gbagbo est le plus proche du peuple. Mais contrairement à ses habitudes, il a moins séduit, là où il est traditionnellement excellent. Il a moins parlé pour le peuple. Il a par exemple dégagé deux thèmes forts : la question de la banque de l’emploi des jeunes et celle de la banque des femmes. Il ne les a pas expliquées. Les gens ne savent pas trop comment ils vont accéder à ces crédits. Comment et quand il va les créer effectivement.
Le prix du cacao a augmenté, il n’a pas expliqué ce que ça peut apporter au citoyen dans son quotidien. Quel est l’apport des usines de transformation de cacao dans la relance de l’économie ? Il n’a pas bien exploité ses thèmes favoris. Je dirais que quand il est passé à la télévision, il a été moins bon que d’habitude. Sur le ton, c’était bien. Mais comme il semblait un peu fatigué, il n’a pas suffisamment séduit son auditoire comme d’habitude. Il n’a pas exploité suffisamment son talent de grand communicateur.
Et, en ce qui concerne Ouattara ?
Le bilan de Ouattara est lointain. Il est parti après trois ans. Les plus jeunes ne savent pas qui il est et ce qu’il a fait. Son passage est si lointain que les autres ne savent plus exactement dans les détails ce qu’il a fait de bon ou de mauvais. Evidemment, il arrive comme un homme nouveau qui n’avait que des promesses à faire. Je disais tantôt que sur le fond, il avait fait du populisme.
D’abord sur le principe de la démocratie, c’est lui qui a fait voter, en 1992, la loi anti-casseur qui porte un coup fatal au principe de la liberté de manifestation à la suite des événements du 18 février. C’est aussi lui qui a fait promulguer la loi sur le droit de grève et qui supprime pratiquement le droit grève. Troisième élément, il a bien exploité le problème sur les salaires à double vitesse, synonyme de violation flagrante du principe d’égalité devant la loi. Il a dit que ça devait disparaître au bout de deux mois. Mais, cela a duré deux ans. Le décret l’instituant est du 11 décembre 1991 et il est parti en décembre 1993.
Là où j’estime qu’il a été populiste, c’est quand il a dit qu’il va injecter une forte somme dans l’économie. Où va-t-il la trouver?
C’est bien de promettre. Mais, tous ceux qui ont fait ce genre de promesse le paient aujourd’hui. En France, Nicolas Sarkozy avait tout promis. C’était aussi un « Nicolas solution à tout ». Aujourd’hui, la réalité est là, elle est sévère. Car, le pouvoir brûle. Car si c’était aussi facile d’obtenir de l’argent, Sarkozy en aurait obtenu pour régler ses problèmes. D’autant plus que le directeur général du Fmi est un Français. Le siège de la Banque mondiale se trouve aux Etats-Unis. La monnaie de référence est le dollar. Si cela était aussi vrai, Barack Obama aurait obtenu l’argent nécessaire pour relancer l’économie américaine. Je crois que ce n’est pas comme cela que les choses se passent. Sinon, pourquoi n’a-t-il pas déjà amorcé la reconstruction du Nord ou injecté suffisamment d’argent dans les communes détenues par le Rdr pour en faire des villes modernes ?
Habituellement, c’est le président Gbagbo qui est accusé de populisme. Il promet beaucoup. Notamment lors de ses visites d’Etat.
Ce ne sont pas que des promesses puisque l’autoroute jusqu’à Yamoussoukro est en chantier. Le reste concerne des constructions en chantier. Mais de mon point de vue, il faut qu’il rassure davantage qu’il va terminer ces travaux s’il était réélu, quel que soit le vote des populations du Centre. Il faut également qu’il rassure la population du nord.
Dernier élément, c’est la représentation inégale au Nord entre le président Gbagbo, Ouattara et Bédié.
Pour Bédié, ça peut s’expliquer en partie par l’ivoirité. S’agissant du président Gbagbo, on peut aussi l’expliquer, a priori, par l’effet de la guerre. Seulement, ça pose problème. Parce que lors de sa campagne, il y a eu quand même 40.000 personnes d’après ce qu’on nous a dit. Ou bien ces personnes arrivaient de quelque part, dans ce cas, l’effondrement de son électorat s’explique. Mais si c’était la population locale qui s’était effectivement déplacée, on pourrait considérer qu’il n’a pas su les convaincre, il ne les a pas rassurés suffisamment. Si tel est le cas, c’est à lui de les rassurer davantage. Un autre facteur tout aussi important, serait que peut-être des gens ont réellement cru en lui, mais ils n’ont pas été totalement libres dans leur vote. Cette analyse n’a pas pour finalité de dévaloriser la victoire de Ouattara dans le Nord, mais ce ne sont que des hypothèses d’explication.
Encore une fois, concernant Ouattara, retenons qu’il a mieux capitalisé les mécontentements ressentis par les populations du nord, de telle sorte que face à Bédié et à Gbagbo, à tort ou à raison, il est apparu comme celui qui peut résoudre leurs problèmes. Du point de vue du politologue, je me pose la question de savoir ce que cela aurait donné, si Soro Guillaume avait été candidat ?
En tant que ressortissant de la même région que Ouattara ?
Oui , mais aussi en tant que secrétaire général des Forces nouvelles (ndlr, ex-rébellion). Car, on remarque que Ouattara a incontestablement bénéficié des retombées de la rébellion.
Ne faut-il pas prendre en compte les limites de La majorité présidentielle au Nord et peut-être au Centre ? Surtout au vu des bons scores du président à l’Est, grâce à la même politique d’ouverture.
On peut se demander si ceux qui représentaient La majorité présidentielle au Nord avaient toujours la capacité de rassembler plus d’électeurs en raison de la situation créée par l’effet de la guerre?
Remarquez que quand on prend La majorité présidentielle dans sa composition sociologique, c’est plus un conglomérat d’individus que de mouvements porteurs autour du FPI. Or, le Rhdp rassemble des gens organisés en mouvements significatifs. Ce qui n’est pas le cas de La majorité présidentielle.
Maintenant, il y a un facteur intéressant, c’est la percée du président Gbagbo à l’Est. Dans l’Agnéby, c’est significatif. C’est un vote ethnique qui a une autre signification. C’est un groupe ethnique qui vote pour un individu, non pas parce qu’il est le fils du terroir, mais parce qu’il adhère à ses idées. Donc, cela altère le vote ethnique. Il y a nuance entre le vote ethnique originel et l’adhésion d’un groupe à un individu pour son charisme ou ses qualités personnelles. Ce même phénomène se constate à l’Est en faveur de Gbagbo. Comment peut-on l’expliquer ? Est-ce parce que le président Gbagbo a su séduire ou parce que le Pdci lui-même y est en déclin ?
On peut aussi estimer que les leaders de la région qui ont rallié sa cause ont pu mieux convaincre les populations.
Effectivement, il ne faut pas sous-estimer cet aspect. Car, la question centrale, c’est bien la représentativité. Comme je l’ai dit, les gens sont moins suivis pour leurs idées que pour leur appartenance à une communauté et en fonction de leur position sociale dans cette communauté.
Pour le deuxième tour, pensez-vous que le président Gbagbo soit en ballottage favorable ou défavorable?
A mon avis, les deux candidats sont presque à égalité de chance. Examinons-les à tour de rôle.
Lorsqu’on prend le candidat du Rdr, il a visiblement épuisé ses voix, aussi bien au Nord qu’au Sud. Il n’a plus de réserves. Par exemple dans la ville de Gagnoa, il a fait le plein de ses voix, il a même gagné dans la commune. Il a fait aussi le plein de ses voix à Abobo. Si l’on considère les réserves, Gbagbo reste en ballottage favorable parce qu’il peut encore grignoter sur son électorat traditionnel dans certaines zones et surtout exploiter habilement cette alliance de raison, de circonstance. Elle n’a rien d’amour. Donc ce critère est plus favorable à Gbagbo.
Mais, si l’on considère l’autre facteur qui est le report des voix, du Pdci vers Ouattara, celui-ci se retrouve, a priori, en ballottage favorable. Mais ce critère ne lui est a priori favorable que sous certaines conditions. En effet, ce ballottage ne lui est favorable que s’il y a une discipline de vote. Nous avons trois cas de figure. Il peut y avoir la discipline de vote, ce qui est rare en Afrique. Ça peut être une abstention très forte des électeurs du Pdci. Des gens qui ne se reconnaissent ni en Ouattara ni en Gbagbo. Troisième cas, ça peut être un report moins significatif en sa faveur, une partie de l’électorat du Pdci glissant vers Gbagbo en raison de la résurgence de l’ivoirité. Dans ce cas-là, il faudra voir celui qui a un électorat plus fidèle et plus stable pour faire la différence. Mais, il serait trop risqué de pronostiquer sur la victoire de l’un ou de l’autre.
Quelles seront les clés de ce second tour ?
Un élément me semble important : c’est la stabilité de l’électorat. Que l’électorat confirme son choix du premier tour. Deuxièmement, il y a quand même 20% d’Ivoiriens qui n’ont pas voté. Troisièmement, il y a des votes plus ou moins fantaisistes portés sur de petits candidats. Il faut voir si ces électeurs vont se ressaisir pour voter utile. Les voix des petits candidats vont être aussi très utiles et très courtisées. Ça va se jouer donc dans un mouchoir de poche. Dernier facteur important, c’est celui qui saura communiquer et être plus près des Ivoiriens qui fera la différence, en raison du facteur déterminant du vote utile.
Pensez-vous que la décision du Conseil constitutionnel de publier les résultats définitifs met fin à la contestation des résultats provisoires par le Pdci, soutenu par le Rhdp ?
La Côte d’Ivoire s’est donné des institutions. Il faut se conformer à son verdict, dans la mesure où aucune contestation n’a été enregistrée au plan juridique. Je crois à l’esprit civique légendaire du Pdci.
Interview réalisée par Kesy B. Jacob