2. Se fier à l’irrépressible liberté ?
Dans le temps que nous vivons, l’opinion publique est impressionnée par le sentiment, assez généralisé partout dans le monde, de désordre, voire de chaos. Et sa tendance est, sans doute, de désirer avant tout raffermir l’ordre social et naturel qu’elle pressent menacé.1 Non seulement elle le désire, mais beaucoup y travaillent en œuvrant à légiférer et réglementer plus étroitement les activités des uns et des autres paraissant particulièrement désordonnées – depuis la pêche à la baleine ou au thon rouge jusqu’au droit de migrer d’un pays à l’autre… A la recherche éthique des fondements qui devraient et pourraient justifier l’entreprise, nombreux sont encore ceux qui se réfèrent à l’idée d’un ordre naturel et des lois qui le constitueraient, et qui devraient donc guider les initiatives des humains.
Et parmi eux les croyants qui cherchent en ‘Dieu’ l’auteur de cet ordre caché encore mais qui devrait se révéler… ou être révélé ! Et si le monde « banal » des hommes qui ne seraient ni croyants ni écologistes se refusait à entendre cet appel à l’ordre, ne serait-ce pas alors la vocation, en particulier, de quelque messie, sauveur, christ, oint de Dieu, de l’imposer au titre de sa qualité de premier être libre ? N’est-il pas toujours espéré et attendu aujourd’hui, comme il a pu l’être depuis, sans doute, les origines de l’humanité ?
Une liberté souveraine de prophétie messianique… ?
L’effort pour ordonner le monde, la société et l’histoire paraissant être une tâche gigantesque, l’idée vient assez naturellement qu’elle ne peut être en réalité que l’œuvre d’un vivant exceptionnel au milieu des humains les plus ordinaires, une sorte d’humain extraordinaire, dans un moment lui-même peu ordinaire – une sorte de fin du monde ou fin des temps qui serait également le début de temps nouveaux et d’un monde nouveau. Il n’est pas étonnant que le thème, ancien et traditionnel, de « l’apocalypse » soit de nouveau actuel, plus spécialement en milieu religieux. Dans la communauté islamique, le chiisme entretient la croyance dans le retour de Muhammad al-Mahdi, le douzième imam, à Jamkaran où il est apparu et a prié avant de disparaître dans le royaume surnaturel d’où il reviendra un jour, lorsque l’histoire de l’humanité arrivera à son terme.2 En 2005, à l’assemblée des Nations Unies, le président iranien, Ahmadinejad, a conclu son discours par une prière visant à hâter « l’émergence de celui qui est promis, cet être humain parfait et pur, celui qui remplira ce monde de justice et de paix. »
Cet être humain parfait et pur, Fils de l’Homme et Fils de Dieu, anéantira le grand Satan, le dajjal (version musulmane de l’antéchrist). Contre celui-ci, et par anticipation en quelque sorte, l’invasion américaine en Irak a donné l’occasion au leader chiite irakien Muqtada al-Sadr de baptiser sa milice de résistants « l’armée du Mahdi » ; Sadr fait fréquemment allusion à l’idée que la guerre en Irak prépare le terrain à la réapparition imminente du Mahdi.
Si la fin du temps inspire bien tous les extrémistes du raffermissement de l’ordre dans le monde, ce n’est pas le monopole des chiites. En novembre 1979, un groupe d’extrémistes religieux saoudiens investit la Grande Mosquée de la Mecque, prétendant introduire l’ère de la vertu au nom d’un homme qu’ils croyaient être le Mahdi.
Les combats qui eurent lieu firent des centaines de morts. L’événement est à l’origine du revivalisme dans le monde sunnite, et d’une autre génération de millénaristes sunnites, parmi les rangs desquels figure un certain Oussama ben Laden.3
Les chrétiens n’attendent plus de Madhi ou de Messie : s’ils attendent le ‘retour’ de ce dernier, ce n’est que dans une réalisation purement spirituelle, advenu qu’il est, selon eux et selon l’espérance du véritable Israël, dans la figure réalisée par Jésus de Nazareth et de Jérusalem. Mais Jérusalem reste justement pour certains chrétiens dits fondamentalistes (surtout américains) un lieu hautement messianique : du Mont Sion, où s’était dressé le temple de Salomon, Mahomet serait monté au paradis, et nombreux sont ceux qui, dans les trois religions, y attendent la réalisation du Troisième Temple.
Messianistes juifs, chrétiens et musulmans rivalisent pour s’assurer alors le contrôle du Mont du Temple. La perception de la fin des temps peut inspirer, plutôt que la violence, divers scénarios affectant subtilement les intrigues et les manœuvres par lesquelles ces divers groupes entendent avoir le contrôle de ce terrain sacré et, par conséquent, s’en emparer. Parmi ces groupes de chrétiens figurent les Assemblées de Dieu, églises multiples fréquentées par de nombreux amis de la cause sioniste. Alliés, sionistes et évangélistes américains font la part belle au rassemblement des juifs en Terre Sainte, ce qui n’est pas sans influence sur la politique de Washington à l’égard du Moyen-Orient ces dernières années.4 quoi qu’il en soit, islam, judaïsme et christianisme partagent la vision qu’une figure messianique va apparaître à la fin des temps pour débarrasser de la confusion, de la violence et de l’injustice le monde dans lequel nous vivons, y introduisant une nouvelle ère de pureté, au sens propre : utopique. Il est toutefois à redouter que, sous prétexte de soif de justice et de paix, et de l’attrait que celle-ci suscite dans les groupes où couvent des sentiments de victimisation, les perspectives messianiques rivales de jugement dernier soient les plus dangereuses interprétations possibles de l’apocalypse. Mais la popularité persistante des scénarios mettant en scène le crépuscule des sociétés et l’aube des dieux se nourrit certainement de quelque chose profondément enfoui dans le psychisme de l’Homme. L’intérêt suscité chez lui par la fin des temps est d’ailleurs généreusement entretenu par les médias.
Une liberté sans brides de création médiatique… ?
On connaissait depuis déjà longtemps les films-catastrophe produits par les studios d’Hollywood, ou ceux imaginant des guerres cosmiques. Mais voici que le film ‘2012’ de Roland Emmerich atteint les sommets de la barre catastrophiste avec l’engloutissement de l’Himalaya et la disparition de villes entières sous l’océan. Tout se passe en effet comme si, au cours des dernières décennies, l’apocalypse fournissait aux cinéastes l’occasion rêvée d’offrir de grands spectacles. Les marchés cinématographique et télévisuel offrent une panoplie de produits toujours plus variés et sophistiqués.
Et l’univers des médias semble trouver pour le moins avantage à exploiter les ressorts les plus fantasmatiques de l’imaginaire humain, se complaisant dans les plus sombres aspects de la personnalité humaine. Le livre d’Eli, autre film, utilise le thème de la fin de notre civilisation comme prétexte à de sympathiques (!) scènes de combats. La route, repris d’un livre de Cormac McCarthy, invite le spectateur à suivre le périple d’un père et de son fils à travers un monde post-apocalyptique où les gens se mangent entre eux. Dommage qu’on ne puisse en rester là. Sur la chaîne de télévision américaine History, une Armageddon Week a permis de programmer de nombreux films promettant au téléspectateur d’éprouver le grand frisson de la fin de notre monde : Legion, Le choc des Titans....5
Sur le marché particulièrement concurrentiel entre les multiples chaînes de télévision, la libre imagination des producteurs est à l’origine de series nombreuses dont, récemment, un journaliste se demandait si, abordant les thèmes du sexe, de la drogue et de la violence, elles n’allaient pas trop loin non seulement dans l’évocation de diverses scènes mais dans la provocation à les reproduire.
Alain Carraze, parlant de la série britannique Skins mettant en scène une bande de copains « au bord du gouffre » dont le quotidien est fait d’alcoolisme, homosexualité, racisme, sexe, bagarre… et connaissant un succès considérable à travers le monde, se demande : faut-il, dans une série, dépeindre avec autant de franchise ce type de comportements ? La série américaine Spartacus : Blood and Sand propose des combats avec membres sectionnés, visage d’un des combattants arraché... ‘Les series vont là où il leur était interdit d’aller auparavant et n’hésitent plus quand il s’agit de sujets autrefois tabous, écrit-il. Il y a quelques décennies, ces sujets étaient évoqués dans le cadre de fictions posant le problème et éveillant les consciences. Mais aujourd’hui il s’agit plutôt d’ajouter du piment à la série, d’exciter le téléspectateur, de jouer clairement la provocation et d’attirer le public vers des séries qu’il n’aurait pas regardées. Ces series vont-elles trop loin ?’ Alain Carraze se veut rassurant : leur diffusion aux Etats-Unis est régie strictement et ‘Une bonne série est toujours le reflet d’une société : elle en montre ses évolutions, voire sa permissivité, son ouverture d’esprit, quelquefois son retour aux valeurs traditionnelles. Évoquer des sujets ou montrer des images autrefois tabous n’est que la suite logique et salutaire de cette évolution des esprits... Skins montre la jeunesse, une certaine jeunesse, désabusée, désenchantée et abandonnée par des adultes encore pires qu’eux.
Les personnages, au bord du gouffre, sont en quête de reconnaissance, de tendresse ou d’affection.
Rien qui me paraisse condamnable.’ Et il admet qu’en France ces séries ne sont pas à mettre devant tous les yeux ou à n’importe quelle heure de la journée... La grande chance, d’ailleurs, c’est qu’il y a aussi autre chose à voir ! Reste que, comme il le remarque justement, l’univers médiatique ne reste pas clos sur lui-même, il est générateur de comportements nouveaux et bien réels. Et là aussi, comme en religion ou en télévision, la liberté peut être loin de la raison…
Une liberté aventureuse de pensée et de comportement …
La recherche obstinée de l’ordre, d’un ordre stable et durable au milieu du possible chaos du monde, et en tout cas de son incertitude, est aussi très certainement grosse de dangers comme l’histoire du vingtième siècle l’a suffisamment montré : les remises en ordre totalitaires, à l’instigation de régimes politiques inspirés par une idéologie ou une religion quelle qu’elle soit – nationaliste, communiste, islamique, intégriste, etc. – s’apparentent à des dictatures ; elles ne peuvent qu’engendrer le sursaut de la liberté et la résistance démocratique au nom de la dignité de l’homme et de ses des droits fondamentaux. Dans la mesure où tout travail d’ordonnancement de la société entend œuvrer à son unité fondamentale, le risque est grand que celle-ci ne glisse et dérive vers une uniformité : c’est alors que reviendra vite sur le devant de la scène la diversité, toujours encombrante par rapport à ce qui aurait la prétention de représenter le centre de l’ordre sociétaire.
Par rapport au travail de recentrement de l’ordre social, voire de son réarmement pourtant souhaitable au milieu du désordre souvent manifeste, la revendication de la liberté se manifestera toujours comme son contraire : une excentricité. Aux prétentions d’un ordre contraignant, avec ses lois quelles qu’elles soient, la liberté opposera son visage de révolte, rébellion, provocation, arguant du droit à l’objection de conscience individuelle ou de celui d’insurrection sociale collective. Il n’y a pas de limite à la liberté de l’homme : ‘Si Dieu n’existe pas, tout est permis ? Tout est permis’ (dialogue entre Smerdiakov et Yvan, dans Les frères Karamazov, de Dostoïevski). Et Dieu lui-même ne pouvant déroger à la liberté de sa créature, l’Homme est aussi libre que Dieu peut l’être. Abram, Jacob, Moïse, David ont commencé leur histoire par des actes significatifs de rupture (y compris le meurtre) avec l’ordre établi, et entrepris un chemin d’errance dont ils ne savaient pas où il les conduirait : Mon père était un araméen errant (Deut. 26.5). Sans doute l’errance initiale devait-elle conduire finalement quelque part, mais elle était bien au principe d’une mise en mouvement sûrement aventureuse aussi bien pour l’ensemble de la société que pour son auteur particulier.
Or, en ce début de 21ème siècle, la liberté semble se conjuguer de plus en plus avec non seulement la permissivité, mais le sentiment de la relativité dans l’appréciation de ce qui est permis ou défendu, et la tolérance la plus grande possible. Et l’ordre public est invité à entériner une évolution des mœurs et des mentalités certainement audacieuse : homosexualité de fait, voire consacrée en mariage, avortement, euthanasie, consommation de drogues... sont reconnus comme des droits toujours moins contestables. La vie sociale en est évidemment affectée dans les quartiers où la cohabitation peut devenir difficile entre les uns et les autres, dégénérer en violence, comme c’est le cas dans les banlieues de nombreuses villes européennes où s’accumulent les diversités de toute sorte : de race, de langue, de culture, de religion, de vêtement, d’habitudes quotidiennes... Les questions disputées sont toujours plus nombreuses : par exemple, plutôt que de lutter contre le trafic de drogue, ne faudrait-il pas tolérer leur usage et même ouvrir des salles de consommation comme pour le thé ou le café ?6 L’année 1968 a signifié le début d’une révolution culturelle ; il serait présomptueux de penser que 2010 puisse en être la clôture. Tout se passe comme si les tensions d’ordre culturel, sociologique et psychologique devenaient plus aiguës, à l’origine de réseaux, de groupes voire de bandes particulières entre lesquelles le moindre incident peut dégénérer en conflit collectif majeur que les représentants de l’ordre public eux-mêmes ne parviennent plus à maîtriser. La voie est alors ouverte aux règlements de compte privés, le champ est libre pour des procédures de vengeance et il ne reste plus qu’à enregistrer en quelque sorte la constitution de milices privées et de mafias, signe le plus sûr de la méfiance qui règne désormais entre membres de la cité. La société peut en arriver au seuil problématique de sa désagrégation.
Le relativisme en matière éthique constitue certainement aujourd’hui un risque majeur pour les sociétés politiques démocratiques, qui entendaient faire confiance aux choix du peuple. La dimension proprement politique de la grande société, dans sa diversité et son unité, en ressort compromise : la diversité prend alors le pas sur l’unité. La liberté trouvait sans peine, dans les prétentions absolutistes des partisans de l’ordre à tout prix, à se justifier comme irrépressible ; mais elle présente, tout autant qu’eux, le risque de se révéler tout aussi absolutiste, compromettant les chances que se réalise, au carrefour des libertés des uns et des autres, au croisement de la diversité et de l’unité, cette dimension d’universalité présente en tout être humain et qui fait sa dignité. Notre temps, sa culture, sont extérieurement et très visiblement travaillés par des aspirations simultanées à l’ordre, à la liberté, au nomadisme dans celle-ci, à la sédentarisation dans celui-là. Mystère de l’Homme, travaillé intérieurement par ces tensions en clair-obscur où il lui faut, personnellement, trouver l’inspiration des chemins pour s’ordonner soi-même dans la liberté.
(à suivre)
Denis MAUGENEST
Dans le temps que nous vivons, l’opinion publique est impressionnée par le sentiment, assez généralisé partout dans le monde, de désordre, voire de chaos. Et sa tendance est, sans doute, de désirer avant tout raffermir l’ordre social et naturel qu’elle pressent menacé.1 Non seulement elle le désire, mais beaucoup y travaillent en œuvrant à légiférer et réglementer plus étroitement les activités des uns et des autres paraissant particulièrement désordonnées – depuis la pêche à la baleine ou au thon rouge jusqu’au droit de migrer d’un pays à l’autre… A la recherche éthique des fondements qui devraient et pourraient justifier l’entreprise, nombreux sont encore ceux qui se réfèrent à l’idée d’un ordre naturel et des lois qui le constitueraient, et qui devraient donc guider les initiatives des humains.
Et parmi eux les croyants qui cherchent en ‘Dieu’ l’auteur de cet ordre caché encore mais qui devrait se révéler… ou être révélé ! Et si le monde « banal » des hommes qui ne seraient ni croyants ni écologistes se refusait à entendre cet appel à l’ordre, ne serait-ce pas alors la vocation, en particulier, de quelque messie, sauveur, christ, oint de Dieu, de l’imposer au titre de sa qualité de premier être libre ? N’est-il pas toujours espéré et attendu aujourd’hui, comme il a pu l’être depuis, sans doute, les origines de l’humanité ?
Une liberté souveraine de prophétie messianique… ?
L’effort pour ordonner le monde, la société et l’histoire paraissant être une tâche gigantesque, l’idée vient assez naturellement qu’elle ne peut être en réalité que l’œuvre d’un vivant exceptionnel au milieu des humains les plus ordinaires, une sorte d’humain extraordinaire, dans un moment lui-même peu ordinaire – une sorte de fin du monde ou fin des temps qui serait également le début de temps nouveaux et d’un monde nouveau. Il n’est pas étonnant que le thème, ancien et traditionnel, de « l’apocalypse » soit de nouveau actuel, plus spécialement en milieu religieux. Dans la communauté islamique, le chiisme entretient la croyance dans le retour de Muhammad al-Mahdi, le douzième imam, à Jamkaran où il est apparu et a prié avant de disparaître dans le royaume surnaturel d’où il reviendra un jour, lorsque l’histoire de l’humanité arrivera à son terme.2 En 2005, à l’assemblée des Nations Unies, le président iranien, Ahmadinejad, a conclu son discours par une prière visant à hâter « l’émergence de celui qui est promis, cet être humain parfait et pur, celui qui remplira ce monde de justice et de paix. »
Cet être humain parfait et pur, Fils de l’Homme et Fils de Dieu, anéantira le grand Satan, le dajjal (version musulmane de l’antéchrist). Contre celui-ci, et par anticipation en quelque sorte, l’invasion américaine en Irak a donné l’occasion au leader chiite irakien Muqtada al-Sadr de baptiser sa milice de résistants « l’armée du Mahdi » ; Sadr fait fréquemment allusion à l’idée que la guerre en Irak prépare le terrain à la réapparition imminente du Mahdi.
Si la fin du temps inspire bien tous les extrémistes du raffermissement de l’ordre dans le monde, ce n’est pas le monopole des chiites. En novembre 1979, un groupe d’extrémistes religieux saoudiens investit la Grande Mosquée de la Mecque, prétendant introduire l’ère de la vertu au nom d’un homme qu’ils croyaient être le Mahdi.
Les combats qui eurent lieu firent des centaines de morts. L’événement est à l’origine du revivalisme dans le monde sunnite, et d’une autre génération de millénaristes sunnites, parmi les rangs desquels figure un certain Oussama ben Laden.3
Les chrétiens n’attendent plus de Madhi ou de Messie : s’ils attendent le ‘retour’ de ce dernier, ce n’est que dans une réalisation purement spirituelle, advenu qu’il est, selon eux et selon l’espérance du véritable Israël, dans la figure réalisée par Jésus de Nazareth et de Jérusalem. Mais Jérusalem reste justement pour certains chrétiens dits fondamentalistes (surtout américains) un lieu hautement messianique : du Mont Sion, où s’était dressé le temple de Salomon, Mahomet serait monté au paradis, et nombreux sont ceux qui, dans les trois religions, y attendent la réalisation du Troisième Temple.
Messianistes juifs, chrétiens et musulmans rivalisent pour s’assurer alors le contrôle du Mont du Temple. La perception de la fin des temps peut inspirer, plutôt que la violence, divers scénarios affectant subtilement les intrigues et les manœuvres par lesquelles ces divers groupes entendent avoir le contrôle de ce terrain sacré et, par conséquent, s’en emparer. Parmi ces groupes de chrétiens figurent les Assemblées de Dieu, églises multiples fréquentées par de nombreux amis de la cause sioniste. Alliés, sionistes et évangélistes américains font la part belle au rassemblement des juifs en Terre Sainte, ce qui n’est pas sans influence sur la politique de Washington à l’égard du Moyen-Orient ces dernières années.4 quoi qu’il en soit, islam, judaïsme et christianisme partagent la vision qu’une figure messianique va apparaître à la fin des temps pour débarrasser de la confusion, de la violence et de l’injustice le monde dans lequel nous vivons, y introduisant une nouvelle ère de pureté, au sens propre : utopique. Il est toutefois à redouter que, sous prétexte de soif de justice et de paix, et de l’attrait que celle-ci suscite dans les groupes où couvent des sentiments de victimisation, les perspectives messianiques rivales de jugement dernier soient les plus dangereuses interprétations possibles de l’apocalypse. Mais la popularité persistante des scénarios mettant en scène le crépuscule des sociétés et l’aube des dieux se nourrit certainement de quelque chose profondément enfoui dans le psychisme de l’Homme. L’intérêt suscité chez lui par la fin des temps est d’ailleurs généreusement entretenu par les médias.
Une liberté sans brides de création médiatique… ?
On connaissait depuis déjà longtemps les films-catastrophe produits par les studios d’Hollywood, ou ceux imaginant des guerres cosmiques. Mais voici que le film ‘2012’ de Roland Emmerich atteint les sommets de la barre catastrophiste avec l’engloutissement de l’Himalaya et la disparition de villes entières sous l’océan. Tout se passe en effet comme si, au cours des dernières décennies, l’apocalypse fournissait aux cinéastes l’occasion rêvée d’offrir de grands spectacles. Les marchés cinématographique et télévisuel offrent une panoplie de produits toujours plus variés et sophistiqués.
Et l’univers des médias semble trouver pour le moins avantage à exploiter les ressorts les plus fantasmatiques de l’imaginaire humain, se complaisant dans les plus sombres aspects de la personnalité humaine. Le livre d’Eli, autre film, utilise le thème de la fin de notre civilisation comme prétexte à de sympathiques (!) scènes de combats. La route, repris d’un livre de Cormac McCarthy, invite le spectateur à suivre le périple d’un père et de son fils à travers un monde post-apocalyptique où les gens se mangent entre eux. Dommage qu’on ne puisse en rester là. Sur la chaîne de télévision américaine History, une Armageddon Week a permis de programmer de nombreux films promettant au téléspectateur d’éprouver le grand frisson de la fin de notre monde : Legion, Le choc des Titans....5
Sur le marché particulièrement concurrentiel entre les multiples chaînes de télévision, la libre imagination des producteurs est à l’origine de series nombreuses dont, récemment, un journaliste se demandait si, abordant les thèmes du sexe, de la drogue et de la violence, elles n’allaient pas trop loin non seulement dans l’évocation de diverses scènes mais dans la provocation à les reproduire.
Alain Carraze, parlant de la série britannique Skins mettant en scène une bande de copains « au bord du gouffre » dont le quotidien est fait d’alcoolisme, homosexualité, racisme, sexe, bagarre… et connaissant un succès considérable à travers le monde, se demande : faut-il, dans une série, dépeindre avec autant de franchise ce type de comportements ? La série américaine Spartacus : Blood and Sand propose des combats avec membres sectionnés, visage d’un des combattants arraché... ‘Les series vont là où il leur était interdit d’aller auparavant et n’hésitent plus quand il s’agit de sujets autrefois tabous, écrit-il. Il y a quelques décennies, ces sujets étaient évoqués dans le cadre de fictions posant le problème et éveillant les consciences. Mais aujourd’hui il s’agit plutôt d’ajouter du piment à la série, d’exciter le téléspectateur, de jouer clairement la provocation et d’attirer le public vers des séries qu’il n’aurait pas regardées. Ces series vont-elles trop loin ?’ Alain Carraze se veut rassurant : leur diffusion aux Etats-Unis est régie strictement et ‘Une bonne série est toujours le reflet d’une société : elle en montre ses évolutions, voire sa permissivité, son ouverture d’esprit, quelquefois son retour aux valeurs traditionnelles. Évoquer des sujets ou montrer des images autrefois tabous n’est que la suite logique et salutaire de cette évolution des esprits... Skins montre la jeunesse, une certaine jeunesse, désabusée, désenchantée et abandonnée par des adultes encore pires qu’eux.
Les personnages, au bord du gouffre, sont en quête de reconnaissance, de tendresse ou d’affection.
Rien qui me paraisse condamnable.’ Et il admet qu’en France ces séries ne sont pas à mettre devant tous les yeux ou à n’importe quelle heure de la journée... La grande chance, d’ailleurs, c’est qu’il y a aussi autre chose à voir ! Reste que, comme il le remarque justement, l’univers médiatique ne reste pas clos sur lui-même, il est générateur de comportements nouveaux et bien réels. Et là aussi, comme en religion ou en télévision, la liberté peut être loin de la raison…
Une liberté aventureuse de pensée et de comportement …
La recherche obstinée de l’ordre, d’un ordre stable et durable au milieu du possible chaos du monde, et en tout cas de son incertitude, est aussi très certainement grosse de dangers comme l’histoire du vingtième siècle l’a suffisamment montré : les remises en ordre totalitaires, à l’instigation de régimes politiques inspirés par une idéologie ou une religion quelle qu’elle soit – nationaliste, communiste, islamique, intégriste, etc. – s’apparentent à des dictatures ; elles ne peuvent qu’engendrer le sursaut de la liberté et la résistance démocratique au nom de la dignité de l’homme et de ses des droits fondamentaux. Dans la mesure où tout travail d’ordonnancement de la société entend œuvrer à son unité fondamentale, le risque est grand que celle-ci ne glisse et dérive vers une uniformité : c’est alors que reviendra vite sur le devant de la scène la diversité, toujours encombrante par rapport à ce qui aurait la prétention de représenter le centre de l’ordre sociétaire.
Par rapport au travail de recentrement de l’ordre social, voire de son réarmement pourtant souhaitable au milieu du désordre souvent manifeste, la revendication de la liberté se manifestera toujours comme son contraire : une excentricité. Aux prétentions d’un ordre contraignant, avec ses lois quelles qu’elles soient, la liberté opposera son visage de révolte, rébellion, provocation, arguant du droit à l’objection de conscience individuelle ou de celui d’insurrection sociale collective. Il n’y a pas de limite à la liberté de l’homme : ‘Si Dieu n’existe pas, tout est permis ? Tout est permis’ (dialogue entre Smerdiakov et Yvan, dans Les frères Karamazov, de Dostoïevski). Et Dieu lui-même ne pouvant déroger à la liberté de sa créature, l’Homme est aussi libre que Dieu peut l’être. Abram, Jacob, Moïse, David ont commencé leur histoire par des actes significatifs de rupture (y compris le meurtre) avec l’ordre établi, et entrepris un chemin d’errance dont ils ne savaient pas où il les conduirait : Mon père était un araméen errant (Deut. 26.5). Sans doute l’errance initiale devait-elle conduire finalement quelque part, mais elle était bien au principe d’une mise en mouvement sûrement aventureuse aussi bien pour l’ensemble de la société que pour son auteur particulier.
Or, en ce début de 21ème siècle, la liberté semble se conjuguer de plus en plus avec non seulement la permissivité, mais le sentiment de la relativité dans l’appréciation de ce qui est permis ou défendu, et la tolérance la plus grande possible. Et l’ordre public est invité à entériner une évolution des mœurs et des mentalités certainement audacieuse : homosexualité de fait, voire consacrée en mariage, avortement, euthanasie, consommation de drogues... sont reconnus comme des droits toujours moins contestables. La vie sociale en est évidemment affectée dans les quartiers où la cohabitation peut devenir difficile entre les uns et les autres, dégénérer en violence, comme c’est le cas dans les banlieues de nombreuses villes européennes où s’accumulent les diversités de toute sorte : de race, de langue, de culture, de religion, de vêtement, d’habitudes quotidiennes... Les questions disputées sont toujours plus nombreuses : par exemple, plutôt que de lutter contre le trafic de drogue, ne faudrait-il pas tolérer leur usage et même ouvrir des salles de consommation comme pour le thé ou le café ?6 L’année 1968 a signifié le début d’une révolution culturelle ; il serait présomptueux de penser que 2010 puisse en être la clôture. Tout se passe comme si les tensions d’ordre culturel, sociologique et psychologique devenaient plus aiguës, à l’origine de réseaux, de groupes voire de bandes particulières entre lesquelles le moindre incident peut dégénérer en conflit collectif majeur que les représentants de l’ordre public eux-mêmes ne parviennent plus à maîtriser. La voie est alors ouverte aux règlements de compte privés, le champ est libre pour des procédures de vengeance et il ne reste plus qu’à enregistrer en quelque sorte la constitution de milices privées et de mafias, signe le plus sûr de la méfiance qui règne désormais entre membres de la cité. La société peut en arriver au seuil problématique de sa désagrégation.
Le relativisme en matière éthique constitue certainement aujourd’hui un risque majeur pour les sociétés politiques démocratiques, qui entendaient faire confiance aux choix du peuple. La dimension proprement politique de la grande société, dans sa diversité et son unité, en ressort compromise : la diversité prend alors le pas sur l’unité. La liberté trouvait sans peine, dans les prétentions absolutistes des partisans de l’ordre à tout prix, à se justifier comme irrépressible ; mais elle présente, tout autant qu’eux, le risque de se révéler tout aussi absolutiste, compromettant les chances que se réalise, au carrefour des libertés des uns et des autres, au croisement de la diversité et de l’unité, cette dimension d’universalité présente en tout être humain et qui fait sa dignité. Notre temps, sa culture, sont extérieurement et très visiblement travaillés par des aspirations simultanées à l’ordre, à la liberté, au nomadisme dans celle-ci, à la sédentarisation dans celui-là. Mystère de l’Homme, travaillé intérieurement par ces tensions en clair-obscur où il lui faut, personnellement, trouver l’inspiration des chemins pour s’ordonner soi-même dans la liberté.
(à suivre)
Denis MAUGENEST