Alassane Ouattara est l’un des politiciens qui a soulevé le plus de passions contradictoires en Côte d’Ivoire. Pour ses partisans, dont le soutien inconditionnel ne s’est jamais démenti, il est l’homme providentiel, le sauveur d’une Côte d’Ivoire à la dérive, mais aussi celui qui redonnera leur dignité aux Ivoiriens originaires du nord du pays. Pour ses adversaires, il est celui qui en utilisant cette cause, a mené le pays à la guerre pour satisfaire des ambitions demeurées intactes. Cet ancien haut fonctionnaire international à la voix posée et aux manières policées ne ressemble pourtant en rien, pour les premiers, à un chef de guerre. Mais pour les seconds, les apparences sont trompeuses.
Alassane Ouattara est né à Dimbokro, dans le nord de la Côte d’Ivoire, en 1942. A 20 ans, il décroche son baccalauréat dans un lycée de Ouagadougou, alors capitale de la Haute-Volta. Grâce à une bourse américaine, il poursuit ses études aux Etats-Unis. Il y obtient un doctorat en sciences économiques à l’université de Pennsylvanie à Philadelphie, puis il entre au Fonds monétaire international (FMI) à Washington, en 1968, en tant qu’économiste.
Cinq ans plus tard, le voici recruté à la Banque centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO), dont le siège se trouve alors à Paris, avant d’être transféré à Dakar en 1978. Alassane Ouattara y travaillera comme chargé de mission, conseiller du gouverneur, directeur des études, puis vice-gouverneur.
En 1984, il retourne au Fonds monétaire international dont il devient directeur du département Afrique, fonction qu’il cumule avec celle de conseiller spécial du directeur général. En octobre 1988, le président Houphouët-Boigny le choisit pour prendre la tête de la BCEAO, après la mort du gouverneur Abdoulaye Fadiga.
Son passage au FMI et les liens tissés, notamment avec les Français Michel Camdessus, alors directeur général ou encore Jean-Claude Trichet, directeur du Trésor français de l’époque et actuel président de la Banque centrale européenne (BCE), lui seront utiles lorsque, deux ans plus tard - à un moment où la région traverse une très mauvaise passe économique - Félix Houphouët-Boigny lui confie, en avril 1990, la présidence d’un « Comité interministériel chargé de l’élaboration et de la mise en application du programme de stabilisation et de relance », en Côte d’Ivoire. Derrière ce titre ronflant se cache un poste stratégique qui lui permet de superviser l’ensemble de l’action économique et financière du pays.
Le premier Premier ministre d'Houphouët-Boigny
La tâche est impopulaire. Il s’agit de mettre en place un programme d’ajustement structurel - dont il était le chantre au FMI - qui suppose une cure d’amaigrissement drastique de l’Etat. Car le pays connaît une grave crise. Le fameux « miracle ivoirien », né du développement de la production du cacao, dont le pays est le premier producteur mondial, s’est évanoui. Houphouët-Boigny lui-même est intervenu à la télévision pour informer ses concitoyens que l’Etat est en quasi-cessation de paiement. Et pour débloquer leur aide, les institutions financières internationales réclament de profondes réformes.
Félix Houphouët-Boigny pense avoir décroché la perle rare en recrutant ce haut fonctionnaire international à la réputation sans taches et rompu aux arcanes des institutions financières internationales. De fait, leur réaction est favorable. Le 7 novembre 1990, le « vieux » décide alors de faire d’Alassane Ouattara son Premier ministre, le premier depuis l’indépendance du pays.
A 48 ans, cet archétype des technocrates africains « made in Washington », très en vogue à l’époque au sud du Sahara, vient bousculer les habitudes des barons du PDCI, l’ex-parti unique. Ces derniers voient d’un mauvais œil cet outsider - cet « étranger » murmurent déjà certains - débarquer sur la scène politique. D’autant que Félix Houphouët-Boigny, déjà très âgé, lui donne carte blanche.
Le contexte est difficile. Après des manifestations de rue et des remous à l’université, le père de l’indépendance s’est résolu à instaurer le multipartisme. Et s’il a remporté haut la main la présidentielle d’octobre 1990, l’opposition ne désarme pas. A sa tête, Laurent Gbagbo, leader du Front populaire ivoirien (FPI), légalisé le 30 avril 1990. Deux ans plus tard, en février 1992, l’opposant historique sera emprisonné avec d’autres responsables de son parti et des dirigeants syndicaux, sous le gouvernement Ouattara. En outre, même si beaucoup louent son bilan et ses efforts de remise en ordre du pays - de « remise du pays au travail » dit-il - les mesures d’austérité qu’il impose suscitent du mécontentement.
Alassane Ouattara peut toutefois se targuer du soutien inconditionnel d’Houphouët-Boigny. Mais le père de l’indépendance ivoirienne, qui règne sans partage sur la Côte d’Ivoire depuis 1960, est âgé et malade. Il meurt le 7 décembre 1993. Le destin de son Premier ministre va, alors, basculer.
Les années de braise
Les jours qui suivent la disparition du père de la nation restent un inépuisable sujet de débat. Les adversaires d’Alassane Ouattara l’accusent d’avoir voulu tenter de prendre la succession d’Houphouët-Boigny, alors que, d’après l’article 11 de la Constitution, ce rôle revient au président de l’Assemblée nationale, Henri Konan Bédié. Alassane Ouattara s’en défend. « Jamais je n’ai voulu prendre sa succession, confiera-t-il plus tard à l’hebdomadaire Jeune Afrique. Cela ne correspondait pas du tout à mes principes moraux et politiques ». Il reconnaît toutefois contester la manière dont Henri Konan Bédié est devenu chef de l’Etat, sans dit-il, que soit respectée la procédure constitutionnelle selon laquelle la Cour suprême devait, d’abord, constater la vacance du pouvoir. Et pour empêcher l'avènement d'Henri Konan Bédié, certains de ses adversaires au sein du PDCI penchaient clairement, en privé, pour la solution Ouattara.
Quoiqu'il en soit, la rupture est consommée avec Henri Konan Bédié, qui devient le deuxième président la Côte d’Ivoire indépendante. Ce dernier n’aura, dès lors, de cesse de barrer la route à un rival qu’il considère désormais comme l’homme à abattre. A l’approche de l’élection présidentielle d’octobre 1995, Alassane Ouattara ayant entre-temps réintégré les rangs du Fonds monétaire international, envisage d’être candidat.
Pour l'en empêcher, le président Bédié fait voter, en décembre 1994, un code électoral sur mesure, dont une disposition stipule que tout candidat à la magistrature suprême doit « être Ivoirien de naissance, né de père et de mère eux-mêmes Ivoiriens. Il doit n’avoir jamais renoncé à la nationalité ivoirienne […] et résider de manière continue en Côte d’Ivoire depuis cinq ans. »
L’initiative présidentielle déchaine les passions. Laurent Gbagbo, leader du FPI, qualifie le texte de « liberticide, raciste, xénophobe et dangereux ». Ce dernier formera même un Front républicain contre Henri Konan Bédié avec le RDR, parti fondé, en 1994, par Djeni Kobina, à la suite d’une scission au sein du PDCI au pouvoir et dont Alassane Ouattara prendra plus tard la direction. En Côte d’Ivoire, le débat fait rage sur la nationalité de l’ancien Premier ministre que certains accusent d’être Burkinabé, voire Voltaïque. Le concept d’ivoirité, promu par le président Bédié, met à mal la cohabitation traditionnellement bonne entre populations originaires du Nord, majoritairement musulmanes, et les autres peuples de Côte d’Ivoire. Les discours xénophobes s’étalent dans les journaux proches du pouvoir.
Sur le conseil, dit-il, du président togolais de l’époque, Gnassingbé Eyadema, Alassane Ouattara renonce à se présenter à la magistrature suprême.
Alassane Ouattara sur sa nationalité
« Je suis Ivoirien et ce, depuis ma naissance à Dimbokro en 1942. De plus, mon père est né à Dimbokro vers 1888 et ma mère, originaire de Glélé ban (Odiénné), est née à Dabou en 1920. Ils sont donc Ivoiriens de naissance, explique-t-il dans Jeune Afrique. Pour appuyer sa démonstration, Alassane Ouattara publie même dans l’hebdomadaire des facsimilés des cartes d’identité ivoiriennes de ses deux parents. « Pour des raisons familiales, poursuit-il, j’ai fait une partie de mes études au Burkina, à l’époque Haute-Volta. Après le baccalauréat, j’ai obtenu une bourse américaine au titre de l’aide accordée à ce pays, et je suis donc parti aux Etats-Unis avec un passeport voltaïque. Ceci ne remet nullement en cause mes droits et devoirs en tant qu’Ivoirien. »
Pour appuyer leur raisonnement, ces détracteurs lui reprochent d’avoir fait ses études aux Etats-Unis en tant que Voltaïque et d’avoir détenu un passeport voltaïque. « J’ai exercé les fonctions de vice-gouverneur de la BCEAO pour la Haute-Volta pendant deux ans. […] je l’ai fait à la suite d’un accord entre le président Houphouët et les autorités voltaïques », répond-il.
Le 30 juillet 1999, après cinq années passées au FMI en tant que directeur général adjoint, Alassane Ouattara rentre en Côte d’Ivoire. Il est élu à la tête du RDR et annonce officiellement sa candidature à la présidentielle d’octobre 2000. La Côte d’Ivoire du Président Bédié traverse alors une zone de violentes turbulences. Une campagne médiatique virulente visant à démontrer sa nationalité burkinabée, et donc son inéligibilité, est lancée. Pour faire taire les critiques, Alassane Ouattara produit deux cartes d’identité ivoiriennes datant de 1982 et 1990.
Las ! Le 22 septembre, une information judiciaire pour « faux commis dans des documents administratifs, usage de faux et complicité » est ouverte contre lui. Quelques jours plus tôt, sa mère a été entendue par des policiers qui veulent vérifier sa nationalité. Le 9 octobre, Alassane Ouattara réaffirme qu’il est de nationalité ivoirienne et estime qu’il fait l’objet de discrimination parce qu’il est musulman. Le 27 octobre, la décision d’un juge lui ayant délivré un certificat de nationalité est annulée.
Enfin, le 29 novembre, alors qu’il se trouve à l’étranger un mandat d’arrêt est lancé contre lui. Entre-temps, plusieurs dirigeants du RDR, dont la numéro deux Henriette Diabaté, ont été arrêtés, jugés en urgence et condamnés à deux ans de prison à la suite de violences lors d’une manifestation.
La situation est particulièrement tendue. Mais rares sont ceux qui imaginent ce qui va se dérouler moins de quatre semaine plus tard…
Le 24 décembre, une mutinerie éclate à Abidjan et se transforme rapidement en coup d’Etat, portant au pouvoir le général Robert Gueï, ancien chef d’état major des armées, tombé en disgrâce quelques années plus tôt. Il est placé à la tête d’un Comité national de salut public (CNSP). Le président Bédié fuit le pays. Les prisonniers du RDR sont libérés et Alassane Ouattara reçoit du nouvel homme fort l’assurance qu’il peut rentrer en toute tranquillité à Abidjan. Ce qu’il fait dès le 29 décembre.
L’ancien Premier ministre a-t-il été l’instigateur du coup d’Etat ? Le fait que les numéros deux et trois du CNSP, les généraux Palenfo et Coulibaly, soient des proches et que figure parmi les « mutins » un de ses anciens garde du corps, le sergent Ibrahim Coulibaly, sert de base à ceux qui instruisent son procès. L’intéressé nie vigoureusement, en se disant opposé à la prise de pouvoir par la force. Laurent Gbagbo aura beau jeu d’utiliser l’argument lors de la campagne du deuxième tour de la présidentielle de 2010, pour inciter les électeurs d’Henri Konan Bédié à lui apporter leurs voix : « Si vous aimez Bédié, vous devez voter pour celui qui l’a fait revenir d’exil plutôt que pour celui qui l’a fait partir en exil », martèle-t-il.
Dès le début de la transition militaire, Alassane Ouattara et Laurent Gbagbo ont d’ailleurs clairement pris leurs distances. Exit le Front républicain. Les deux hommes sont désormais rivaux. Au fil des mois, les relations entre l’ancien Premier ministre et le général Gueï, tournent également au vinaigre. En mai, le chef de la junte affirme avoir réuni des preuves d’atteinte à la sureté de l’Etat contre le RDR.
Les 23 et 24 juillet, une nouvelle Constitution est soumise à référendum, dont un article précise que tout candidat à la magistrature suprême doit être de père et de mère ivoirien et ne s’être jamais prévalu d’une autre nationalité. Alassane Ouattara, bien que critique sur les conditions d’éligibilité, appelle tout de même à voter « oui ».
Dans les semaines qui suivent la tension augmente. En septembre, le chef de la junte l’accuse d’avoir trempé dans un complot contre sa personne. Les généraux Palenfo et Coulibaly sont accusés d’avoir commandité une « tentative d’assassinat ». Quelques jours plus tard, la Cour suprême rend son verdict. La candidature d’Alassane Ouattara à la candidature d’octobre 2000 est invalidée pour cause de « nationalité douteuse ». Celle d’Henri Konan Bédié l’est tout autant, car l’ancien président déchu a passé sa visite médicale de candidat en France et non en Côte d’Ivoire.
Le 22 octobre suivant, Laurent Gbagbo est alors le seul poids lourd politique en piste face au général Gueï. Le leader du FPI est finalement déclaré vainqueur, le 26 au soir, au terme de trois journées de violentes manifestations contre une tentative de coup de force électoral du général Gueï, puis entre partisans du FPI et du RDR. Alassane Ouattara, pour qui Laurent Gbagbo est illégitime, réclame la tenue d’une nouvelle élection présidentielle. Non seulement, il n’obtient pas gain de cause, mais le 1er décembre 2000, la Cour suprême rejette une nouvelle fois sa candidature, cette fois aux élections législatives. Son parti choisit le boycott. Des affrontements opposent ses partisans aux forces de l’ordre. Malgré tout, le 25 mars 2001, le RDR participera aux élections municipales où il devancera le PDCI et le FPI.
Mais le « cas Ouattara » n’est pas encore réglé. En décembre suivant, un Forum de réconciliation nationale organisé par Laurent Gbagbo « recommande aux autorités judiciaires compétentes de délivrer à monsieur Ouattara un certificat de nationalité conformément aux lois et règlements en vigueur ». En janvier 2002, le chef de l’Etat ivoirien réunit tous les leaders, y compris Henri Konan Bédié, à Yamoussoukro. La question de l’article 35 reste toutefois suspendue à un projet de colloque visant à «préciser» certaines dispositions de la loi fondamentale. Mais le 28 juin 2002, la justice délivre finalement à Alassane Ouattara un certificat de nationalité. Et le 5 août, le RDR entre au gouvernement.
Les années de plomb
Le 19 septembre 2002, la Côte d’Ivoire connaît une tentative de coup d’Etat et le début d’une rébellion armée, menée par des militaires pour majorité originaires du nord de la Côte d’Ivoire et se réclamant d’un Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI). Le général Gueï est assassiné ainsi que le ministre de l’Intérieur Emilie Boga Doudou. La résidence d’Alassane Ouattara est incendiée. Craignant pour sa vie, il se réfugie à l'ambassadeur de France. Une nouvelle fois, il quitte la Côte d’Ivoire pour le Gabon puis la France. Une nouvelle fois, il est pointé du doigt par ses adversaires, à commencer par le président Gbagbo qui l’accuse d’être le « cerveau » de la rébellion, évoquant notamment les liens entre certains rebelles et le RDR ou encore les déclarations du porte-parole du MPCI demandant la tenue de nouvelles élections.
Huit ans plus tard, Alassane Ouattara nie toujours avec la plus grande fermeté toute responsabilité dans la guerre. « Je condamne cela. Cela n’aurait jamais dû arriver. […] Ces jeunes gens pensant peut-être bien faire, épousant peut-être les mêmes objectifs que j’avais par rapport à une société de justice et d’équité, ont pris les armes. Mais j’espère qu’ils ont compris que ce n’est pas avec des armes et des fusils qu’on doit régler les problèmes de la Côte d’Ivoire », expliquait-il fin octobre 2010 lors de l’émission politique « Face aux électeurs » à la télévision nationale ivoirienne. Ses propos ne convainquent bien entendu pas son adversaire qui en fera un de ses principaux arguments durant la campagne du second tour.
Quoi qu’il en soit le problème de sa candidature est définitivement réglé le 6 avril 2005 à Pretoria. Laurent Gbagbo, Alassane Ouattara, Henri Konan Bédié et Guillaume Soro, secrétaire général du MPCI (et actuel Premier ministre), signent un accord de paix.
Parmi les dispositions clé, figure l’amendement du controversé article 35 de la Constitution qui avait exclu Alassane Ouattara des précédentes élections.
Quelques jours plus tard, ce dernier laisse entendre qu’il se présentera à la présidentielle. En mai suivant, à Paris, il signe, ironie de l’histoire, un accord avec son ennemi juré d’hier, Henri Konan Bédié, pour faire f1586ront commun contre Laurent Gbagbo. Il rentre à Abidjan le 6 décembre, après trois ans d’exil, pour les obsèques de sa mère.
Son retour définitif se fera plus tard, mais l’ancien Premier ministre a désormais l’assurance qu’il pourra, cette fois, briguer la magistrature suprême. Le 28 novembre 2010, vingt ans après être entré en politique, après une campagne très dure, Alassane Ouattara se retrouve enfin face à Laurent Gbagbo pour un combat à la loyale. L'enjeu est double. Il s'agit bien sûr pour lui d'accéder enfin à ce qu'il désire depuis plus de 15 ans, diriger la Côte d'Ivoire, mais aussi savoir si oui ou non, la majorité des Ivoiriens le soutient, comme il le martèle depuis une décennie.
Par Christophe Champin
Alassane Ouattara est né à Dimbokro, dans le nord de la Côte d’Ivoire, en 1942. A 20 ans, il décroche son baccalauréat dans un lycée de Ouagadougou, alors capitale de la Haute-Volta. Grâce à une bourse américaine, il poursuit ses études aux Etats-Unis. Il y obtient un doctorat en sciences économiques à l’université de Pennsylvanie à Philadelphie, puis il entre au Fonds monétaire international (FMI) à Washington, en 1968, en tant qu’économiste.
Cinq ans plus tard, le voici recruté à la Banque centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO), dont le siège se trouve alors à Paris, avant d’être transféré à Dakar en 1978. Alassane Ouattara y travaillera comme chargé de mission, conseiller du gouverneur, directeur des études, puis vice-gouverneur.
En 1984, il retourne au Fonds monétaire international dont il devient directeur du département Afrique, fonction qu’il cumule avec celle de conseiller spécial du directeur général. En octobre 1988, le président Houphouët-Boigny le choisit pour prendre la tête de la BCEAO, après la mort du gouverneur Abdoulaye Fadiga.
Son passage au FMI et les liens tissés, notamment avec les Français Michel Camdessus, alors directeur général ou encore Jean-Claude Trichet, directeur du Trésor français de l’époque et actuel président de la Banque centrale européenne (BCE), lui seront utiles lorsque, deux ans plus tard - à un moment où la région traverse une très mauvaise passe économique - Félix Houphouët-Boigny lui confie, en avril 1990, la présidence d’un « Comité interministériel chargé de l’élaboration et de la mise en application du programme de stabilisation et de relance », en Côte d’Ivoire. Derrière ce titre ronflant se cache un poste stratégique qui lui permet de superviser l’ensemble de l’action économique et financière du pays.
Le premier Premier ministre d'Houphouët-Boigny
La tâche est impopulaire. Il s’agit de mettre en place un programme d’ajustement structurel - dont il était le chantre au FMI - qui suppose une cure d’amaigrissement drastique de l’Etat. Car le pays connaît une grave crise. Le fameux « miracle ivoirien », né du développement de la production du cacao, dont le pays est le premier producteur mondial, s’est évanoui. Houphouët-Boigny lui-même est intervenu à la télévision pour informer ses concitoyens que l’Etat est en quasi-cessation de paiement. Et pour débloquer leur aide, les institutions financières internationales réclament de profondes réformes.
Félix Houphouët-Boigny pense avoir décroché la perle rare en recrutant ce haut fonctionnaire international à la réputation sans taches et rompu aux arcanes des institutions financières internationales. De fait, leur réaction est favorable. Le 7 novembre 1990, le « vieux » décide alors de faire d’Alassane Ouattara son Premier ministre, le premier depuis l’indépendance du pays.
A 48 ans, cet archétype des technocrates africains « made in Washington », très en vogue à l’époque au sud du Sahara, vient bousculer les habitudes des barons du PDCI, l’ex-parti unique. Ces derniers voient d’un mauvais œil cet outsider - cet « étranger » murmurent déjà certains - débarquer sur la scène politique. D’autant que Félix Houphouët-Boigny, déjà très âgé, lui donne carte blanche.
Le contexte est difficile. Après des manifestations de rue et des remous à l’université, le père de l’indépendance s’est résolu à instaurer le multipartisme. Et s’il a remporté haut la main la présidentielle d’octobre 1990, l’opposition ne désarme pas. A sa tête, Laurent Gbagbo, leader du Front populaire ivoirien (FPI), légalisé le 30 avril 1990. Deux ans plus tard, en février 1992, l’opposant historique sera emprisonné avec d’autres responsables de son parti et des dirigeants syndicaux, sous le gouvernement Ouattara. En outre, même si beaucoup louent son bilan et ses efforts de remise en ordre du pays - de « remise du pays au travail » dit-il - les mesures d’austérité qu’il impose suscitent du mécontentement.
Alassane Ouattara peut toutefois se targuer du soutien inconditionnel d’Houphouët-Boigny. Mais le père de l’indépendance ivoirienne, qui règne sans partage sur la Côte d’Ivoire depuis 1960, est âgé et malade. Il meurt le 7 décembre 1993. Le destin de son Premier ministre va, alors, basculer.
Les années de braise
Les jours qui suivent la disparition du père de la nation restent un inépuisable sujet de débat. Les adversaires d’Alassane Ouattara l’accusent d’avoir voulu tenter de prendre la succession d’Houphouët-Boigny, alors que, d’après l’article 11 de la Constitution, ce rôle revient au président de l’Assemblée nationale, Henri Konan Bédié. Alassane Ouattara s’en défend. « Jamais je n’ai voulu prendre sa succession, confiera-t-il plus tard à l’hebdomadaire Jeune Afrique. Cela ne correspondait pas du tout à mes principes moraux et politiques ». Il reconnaît toutefois contester la manière dont Henri Konan Bédié est devenu chef de l’Etat, sans dit-il, que soit respectée la procédure constitutionnelle selon laquelle la Cour suprême devait, d’abord, constater la vacance du pouvoir. Et pour empêcher l'avènement d'Henri Konan Bédié, certains de ses adversaires au sein du PDCI penchaient clairement, en privé, pour la solution Ouattara.
Quoiqu'il en soit, la rupture est consommée avec Henri Konan Bédié, qui devient le deuxième président la Côte d’Ivoire indépendante. Ce dernier n’aura, dès lors, de cesse de barrer la route à un rival qu’il considère désormais comme l’homme à abattre. A l’approche de l’élection présidentielle d’octobre 1995, Alassane Ouattara ayant entre-temps réintégré les rangs du Fonds monétaire international, envisage d’être candidat.
Pour l'en empêcher, le président Bédié fait voter, en décembre 1994, un code électoral sur mesure, dont une disposition stipule que tout candidat à la magistrature suprême doit « être Ivoirien de naissance, né de père et de mère eux-mêmes Ivoiriens. Il doit n’avoir jamais renoncé à la nationalité ivoirienne […] et résider de manière continue en Côte d’Ivoire depuis cinq ans. »
L’initiative présidentielle déchaine les passions. Laurent Gbagbo, leader du FPI, qualifie le texte de « liberticide, raciste, xénophobe et dangereux ». Ce dernier formera même un Front républicain contre Henri Konan Bédié avec le RDR, parti fondé, en 1994, par Djeni Kobina, à la suite d’une scission au sein du PDCI au pouvoir et dont Alassane Ouattara prendra plus tard la direction. En Côte d’Ivoire, le débat fait rage sur la nationalité de l’ancien Premier ministre que certains accusent d’être Burkinabé, voire Voltaïque. Le concept d’ivoirité, promu par le président Bédié, met à mal la cohabitation traditionnellement bonne entre populations originaires du Nord, majoritairement musulmanes, et les autres peuples de Côte d’Ivoire. Les discours xénophobes s’étalent dans les journaux proches du pouvoir.
Sur le conseil, dit-il, du président togolais de l’époque, Gnassingbé Eyadema, Alassane Ouattara renonce à se présenter à la magistrature suprême.
Alassane Ouattara sur sa nationalité
« Je suis Ivoirien et ce, depuis ma naissance à Dimbokro en 1942. De plus, mon père est né à Dimbokro vers 1888 et ma mère, originaire de Glélé ban (Odiénné), est née à Dabou en 1920. Ils sont donc Ivoiriens de naissance, explique-t-il dans Jeune Afrique. Pour appuyer sa démonstration, Alassane Ouattara publie même dans l’hebdomadaire des facsimilés des cartes d’identité ivoiriennes de ses deux parents. « Pour des raisons familiales, poursuit-il, j’ai fait une partie de mes études au Burkina, à l’époque Haute-Volta. Après le baccalauréat, j’ai obtenu une bourse américaine au titre de l’aide accordée à ce pays, et je suis donc parti aux Etats-Unis avec un passeport voltaïque. Ceci ne remet nullement en cause mes droits et devoirs en tant qu’Ivoirien. »
Pour appuyer leur raisonnement, ces détracteurs lui reprochent d’avoir fait ses études aux Etats-Unis en tant que Voltaïque et d’avoir détenu un passeport voltaïque. « J’ai exercé les fonctions de vice-gouverneur de la BCEAO pour la Haute-Volta pendant deux ans. […] je l’ai fait à la suite d’un accord entre le président Houphouët et les autorités voltaïques », répond-il.
Le 30 juillet 1999, après cinq années passées au FMI en tant que directeur général adjoint, Alassane Ouattara rentre en Côte d’Ivoire. Il est élu à la tête du RDR et annonce officiellement sa candidature à la présidentielle d’octobre 2000. La Côte d’Ivoire du Président Bédié traverse alors une zone de violentes turbulences. Une campagne médiatique virulente visant à démontrer sa nationalité burkinabée, et donc son inéligibilité, est lancée. Pour faire taire les critiques, Alassane Ouattara produit deux cartes d’identité ivoiriennes datant de 1982 et 1990.
Las ! Le 22 septembre, une information judiciaire pour « faux commis dans des documents administratifs, usage de faux et complicité » est ouverte contre lui. Quelques jours plus tôt, sa mère a été entendue par des policiers qui veulent vérifier sa nationalité. Le 9 octobre, Alassane Ouattara réaffirme qu’il est de nationalité ivoirienne et estime qu’il fait l’objet de discrimination parce qu’il est musulman. Le 27 octobre, la décision d’un juge lui ayant délivré un certificat de nationalité est annulée.
Enfin, le 29 novembre, alors qu’il se trouve à l’étranger un mandat d’arrêt est lancé contre lui. Entre-temps, plusieurs dirigeants du RDR, dont la numéro deux Henriette Diabaté, ont été arrêtés, jugés en urgence et condamnés à deux ans de prison à la suite de violences lors d’une manifestation.
La situation est particulièrement tendue. Mais rares sont ceux qui imaginent ce qui va se dérouler moins de quatre semaine plus tard…
Le 24 décembre, une mutinerie éclate à Abidjan et se transforme rapidement en coup d’Etat, portant au pouvoir le général Robert Gueï, ancien chef d’état major des armées, tombé en disgrâce quelques années plus tôt. Il est placé à la tête d’un Comité national de salut public (CNSP). Le président Bédié fuit le pays. Les prisonniers du RDR sont libérés et Alassane Ouattara reçoit du nouvel homme fort l’assurance qu’il peut rentrer en toute tranquillité à Abidjan. Ce qu’il fait dès le 29 décembre.
L’ancien Premier ministre a-t-il été l’instigateur du coup d’Etat ? Le fait que les numéros deux et trois du CNSP, les généraux Palenfo et Coulibaly, soient des proches et que figure parmi les « mutins » un de ses anciens garde du corps, le sergent Ibrahim Coulibaly, sert de base à ceux qui instruisent son procès. L’intéressé nie vigoureusement, en se disant opposé à la prise de pouvoir par la force. Laurent Gbagbo aura beau jeu d’utiliser l’argument lors de la campagne du deuxième tour de la présidentielle de 2010, pour inciter les électeurs d’Henri Konan Bédié à lui apporter leurs voix : « Si vous aimez Bédié, vous devez voter pour celui qui l’a fait revenir d’exil plutôt que pour celui qui l’a fait partir en exil », martèle-t-il.
Dès le début de la transition militaire, Alassane Ouattara et Laurent Gbagbo ont d’ailleurs clairement pris leurs distances. Exit le Front républicain. Les deux hommes sont désormais rivaux. Au fil des mois, les relations entre l’ancien Premier ministre et le général Gueï, tournent également au vinaigre. En mai, le chef de la junte affirme avoir réuni des preuves d’atteinte à la sureté de l’Etat contre le RDR.
Les 23 et 24 juillet, une nouvelle Constitution est soumise à référendum, dont un article précise que tout candidat à la magistrature suprême doit être de père et de mère ivoirien et ne s’être jamais prévalu d’une autre nationalité. Alassane Ouattara, bien que critique sur les conditions d’éligibilité, appelle tout de même à voter « oui ».
Dans les semaines qui suivent la tension augmente. En septembre, le chef de la junte l’accuse d’avoir trempé dans un complot contre sa personne. Les généraux Palenfo et Coulibaly sont accusés d’avoir commandité une « tentative d’assassinat ». Quelques jours plus tard, la Cour suprême rend son verdict. La candidature d’Alassane Ouattara à la candidature d’octobre 2000 est invalidée pour cause de « nationalité douteuse ». Celle d’Henri Konan Bédié l’est tout autant, car l’ancien président déchu a passé sa visite médicale de candidat en France et non en Côte d’Ivoire.
Le 22 octobre suivant, Laurent Gbagbo est alors le seul poids lourd politique en piste face au général Gueï. Le leader du FPI est finalement déclaré vainqueur, le 26 au soir, au terme de trois journées de violentes manifestations contre une tentative de coup de force électoral du général Gueï, puis entre partisans du FPI et du RDR. Alassane Ouattara, pour qui Laurent Gbagbo est illégitime, réclame la tenue d’une nouvelle élection présidentielle. Non seulement, il n’obtient pas gain de cause, mais le 1er décembre 2000, la Cour suprême rejette une nouvelle fois sa candidature, cette fois aux élections législatives. Son parti choisit le boycott. Des affrontements opposent ses partisans aux forces de l’ordre. Malgré tout, le 25 mars 2001, le RDR participera aux élections municipales où il devancera le PDCI et le FPI.
Mais le « cas Ouattara » n’est pas encore réglé. En décembre suivant, un Forum de réconciliation nationale organisé par Laurent Gbagbo « recommande aux autorités judiciaires compétentes de délivrer à monsieur Ouattara un certificat de nationalité conformément aux lois et règlements en vigueur ». En janvier 2002, le chef de l’Etat ivoirien réunit tous les leaders, y compris Henri Konan Bédié, à Yamoussoukro. La question de l’article 35 reste toutefois suspendue à un projet de colloque visant à «préciser» certaines dispositions de la loi fondamentale. Mais le 28 juin 2002, la justice délivre finalement à Alassane Ouattara un certificat de nationalité. Et le 5 août, le RDR entre au gouvernement.
Les années de plomb
Le 19 septembre 2002, la Côte d’Ivoire connaît une tentative de coup d’Etat et le début d’une rébellion armée, menée par des militaires pour majorité originaires du nord de la Côte d’Ivoire et se réclamant d’un Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI). Le général Gueï est assassiné ainsi que le ministre de l’Intérieur Emilie Boga Doudou. La résidence d’Alassane Ouattara est incendiée. Craignant pour sa vie, il se réfugie à l'ambassadeur de France. Une nouvelle fois, il quitte la Côte d’Ivoire pour le Gabon puis la France. Une nouvelle fois, il est pointé du doigt par ses adversaires, à commencer par le président Gbagbo qui l’accuse d’être le « cerveau » de la rébellion, évoquant notamment les liens entre certains rebelles et le RDR ou encore les déclarations du porte-parole du MPCI demandant la tenue de nouvelles élections.
Huit ans plus tard, Alassane Ouattara nie toujours avec la plus grande fermeté toute responsabilité dans la guerre. « Je condamne cela. Cela n’aurait jamais dû arriver. […] Ces jeunes gens pensant peut-être bien faire, épousant peut-être les mêmes objectifs que j’avais par rapport à une société de justice et d’équité, ont pris les armes. Mais j’espère qu’ils ont compris que ce n’est pas avec des armes et des fusils qu’on doit régler les problèmes de la Côte d’Ivoire », expliquait-il fin octobre 2010 lors de l’émission politique « Face aux électeurs » à la télévision nationale ivoirienne. Ses propos ne convainquent bien entendu pas son adversaire qui en fera un de ses principaux arguments durant la campagne du second tour.
Quoi qu’il en soit le problème de sa candidature est définitivement réglé le 6 avril 2005 à Pretoria. Laurent Gbagbo, Alassane Ouattara, Henri Konan Bédié et Guillaume Soro, secrétaire général du MPCI (et actuel Premier ministre), signent un accord de paix.
Parmi les dispositions clé, figure l’amendement du controversé article 35 de la Constitution qui avait exclu Alassane Ouattara des précédentes élections.
Quelques jours plus tard, ce dernier laisse entendre qu’il se présentera à la présidentielle. En mai suivant, à Paris, il signe, ironie de l’histoire, un accord avec son ennemi juré d’hier, Henri Konan Bédié, pour faire f1586ront commun contre Laurent Gbagbo. Il rentre à Abidjan le 6 décembre, après trois ans d’exil, pour les obsèques de sa mère.
Son retour définitif se fera plus tard, mais l’ancien Premier ministre a désormais l’assurance qu’il pourra, cette fois, briguer la magistrature suprême. Le 28 novembre 2010, vingt ans après être entré en politique, après une campagne très dure, Alassane Ouattara se retrouve enfin face à Laurent Gbagbo pour un combat à la loyale. L'enjeu est double. Il s'agit bien sûr pour lui d'accéder enfin à ce qu'il désire depuis plus de 15 ans, diriger la Côte d'Ivoire, mais aussi savoir si oui ou non, la majorité des Ivoiriens le soutient, comme il le martèle depuis une décennie.
Par Christophe Champin