Le sortant Laurent Gbagbo n'a pas renoncé à inverser sur le tapis vert ou dans la rue le verdict des urnes. Au risque d'endosser le costume du paria international et de plonger le pays des éléphants dans le chaos.
Entre Abidjan et Bouaké, via Yamoussoukro, la messe n'est pas dite. Messe de couronnement, messe de requiem pour une démocratie morte-née? A l'heure qu'il est -16h00-, nul ne le sait. "Un pays, deux présidents?", titrait ce vendredi matin le quotidien privé L'Inter. Non. Deux pays et autant de chefs d'Etat. Car le feuilleton rocambolesque des 24 heures écoulées montre combien la partition de la Côte d'Ivoire, coupée en deux depuis le putsch avorté déclenché en septembre 2002 par la rébellion nordiste, demeure vivace dans les têtes, dans les âmes et dans les tripes.
Deux organes, deux résultats différents
Jeudi après-midi, Youssouf Bakayoko, président d'une CEI dominée par l'opposition, annonce à la sauvette la nette victoire de Ouattara: 54,1% contre 45,9 à celui qui, élu en 2000 pour un mandat, vient d'achever son deuxième quinquennat. Et ce dans l'enceinte de l'Hôtel du Golf, QG de campagne du challenger.
Cette mise en scène insolite s'explique: soumis à d'intenses pressions, voire menacé explicitement par le clan Gbagbo, Youssouf Bakayoko craint pour sa vie. A tel point qu'il aurait approché l'Onuci -la mission locale des Nations unies- ainsi que plusieurs chancelleries occidentales afin de solliciter leur protection en cas de grabuge.
REUTERS/Luc Gnago
Alassane Ouattara aurait pourtant remporté 54% des voix selon la commission électorale indépendante.
Aussitôt après, le Conseil constitutionnel, seul habilité à proclamer sous sept jours le verdict définitif et composé exclusivement d'obligés de "Laurent", riposte par la voix de son patron, Paul Yao N'Dré. Les chiffres ayant été annoncés après l'expiration du délai de trois jours prévu par le code électoral sont nuls et non avenus, la CEI n'étant "plus en mesure de décider quoi que ce soit."
Dès lors, le Conseil, désormais seul maître à bord du rafiot ivoirien, s'emploiera à statuer -avec bienveillance à coup sûr- sur les requêtes en annulation introduites par l'équipe du sortant contre les "votes frauduleux" raflés par ADO dans trois régions septentrionales. Rien d'étonnant: les stratèges de La Majorité présidentielle (LMP) s'échinent à soustraire le dossier à la CEI, réputée indocile, pour le confier à une cour constitutionnelle aux ordres.
Gbagbo refuse d'admettre sa défaite
On pourrait ergoter à l'infini sur les arguties juridiques que dégainent les deux camps. L'essentiel n'est pas là et tient en peu de mots: Laurent Gbagbo et les siens refusent d'admettre une nette défaite que confirment sur les rives de la lagune Ebrié toutes les sources indépendantes. A commencer par celles qui, Onuci en tête, sont en mesure de compiler les procès-verbaux émanant des bureaux de vote.
"Laurent est tombé dans le traquenard tendu par la CEI", s'indigne un ami proche du sortant. Argument spécieux: après avoir, en février, dissout dans un même mouvement le gouvernement et la Commission précédente, l'intéressé a avalisé la composition de sa nouvelle mouture. Erreur de jugement surprenante de la part d'un tel Machiavel subsaharien.
De même, son entourage a sous-estimé l'ampleur du report, en faveur de Ouattara, des voix collectées au premier tour par l'ex-président Henri Konan-Bédié. "On gagne ou on gagne!": le noyau dur du Front populaire ivoirien (FPI), le parti fondé par Gbagbo, a fini par s'enivrer de cette alternative singulière, élevée au rang de leitmotiv favori.
Un signe: l'armée a annoncé dans la foulée la fermeture des frontières, tandis que les autorités décidaient la suspension de la diffusion des médias audiovisuels étrangers, à commencer par France 24, Radio France Internationale (RFI) ou TV5 Monde. Le bouclage du territoire, la censure: deux des outils de base du kit du parfait petit putschiste institutionnel.
Panoplie au demeurant imparfaite: ce vendredi, Bouaké, fief historique de la rébellion, et le nord du pays, que ne contrôle pas l'armée loyaliste, échappaient au huis-clos. Quant à mesurer le degré de loyauté de l'armée envers un chef d'Etat qui a certes su "soigner" les galonnés mais court le risque de précipiter la Côte d'Ivoire dans une nouvelle ère d'aventurisme...
Pour lui, la ligne de crête est étroite. Et la facture d'un éventuel passage en force s'annonce prohibitive. Car le mode entier a les yeux rivés sur Abidjan. Washington a d'ores et déjà félicité Ouattara. L'ONU, qui juge le déroulement du second tour "globalement satisfaisant", menace de "prendre des mesures appropriées" contre quiconque entraverait le processus électoral. Suivez son regard.
Appels internationaux
Le Premier ministre sortant Guillaume Soro, ex-chef de l'insurrection nordiste prie "instamment" le Coréen Youn-jin Choi, représentant du secrétaire général des Nations unies, de certifier les résultats; manière de reconnaître implicitement leur validité. Quant à L'Elysée, il appelle au "strict respect de la volonté clairement exprimée par le peuple ivoirien". Formule minimaliste qui suffit à doper la rhétorique francophobe en vogue au coeur du Gbagboland: "Le coup d'Etat de Paris a encore échoué", claironne ainsi Notre Voie, organe du FPI. En des circonstances moins graves, une telle Une serait risible.
En multipliant mises en garde et sommations, la communauté internationale fait peut-être à son corps défendant le jeu d'un Gbagbo apparemment résolu, pour sauver son trône, à abattre l'ultime carte de son jeu: celle du chauvinisme anti-impérialiste et du national-populisme.
Il y a quelque chose de navrant dans cet épilogue à haut risque. Laurent Gbagbo, le plus pugnace et le plus doué des leaders africains de sa génération, avait le choix entre chausser les mocassins du Sénégalais Abdou Diouf, qui sut en 2000 admettre son insuccès et s'effacer élégamment; et enfiler les rangers du Zimbabwéen Robert Mugabe. C'est ce qu'il a fait, pour le malheur de son peuple, de la sous-région et de l'Afrique tout entière.
Dernière minute
Nous mettions en ligne cet article à 16h. Et à 16h21, la dépêche AFP tombait: "Le chef de l'Etat ivoirien Laurent Gbagbo a remporté la présidentielle du 28 novembre avec plus de 51% des voix, a proclamé vendredi le Conseil constitutionnel, invalidant les résultats provisoires de la commission électorale qui donnaient Alassane Ouattara vainqueur." Quitte à essuyer entre chien et loup un démenti cinglant, on prend les paris: avant que ce vendredi s'achève, le Conseil constitutionnel aura proclamé la victoire de Laurent Gbagbo, inversant ainsi les résultats provisoires livrés jeudi par la Commission électorale indépendante (CEI). Au doigt mouillé, l'instance suprême créditera le sortant de 51% des suffrages exprimés le 28 novembre, à la faveur du second tour du scrutin présidentiel, contre 49% concédés à son rival Alassane Dramane Ouattara, alias ADO.
Entre Abidjan et Bouaké, via Yamoussoukro, la messe n'est pas dite. Messe de couronnement, messe de requiem pour une démocratie morte-née? A l'heure qu'il est -16h00-, nul ne le sait. "Un pays, deux présidents?", titrait ce vendredi matin le quotidien privé L'Inter. Non. Deux pays et autant de chefs d'Etat. Car le feuilleton rocambolesque des 24 heures écoulées montre combien la partition de la Côte d'Ivoire, coupée en deux depuis le putsch avorté déclenché en septembre 2002 par la rébellion nordiste, demeure vivace dans les têtes, dans les âmes et dans les tripes.
Deux organes, deux résultats différents
Jeudi après-midi, Youssouf Bakayoko, président d'une CEI dominée par l'opposition, annonce à la sauvette la nette victoire de Ouattara: 54,1% contre 45,9 à celui qui, élu en 2000 pour un mandat, vient d'achever son deuxième quinquennat. Et ce dans l'enceinte de l'Hôtel du Golf, QG de campagne du challenger.
Cette mise en scène insolite s'explique: soumis à d'intenses pressions, voire menacé explicitement par le clan Gbagbo, Youssouf Bakayoko craint pour sa vie. A tel point qu'il aurait approché l'Onuci -la mission locale des Nations unies- ainsi que plusieurs chancelleries occidentales afin de solliciter leur protection en cas de grabuge.
REUTERS/Luc Gnago
Alassane Ouattara aurait pourtant remporté 54% des voix selon la commission électorale indépendante.
Aussitôt après, le Conseil constitutionnel, seul habilité à proclamer sous sept jours le verdict définitif et composé exclusivement d'obligés de "Laurent", riposte par la voix de son patron, Paul Yao N'Dré. Les chiffres ayant été annoncés après l'expiration du délai de trois jours prévu par le code électoral sont nuls et non avenus, la CEI n'étant "plus en mesure de décider quoi que ce soit."
Dès lors, le Conseil, désormais seul maître à bord du rafiot ivoirien, s'emploiera à statuer -avec bienveillance à coup sûr- sur les requêtes en annulation introduites par l'équipe du sortant contre les "votes frauduleux" raflés par ADO dans trois régions septentrionales. Rien d'étonnant: les stratèges de La Majorité présidentielle (LMP) s'échinent à soustraire le dossier à la CEI, réputée indocile, pour le confier à une cour constitutionnelle aux ordres.
Gbagbo refuse d'admettre sa défaite
On pourrait ergoter à l'infini sur les arguties juridiques que dégainent les deux camps. L'essentiel n'est pas là et tient en peu de mots: Laurent Gbagbo et les siens refusent d'admettre une nette défaite que confirment sur les rives de la lagune Ebrié toutes les sources indépendantes. A commencer par celles qui, Onuci en tête, sont en mesure de compiler les procès-verbaux émanant des bureaux de vote.
"Laurent est tombé dans le traquenard tendu par la CEI", s'indigne un ami proche du sortant. Argument spécieux: après avoir, en février, dissout dans un même mouvement le gouvernement et la Commission précédente, l'intéressé a avalisé la composition de sa nouvelle mouture. Erreur de jugement surprenante de la part d'un tel Machiavel subsaharien.
De même, son entourage a sous-estimé l'ampleur du report, en faveur de Ouattara, des voix collectées au premier tour par l'ex-président Henri Konan-Bédié. "On gagne ou on gagne!": le noyau dur du Front populaire ivoirien (FPI), le parti fondé par Gbagbo, a fini par s'enivrer de cette alternative singulière, élevée au rang de leitmotiv favori.
Un signe: l'armée a annoncé dans la foulée la fermeture des frontières, tandis que les autorités décidaient la suspension de la diffusion des médias audiovisuels étrangers, à commencer par France 24, Radio France Internationale (RFI) ou TV5 Monde. Le bouclage du territoire, la censure: deux des outils de base du kit du parfait petit putschiste institutionnel.
Panoplie au demeurant imparfaite: ce vendredi, Bouaké, fief historique de la rébellion, et le nord du pays, que ne contrôle pas l'armée loyaliste, échappaient au huis-clos. Quant à mesurer le degré de loyauté de l'armée envers un chef d'Etat qui a certes su "soigner" les galonnés mais court le risque de précipiter la Côte d'Ivoire dans une nouvelle ère d'aventurisme...
Pour lui, la ligne de crête est étroite. Et la facture d'un éventuel passage en force s'annonce prohibitive. Car le mode entier a les yeux rivés sur Abidjan. Washington a d'ores et déjà félicité Ouattara. L'ONU, qui juge le déroulement du second tour "globalement satisfaisant", menace de "prendre des mesures appropriées" contre quiconque entraverait le processus électoral. Suivez son regard.
Appels internationaux
Le Premier ministre sortant Guillaume Soro, ex-chef de l'insurrection nordiste prie "instamment" le Coréen Youn-jin Choi, représentant du secrétaire général des Nations unies, de certifier les résultats; manière de reconnaître implicitement leur validité. Quant à L'Elysée, il appelle au "strict respect de la volonté clairement exprimée par le peuple ivoirien". Formule minimaliste qui suffit à doper la rhétorique francophobe en vogue au coeur du Gbagboland: "Le coup d'Etat de Paris a encore échoué", claironne ainsi Notre Voie, organe du FPI. En des circonstances moins graves, une telle Une serait risible.
En multipliant mises en garde et sommations, la communauté internationale fait peut-être à son corps défendant le jeu d'un Gbagbo apparemment résolu, pour sauver son trône, à abattre l'ultime carte de son jeu: celle du chauvinisme anti-impérialiste et du national-populisme.
Il y a quelque chose de navrant dans cet épilogue à haut risque. Laurent Gbagbo, le plus pugnace et le plus doué des leaders africains de sa génération, avait le choix entre chausser les mocassins du Sénégalais Abdou Diouf, qui sut en 2000 admettre son insuccès et s'effacer élégamment; et enfiler les rangers du Zimbabwéen Robert Mugabe. C'est ce qu'il a fait, pour le malheur de son peuple, de la sous-région et de l'Afrique tout entière.
Dernière minute
Nous mettions en ligne cet article à 16h. Et à 16h21, la dépêche AFP tombait: "Le chef de l'Etat ivoirien Laurent Gbagbo a remporté la présidentielle du 28 novembre avec plus de 51% des voix, a proclamé vendredi le Conseil constitutionnel, invalidant les résultats provisoires de la commission électorale qui donnaient Alassane Ouattara vainqueur." Quitte à essuyer entre chien et loup un démenti cinglant, on prend les paris: avant que ce vendredi s'achève, le Conseil constitutionnel aura proclamé la victoire de Laurent Gbagbo, inversant ainsi les résultats provisoires livrés jeudi par la Commission électorale indépendante (CEI). Au doigt mouillé, l'instance suprême créditera le sortant de 51% des suffrages exprimés le 28 novembre, à la faveur du second tour du scrutin présidentiel, contre 49% concédés à son rival Alassane Dramane Ouattara, alias ADO.