PARIS, La Côte d'Ivoire apparaît comme le "laboratoire"
de la politique militaire de la France en Afrique, qui oscille depuis 20 ans
entre ingérence et retrait, sans ligne claire et sans débat public, affirme
Richard Banegas, professeur de Science politique à l'université de Paris I et
spécialiste de la Côte d'Ivoire.
Q: Comment peut-on expliquer les choix d'intervention ou de non-ingérence
de la France en Afrique, et notamment en Côte d'Ivoire?
R: Pendant la guerre froide, la France avait un rôle de "gendarme de
l'Afrique". Après le génocide rwandais en 1994 -- et le désastre qu'il a
représenté pour la coopération militaire française -- et celui de l'opération
américaine à Mogadiscio en 1993, la donne change. C'est aussi le moment de la
dévaluation du franc CFA, qui marque un désengagement de la France dans ses
anciennes colonies africaines.
On est dans une logique de retrait. La Côte d'Ivoire a joué à cet égard un
rôle de laboratoire de redéfinition de la politique africaine de la France.
Sur le plan militaire, cela va être théorisé par le gouvernement de Lionel
Jospin (Premier ministre socialiste du président de droite Jacques Chirac de
1997 à 2002). C'est la ligne du "ni ingérence, ni indifférence".
Cette ligne l'emporte quand en décembre 1999 à Abidjan, Henri Konan Bédié
est renversé par un coup d'Etat: la France n'intervient pas.
Ce mouvement va de pair avec une réforme de l'armée française et la volonté
de favoriser la formation des armées africaines.
Q: Mais la France conserve des bases militaires sur le continent et
continue à déployer des troupes au gré des crises, notamment en Côte d'Ivoire.
R: A partir de 2002, il va y avoir un réengagement direct dans le
laboratoire ivoirien, avec le déploiement de la force Licorne, qui témoigne
d'une implication forte (jusqu'à 5.000 hommes) et d'une nouvelle doctrine
interventionniste qui se pare de la vertu multilatérale. La force est placée
sous mandat de l'ONU mais demeure sous commandement français, ce qui
entretient l'ambiguité de la position française quant au multilatéralisme.
Cette attitude est aussi celle du non-choix politique, puisqu'elle consiste
à geler les positions: en 2002, on ne choisit ni d'appuyer Laurent Gbagbo élu
en 2000, qui réclame un soutien en vertu d'accords de défense, ni la rébellion
(qui sera empêchée de progresser par le déploiement de Casques bleus et de
soldats français, ndlr).
Au fond, depuis les années 1990, la politique militaire de la France est
une politique d'indécision, définie au coup par coup en fonction des enjeux
immédiats, sans ligne claire et sans débat public.
Q: Paris choisit pourtant d'intervenir en 2004, en détruisant l'aviation
ivoirienne.
R: C'est un choix contraint, dicté par les circonstances après la mort de 9
soldats dans un camp de Bouaké (ouest) bombardé par l'aviation ivoirienne.
Après la crise de 2004 et avec l'arrivée de Nicolas Sarkozy (en 2007), Paris
revient à sa position de retrait, programme la fermeture de sa base permanente
à Abidjan (fermée en 2009) et la renégociation des accords de défense dans
huit pays africains.
Quand éclate la crise post-électorale fin 2010, tout le monde s'interroge
sur la prudence affichée par la France. Après le lancement de l'intervention
en Libye, on entend des critiques sur le deux poids deux mesures, entre une
Afrique subsaharienne qui serait destinée à résoudre ses problèmes par
elle-même et un limes méditerranéen qui obéirait à d'autres critères. En
intervenant lundi, Paris a levé cette contradiction, mais cela va compliquer
sa relation avec les autres pays africains. Cela pose aussi la question du
message que l'on véhicule: si on impose la démocratie par les chars, cela
risque de demeurer le symbole d'une chicotte coloniale plus que de
l'émancipation et de la liberté des peuples.
(Propos recueillis par Sofia BOUDERBALA)
de la politique militaire de la France en Afrique, qui oscille depuis 20 ans
entre ingérence et retrait, sans ligne claire et sans débat public, affirme
Richard Banegas, professeur de Science politique à l'université de Paris I et
spécialiste de la Côte d'Ivoire.
Q: Comment peut-on expliquer les choix d'intervention ou de non-ingérence
de la France en Afrique, et notamment en Côte d'Ivoire?
R: Pendant la guerre froide, la France avait un rôle de "gendarme de
l'Afrique". Après le génocide rwandais en 1994 -- et le désastre qu'il a
représenté pour la coopération militaire française -- et celui de l'opération
américaine à Mogadiscio en 1993, la donne change. C'est aussi le moment de la
dévaluation du franc CFA, qui marque un désengagement de la France dans ses
anciennes colonies africaines.
On est dans une logique de retrait. La Côte d'Ivoire a joué à cet égard un
rôle de laboratoire de redéfinition de la politique africaine de la France.
Sur le plan militaire, cela va être théorisé par le gouvernement de Lionel
Jospin (Premier ministre socialiste du président de droite Jacques Chirac de
1997 à 2002). C'est la ligne du "ni ingérence, ni indifférence".
Cette ligne l'emporte quand en décembre 1999 à Abidjan, Henri Konan Bédié
est renversé par un coup d'Etat: la France n'intervient pas.
Ce mouvement va de pair avec une réforme de l'armée française et la volonté
de favoriser la formation des armées africaines.
Q: Mais la France conserve des bases militaires sur le continent et
continue à déployer des troupes au gré des crises, notamment en Côte d'Ivoire.
R: A partir de 2002, il va y avoir un réengagement direct dans le
laboratoire ivoirien, avec le déploiement de la force Licorne, qui témoigne
d'une implication forte (jusqu'à 5.000 hommes) et d'une nouvelle doctrine
interventionniste qui se pare de la vertu multilatérale. La force est placée
sous mandat de l'ONU mais demeure sous commandement français, ce qui
entretient l'ambiguité de la position française quant au multilatéralisme.
Cette attitude est aussi celle du non-choix politique, puisqu'elle consiste
à geler les positions: en 2002, on ne choisit ni d'appuyer Laurent Gbagbo élu
en 2000, qui réclame un soutien en vertu d'accords de défense, ni la rébellion
(qui sera empêchée de progresser par le déploiement de Casques bleus et de
soldats français, ndlr).
Au fond, depuis les années 1990, la politique militaire de la France est
une politique d'indécision, définie au coup par coup en fonction des enjeux
immédiats, sans ligne claire et sans débat public.
Q: Paris choisit pourtant d'intervenir en 2004, en détruisant l'aviation
ivoirienne.
R: C'est un choix contraint, dicté par les circonstances après la mort de 9
soldats dans un camp de Bouaké (ouest) bombardé par l'aviation ivoirienne.
Après la crise de 2004 et avec l'arrivée de Nicolas Sarkozy (en 2007), Paris
revient à sa position de retrait, programme la fermeture de sa base permanente
à Abidjan (fermée en 2009) et la renégociation des accords de défense dans
huit pays africains.
Quand éclate la crise post-électorale fin 2010, tout le monde s'interroge
sur la prudence affichée par la France. Après le lancement de l'intervention
en Libye, on entend des critiques sur le deux poids deux mesures, entre une
Afrique subsaharienne qui serait destinée à résoudre ses problèmes par
elle-même et un limes méditerranéen qui obéirait à d'autres critères. En
intervenant lundi, Paris a levé cette contradiction, mais cela va compliquer
sa relation avec les autres pays africains. Cela pose aussi la question du
message que l'on véhicule: si on impose la démocratie par les chars, cela
risque de demeurer le symbole d'une chicotte coloniale plus que de
l'émancipation et de la liberté des peuples.
(Propos recueillis par Sofia BOUDERBALA)