Dans cet entretien qu’il nous a accordé à Paris, Tiken Jah Fakoly recommande au président de la République, Alassane Ouattara, de ne pas se couper du peuple.
Pourquoi ne pas concentrer votre projet « Un concert, une école » sur la Côte d’Ivoire afin de doter les différentes régions d’une école, avant de viser les autres pays ?
Mon projet est humanitaire, panafricain, voire mondial. Je ne vais pas me substituer à l’Etat ivoirien qui doit construire des écoles dans toutes les régions, dans tous les villages. A travers ce concept, ce n’est pas la construction physique de l’école que je vise, mais plutôt à faire passer le message de l’importance de l’école dans le développement. Il faut que la jeunesse, en me voyant passer ce message se dise que l’école est importante. Si tu vois Tiken Jah construire des écoles, cela veut dire que c’est important.
Je souhaite donc faire passer le message de l’importance de l’éducation dans toute l’Afrique, parce que je suis conscient qu’aucun pays africain ne pourra se développer tout seul. C’est quand les 90% des Africains sauront lire et écrire que l’Afrique va changer de visage. Donc je ne construirai seulement qu’en Côte d’Ivoire. D’ailleurs, l’école que j’ai construite dans le Nord, n’a pas été réalisée dans mon village. A Gbéléban, il y a deux écoles primaires. Or, à Toloni où j’ai fait construire l’école, il n’y en avait pas. Les enfants de ce village étaient scolarisés à 15 kilomètres de là. C’est pour cela que je n’ai pas choisi mon village, surtout que je n’aime pas les choses sectaires. C’est aussi cela qui nous a mis en retard. Je préfère que les fils de Côte d’Ivoire fassent des projets pour tout le pays. Cela renforce l’unité.
Vous annoncez pour janvier 2012, un festival de reggae annuel à Abidjan. N’est-ce pas un festival de trop?
Non, ce n’est pas un festival de trop. Nous sommes toujours cités comme la troisième capitale du reggae au monde après la Jamaïque et Londres. Il est important qu’il y ait un gros festival en Côte d’Ivoire. C’est vrai, il y a le festival d’A’Salfo de Magic System (Femua), celui d’Alpha Blondy (Festa). Moi j’ai envie de faire un festival où il ne passera que des artistes reggae, pour confirmer la place de la Côte d’Ivoire dans ce genre musical. Je pense même qu’il n’y a pas assez de festivals en Côte d’Ivoire. Je propose même que le gouvernement, une fois les problèmes importants résolus, donne les moyens à toutes les régions du pays, d’organiser un festival. A l’instar de celui initié par le passé, par le Conseil régional de Gagnoa pour valoriser la musique traditionnelle locale. A l’avenir, j’espère que les Conseils généraux mettront à disposition de leur jeunesse des fonds pour organiser des festivals dans toutes les régions. En dix ans, je pense que j’ai inauguré une dizaine de nouveaux festivals africains en Hollande, en Espagne, un peu partout. Cela permet aux jeunes de ces pays de découvrir d’autres cultures. Donc un festival typiquement reggae en Côte d’Ivoire sera le bienvenu. Je suis sûr.
Que pensez-vous du processus de réconciliation que conduit l’ancien Premier ministre Banny?
Je pense que la réconciliation est aujourd’hui indispensable. Nous y avons intérêt car là se trouve notre bonheur. Le choix de Charles Konan Banny est une bonne chose. Il a des compétences. Je souhaite simplement que cette équipe qui a été constituée pour réconcilier soit proche des Ivoiriens. J’ai été heureux du choix de Didier Drogba car j’ai été le premier à proposer sa désignation dans l’équipe. Il faut qu’on y mette de la bonne volonté. Il faut que cette commission aille vers les Ivoiriens pour leur parler. Qu’elle aille dans les villes, les villages, les hameaux. Qu’elle ne reste pas dans les maisons climatisées. Qu’elle aille expliquer aux uns et aux autres que nous avons commis des erreurs. Que depuis la mort d’Houphouet-Boigny, on a menti aux Ivoiriens. On a manipulé les Ivoiriens. On a fait croire que les étrangers étaient des dangers. Nous les avons chassés. Résultat : notre pays a fait un bond de 20 ans en arrière. Mais il n’est pas trop tard. Les étrangers ne sont pas des ennemis. Les Maliens, les Burkinabè, les Guinéens, les Béninois, etc.… qui vivent en Côte d’Ivoire nous ont déjà aidés pendant les 33 ans du règne d’Houphouet-Boigny. C’est pourquoi nous étions en avance. Si on veut retrouver notre place, il faut qu’on les accueille à nouveau. Quand j’étais à Odienné, mon ami d’enfance était un jeune guéré. Je le prenais chaque jour sur ma moto pour aller à l’école. Je ne faisais pas de différence. Pour moi, la vraie réconciliation, c’est une réconciliation dans la justice et la légalité. Il faut absolument qu’il y ait une justice pour tous. Je reste à la disposition de mon pays dans ce processus de réconciliation et prêt à apporter ma contribution.
Les partisans de l’ex-président Laurent Gbagbo demandent sa libération inconditionnelle comme préalable à la réconciliation. Qu’en pensez-vous ?
Je voudrais leur dire que cela va être difficile. Cela voudrait dire qu’en Côte d’Ivoire, on cautionne l’impunité. Quelqu’un peut-il se lever pour un poste et tuer des gens? Laurent Gbagbo aurait été raisonnable qu’il serait l’un des hommes les plus respectés aujourd’hui en Côte d’Ivoire. Poser comme condition préalable la libération de Laurent Gbagbo, c’est nous faire retourner dans une République bananière. Une République dans laquelle le chef peut se permettre de faire n’importe quoi. On a vu qu’après 10 ans, quand on analyse son bilan, les Ivoiriens en tant que peuple civilisé n’avait aucune raison de reconduire Laurent Gbagbo. Même ceux qui marchent aujourd’hui à Paris (Ndlr : les partisans de Laurent Gbagbo) quand je les vois, ils me font pitié. S’ils sont ici dans le froid, ils sont en exil. Si Laurent Gbagbo avait réalisé de belles choses en Côte d’Ivoire, ceux-ci n’auraient pas laissé la belle plage de Bassam et venir se coucher dans le froid ici. Si Gbagbo avait été reconduit, cela aurait signifié que les Ivoiriens ne savent pas ce qu’ils veulent. Il faut montrer que, même Alassane Ouattara qui est au pouvoir aujourd’hui, s’il se permet des maladresses comme l’a fait Gbagbo, il peut se retrouver derrière les barreaux. Que tous ceux qui se permettent, à cause d’un fauteuil, de faire du mal aux Ivoiriens ou à la Côte d’Ivoire sachent que, la peine peut les rencontrer derrière les barreaux. C’est ce message-là qu’on doit faire passer aujourd’hui en jugeant Laurent Gbagbo et sa femme pour le mal qu’ils ont fait à la Côte d’Ivoire. Si c’est leur condition, cela veut dire qu’ils n’ont pas envie de se réconcilier. Qu’ils sachent que si Gbagbo est innocenté après son jugement, il est possible qu’il redevienne président un jour.
D’aucuns estiment par ailleurs qu’il faudrait aussi sanctionner ceux de l’autre camp qui ont pris les armes contre Laurent Gbagbo.
Il faut que les gens comprennent que de 2002 à 2007 effectivement, il y a eu des excès des deux côtés. Nous nous sommes réconciliés en 2007, ce qui a amené le Premier ministre Soro Guillaume a dirigé un gouvernement, à célébrer la paix à Bouaké. A partir du moment où on s’est réconcilié en 2007 et qu’un gouvernement de réconciliation a été mis en place, cela voudrait dire que les Ivoiriens ont décidé de pardonner tout ce qui s’est passé jusqu’en 2007, ils ont décidé d’aller vers la paix. Donc, 2007 était considéré comme un nouveau départ vers des élections libres et transparentes. Ce travail, je pense que le Premier ministre Guillaume Soro l’a bien mené. Il s’est attelé à organiser de bonnes élections. Il a fait son travail ; ce qui a abouti à la candidature de tous à toutes les élections. Si les partisans de Gbagbo nous ramènent à 2007, cela veut dire que Gbagbo lui-même n’était pas sincère quand il allumait la flamme de la paix. Cela veut dire que quand Mme Gbagbo dansait avec Konaté Sidiki à Yopougon, ce n’était pas sincère. Cela veut dire que quand Blé Goudé et Wattao s’affichaient ensemble, ce n’était que du m’as-tu vu. En 2007, tout a été pardonné et un nouveau départ a été donné. En 2010, les élections ont été organisées. Un nouveau départ a été donné à la Côte d’Ivoire et il y en a qui ont voulu nous replonger dans les situations difficiles en voulant confisquer le pouvoir. Alors que le bilan était totalement négatif. Quel secteur a réellement bénéficié de la bonne gouvernance de Laurent Gbagbo ? Nous n’avons pas eu de routes, de ponts…
Avez-vous eu l’occasion de rencontrer Laurent Gbagbo et lui dire que vous n’appréciez pas la voie qu’il empruntait dans sa gouvernance ?
J’ai eu deux occasions de rencontrer Laurent Gbagbo. Quand je suis revenu en 2007, j’avais décidé de rencontrer tous les leaders. J’ai fait des démarches. Je suis allé à Daoukro rencontrer le président Bédié. J’ai rencontré le premier ministre Guillaume Soro et le président actuel Alassane Ouattara. J’attendais qu’on me donne l’occasion de voir Laurent Gbagbo. J’ai eu le contact de Dogbo Blé. Je l’ai contacté pour lui dire que, dans le cadre de la réconciliation, je souhaitais rencontrer le président Gbagbo. Il m’a dit : c’est ton numéro qui est là ? J’ai répondu oui. Je n’ai pas été appelé et jusqu’à présent, j’attends toujours le coup de fil de Dogbo Blé. La deuxième occasion, c’était à Odienné. Gbagbo est arrivé pour une tournée officielle. J’avais perdu ma mère. Un de ses proches qui est venu aux funérailles m’a confirmé avoir informé le président Gbagbo que j’avais perdu ma mère. Et le président aurait répondu que je l’ai combattu, donc il ne pouvait pas se déplacer pour venir me saluer. Il fallait que moi je vienne d’abord le saluer. Alors que dès que Guillaume Soro avait été informé, il est venu me saluer pendant les funérailles. Ce devait être l’occasion pour moi de rencontrer Laurent Gbagbo et lui parler. Je leur ai dit à chacun que cette réconciliation soit vraie et que la Côte d’Ivoire reparte sur de nouvelles bases à la suite d’une élection transparente. Cela a été mon message. Mon grand regret, c’est d’avoir chanté le caméléon sans avoir pu rencontrer Robert Guéï …
Pour quelles raisons n’avez-vous pas pu rencontrer le général Guéï ?
A l’époque, j’aurais pu parce que j’avais des amis autour de lui. Mais j’étais à une période où je ne me sentais pas capable d’aller parler à un président. C’est pour rattraper cela que je suis allé en Guinée rencontrer Dadis Camara dès qu’il y a eu le coup d’Etat. Cela a suscité des réactions diverses. Mais il était important pour moi d’aller dire à Dadis Camara que j’avais adressé un message à Guéï à travers la musique et il ne m’a pas écouté. Quand je l’ai vu, je lui ai dit que la jeunesse africaine souhaite qu’il organise des élections pour que des civils viennent au pouvoir. Je lui ai dit qu’il avait deux exemples : ceux de Guéï Robert et d’Amadou Toumani Touré. Ce dernier est parti et le peuple l’a rappelé. Dadis ne m’a pas écouté et vous savez la suite. S’il m’avait écouté, il serait aujourd’hui en Guinée, tranquille, avec sa famille.
Alassane Ouattara est aujourd’hui le président de Côte d’Ivoire. Avez-vous un message à lui adresser en particulier ?
Je suis allé rencontrer le président Ouattara, il y a quelques semaines pour lui dire que je le reconnais comme le seul président et que je suis disponible pour la réconciliation. J’avais même été le premier à proposer une caravane d’artistes pour la réconciliation. Aujourd’hui, ce que je peux lui dire, c’est de continuer à suivre les actes de ses collaborateurs sur le terrain. J’ai eu des échos de l’hôpital d’Odienné. Depuis qu’on a dit que les médicaments sont gratuits, le personnel médical n’est plus motivé. Les échos que j’ai eus, c’est que depuis une vingtaine de jours, il y a eu une dizaine de bébés, d’enfants décédés à cause de cette démotivation. Des femmes d’Odienné m’ont appelé pour m’informer de cette situation. ADO a hérité d’un peuple qui a été réduit à la mendicité, un peuple qui a oublié le drapeau. Donc, il peut donner des ordres mais doit veiller à leur suivi par des visites-surprises sur le terrain, dans les hôpitaux, les services. Les gens vont mettre du temps à se mettre à son heure à lui, car habituées à l’heure de l’ancien régime. Les échos qu’on a sont pas mal : on nous dit qu’aujourd’hui, Abidjan est propre, les travailleurs sont au boulot dès 7H30. Les gens ont besoin d’être réadaptés au patriotisme vrai, à aimer le pays avant eux-mêmes. J’ai dit au président que ce sont les actions de développement qui vont réconcilier les Ivoiriens. Si vous bitumez les routes, que le pays est électrifié, que l’éducation a atteint un certain niveau, des hôpitaux sont construits, la réconciliation se fera le plus naturellement possible. Les gens verront la différence entre le régime qui vous a dénigré et le vôtre. Si des gens ne veulent pas rentrer dans la République, ce n’est pas grave. Au temps de Gbagbo, il y a des gens qui ne voulaient pas rentrer aussi dans la République. Donner des conditions pour aller à la paix, c’est cautionner l’anarchie.
On accuse souvent l’entourage des présidents d’être à l’origine de leur chute. Qu’en pensez-vous ?
C’est vrai. Je vous ai parlé du cas de Dogbo Blé. Peut-être même qu’il n’a pas fait le message. En tout cas, je n’ai pas eu de retour. Il faut que le président Ouattara ait des gens anonymes, discrets qui sont à l’écoute des populations et qui lui font remonter les vraies attentes du peuple. Ceux qui sont autour du président ne lui font pas souvent remonter les messages. Ils se disent peut-être que ça n’en vaut pas la peine. L’entourage a donc une responsabilité. Ils s’estiment privilégiés car tout le monde n’a pas accès au chef de l’Etat. C’est vrai que tout le monde ne peut pas avoir accès à lui, mais il est important qu’il soit informé à 90% des choses qui se passent dans le pays. Ce que le peuple pense de lui. Ceux qui sont en haut dans les bureaux climatisés ne savent pas forcément ce qui se passe dans le ghetto. L’entourage peut lui créer des problèmes. Sinon le président Ouattara est sur la bonne voie. Je ne dis pas cela pour lui faire plaisir. Le jour où il sera défaillant, je le dénoncerai.
Interview réalisée à Paris par Karim Wally
Pourquoi ne pas concentrer votre projet « Un concert, une école » sur la Côte d’Ivoire afin de doter les différentes régions d’une école, avant de viser les autres pays ?
Mon projet est humanitaire, panafricain, voire mondial. Je ne vais pas me substituer à l’Etat ivoirien qui doit construire des écoles dans toutes les régions, dans tous les villages. A travers ce concept, ce n’est pas la construction physique de l’école que je vise, mais plutôt à faire passer le message de l’importance de l’école dans le développement. Il faut que la jeunesse, en me voyant passer ce message se dise que l’école est importante. Si tu vois Tiken Jah construire des écoles, cela veut dire que c’est important.
Je souhaite donc faire passer le message de l’importance de l’éducation dans toute l’Afrique, parce que je suis conscient qu’aucun pays africain ne pourra se développer tout seul. C’est quand les 90% des Africains sauront lire et écrire que l’Afrique va changer de visage. Donc je ne construirai seulement qu’en Côte d’Ivoire. D’ailleurs, l’école que j’ai construite dans le Nord, n’a pas été réalisée dans mon village. A Gbéléban, il y a deux écoles primaires. Or, à Toloni où j’ai fait construire l’école, il n’y en avait pas. Les enfants de ce village étaient scolarisés à 15 kilomètres de là. C’est pour cela que je n’ai pas choisi mon village, surtout que je n’aime pas les choses sectaires. C’est aussi cela qui nous a mis en retard. Je préfère que les fils de Côte d’Ivoire fassent des projets pour tout le pays. Cela renforce l’unité.
Vous annoncez pour janvier 2012, un festival de reggae annuel à Abidjan. N’est-ce pas un festival de trop?
Non, ce n’est pas un festival de trop. Nous sommes toujours cités comme la troisième capitale du reggae au monde après la Jamaïque et Londres. Il est important qu’il y ait un gros festival en Côte d’Ivoire. C’est vrai, il y a le festival d’A’Salfo de Magic System (Femua), celui d’Alpha Blondy (Festa). Moi j’ai envie de faire un festival où il ne passera que des artistes reggae, pour confirmer la place de la Côte d’Ivoire dans ce genre musical. Je pense même qu’il n’y a pas assez de festivals en Côte d’Ivoire. Je propose même que le gouvernement, une fois les problèmes importants résolus, donne les moyens à toutes les régions du pays, d’organiser un festival. A l’instar de celui initié par le passé, par le Conseil régional de Gagnoa pour valoriser la musique traditionnelle locale. A l’avenir, j’espère que les Conseils généraux mettront à disposition de leur jeunesse des fonds pour organiser des festivals dans toutes les régions. En dix ans, je pense que j’ai inauguré une dizaine de nouveaux festivals africains en Hollande, en Espagne, un peu partout. Cela permet aux jeunes de ces pays de découvrir d’autres cultures. Donc un festival typiquement reggae en Côte d’Ivoire sera le bienvenu. Je suis sûr.
Que pensez-vous du processus de réconciliation que conduit l’ancien Premier ministre Banny?
Je pense que la réconciliation est aujourd’hui indispensable. Nous y avons intérêt car là se trouve notre bonheur. Le choix de Charles Konan Banny est une bonne chose. Il a des compétences. Je souhaite simplement que cette équipe qui a été constituée pour réconcilier soit proche des Ivoiriens. J’ai été heureux du choix de Didier Drogba car j’ai été le premier à proposer sa désignation dans l’équipe. Il faut qu’on y mette de la bonne volonté. Il faut que cette commission aille vers les Ivoiriens pour leur parler. Qu’elle aille dans les villes, les villages, les hameaux. Qu’elle ne reste pas dans les maisons climatisées. Qu’elle aille expliquer aux uns et aux autres que nous avons commis des erreurs. Que depuis la mort d’Houphouet-Boigny, on a menti aux Ivoiriens. On a manipulé les Ivoiriens. On a fait croire que les étrangers étaient des dangers. Nous les avons chassés. Résultat : notre pays a fait un bond de 20 ans en arrière. Mais il n’est pas trop tard. Les étrangers ne sont pas des ennemis. Les Maliens, les Burkinabè, les Guinéens, les Béninois, etc.… qui vivent en Côte d’Ivoire nous ont déjà aidés pendant les 33 ans du règne d’Houphouet-Boigny. C’est pourquoi nous étions en avance. Si on veut retrouver notre place, il faut qu’on les accueille à nouveau. Quand j’étais à Odienné, mon ami d’enfance était un jeune guéré. Je le prenais chaque jour sur ma moto pour aller à l’école. Je ne faisais pas de différence. Pour moi, la vraie réconciliation, c’est une réconciliation dans la justice et la légalité. Il faut absolument qu’il y ait une justice pour tous. Je reste à la disposition de mon pays dans ce processus de réconciliation et prêt à apporter ma contribution.
Les partisans de l’ex-président Laurent Gbagbo demandent sa libération inconditionnelle comme préalable à la réconciliation. Qu’en pensez-vous ?
Je voudrais leur dire que cela va être difficile. Cela voudrait dire qu’en Côte d’Ivoire, on cautionne l’impunité. Quelqu’un peut-il se lever pour un poste et tuer des gens? Laurent Gbagbo aurait été raisonnable qu’il serait l’un des hommes les plus respectés aujourd’hui en Côte d’Ivoire. Poser comme condition préalable la libération de Laurent Gbagbo, c’est nous faire retourner dans une République bananière. Une République dans laquelle le chef peut se permettre de faire n’importe quoi. On a vu qu’après 10 ans, quand on analyse son bilan, les Ivoiriens en tant que peuple civilisé n’avait aucune raison de reconduire Laurent Gbagbo. Même ceux qui marchent aujourd’hui à Paris (Ndlr : les partisans de Laurent Gbagbo) quand je les vois, ils me font pitié. S’ils sont ici dans le froid, ils sont en exil. Si Laurent Gbagbo avait réalisé de belles choses en Côte d’Ivoire, ceux-ci n’auraient pas laissé la belle plage de Bassam et venir se coucher dans le froid ici. Si Gbagbo avait été reconduit, cela aurait signifié que les Ivoiriens ne savent pas ce qu’ils veulent. Il faut montrer que, même Alassane Ouattara qui est au pouvoir aujourd’hui, s’il se permet des maladresses comme l’a fait Gbagbo, il peut se retrouver derrière les barreaux. Que tous ceux qui se permettent, à cause d’un fauteuil, de faire du mal aux Ivoiriens ou à la Côte d’Ivoire sachent que, la peine peut les rencontrer derrière les barreaux. C’est ce message-là qu’on doit faire passer aujourd’hui en jugeant Laurent Gbagbo et sa femme pour le mal qu’ils ont fait à la Côte d’Ivoire. Si c’est leur condition, cela veut dire qu’ils n’ont pas envie de se réconcilier. Qu’ils sachent que si Gbagbo est innocenté après son jugement, il est possible qu’il redevienne président un jour.
D’aucuns estiment par ailleurs qu’il faudrait aussi sanctionner ceux de l’autre camp qui ont pris les armes contre Laurent Gbagbo.
Il faut que les gens comprennent que de 2002 à 2007 effectivement, il y a eu des excès des deux côtés. Nous nous sommes réconciliés en 2007, ce qui a amené le Premier ministre Soro Guillaume a dirigé un gouvernement, à célébrer la paix à Bouaké. A partir du moment où on s’est réconcilié en 2007 et qu’un gouvernement de réconciliation a été mis en place, cela voudrait dire que les Ivoiriens ont décidé de pardonner tout ce qui s’est passé jusqu’en 2007, ils ont décidé d’aller vers la paix. Donc, 2007 était considéré comme un nouveau départ vers des élections libres et transparentes. Ce travail, je pense que le Premier ministre Guillaume Soro l’a bien mené. Il s’est attelé à organiser de bonnes élections. Il a fait son travail ; ce qui a abouti à la candidature de tous à toutes les élections. Si les partisans de Gbagbo nous ramènent à 2007, cela veut dire que Gbagbo lui-même n’était pas sincère quand il allumait la flamme de la paix. Cela veut dire que quand Mme Gbagbo dansait avec Konaté Sidiki à Yopougon, ce n’était pas sincère. Cela veut dire que quand Blé Goudé et Wattao s’affichaient ensemble, ce n’était que du m’as-tu vu. En 2007, tout a été pardonné et un nouveau départ a été donné. En 2010, les élections ont été organisées. Un nouveau départ a été donné à la Côte d’Ivoire et il y en a qui ont voulu nous replonger dans les situations difficiles en voulant confisquer le pouvoir. Alors que le bilan était totalement négatif. Quel secteur a réellement bénéficié de la bonne gouvernance de Laurent Gbagbo ? Nous n’avons pas eu de routes, de ponts…
Avez-vous eu l’occasion de rencontrer Laurent Gbagbo et lui dire que vous n’appréciez pas la voie qu’il empruntait dans sa gouvernance ?
J’ai eu deux occasions de rencontrer Laurent Gbagbo. Quand je suis revenu en 2007, j’avais décidé de rencontrer tous les leaders. J’ai fait des démarches. Je suis allé à Daoukro rencontrer le président Bédié. J’ai rencontré le premier ministre Guillaume Soro et le président actuel Alassane Ouattara. J’attendais qu’on me donne l’occasion de voir Laurent Gbagbo. J’ai eu le contact de Dogbo Blé. Je l’ai contacté pour lui dire que, dans le cadre de la réconciliation, je souhaitais rencontrer le président Gbagbo. Il m’a dit : c’est ton numéro qui est là ? J’ai répondu oui. Je n’ai pas été appelé et jusqu’à présent, j’attends toujours le coup de fil de Dogbo Blé. La deuxième occasion, c’était à Odienné. Gbagbo est arrivé pour une tournée officielle. J’avais perdu ma mère. Un de ses proches qui est venu aux funérailles m’a confirmé avoir informé le président Gbagbo que j’avais perdu ma mère. Et le président aurait répondu que je l’ai combattu, donc il ne pouvait pas se déplacer pour venir me saluer. Il fallait que moi je vienne d’abord le saluer. Alors que dès que Guillaume Soro avait été informé, il est venu me saluer pendant les funérailles. Ce devait être l’occasion pour moi de rencontrer Laurent Gbagbo et lui parler. Je leur ai dit à chacun que cette réconciliation soit vraie et que la Côte d’Ivoire reparte sur de nouvelles bases à la suite d’une élection transparente. Cela a été mon message. Mon grand regret, c’est d’avoir chanté le caméléon sans avoir pu rencontrer Robert Guéï …
Pour quelles raisons n’avez-vous pas pu rencontrer le général Guéï ?
A l’époque, j’aurais pu parce que j’avais des amis autour de lui. Mais j’étais à une période où je ne me sentais pas capable d’aller parler à un président. C’est pour rattraper cela que je suis allé en Guinée rencontrer Dadis Camara dès qu’il y a eu le coup d’Etat. Cela a suscité des réactions diverses. Mais il était important pour moi d’aller dire à Dadis Camara que j’avais adressé un message à Guéï à travers la musique et il ne m’a pas écouté. Quand je l’ai vu, je lui ai dit que la jeunesse africaine souhaite qu’il organise des élections pour que des civils viennent au pouvoir. Je lui ai dit qu’il avait deux exemples : ceux de Guéï Robert et d’Amadou Toumani Touré. Ce dernier est parti et le peuple l’a rappelé. Dadis ne m’a pas écouté et vous savez la suite. S’il m’avait écouté, il serait aujourd’hui en Guinée, tranquille, avec sa famille.
Alassane Ouattara est aujourd’hui le président de Côte d’Ivoire. Avez-vous un message à lui adresser en particulier ?
Je suis allé rencontrer le président Ouattara, il y a quelques semaines pour lui dire que je le reconnais comme le seul président et que je suis disponible pour la réconciliation. J’avais même été le premier à proposer une caravane d’artistes pour la réconciliation. Aujourd’hui, ce que je peux lui dire, c’est de continuer à suivre les actes de ses collaborateurs sur le terrain. J’ai eu des échos de l’hôpital d’Odienné. Depuis qu’on a dit que les médicaments sont gratuits, le personnel médical n’est plus motivé. Les échos que j’ai eus, c’est que depuis une vingtaine de jours, il y a eu une dizaine de bébés, d’enfants décédés à cause de cette démotivation. Des femmes d’Odienné m’ont appelé pour m’informer de cette situation. ADO a hérité d’un peuple qui a été réduit à la mendicité, un peuple qui a oublié le drapeau. Donc, il peut donner des ordres mais doit veiller à leur suivi par des visites-surprises sur le terrain, dans les hôpitaux, les services. Les gens vont mettre du temps à se mettre à son heure à lui, car habituées à l’heure de l’ancien régime. Les échos qu’on a sont pas mal : on nous dit qu’aujourd’hui, Abidjan est propre, les travailleurs sont au boulot dès 7H30. Les gens ont besoin d’être réadaptés au patriotisme vrai, à aimer le pays avant eux-mêmes. J’ai dit au président que ce sont les actions de développement qui vont réconcilier les Ivoiriens. Si vous bitumez les routes, que le pays est électrifié, que l’éducation a atteint un certain niveau, des hôpitaux sont construits, la réconciliation se fera le plus naturellement possible. Les gens verront la différence entre le régime qui vous a dénigré et le vôtre. Si des gens ne veulent pas rentrer dans la République, ce n’est pas grave. Au temps de Gbagbo, il y a des gens qui ne voulaient pas rentrer aussi dans la République. Donner des conditions pour aller à la paix, c’est cautionner l’anarchie.
On accuse souvent l’entourage des présidents d’être à l’origine de leur chute. Qu’en pensez-vous ?
C’est vrai. Je vous ai parlé du cas de Dogbo Blé. Peut-être même qu’il n’a pas fait le message. En tout cas, je n’ai pas eu de retour. Il faut que le président Ouattara ait des gens anonymes, discrets qui sont à l’écoute des populations et qui lui font remonter les vraies attentes du peuple. Ceux qui sont autour du président ne lui font pas souvent remonter les messages. Ils se disent peut-être que ça n’en vaut pas la peine. L’entourage a donc une responsabilité. Ils s’estiment privilégiés car tout le monde n’a pas accès au chef de l’Etat. C’est vrai que tout le monde ne peut pas avoir accès à lui, mais il est important qu’il soit informé à 90% des choses qui se passent dans le pays. Ce que le peuple pense de lui. Ceux qui sont en haut dans les bureaux climatisés ne savent pas forcément ce qui se passe dans le ghetto. L’entourage peut lui créer des problèmes. Sinon le président Ouattara est sur la bonne voie. Je ne dis pas cela pour lui faire plaisir. Le jour où il sera défaillant, je le dénoncerai.
Interview réalisée à Paris par Karim Wally