C'est un couple exceptionnel, qui se passionne de la question de gouvernance et de prévention de conflits en Afrique, depuis plusieurs décennies. Dominique Bangoura, auteur d'une thèse d'Etat sur les Armées en Afrique publiée par la Documentation française en 1992, et son mari, Mohamed Tétémadi Bangoura, docteur en Science politique et ancien Observateur des Nations Unies, sont coauteurs d'un ouvrage intitulé la " Gouvernance et Réforme du secteur de la sécurité en Guinée, défis démocratiques et refondation" paru chez l'Harmattan en juin 2010. Ils posent leurs regards croisés sur les défis démocratiques des pays africains, face aux perspectives démographiques du continent.
Vous êtes coauteurs d'un ouvrage sur la " Gouvernance et Réforme du secteur de la sécurité en Guinée, défis démocratiques et refondation" paru chez L'Harmattan en juin 2010.
Qu'est-ce qui vous a poussés à rédiger et à publier ce livre?
Mohamed Tétémadi Bangoura (MTB) : Nous avons écrit ce livre après les événements qui se sont produits au stade de Conakry, le 28 septembre 2009. Pour mémoire, les forces armées et de sécurité du régime de Moussa Dadis Camara, ce jour-là, ont profité d’un meeting pacifique des partis de l’opposition pour exercer une répression sanglante à l’encontre de militants aux mains nues. Des dizaines de femmes furent sauvagement violées, au vu et au su de tous en plein jour. Cette barbarie qui était préparée à l’avance montre à la fois les dérives du pouvoir du capitaine Camara et la rupture entre l’armée et le peuple. Car les citoyens guinéens, pour la plupart des jeunes et des leaders politiques, voulaient simplement rappeler à Dadis Camara qu’il avait promis à son arrivée au pouvoir en décembre 2008 que la junte organiserait des élections à auxquelles les militaires ne seraient pas candidats et qu’elle rendrait le pouvoir au président qui serait librement élu. Une promesse qui semblait de plus en plus illusoire, vu la soif du pouvoir du Chef de l’Etat.
Dominique Bangoura (DB): Nous avons voulu montrer que depuis le régime de Sékou Touré, arrivé au pouvoir en 1958, la question de l’armée est préoccupante. Puis, à la mort de Sékou Touré en 1984, Lansana Conté installe un régime militaire. Durant toute la durée de son règne, il s’appuie sur l’armée pour se maintenir au pouvoir, en jouant sur les dissensions et les rivalités qui règnent à la tête des casernes. Après le coup d’Etat militaire de décembre 2008, le régime de Dadis Camara n’est rien d’autre que la continuité du régime Conté. C’est la raison pour laquelle, en 2009-2010, les partis politiques prennent la relève du combat démocratique (commencé en 2006-2007 par la société civile et les syndicats) en vue du retour à l’ordre constitutionnel, via des élections crédibles et transparentes. Ce livre sert donc à montrer les liens entre armée et pouvoir et les ruptures entre l’armée et le peuple durant le demi-siècle qui vient de s’écouler.
En quoi la (mauvaise) gouvernance est-elle incompatible avec les défis de la démocratie?
DB : Les défis de la démocratie, à mon sens, sont multiples. Le premier est de pouvoir faire respecter le principe de la souveraineté du peuple. Ce principe est primordial car pour que le peuple soit souverain, il faut qu’il puisse choisir librement son ou ses dirigeants par le droit de vote. Le deuxième défi est l’application du principe de séparation des pouvoirs (l’exécutif, le législatif et le judiciaire). Tant que l’exécutif domine, que le législatif n’est qu’une chambre d’enregistrement des décisions prises ailleurs, tant que la justice est aux ordres du politique, comme c’est le cas dans les régimes présidentialistes qui sont légion sur le continent, la gouvernance ne peut être qu’autoritaire. Le troisième défi est celui du respect des droits de l’Homme et des libertés publiques par le régime au pouvoir. Le quatrième défi est le contrôle du pouvoir et le libre exercice de contre-pouvoir par des organes constitutionnels ou encore par les médias et la société civile.
MTB : J’ajouterais un dernier défi fort important, c’est celui du respect de la limitation du pouvoir. En termes de nombre de mandats au pouvoir, de durée du mandat, d’âge maximal du candidat à la Présidence de la République, le pouvoir doit être limité dans le temps si on veut permettre l’alternance démocratique. C’est ce qui manque le plus cruellement dans nos Etats.
Au final, pour revenir à votre question, les défis de la démocratie sont multiples et exigeants. Ils s’accommodent mal de la mauvaise gouvernance.
Comment expliquer la résurgence des conflits en Afrique malgré la démocratisation du continent?
DB : Si on recense les conflits majeurs aujourd’hui : la Somalie, le Soudan, et même la RDC qui n’est pas complètement pacifiée et sécurisée, on ne peut pas dire qu’ils ont lieu «malgré la démocratisation». C’est même tout le contraire. C’est en raison du déficit démocratique sous le régime de Syad Barre que la Somalie a sombré et volé en éclats depuis 1991 ; que le régime d’Omar El Béchir gouverne par la violence et l’exclusion au Darfour ; que Joseph Kabila, malgré son élection en 2006, n’a pas su faire profiter son pays des ferments démocratiques issus de la transition ; il tente d’ailleurs, via une modification de la Constitution, de passer au premier tour de l’élection présidentielle, fin novembre 2011.
MTB : Dans le cas de la Côte d’Ivoire, un processus démocratique était en cours avec l’organisation et la tenue des élections d’octobre-novembre 2010. L’idée était alors de mettre fin à une crise politique de huit ans par la voie la plus démocratique, celle des urnes. Mais ce processus a été interrompu brutalement au moment de la publication des résultats par la CEI, alors que ces résultats n’étaient pas consolidés et validés par l’ensemble des commissaires comme le prévoit le règlement intérieur. On connaît la suite…Ce conflit postélectoral s’est terminé par un bain de sang et l’exclusion d’un camp par un autre au moyen de la forcée armée et de puissants soutiens extérieurs.
Le concept même de démocratie, visiblement lié à une pratique culturelle, peut-il être transposé indépendamment de l'environnement dans lequel il est adopté?
DB : L’idéal, c’est que la politique, les valeurs et la culture ne soient pas dissociés. Le problème se pose lorsque les dirigeants se montrent par la suite indignes de la confiance placée en eux, et ne cherchent qu’à satisfaire leurs intérêts privés au détriment de l’intérêt général. Selon moi, la démocratie, c’est un combat universel, c’est une exigence d’une gouvernance juste et performante. Peu importe le milieu dans lequel elle naît et s’épanouit.
MTB : Un autre problème se pose lorsque le peuple ne peut pas librement choisir son président ; lorsque les résultats sont connus d’avance, qu’il y a fraude, violences électorales, manipulation des institutions, violation des règles de droit. Ce fléau frappe régulièrement le continent africain. Ce problème est encore plus difficile à gérer et à résoudre lorsqu’il y a des pressions et des ingérences extérieures. Comment se fait-il que ceux qui, depuis l’extérieur du continent, donnent des leçons de démocratie à l’Afrique, se permettent de faire usage de la force armée pour imposer leurs hommes au pouvoir, avant d’avoir utilisé les moyens diplomatiques d’usage ? L’Afrique doit se mobiliser toutes ses forces pour gagner les paris de la démocratie et de la démographie.
Quand on revient sur la crise postélectorale ivoirienne ou sur les révolutions du printemps arabe, on a le sentiment que c'est la conception même du pouvoir qui pose problème en Afrique. Partagez-vous cette vision des choses? Quelle analyse faites-vous de ces mouvements?
MTB : C’est vrai que dans les Etats africains postcoloniaux, la notion de pouvoir est le plus souvent liée à l’autoritarisme, à la dictature civile, aux coups d’Etat militaires, aux manipulations électorales ou constitutionnelles. L’accès et le maintien au pouvoir, la contestation du pouvoir se font trop souvent par la force et la violence et non par un combat citoyen et pacifique. C’est encore la règle sur le continent. Mais ce n’est pas une fatalité. Des cas de fonctionnement de régimes démocratiques existent, fort heureusement. C’est une question de responsabilité, de maturité des leaders et des citoyens.
DB : Le « printemps arabe » est un mouvement d’émancipation politique. Les peuples du Maghreb, Machrek et du Moyen-Orient, longtemps bridés par des régimes autoritaires sont descendus dans la rue pour revendiquer le changement politique et social : ils revendiquent une autre manière de gouverner, plus de justice, de libertés, de meilleures conditions de vie et de travail, la fin de la corruption. C’est ce que l’Afrique subsaharienne a connu au début des années 1990 avec la vague de conférences nationales et de transitions démocratiques qui a commencé au Bénin et a déferlé sur de nombreux pays.
Plus de cinquante ans après les indépendances, l'Afrique est-elle pleinement souveraine?
MTB : La crise postélectorale en Côte d’Ivoire a montré que l’Afrique n’est pas encore souveraine ; que ceux qui se battent pour acquérir cette souveraineté sont combattus de l’intérieur et de l’extérieur.
La sagesse africaine qui consiste à réunir sous l’arbre à palabres les parties en conflit n’a pas été appliquée. Les traités et les chartes en vigueur ont été oubliés; le principe de règlement pacifique des différends a été soigneusement tenu à l’écart de la gestion du conflit. Les leaders africains ont préféré suivre les conseils pressants venus d’ailleurs. Ils se sont laissés diviser et manipuler par l’extérieur qui agit en fonction de ses propres intérêts.
DB : Politiquement et économiquement, l’Afrique n’est pas souveraine, à part quelques exceptions comme l’Afrique du Sud et l’Angola.
A l'horizon 2050, le continent africain sera le troisième du monde en matière démographique. Comment faire pour capitaliser les défis que cette perspective représente?
MTB : Avoir une démographie galopante ne suffit pas pour réussir le développement de l’Afrique. Encore faut-il que les défis sanitaires ou les pandémies soient mieux maîtrisés, que les défis économiques soient relevés, en particulier que l’Afrique produise ce qu’elle consomme et qu’elle revende ses surplus et ses matières premières avec une valeur ajoutée.
DB : A mon avis, l’explosion démographique sur le continent africain peut être un atout, à trois conditions : maîtriser la sécurité alimentaire, assurer l’éducation /la formation des jeunes ; promouvoir le travail et l’emploi.
Le président Kwamé N’Krumah disait au début des années 1960 que l'Afrique doit s'unir ou périr. Pourquoi l'Union Africaine ne parvient-elle pas à faire entendre la voix de l'Afrique à l'échelle mondiale?
DB : N’Krumah avait une vision pour l’Afrique. C’était un panafricaniste convaincu. De nos jours, l’Union Africaine souffre, comme toute organisation internationale, de sa composition. Ce sont les Etats qui en sont membres et donc la conférence des 54 Chefs d’Etat et de gouvernement qui décide. Or, les Etats et les régimes politiques se caractérisent par leur grande diversité, voire les rivalités entre les uns et les autres. Alpha Oumar Konaré, le premier président de la Commission, avait su incarner le rôle de tribun, d’avocat de l’Afrique tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du continent. C’est une question de volonté politique, de leadership. Lorsque la volonté sera là, elle saura se faire entendre.
MTB : La voix de l’Afrique, c’est 54 pays qui s’expriment à l’Union Africaine ou à l’Assemblée générale de l’ONU. Ce n’est donc pas facile d’obtenir un consensus. L’Union Européenne qui compte 27 Etats-membres, donc la moitié, a du mal parfois à être au diapason et à faire entendre sa voix. La différence, c’est que lorsque les dirigeants occidentaux ont un objectif, ils se donnent tous les moyens pour l’atteindre (Côte d’Ivoire, Libye) ; ils ne ménagent aucun effort pour y parvenir.
Que faudrait-il pour que le continent africain, qui a un potentiel économique indéniable, devienne un poids lourd politique et diplomatique?
MTB : C’est le cas de la Chine. Au départ, ce pays du Tiers-monde a su éduquer et former sa jeunesse. Le pays s’est lancé tous azimuts dans l’industrialisation, dans les nouvelles technologies. Les dirigeants se sont projetés dans l’avenir. Le commerce de ce pays est florissant partout dans le monde. La diaspora chinoise contribue à ce dynamisme. La Chine est devenue une puissance économique et cette puissance, ajoutée au fait que la Chine est membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU, lui permettent d’être un poids lourd politique et diplomatique.
DB : L’Afrique ne manque ni de ressources naturelles et économiques ni de ressources humaines. Elle a des compétences et elle peut compter sur ses diasporas. Pour peser, elle doit s’organiser pour mener à terme des projets communs au niveau régional (continental) et sous-régional (CEDEAO, CEEAC, IGAD, SADC, UMA) ; elle doit se donner des dirigeants légitimes, compétents et motivés. Elle doit associer toutes les forces créatrices dans l’effort de développement : les entreprises, les universités, les jeunes, les femmes, etc.
Mené par Jansee à Paris
Vous êtes coauteurs d'un ouvrage sur la " Gouvernance et Réforme du secteur de la sécurité en Guinée, défis démocratiques et refondation" paru chez L'Harmattan en juin 2010.
Qu'est-ce qui vous a poussés à rédiger et à publier ce livre?
Mohamed Tétémadi Bangoura (MTB) : Nous avons écrit ce livre après les événements qui se sont produits au stade de Conakry, le 28 septembre 2009. Pour mémoire, les forces armées et de sécurité du régime de Moussa Dadis Camara, ce jour-là, ont profité d’un meeting pacifique des partis de l’opposition pour exercer une répression sanglante à l’encontre de militants aux mains nues. Des dizaines de femmes furent sauvagement violées, au vu et au su de tous en plein jour. Cette barbarie qui était préparée à l’avance montre à la fois les dérives du pouvoir du capitaine Camara et la rupture entre l’armée et le peuple. Car les citoyens guinéens, pour la plupart des jeunes et des leaders politiques, voulaient simplement rappeler à Dadis Camara qu’il avait promis à son arrivée au pouvoir en décembre 2008 que la junte organiserait des élections à auxquelles les militaires ne seraient pas candidats et qu’elle rendrait le pouvoir au président qui serait librement élu. Une promesse qui semblait de plus en plus illusoire, vu la soif du pouvoir du Chef de l’Etat.
Dominique Bangoura (DB): Nous avons voulu montrer que depuis le régime de Sékou Touré, arrivé au pouvoir en 1958, la question de l’armée est préoccupante. Puis, à la mort de Sékou Touré en 1984, Lansana Conté installe un régime militaire. Durant toute la durée de son règne, il s’appuie sur l’armée pour se maintenir au pouvoir, en jouant sur les dissensions et les rivalités qui règnent à la tête des casernes. Après le coup d’Etat militaire de décembre 2008, le régime de Dadis Camara n’est rien d’autre que la continuité du régime Conté. C’est la raison pour laquelle, en 2009-2010, les partis politiques prennent la relève du combat démocratique (commencé en 2006-2007 par la société civile et les syndicats) en vue du retour à l’ordre constitutionnel, via des élections crédibles et transparentes. Ce livre sert donc à montrer les liens entre armée et pouvoir et les ruptures entre l’armée et le peuple durant le demi-siècle qui vient de s’écouler.
En quoi la (mauvaise) gouvernance est-elle incompatible avec les défis de la démocratie?
DB : Les défis de la démocratie, à mon sens, sont multiples. Le premier est de pouvoir faire respecter le principe de la souveraineté du peuple. Ce principe est primordial car pour que le peuple soit souverain, il faut qu’il puisse choisir librement son ou ses dirigeants par le droit de vote. Le deuxième défi est l’application du principe de séparation des pouvoirs (l’exécutif, le législatif et le judiciaire). Tant que l’exécutif domine, que le législatif n’est qu’une chambre d’enregistrement des décisions prises ailleurs, tant que la justice est aux ordres du politique, comme c’est le cas dans les régimes présidentialistes qui sont légion sur le continent, la gouvernance ne peut être qu’autoritaire. Le troisième défi est celui du respect des droits de l’Homme et des libertés publiques par le régime au pouvoir. Le quatrième défi est le contrôle du pouvoir et le libre exercice de contre-pouvoir par des organes constitutionnels ou encore par les médias et la société civile.
MTB : J’ajouterais un dernier défi fort important, c’est celui du respect de la limitation du pouvoir. En termes de nombre de mandats au pouvoir, de durée du mandat, d’âge maximal du candidat à la Présidence de la République, le pouvoir doit être limité dans le temps si on veut permettre l’alternance démocratique. C’est ce qui manque le plus cruellement dans nos Etats.
Au final, pour revenir à votre question, les défis de la démocratie sont multiples et exigeants. Ils s’accommodent mal de la mauvaise gouvernance.
Comment expliquer la résurgence des conflits en Afrique malgré la démocratisation du continent?
DB : Si on recense les conflits majeurs aujourd’hui : la Somalie, le Soudan, et même la RDC qui n’est pas complètement pacifiée et sécurisée, on ne peut pas dire qu’ils ont lieu «malgré la démocratisation». C’est même tout le contraire. C’est en raison du déficit démocratique sous le régime de Syad Barre que la Somalie a sombré et volé en éclats depuis 1991 ; que le régime d’Omar El Béchir gouverne par la violence et l’exclusion au Darfour ; que Joseph Kabila, malgré son élection en 2006, n’a pas su faire profiter son pays des ferments démocratiques issus de la transition ; il tente d’ailleurs, via une modification de la Constitution, de passer au premier tour de l’élection présidentielle, fin novembre 2011.
MTB : Dans le cas de la Côte d’Ivoire, un processus démocratique était en cours avec l’organisation et la tenue des élections d’octobre-novembre 2010. L’idée était alors de mettre fin à une crise politique de huit ans par la voie la plus démocratique, celle des urnes. Mais ce processus a été interrompu brutalement au moment de la publication des résultats par la CEI, alors que ces résultats n’étaient pas consolidés et validés par l’ensemble des commissaires comme le prévoit le règlement intérieur. On connaît la suite…Ce conflit postélectoral s’est terminé par un bain de sang et l’exclusion d’un camp par un autre au moyen de la forcée armée et de puissants soutiens extérieurs.
Le concept même de démocratie, visiblement lié à une pratique culturelle, peut-il être transposé indépendamment de l'environnement dans lequel il est adopté?
DB : L’idéal, c’est que la politique, les valeurs et la culture ne soient pas dissociés. Le problème se pose lorsque les dirigeants se montrent par la suite indignes de la confiance placée en eux, et ne cherchent qu’à satisfaire leurs intérêts privés au détriment de l’intérêt général. Selon moi, la démocratie, c’est un combat universel, c’est une exigence d’une gouvernance juste et performante. Peu importe le milieu dans lequel elle naît et s’épanouit.
MTB : Un autre problème se pose lorsque le peuple ne peut pas librement choisir son président ; lorsque les résultats sont connus d’avance, qu’il y a fraude, violences électorales, manipulation des institutions, violation des règles de droit. Ce fléau frappe régulièrement le continent africain. Ce problème est encore plus difficile à gérer et à résoudre lorsqu’il y a des pressions et des ingérences extérieures. Comment se fait-il que ceux qui, depuis l’extérieur du continent, donnent des leçons de démocratie à l’Afrique, se permettent de faire usage de la force armée pour imposer leurs hommes au pouvoir, avant d’avoir utilisé les moyens diplomatiques d’usage ? L’Afrique doit se mobiliser toutes ses forces pour gagner les paris de la démocratie et de la démographie.
Quand on revient sur la crise postélectorale ivoirienne ou sur les révolutions du printemps arabe, on a le sentiment que c'est la conception même du pouvoir qui pose problème en Afrique. Partagez-vous cette vision des choses? Quelle analyse faites-vous de ces mouvements?
MTB : C’est vrai que dans les Etats africains postcoloniaux, la notion de pouvoir est le plus souvent liée à l’autoritarisme, à la dictature civile, aux coups d’Etat militaires, aux manipulations électorales ou constitutionnelles. L’accès et le maintien au pouvoir, la contestation du pouvoir se font trop souvent par la force et la violence et non par un combat citoyen et pacifique. C’est encore la règle sur le continent. Mais ce n’est pas une fatalité. Des cas de fonctionnement de régimes démocratiques existent, fort heureusement. C’est une question de responsabilité, de maturité des leaders et des citoyens.
DB : Le « printemps arabe » est un mouvement d’émancipation politique. Les peuples du Maghreb, Machrek et du Moyen-Orient, longtemps bridés par des régimes autoritaires sont descendus dans la rue pour revendiquer le changement politique et social : ils revendiquent une autre manière de gouverner, plus de justice, de libertés, de meilleures conditions de vie et de travail, la fin de la corruption. C’est ce que l’Afrique subsaharienne a connu au début des années 1990 avec la vague de conférences nationales et de transitions démocratiques qui a commencé au Bénin et a déferlé sur de nombreux pays.
Plus de cinquante ans après les indépendances, l'Afrique est-elle pleinement souveraine?
MTB : La crise postélectorale en Côte d’Ivoire a montré que l’Afrique n’est pas encore souveraine ; que ceux qui se battent pour acquérir cette souveraineté sont combattus de l’intérieur et de l’extérieur.
La sagesse africaine qui consiste à réunir sous l’arbre à palabres les parties en conflit n’a pas été appliquée. Les traités et les chartes en vigueur ont été oubliés; le principe de règlement pacifique des différends a été soigneusement tenu à l’écart de la gestion du conflit. Les leaders africains ont préféré suivre les conseils pressants venus d’ailleurs. Ils se sont laissés diviser et manipuler par l’extérieur qui agit en fonction de ses propres intérêts.
DB : Politiquement et économiquement, l’Afrique n’est pas souveraine, à part quelques exceptions comme l’Afrique du Sud et l’Angola.
A l'horizon 2050, le continent africain sera le troisième du monde en matière démographique. Comment faire pour capitaliser les défis que cette perspective représente?
MTB : Avoir une démographie galopante ne suffit pas pour réussir le développement de l’Afrique. Encore faut-il que les défis sanitaires ou les pandémies soient mieux maîtrisés, que les défis économiques soient relevés, en particulier que l’Afrique produise ce qu’elle consomme et qu’elle revende ses surplus et ses matières premières avec une valeur ajoutée.
DB : A mon avis, l’explosion démographique sur le continent africain peut être un atout, à trois conditions : maîtriser la sécurité alimentaire, assurer l’éducation /la formation des jeunes ; promouvoir le travail et l’emploi.
Le président Kwamé N’Krumah disait au début des années 1960 que l'Afrique doit s'unir ou périr. Pourquoi l'Union Africaine ne parvient-elle pas à faire entendre la voix de l'Afrique à l'échelle mondiale?
DB : N’Krumah avait une vision pour l’Afrique. C’était un panafricaniste convaincu. De nos jours, l’Union Africaine souffre, comme toute organisation internationale, de sa composition. Ce sont les Etats qui en sont membres et donc la conférence des 54 Chefs d’Etat et de gouvernement qui décide. Or, les Etats et les régimes politiques se caractérisent par leur grande diversité, voire les rivalités entre les uns et les autres. Alpha Oumar Konaré, le premier président de la Commission, avait su incarner le rôle de tribun, d’avocat de l’Afrique tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du continent. C’est une question de volonté politique, de leadership. Lorsque la volonté sera là, elle saura se faire entendre.
MTB : La voix de l’Afrique, c’est 54 pays qui s’expriment à l’Union Africaine ou à l’Assemblée générale de l’ONU. Ce n’est donc pas facile d’obtenir un consensus. L’Union Européenne qui compte 27 Etats-membres, donc la moitié, a du mal parfois à être au diapason et à faire entendre sa voix. La différence, c’est que lorsque les dirigeants occidentaux ont un objectif, ils se donnent tous les moyens pour l’atteindre (Côte d’Ivoire, Libye) ; ils ne ménagent aucun effort pour y parvenir.
Que faudrait-il pour que le continent africain, qui a un potentiel économique indéniable, devienne un poids lourd politique et diplomatique?
MTB : C’est le cas de la Chine. Au départ, ce pays du Tiers-monde a su éduquer et former sa jeunesse. Le pays s’est lancé tous azimuts dans l’industrialisation, dans les nouvelles technologies. Les dirigeants se sont projetés dans l’avenir. Le commerce de ce pays est florissant partout dans le monde. La diaspora chinoise contribue à ce dynamisme. La Chine est devenue une puissance économique et cette puissance, ajoutée au fait que la Chine est membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU, lui permettent d’être un poids lourd politique et diplomatique.
DB : L’Afrique ne manque ni de ressources naturelles et économiques ni de ressources humaines. Elle a des compétences et elle peut compter sur ses diasporas. Pour peser, elle doit s’organiser pour mener à terme des projets communs au niveau régional (continental) et sous-régional (CEDEAO, CEEAC, IGAD, SADC, UMA) ; elle doit se donner des dirigeants légitimes, compétents et motivés. Elle doit associer toutes les forces créatrices dans l’effort de développement : les entreprises, les universités, les jeunes, les femmes, etc.
Mené par Jansee à Paris