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Société Publié le jeudi 25 juillet 2013 | Nord-Sud

Débat sur la nationalité : Le témoignage du juge Epiphane Zoro-Bi

Face à la tournure que prend le débat sur la nationalité, le juge Epiphane Zoro-Bi, secrétaire général de la Commission nationale de la Francophonie, a choisi de dire sa part de vérité, en partant d’expériences qu’il a personnellement vécues.

Tiémélékro, 1999. Je fais partie de l’équipe chargée de l’établissement des cartes nationales d’identité dans le cadre des audiences foraines initiées par le gouvernement sous la pression de l’opposition, en particulier du Fpi. En tant que magistrat, j’avais pour rôle de vérifier l’origine ivoirienne des pétitionnaires afin de leur délivrer dans l’affirmative, un certificat de nationalité. Installé donc derrière un bureau de fortune, je commence à recevoir les requérants :
-«Quels sont vos noms, prénoms, date et lieux de naissance ?»
-« Je m’appelle Yao Kouassi Clément, né en 1973 à Tiémélékro. » Me répond le premier à qui je m’adresse.

-« Quels sont les dates et lieux de naissance de vos père et mère ? »
-« Mon père est né en 1930 et ma mère en 1940, tous deux à Témélékro. »
Après cet entretien, je lui délivre sans hésiter le certificat sollicité, sa nationalité ivoirienne m’ayant paru sans conteste établie. Je m’adresse donc au pétitionnaire suivant. Sur mon interpellation il me décline son identité :

-«Je me nomme Abou Sidibé, né en 1973 à Tiémélékro. Mes père et mère sont respectivement nés en 1930 et 1940 tous deux à Tiémélékro.»

Pour ce pétitionnaire, je suis gagné par le doute et il me faut aller plus loin.
-« D’où sont venus vos grands-parents avant de s’installer à Tiémélékro ? »
-« Je n’en ai aucune idée, me répond-il, quelque peu embarrassé. Je sais que mes grands-parents, commerçants, sont nés dans les années 1910 et 1915 dans la région de Bongouanou. Et je me suis toujours considéré comme originaire de cette région. »
Je lui notifie à son grand désarroi mon refus de lui délivrer le certificat de nationalité parce que, selon mon entendement, des Sidibé ne sauraient être considérés comme originaires de Bongouanou ou de Tiémélékro. « Tiémélékro, c’est chez les Kouadio, N’guessan, Koffi, Aboh…. Va chercher ton village ! » Pourrait-on lui demander. Il ne s’agit guère ici de village natal, mais bien de village…ancestral.

Ce récit traduit une réalité quotidienne pour de nombreux Ivoiriennes et Ivoiriens, et je suis persuadé que beaucoup y retrouveront leurs histoires individuelles, marquées de traitements discriminatoires et d’indescriptibles frustrations.

Quels critères le législateur a-t-il mis en avant pour déterminer l’attribution de la nationalité ivoirienne à titre de nationalité d’origine ? M’avait demandé une amie mienne, Emérik, qui ne s’expliquait pas les tracasseries et humiliations qu’elle avait dû subir pour se faire délivrer par la direction nationale de la Police, un passeport.
-« Mais les choses sont très simples, lui ai-je répondu avec cet air du juriste convaincu de son fait. La réponse à ta question se trouve aux articles 6 et 7 du code de la nationalité. Est ivoirien (d’origine) dit l’article 6 :

1-L’enfant légitime ou légitimé, né en Côte d’Ivoire, sauf si ces deux parents sont étrangers ;
2-L’enfant né hors mariage, en Côte d’Ivoire, sauf si sa filiation est légalement établie à l’égard de ses deux parents étrangers ou d’un seul parent également étranger.
L’article 7 pour sa part dispose qu’est ivoirien (d’origine) :
1-L’enfant légitime ou légitimé, né à l’étranger d’un parent ivoirien ;
2-L’enfant né hors mariage, à l’étranger, dont la filiation est légalement établie à l’égard d’un parent ivoirien. »

Je n’ai jamais compris les raisons de l’énoncé inutilement rébarbatif de ces dispositions. Toute cette phraséologie pour simplement dire qu’est ivoirien l’enfant né en Côte d’Ivoire ou à l’étranger d’au moins un parent ivoirien. Il n’y a donc qu’à prouver que l’un des parents est ivoirien pour établir la nationalité ivoirienne de l’enfant à titre de nationalité d’origine.
Pour me convaincre de m’être bien fait comprendre par cette «  apprentie juriste » qui semblait attacher un très grand intérêt à la question, je pris le risque d’illustrer mes propos.
-«Je suis ivoirien, né en 1968, de parents ivoiriens. Mon fils Israël, né en 1997 est donc ivoirien d’origine. »

Sceptique, elle enchaîne par une autre question :
-«De quelle entité juridique dépend la nationalité ? »
-« De l’Etat, naturellement » lui répondis-je sans trop savoir où elle voulait en venir.

Cette fois, elle prend l’air d’avoir le dessus et poursuit :

-« La naissance de l’Etat de Côte de d’Ivoire a été officiellement scellée le 7 août 1960, date de son indépendance de la France. Il s’ensuit donc que la nationalité subséquente ne saurait évidemment préexister à cette date. Est-ce bien exact ? »

-« Je le crois. »

-« S’il en est ainsi, achève-t-elle, quelle est la disposition du code de nationalité qui règle alors la question de la nationalité ivoirienne de tes parents qui sont nés avant 1960, donc bien avant l’existence d’une nationalité dont ils se réclament aujourd’hui ? »
Le raisonnement on ne peut plus rigoureux de mon « apprentie juriste » me conduisit à réaliser que le code de la nationalité garde le silence sur cette question fondamentale : « comment-a-été réglée au plan du droit la question de la nationalité des personnes habitant ce territoire colonial appelé Côte d’Ivoire au moment de son accession à l’indépendance ? »
Le code de la nationalité de 1961, toujours en vigueur, parle d’Ivoiriens et d’étrangers sans dire le critère juridique permettant d’identifier les uns et les autres… au départ.
Face au silence de la loi, chacun y va de sa méthode. Tandis que certains se proposent d’établir la nationalité ivoirienne de leurs parents nés avant 1960 par des déclarations sur l’honneur, d’autres produisent des arbres généalogiques pour rapporter la preuve de leur souche ivoirienne. Le général Guéï n’avait peut-être pas si tort (1)
Le professeur Niangoran Boua avait eu l’ingénieuse idée de tenter de combler ce vide juridique par des arguments anthropologiques. Il soutenait que la Côte d’Ivoire n’étant pas un no man’s land avant la colonisation, la détermination de l’Ivoirien d’origine devait se faire par un recours à l’appartenance à l’une ou l’autre des tribus originairement installées sur ce territoire qui sera plus tard baptisé Côte d’Ivoire. Il s’agit là d’un argument spécieux qui méconnaît gravement les exigences de l’Etat moderne tel qu’hérité de la colonisation. D’une part les tribus en question ne constituaient pas une entité homogène et aucun sentiment national ne les unissait entre elles. Chacune vivait repliée sur elle-même dans une attitude de méfiance et de rejet de l’autre. En outre, les populations de ces tribus occupaient des aires géographiques qui transcendent pour la plupart les frontières nationales actuelles. On le voit, la théorie des tribus « fondatrices » ne saurait servir de base à la détermination de la nationalité ivoirienne.

La référence à la tribu recèle également un risque majeur, celui de renforcer la tribalisation de la vie politique et d’accentuer le repli communautaire au détriment des valeurs de la République, proclamée comme une et indivisible par la loi fondamentale. Si je dois ma nationalité d’origine avant tout à mon appartenance à la sous-tribu Gouro, je ferai naturellement passer les intérêts de ma tribu avant ceux de la nation. Koblata, le village de mes ancêtres d’abord, la Côte d’Ivoire ensuite. L’on ne devrait donc pas en vouloir ni à Houphouet-Boigny qui s’est fait maître d’un développement déséquilibré au profit de son village, Yamoussoukro, ni à Konan Bédié pour qui Daoukro (2) et ses environs a été une priorité. Que devient la Côte d’Ivoire dans tout cela ? Rien qu’un rassemblement hétéroclite de plusieurs tribus, évoluant chacune de son côté !
En 2000, Madeleine Tchikaya (3) alors présidente de la « sous-commission Carte d’identité » de la Commission consultative constitutionnelle et électorale (Ccce) mise sur pied par la junte au pouvoir, après le coup d’Etat du 24 décembre 1999, s’était illustrée par son engagement en faveur de la pureté identitaire. A travers un document destiné « à une meilleure sauvegarde de l’identité ivoirienne », elle avait notamment proposé de « mentionner sur les cartes nationales d’identité les repères identitaires » indiquant la souche villageoise du bénéficiaire de ladite carte. Elle estimait par ailleurs que chaque Ivoirien doit « se faire établir sa carte nationale d’identité dans sa région d’origine, même si on y est pas né, où le pétitionnaire et ses parents sont censés être connus » (4) . L’on avait cru à une grosse farce, que non ! On peut se nommer Sidibé, être né à Tiémélékro et être originaire de cette localité parce que ses ascendants y sont installés depuis plusieurs générations. La proposition de Tchikaya impose plutôt à celui qui revendique la nationalité ivoirienne, d’aller se faire recenser dans son village ancestral. Il est très clairement ici question de la recherche d’une race d’Ivoiriens de souche, d’Ivoiriens purs.
Je connais à Grand-Bassam (5) une famille dont les ascendants sont venus du Nigéria dans la période de l’installation des comptoirs portugais et espagnols sur les côtes bassamoises dans les années 1700-1800. Dans la perspective de l’application de cette mesure, l’on priera cette famille d’aller à la recherche de ses origines ancestrales ailleurs, car Grand-Bassam appartiendrait historiquement aux peuples Ahizi ou Abouré. Et là encore, il faut se demander de quel Grand-Bassam il s’agit : la ville qui s’offre à nous aujourd’hui et dont le développement s’est amorcé progressivement à partir de la pénétration sur ses côtes des explorateurs portugais, espagnols et ensuite français, ou de ces petits hameaux de pêcheurs disséminés ici et là, ce qui n’était même pas encore en fait Grand-Bassam. Grand-Bassam existe tel quel à ce jour parce que des « gens venus d’ailleurs », installés là depuis plusieurs générations ont contribué à sa création. L’histoire est dynamique et évolutive. Pourquoi Grand-Bassam ne serait-elle pas tout autant la ville de ces Haoussa venus du Nigéria ?
Les prochaines guerres seront des guerres identitaires, liées aux crises de nationalité, prophétisait un auteur au siècle dernier. L’actualité africaine nous fait constater aujourd’hui, hélas, combien cette prédiction se trouve justifiée. De l’Afrique centrale à l’Afrique de l’ouest, le continent est partout déchiré par des conflits politiques sur fond de revendication identitaire. Du Rwanda à la Côte d’Ivoire, en passant par la République démocratique du Congo (Rdc), une même réalité s’impose : le lien entre la guerre et une citoyenneté ou nationalité mal définie. La Rdc est contrainte d’y faire face et de régler de façon courageuse la question des Banyamoulingué pour ramener dans le pays la stabilité politique et la préserver.
La Côte d’Ivoire est quant à elle appelée à gérer avec la plus grande efficacité le problème des étrangers et des Ivoiriens qui leur sont abusivement assimilés, au risque de perdre définitivement le contrôle sur une partie du pays et de sa population, et de plonger l’ensemble de la sous-région dans une instabilité chronique. Le flou dans la détermination de la nationalité, ajouté au discours politique sur l’envahissement de la Côte d’Ivoire par les étrangers, met en effet de façon certaine l’avenir du pays en péril.

NB : La titraille et le chapô sont de la rédaction.

(1) Journal Officiel de la République de Côte d’Ivoire, 12 octobre 2000

(2) Henri Konan Bédié a été le successeur d’Houphouet. Il est l’auteur de la théorie de l’«ivoirité» qu’il a lui même qualifié de « nouveau contrat social ». Cette théorie visait à renforcer le sentiment nationaliste.

(3) Ex-Ministre de la promotion de la femme sous Houphouet Boigny, Tchikaya s’est fait appeler par une partie de la presse ivoirienne « la Le Pen des tropiques » pour les idées nationalistes qu’elle soutenait au sein de la commission chargée de la rédaction de nouvelles mesures d’identification en 2000.

(4) Le Patriote, quotidien Ivoirien du n°778 du jeudi 28 mars 2002

(5) Grand Bassam est une ville côtière du Sud de la Côte d’Ivoire. Petit village de pêcheurs avant la colonisation, son développement s’est amorcé à partir de l’installation des comptoirs commerciaux par les explorateurs portugais et les colons français. Elle fut la première capitale de la Côte d’Ivoire.
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