En refusant de transférer Simone Gbagbo à La Haye fin septembre, le gouvernement ivoirien s’est engagé auprès de la Cour pénale internationale à lui offrir un procès juste et équitable. Sans quoi il sera obligé d’exécuter le mandat d’arrêt émis par la justice internationale. L’ancienne première dame est recherchée pour crimes de sang et crimes contre l’humanité. Si les Ivoiriens veulent la garder, ils devront la juger pour des faits en rapport avec ces accusations.
Comment faire, alors que les deux tiers du personnel judiciaire et administratif de la cellule spéciale d’enquête chargée d’instruire les crimes de la crise postélectorale ont été remerciés depuis avril ? Les trois juges d’instruction chargés de toutes les enquêtes sur ces violences de 2010-2011, qui ont fait plus de 3 000 morts, ont été mutés. Leurs successeurs vont devoir s’imprégner d’actes de procédure rédigés pendant plus de deux ans en supplément des dossiers de leurs cabinets. "Le travail de la cellule est déjà au point mort depuis le printemps, se lamente un rescapé de cette structure. Officiellement, on nous demande d’aller vite, mais dans les faits on nous enlève nos moyens."
Pour le ministre ivoirien de la justice, démanteler cette cellule d’enquête ne pose aucun problème. Gnénéma Coulibaly considère que les tribunaux ordinaires sont désormais opérationnels. Le dispositif judiciaire exceptionnel a pourtant été créé en juillet 2011 par la volonté du président Alassane Ouattara, vivement encouragé par les diplomates en poste en Côte d’Ivoire, soucieux de voir reculer l’impunité qui s’était installée dans le pays depuis trop d’années. Son objectif, dans un pays à peine sorti de la guerre, était de rassembler les procédures liées à la crise postélectorale et d’accélérer
les enquêtes. Deux ans et demi plus tard, les résultats sont maigres.
Sur les trois grands dossiers ouverts – crimes de sang, crimes économiques et atteinte à la sûreté de l’Etat – , seul ce dernier volet a été bouclé. En juillet, la cour d’appel d’Abidjan confirmait
l’organisation prochaine d’un procès pour quatre-vingt quatre accusés. Tous des proches de l’ancien président Laurent Gbagbo, au pouvoir de 2000 à 2010. Il existe pourtant des preuves accablantes contre les anciens rebelles des Forces nouvelles qui ont combattu pour installer Alassane Ouattara, alors que sa victoire électorale était contestée par le camp Gbagbo. L’un de ces miliciens, Martin
Kouakou Fofié, est sous le coup de sanctions de l’ONU depuis 2006, notamment pour le recrutement d’enfants-soldats et des exécutions extrajudiciaires.
Certaines exactions de ces «com’zones » (commandant de zone) figurent dans le rapport de la commission nationale d’enquête mise en place par le président ivoirien en 2011. Ce document était censé prouver l’impartialité du pouvoir mais, depuis sa publication, les anciens seigneurs de guerre ont été promus à des postes de commandement dans l’armée.
JUSTICE « SÉLECTIVE »
La justice ivoirienne refuserait- elle d’enquêter sur eux ? C’est ce que laissent penser les récents changements au sein de la cellule spéciale. « L’un des juges avait avancé sur plusieurs dossiers impliquant des militaires qui ont soutenu Alassane Ouattara pendant la crise », explique
Patrick Baudouin, avocat de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), qui représente 75 victimes de la crise postélectorale. Mardi 22 octobre à Abidjan, Me Baudoin dénonçait d’ailleurs une justice « sélective », lors de la présentation d’un rapport
de la FIDH sur la Côte d’Ivoire. Alassane Ouattara, lui, appelle à la patience, répétant, avec un agacement croissant, qu’il est nécessaire de « laisser la justice suivre son cours ». Cet argument résiste mal aux faits. Plus de 150 proches de l’ancien président Gbagbo sont inculpés. Mais un seul chef de milice pro-Ouattara a été écroué. Amadé Ouérémi est soupçonné d’avoir participé
au massacre de plusieurs centaines de civils en mars 2011 à Duékoué, dans l’ouest
du pays, aux côtés des Forces républicaines de Côte
d’Ivoire, fidèles à l’actuel président. Mais il n’est qu’un second couteau. « Les enquêtes évitent de s’intéresser aux anciens « com’zones », regrette un diplomate. Le gouvernement ne fait rien pour lutter contre l’impunité», ajoute-t-il.
Si les Nations unies, l’Union européenne et les chancelleries insistent pour conserver et accompagner la cellule, c’est pour mettre fin à cette impunité qui a souvent fait plonger la Côte d’Ivoire dans la violence. Ce cycle a continué après la prise de fonctions d’Alassane Ouattara.
Ainsi, en juillet 2012, à Duékoué, une foule attaquait un camp regroupant plus de 4 000 personnes déplacées, considérées comme sympathisantes de Laurent Gbagbo.
Des soldats ivoiriens se sont joints à l’attaque du site, censé être protégé par l’ONU.
Plusieurs dizaines de jeunes ont disparu ce jour-là, après avoir été emmenés par des militaires.
CÉLÉRITÉ DANS LES
ENQUÊTES
Trois mois plus tard, six cadavres étaient découverts dans une fosse commune à la périphérie de la ville, tués par balles. Une enquête a été ouverte sur l’insistance des défenseurs des droits de l’homme, mais seule une poignée de témoins a été entendue par un juge. Quant au lieutenant qui assurait la «sécurité » de la ville à cette période, principal suspect dans l’affaire, les magistrats chargés de l’enquête assurent qu’il est introuvable. Il y a quelques semaines, il appartenait encore à une force spéciale rattachée au ministère de l’intérieur.
Certains diplomates s’exaspèrent de cette mauvaise volonté du gouvernement, qui entrave le fragile processus de réconciliation. Bert Koenders, alors représentant spécial du secrétaire général de l’ONU en Côte d’Ivoire, avait adressé une lettre au garde des sceaux ivoirien dans laquelle il déplorait le manque de célérité dans les enquêtes . Les observateurs
étrangers voient arriver l’élection présidentielle de
2015 avec inquiétude. Ils craignent de nouvelles violences et doutent qu’Alassane Ouattara permettra de punir ceux qui lui ont permis d’accéder au pouvoir et qui restent ses meilleurs protecteurs.
Par Maureen Grisot
(Abidjan, correspondance)
Comment faire, alors que les deux tiers du personnel judiciaire et administratif de la cellule spéciale d’enquête chargée d’instruire les crimes de la crise postélectorale ont été remerciés depuis avril ? Les trois juges d’instruction chargés de toutes les enquêtes sur ces violences de 2010-2011, qui ont fait plus de 3 000 morts, ont été mutés. Leurs successeurs vont devoir s’imprégner d’actes de procédure rédigés pendant plus de deux ans en supplément des dossiers de leurs cabinets. "Le travail de la cellule est déjà au point mort depuis le printemps, se lamente un rescapé de cette structure. Officiellement, on nous demande d’aller vite, mais dans les faits on nous enlève nos moyens."
Pour le ministre ivoirien de la justice, démanteler cette cellule d’enquête ne pose aucun problème. Gnénéma Coulibaly considère que les tribunaux ordinaires sont désormais opérationnels. Le dispositif judiciaire exceptionnel a pourtant été créé en juillet 2011 par la volonté du président Alassane Ouattara, vivement encouragé par les diplomates en poste en Côte d’Ivoire, soucieux de voir reculer l’impunité qui s’était installée dans le pays depuis trop d’années. Son objectif, dans un pays à peine sorti de la guerre, était de rassembler les procédures liées à la crise postélectorale et d’accélérer
les enquêtes. Deux ans et demi plus tard, les résultats sont maigres.
Sur les trois grands dossiers ouverts – crimes de sang, crimes économiques et atteinte à la sûreté de l’Etat – , seul ce dernier volet a été bouclé. En juillet, la cour d’appel d’Abidjan confirmait
l’organisation prochaine d’un procès pour quatre-vingt quatre accusés. Tous des proches de l’ancien président Laurent Gbagbo, au pouvoir de 2000 à 2010. Il existe pourtant des preuves accablantes contre les anciens rebelles des Forces nouvelles qui ont combattu pour installer Alassane Ouattara, alors que sa victoire électorale était contestée par le camp Gbagbo. L’un de ces miliciens, Martin
Kouakou Fofié, est sous le coup de sanctions de l’ONU depuis 2006, notamment pour le recrutement d’enfants-soldats et des exécutions extrajudiciaires.
Certaines exactions de ces «com’zones » (commandant de zone) figurent dans le rapport de la commission nationale d’enquête mise en place par le président ivoirien en 2011. Ce document était censé prouver l’impartialité du pouvoir mais, depuis sa publication, les anciens seigneurs de guerre ont été promus à des postes de commandement dans l’armée.
JUSTICE « SÉLECTIVE »
La justice ivoirienne refuserait- elle d’enquêter sur eux ? C’est ce que laissent penser les récents changements au sein de la cellule spéciale. « L’un des juges avait avancé sur plusieurs dossiers impliquant des militaires qui ont soutenu Alassane Ouattara pendant la crise », explique
Patrick Baudouin, avocat de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), qui représente 75 victimes de la crise postélectorale. Mardi 22 octobre à Abidjan, Me Baudoin dénonçait d’ailleurs une justice « sélective », lors de la présentation d’un rapport
de la FIDH sur la Côte d’Ivoire. Alassane Ouattara, lui, appelle à la patience, répétant, avec un agacement croissant, qu’il est nécessaire de « laisser la justice suivre son cours ». Cet argument résiste mal aux faits. Plus de 150 proches de l’ancien président Gbagbo sont inculpés. Mais un seul chef de milice pro-Ouattara a été écroué. Amadé Ouérémi est soupçonné d’avoir participé
au massacre de plusieurs centaines de civils en mars 2011 à Duékoué, dans l’ouest
du pays, aux côtés des Forces républicaines de Côte
d’Ivoire, fidèles à l’actuel président. Mais il n’est qu’un second couteau. « Les enquêtes évitent de s’intéresser aux anciens « com’zones », regrette un diplomate. Le gouvernement ne fait rien pour lutter contre l’impunité», ajoute-t-il.
Si les Nations unies, l’Union européenne et les chancelleries insistent pour conserver et accompagner la cellule, c’est pour mettre fin à cette impunité qui a souvent fait plonger la Côte d’Ivoire dans la violence. Ce cycle a continué après la prise de fonctions d’Alassane Ouattara.
Ainsi, en juillet 2012, à Duékoué, une foule attaquait un camp regroupant plus de 4 000 personnes déplacées, considérées comme sympathisantes de Laurent Gbagbo.
Des soldats ivoiriens se sont joints à l’attaque du site, censé être protégé par l’ONU.
Plusieurs dizaines de jeunes ont disparu ce jour-là, après avoir été emmenés par des militaires.
CÉLÉRITÉ DANS LES
ENQUÊTES
Trois mois plus tard, six cadavres étaient découverts dans une fosse commune à la périphérie de la ville, tués par balles. Une enquête a été ouverte sur l’insistance des défenseurs des droits de l’homme, mais seule une poignée de témoins a été entendue par un juge. Quant au lieutenant qui assurait la «sécurité » de la ville à cette période, principal suspect dans l’affaire, les magistrats chargés de l’enquête assurent qu’il est introuvable. Il y a quelques semaines, il appartenait encore à une force spéciale rattachée au ministère de l’intérieur.
Certains diplomates s’exaspèrent de cette mauvaise volonté du gouvernement, qui entrave le fragile processus de réconciliation. Bert Koenders, alors représentant spécial du secrétaire général de l’ONU en Côte d’Ivoire, avait adressé une lettre au garde des sceaux ivoirien dans laquelle il déplorait le manque de célérité dans les enquêtes . Les observateurs
étrangers voient arriver l’élection présidentielle de
2015 avec inquiétude. Ils craignent de nouvelles violences et doutent qu’Alassane Ouattara permettra de punir ceux qui lui ont permis d’accéder au pouvoir et qui restent ses meilleurs protecteurs.
Par Maureen Grisot
(Abidjan, correspondance)