Hebdomadaire panafricain de référence, « Jeune Afrique » a été créé en 1960. C'est à son siège social à Paris, dans le 15ème arrondissement, que Marwane Ben Yahmed, Directeur exécutif de la rédaction, a bien voulu se confier au Patriote. Spécialiste de la Côte d’Ivoire, il a interviewé les différents chefs d'Etat, et a consacré un certain nombre d'articles avant et après la crise postélectorale. Quel est le secret de ce journal, qui a depuis plusieurs décennies un franc succès sur le continent ? Sans détours, Marwane Ben Yahmed donne les clés de la réussite de « Jeune Afrique » et surtout analyse la situation politique du pays.
Le Patriote : Pourquoi « Jeune Afrique» consacre t-il souvent ses Unes à la Côte d'Ivoire ?
Marwane Ben Yahmed : L'histoire de « Jeune Afrique » et celle de la Côte d'Ivoire ont toujours été intimement liées. Cela ne date pas de la période récente : elle a commencé depuis l’indépendance, sous Houphouët-Boigny, puis sous Bédié. Disons que l'actualité hélas négative ivoirienne, du coup d'Etat de 99 jusqu'à récemment, nous ont incités à couvrir très largement l'actualité politique. Il se trouve par ailleurs, que la Côte d'Ivoire est un pays, qui représente un marché important pour «Jeune Afrique». Nous avons beaucoup de lecteurs qui nous attendent, tant sur l'édition papier que sur le site internet. Si l'actualité ivoirienne avait été dans les dix dernières années faibles, nul doute que l'offre de lecture sur la Côte d’Ivoire aurait été moindre. Il se trouve, et vous êtes bien placé pour le savoir, qu’elle a été extrêmement riche, parfois dramatique. Par ailleurs, un certain nombre de questions se posaient sur ses crises, ses tenants, ses aboutissants, la manière dont elles évoluaient, et depuis avril 2011 qu'elle est terminée, la Côte d'Ivoire est entrée dans une nouvelle phase à la fois de reconstruction, de changement, de majorité politique, de processus de réconciliation nationale qui n'est pas simple, qui sont au tant de sujets d’intérêts pour nos lecteurs ivoiriens. J'insiste car la Côte d'Ivoire est un centre d’intérêt important, pour les lecteurs africains dans leur ensemble, se trouvant en Afrique de l'Ouest, en Afrique Centrale, au Maghreb, et en France où il y a une forte communauté africaine qui n’est pas forcement ivoirienne et qui s’intéresse au pays. C'est vous dire que, tout le monde a suivi ce qui s'est passé en Côte d'Ivoire depuis septembre 2002, parfois avec beaucoup d’inquiétude. Nous avons aussi une offre de sujets économiques, et la Côte d'Ivoire est un pays très important en Afrique de l'Ouest au sein de l'UÉMOA notamment, c'est la porte d'entrée de tout le marché ouest-africain, pour de nombreux opérateurs africains ou étrangers. Nous ne suivons pas que l'actualité politique, nous nous intéressons aussi au développement des entreprises, aux secteurs d'activités tels le café, le cacao, les mines, l'industrie pétrolière.
LP : Dans l'uns de vos articles intitulés « Réinventer la Côte d’ivoire», vous avez écrit notamment « ce qui paraît impérieux, il s'agit d'une justice et d'une démocratie». Ces deux objectifs, selon vous, ont-ils été atteints aujourd'hui?
MBY : Je pense que la Côte d'Ivoire, comme beaucoup d'autres pays pas uniquement en Afrique, n'a pas atteint la perfection dans ces deux domaines et que la question est d'autant plus importante aujourd’hui, que ce pays a traversé la crise dont on vient de parler. Dans l'article dont vous parlez, le futur de la Côte d'Ivoire ne pouvait se concevoir, sans un état de droit et une démocratie à 100%. Cela suppose que ces deux aspects sont évidemment imparfaits aujourd’hui, qu'il y a des explications tout à fait logiques, l'on ne décrète pas une justice équitable, une démocratie, cela suppose que les différents acteurs y compris l'opposition jouent ce jeu là. L'objectif du président Ouattara, c'est une Côte d'Ivoire émergente or l'économie est liée au politique et il faudra du temps, pour que ces deux enjeux aboutissent. En Côte d'Ivoire comme ailleurs, l'on ne pourra jamais parler de démocratie parfaite et de justice équitable.
LP : Vous avez également écrit que Ouattara n'a besoin de personne pour développer l’économie...
MBY : Ses adversaires politiques, nouveaux ou anciens, lui reconnaissent son brillant parcours au sein du FMI et en tant que Premier ministre d'Houphouët. L’on peut critiquer au point de vue idéologique sa doctrine libérale, mais il ne fait aucun doute qu’étant un bon économiste, il a les réseaux, la capacité et les compétences pour s'occuper de l'économie de son pays.
LP : Pensez-vous que le Président Ouattara est en train de gagner son pari concernant la réconciliation ?
MBY : J’ai toujours dit et écrit dès mai 2011, que son chantier le plus difficile serait la réconciliation nationale. J'avais écrit à l'époque qu’une partie de l’électorat de Ouattara était très bien placée pour savoir, mesurer ce que pouvait provoquer le sentiment d'être ostracisé, laissés de côté, ou considérés comme les citoyens de seconde zone, que ce type de politique en Côte d'Ivoire est l'une des explications qu'a traversées ce pays et l'on a vu les conséquences . Dans tous les pays où ce type de crise est arrivé entre une partie de la population et une autre, elles sont très compliquées à soigner. La réconciliation ne se décrète pas, c'est un travail de tous les jours et cela prendra une décennie, voire une génération pour moi, cela n’incombe pas aux seuls dirigeants politiques mais tous les Ivoiriens sont concernés. Au 21ème siècle , la Côte d'Ivoire est un pays qui a d'immenses potentialités mais que la seule condition de réalisation de ce potentiel c'est que les Ivoiriens considèrent qu'ils sont d'abord Ivoiriens, avec un objectif commun qui est de vivre dans un pays en paix, prospère où chacun s'imagine une place, au sein de l'avenir de ce pays. L'Afrique du Sud qui a vécu bien pire, et plus longtemps, n'a pas réglé tous ses problèmes et la première pierre de tout cela, est une volonté claire et nette affichée de réconciliation. Comment faire pour empêcher que les mêmes causes produisent les mêmes effets, c'est beaucoup plus simple, quand l'on se projette sur l’avenir, plutôt que de ressasser éternellement, les rancunes des uns et des autres, et c'est à tous les Ivoiriens de faire ce travail là.
LP : Pour le FPI, la libération de Gbagbo est indispensable à la réconciliation qu'en pensez-vous ?
MBY : Je crois que c'est un faux débat ! D'ailleurs, l'on commence à s’apercevoir et à comprendre au sein du FPI que, le sort de Gbagbo n'est plus la première étape, avant toute discussion. Pour moi, ce n'est pas un enjeu majeur. Sa libération n'est plus dans les mains des Ivoiriens mais de la CPI (Cour Pénale Ivoirienne), c'est complexe. Un certain nombre de faits lui sont reprochés, l'on verra si l'on aboutit à un jugement ou non. L'intérêt, c'est la vérité l'on ne peut pas balayer d'un revers de la main, tout ce qui s'est passé lors de la crise postélectorale et tout ce qui s'est passé avant donc. Il faudra que les Ivoiriens obtiennent une réponse à leur question. Si on cantonne le débat de la réconciliation, au seul cas de Gbagbo, l’on n’avancera pas. Je pense que la Côte d'Ivoire a beaucoup d'autres problématiques et enjeux, dont il faut qu'elle se préoccupe plutôt que le cas de Laurent Gbagbo et quelques autres. Ce qui est important, c'est de tirer toutes les conclusions de la crise qu'a traversée ce pays, des comportements des uns et des autres, et de ne pas donner l'impression à une partie de la population que son avis ne compte pas et que son avenir n'est pas assuré, au sein d'une République prospère globale, qui s’intéresse à tous ses citoyens.
LP : Malgré cette crise qui a duré 10 ans, la Côte d'Ivoire reste-t-elle toujours la plaque tournante de l'Afrique de l'Ouest?
MBY : Paradoxalement même malgré la crise, la Côte d'Ivoire n'a jamais cessé d'être la plaque tournante de l'Afrique de l’Ouest, d'abord parce que, c'est la puissance économique la plus importante de la zone si l'on met de côté le géant nigérian. Ce pays est la porte d'entrée d'un marché de 300 millions d'habitants, qui intéresse toutes les grandes entreprises européennes, américaines et asiatiques. Elle a perdu beaucoup de temps, de ressources. Cela l'a empêché d'aller plus haut mais il n'y a jamais eu de véritable descente aux enfers économiques et je n'ai absolument aucun doute sur le fait qu’une Côte d'Ivoire pacifiée et bien dirigée puisse dans les 5 et 10 années à venir se développer de manière extrêmement rapide.
LP : Revenons à l’hebdomadaire. Quel est le secret de la longévité de « Jeune Afrique»?
MBY : Je pense qu'il y a deux aspects prépondérants dans toute entreprise médiatique : le premier, c'est de donner autant d'importance au contenu éditorial par conséquent, la qualité de l’information, la rigueur, qu’au plaisir de la lecture et à l'analyse de tous les événements pouvant se produire en Afrique. Pour le second aspect, il faut miser énormément sur le contenu, les journalistes et les talents qui vont permettent d'offrir un contenu de qualité intéressant pour nos lecteurs, et en même temps, sur une gestion saine de l’entreprise. Le marché africain n'est pas simple, l’accès à la publicité n'est pas évidente, la logistique est compliquée, onéreuse. « Jeune Afrique» est diffusé à peu près sur 80 destinations, il faut prendre des avions, c'est cher. Les coûts du papier et d'impression ont tous explosé. Nous sommes une presse panafricaine qui traite les situations nationales, en Afrique noire, comme au Maghreb. Comme tout le monde, nous nous adaptons à de nouveaux modes de consommation : nous avons crée un site internet, nous allons lancer son développement cette année, avec plus de contenus, de vidéos. Nous nous adaptons aux marchés des réseaux sociaux. Je ne crois pas à la disparition du support papier. Nous avons traversé des périodes extrêmement compliquées, après la dévaluation du franc CFA, et aussi la guerre du Golfe, mais ce qui fait que « Jeune Afrique» est encore là, c'est son sérieux et sa rigueur.
LP : Savez-vous que les journaux proches de l'opposition en Côte d'Ivoire vous taxent d'être un hebdomadaire pro-Ouattara?
MBY : C’est leur droit le plus élémentaire. Je connais relativement bien la presse ivoirienne qui est très politisée. Ce que je peux vous dire, quelque soient les sujets que nous traitons, qu'il s'agisse de la réconciliation nationale, de la bonne gouvernance, de la transparence, du climat des affaires, «Jeune Afrique» s'est toujours attaché à restituer les situations de manière objective. Après chacun se forge sa propre opinion notre ambition n'est pas de soutenir un homme, ou de soutenir l'autre mais plutôt de décrypter au mieux, sans parti pris l'évolution du pays. Dans l'histoire de «Jeune Afrique», c'est assez fréquent, que sur une même enquête ou même un article, les uns nous considèrent trop critiques quand il s'agit du pouvoir, et les opposants nous considèrent trop gentils avec le pouvoir.
LP : Quels sont les sentiments qui vous animent lorsque vos articles sont souvent repris par les journaux en Côte d'Ivoire ?
MBY : Il y a un aspect qui nous a toujours gênés et qui est lié à la déontologie de la profession. C'est quand nous publions un article et qu'on le retrouve publié in -extenso dans la presse quotidienne, parfois avant même la mise en vente de « Jeune Afrique » et facteur aggravant, sans aucun élément de citation de la source. Nous dénonçons cette problématique depuis une bonne dizaine d’années. Je me rappelle que quand on avait fait une série de grandes interviews avec les candidats de la présidentielle de 2010, les patrons et journalistes sont parvenus à se procurer le magazine, ils sont doués pour cela je ne sais pas par quelle manière, ces interviews étaient publiées dès le week-end dans la presse quotidienne d'une part, ce n'est pas correct, ni honnête et nous dénonçons le pillage de nos articles. Si nous faisons cela dans l'autre sens, je ne suis pas sûr que cela plaise à beaucoup de monde. Je sais que, l'article sur l'opération du chef de l'Etat a fait beaucoup parler en Côte d'Ivoire cela ne cause aucun problème, si nous sommes cités. Je constate que « Jeune Afrique» est suffisamment crédible et lu, pour que les articles publiés en son sein suscitent commentaires et débats quand la source est citée, les règles du jeu sont respectées.
LP : Un message pour finir ?
MBY : La Côte d'Ivoire est un pays que j'aime beaucoup. Nous avons tous été réellement très tristes de voir ce pays sombrer pendant 10 ans, j'y étais récemment, précisément fin janvier, et l'on sent qu'il y a quelque chose d'assez nouveau, dans le sens où les gens regardent plus l'avenir que le passé. Tout ce que je souhaite aux Ivoiriens, c'est de poursuivre sur cette voie. Il y a tout ce qu'il faut, pour que ce pays retrouve le «rêve ivoirien».
Réalisée par Ahmed Touré (Correspondant à Paris)
Le Patriote : Pourquoi « Jeune Afrique» consacre t-il souvent ses Unes à la Côte d'Ivoire ?
Marwane Ben Yahmed : L'histoire de « Jeune Afrique » et celle de la Côte d'Ivoire ont toujours été intimement liées. Cela ne date pas de la période récente : elle a commencé depuis l’indépendance, sous Houphouët-Boigny, puis sous Bédié. Disons que l'actualité hélas négative ivoirienne, du coup d'Etat de 99 jusqu'à récemment, nous ont incités à couvrir très largement l'actualité politique. Il se trouve par ailleurs, que la Côte d'Ivoire est un pays, qui représente un marché important pour «Jeune Afrique». Nous avons beaucoup de lecteurs qui nous attendent, tant sur l'édition papier que sur le site internet. Si l'actualité ivoirienne avait été dans les dix dernières années faibles, nul doute que l'offre de lecture sur la Côte d’Ivoire aurait été moindre. Il se trouve, et vous êtes bien placé pour le savoir, qu’elle a été extrêmement riche, parfois dramatique. Par ailleurs, un certain nombre de questions se posaient sur ses crises, ses tenants, ses aboutissants, la manière dont elles évoluaient, et depuis avril 2011 qu'elle est terminée, la Côte d'Ivoire est entrée dans une nouvelle phase à la fois de reconstruction, de changement, de majorité politique, de processus de réconciliation nationale qui n'est pas simple, qui sont au tant de sujets d’intérêts pour nos lecteurs ivoiriens. J'insiste car la Côte d'Ivoire est un centre d’intérêt important, pour les lecteurs africains dans leur ensemble, se trouvant en Afrique de l'Ouest, en Afrique Centrale, au Maghreb, et en France où il y a une forte communauté africaine qui n’est pas forcement ivoirienne et qui s’intéresse au pays. C'est vous dire que, tout le monde a suivi ce qui s'est passé en Côte d'Ivoire depuis septembre 2002, parfois avec beaucoup d’inquiétude. Nous avons aussi une offre de sujets économiques, et la Côte d'Ivoire est un pays très important en Afrique de l'Ouest au sein de l'UÉMOA notamment, c'est la porte d'entrée de tout le marché ouest-africain, pour de nombreux opérateurs africains ou étrangers. Nous ne suivons pas que l'actualité politique, nous nous intéressons aussi au développement des entreprises, aux secteurs d'activités tels le café, le cacao, les mines, l'industrie pétrolière.
LP : Dans l'uns de vos articles intitulés « Réinventer la Côte d’ivoire», vous avez écrit notamment « ce qui paraît impérieux, il s'agit d'une justice et d'une démocratie». Ces deux objectifs, selon vous, ont-ils été atteints aujourd'hui?
MBY : Je pense que la Côte d'Ivoire, comme beaucoup d'autres pays pas uniquement en Afrique, n'a pas atteint la perfection dans ces deux domaines et que la question est d'autant plus importante aujourd’hui, que ce pays a traversé la crise dont on vient de parler. Dans l'article dont vous parlez, le futur de la Côte d'Ivoire ne pouvait se concevoir, sans un état de droit et une démocratie à 100%. Cela suppose que ces deux aspects sont évidemment imparfaits aujourd’hui, qu'il y a des explications tout à fait logiques, l'on ne décrète pas une justice équitable, une démocratie, cela suppose que les différents acteurs y compris l'opposition jouent ce jeu là. L'objectif du président Ouattara, c'est une Côte d'Ivoire émergente or l'économie est liée au politique et il faudra du temps, pour que ces deux enjeux aboutissent. En Côte d'Ivoire comme ailleurs, l'on ne pourra jamais parler de démocratie parfaite et de justice équitable.
LP : Vous avez également écrit que Ouattara n'a besoin de personne pour développer l’économie...
MBY : Ses adversaires politiques, nouveaux ou anciens, lui reconnaissent son brillant parcours au sein du FMI et en tant que Premier ministre d'Houphouët. L’on peut critiquer au point de vue idéologique sa doctrine libérale, mais il ne fait aucun doute qu’étant un bon économiste, il a les réseaux, la capacité et les compétences pour s'occuper de l'économie de son pays.
LP : Pensez-vous que le Président Ouattara est en train de gagner son pari concernant la réconciliation ?
MBY : J’ai toujours dit et écrit dès mai 2011, que son chantier le plus difficile serait la réconciliation nationale. J'avais écrit à l'époque qu’une partie de l’électorat de Ouattara était très bien placée pour savoir, mesurer ce que pouvait provoquer le sentiment d'être ostracisé, laissés de côté, ou considérés comme les citoyens de seconde zone, que ce type de politique en Côte d'Ivoire est l'une des explications qu'a traversées ce pays et l'on a vu les conséquences . Dans tous les pays où ce type de crise est arrivé entre une partie de la population et une autre, elles sont très compliquées à soigner. La réconciliation ne se décrète pas, c'est un travail de tous les jours et cela prendra une décennie, voire une génération pour moi, cela n’incombe pas aux seuls dirigeants politiques mais tous les Ivoiriens sont concernés. Au 21ème siècle , la Côte d'Ivoire est un pays qui a d'immenses potentialités mais que la seule condition de réalisation de ce potentiel c'est que les Ivoiriens considèrent qu'ils sont d'abord Ivoiriens, avec un objectif commun qui est de vivre dans un pays en paix, prospère où chacun s'imagine une place, au sein de l'avenir de ce pays. L'Afrique du Sud qui a vécu bien pire, et plus longtemps, n'a pas réglé tous ses problèmes et la première pierre de tout cela, est une volonté claire et nette affichée de réconciliation. Comment faire pour empêcher que les mêmes causes produisent les mêmes effets, c'est beaucoup plus simple, quand l'on se projette sur l’avenir, plutôt que de ressasser éternellement, les rancunes des uns et des autres, et c'est à tous les Ivoiriens de faire ce travail là.
LP : Pour le FPI, la libération de Gbagbo est indispensable à la réconciliation qu'en pensez-vous ?
MBY : Je crois que c'est un faux débat ! D'ailleurs, l'on commence à s’apercevoir et à comprendre au sein du FPI que, le sort de Gbagbo n'est plus la première étape, avant toute discussion. Pour moi, ce n'est pas un enjeu majeur. Sa libération n'est plus dans les mains des Ivoiriens mais de la CPI (Cour Pénale Ivoirienne), c'est complexe. Un certain nombre de faits lui sont reprochés, l'on verra si l'on aboutit à un jugement ou non. L'intérêt, c'est la vérité l'on ne peut pas balayer d'un revers de la main, tout ce qui s'est passé lors de la crise postélectorale et tout ce qui s'est passé avant donc. Il faudra que les Ivoiriens obtiennent une réponse à leur question. Si on cantonne le débat de la réconciliation, au seul cas de Gbagbo, l’on n’avancera pas. Je pense que la Côte d'Ivoire a beaucoup d'autres problématiques et enjeux, dont il faut qu'elle se préoccupe plutôt que le cas de Laurent Gbagbo et quelques autres. Ce qui est important, c'est de tirer toutes les conclusions de la crise qu'a traversée ce pays, des comportements des uns et des autres, et de ne pas donner l'impression à une partie de la population que son avis ne compte pas et que son avenir n'est pas assuré, au sein d'une République prospère globale, qui s’intéresse à tous ses citoyens.
LP : Malgré cette crise qui a duré 10 ans, la Côte d'Ivoire reste-t-elle toujours la plaque tournante de l'Afrique de l'Ouest?
MBY : Paradoxalement même malgré la crise, la Côte d'Ivoire n'a jamais cessé d'être la plaque tournante de l'Afrique de l’Ouest, d'abord parce que, c'est la puissance économique la plus importante de la zone si l'on met de côté le géant nigérian. Ce pays est la porte d'entrée d'un marché de 300 millions d'habitants, qui intéresse toutes les grandes entreprises européennes, américaines et asiatiques. Elle a perdu beaucoup de temps, de ressources. Cela l'a empêché d'aller plus haut mais il n'y a jamais eu de véritable descente aux enfers économiques et je n'ai absolument aucun doute sur le fait qu’une Côte d'Ivoire pacifiée et bien dirigée puisse dans les 5 et 10 années à venir se développer de manière extrêmement rapide.
LP : Revenons à l’hebdomadaire. Quel est le secret de la longévité de « Jeune Afrique»?
MBY : Je pense qu'il y a deux aspects prépondérants dans toute entreprise médiatique : le premier, c'est de donner autant d'importance au contenu éditorial par conséquent, la qualité de l’information, la rigueur, qu’au plaisir de la lecture et à l'analyse de tous les événements pouvant se produire en Afrique. Pour le second aspect, il faut miser énormément sur le contenu, les journalistes et les talents qui vont permettent d'offrir un contenu de qualité intéressant pour nos lecteurs, et en même temps, sur une gestion saine de l’entreprise. Le marché africain n'est pas simple, l’accès à la publicité n'est pas évidente, la logistique est compliquée, onéreuse. « Jeune Afrique» est diffusé à peu près sur 80 destinations, il faut prendre des avions, c'est cher. Les coûts du papier et d'impression ont tous explosé. Nous sommes une presse panafricaine qui traite les situations nationales, en Afrique noire, comme au Maghreb. Comme tout le monde, nous nous adaptons à de nouveaux modes de consommation : nous avons crée un site internet, nous allons lancer son développement cette année, avec plus de contenus, de vidéos. Nous nous adaptons aux marchés des réseaux sociaux. Je ne crois pas à la disparition du support papier. Nous avons traversé des périodes extrêmement compliquées, après la dévaluation du franc CFA, et aussi la guerre du Golfe, mais ce qui fait que « Jeune Afrique» est encore là, c'est son sérieux et sa rigueur.
LP : Savez-vous que les journaux proches de l'opposition en Côte d'Ivoire vous taxent d'être un hebdomadaire pro-Ouattara?
MBY : C’est leur droit le plus élémentaire. Je connais relativement bien la presse ivoirienne qui est très politisée. Ce que je peux vous dire, quelque soient les sujets que nous traitons, qu'il s'agisse de la réconciliation nationale, de la bonne gouvernance, de la transparence, du climat des affaires, «Jeune Afrique» s'est toujours attaché à restituer les situations de manière objective. Après chacun se forge sa propre opinion notre ambition n'est pas de soutenir un homme, ou de soutenir l'autre mais plutôt de décrypter au mieux, sans parti pris l'évolution du pays. Dans l'histoire de «Jeune Afrique», c'est assez fréquent, que sur une même enquête ou même un article, les uns nous considèrent trop critiques quand il s'agit du pouvoir, et les opposants nous considèrent trop gentils avec le pouvoir.
LP : Quels sont les sentiments qui vous animent lorsque vos articles sont souvent repris par les journaux en Côte d'Ivoire ?
MBY : Il y a un aspect qui nous a toujours gênés et qui est lié à la déontologie de la profession. C'est quand nous publions un article et qu'on le retrouve publié in -extenso dans la presse quotidienne, parfois avant même la mise en vente de « Jeune Afrique » et facteur aggravant, sans aucun élément de citation de la source. Nous dénonçons cette problématique depuis une bonne dizaine d’années. Je me rappelle que quand on avait fait une série de grandes interviews avec les candidats de la présidentielle de 2010, les patrons et journalistes sont parvenus à se procurer le magazine, ils sont doués pour cela je ne sais pas par quelle manière, ces interviews étaient publiées dès le week-end dans la presse quotidienne d'une part, ce n'est pas correct, ni honnête et nous dénonçons le pillage de nos articles. Si nous faisons cela dans l'autre sens, je ne suis pas sûr que cela plaise à beaucoup de monde. Je sais que, l'article sur l'opération du chef de l'Etat a fait beaucoup parler en Côte d'Ivoire cela ne cause aucun problème, si nous sommes cités. Je constate que « Jeune Afrique» est suffisamment crédible et lu, pour que les articles publiés en son sein suscitent commentaires et débats quand la source est citée, les règles du jeu sont respectées.
LP : Un message pour finir ?
MBY : La Côte d'Ivoire est un pays que j'aime beaucoup. Nous avons tous été réellement très tristes de voir ce pays sombrer pendant 10 ans, j'y étais récemment, précisément fin janvier, et l'on sent qu'il y a quelque chose d'assez nouveau, dans le sens où les gens regardent plus l'avenir que le passé. Tout ce que je souhaite aux Ivoiriens, c'est de poursuivre sur cette voie. Il y a tout ce qu'il faut, pour que ce pays retrouve le «rêve ivoirien».
Réalisée par Ahmed Touré (Correspondant à Paris)