Théoriquement, la Sécurité sociale est un vecteur de protection des travailleurs et de l'ensemble de la population. Mais son application fait souvent ressortir des problèmes qui se répercutent sur les autres branches de la protection sociale, notamment sur les régimes de retraite. Diagnostic d’une Sécurité sociale à bout de souffle !
«Mon père, un ancien instituteur à la retraite, est sans salaire. Et cela fait pratiquement huit mois que l’État ne lui verse pas sa pension», déclare L. S. Son géniteur partage la même infortune que le vieux Bourahima D. Les bras lui tombent lorsqu’un agent du Trésor – à qui il s’était adressé plus tôt pour savoir si l’Etat lui avait finalement adressé sa pension – lui répond sèchement : «Revenez le mois prochain ! » Une réplique révoltante car comment cet ex-fonctionnaire nourrira-il sa famille qui observe depuis deux jours un jeûne obligatoire, faute de moyens financiers ? Ils sont nombreux, à l’instar de Bourahima, à avoir cotisé à la Caisse générale de retraite et agents de l'État (CGRAE) lorsqu’ils étaient encore en activité. Dans cette caisse, le taux de cotisation du salaire de base est de 18%, réparti comme suit : 6% à la charge du fonctionnaire et 12% à celle de l'employeur (État). À la Caisse nationale de prévoyance sociale (CNPS), le taux de cotisation du salaire de base est de 8% reparti de la façon suivante : 3.2% pour le travailleur et 4.8% pour l'employeur (1).
Selon les données d’une étude effectuée en 2006, sur les 130.819 retraités en Côte d'Ivoire, 68.465 étaient enregistrés à la CNPS et 62.354 à la CGRAE. L'effectif des retraités enregistrés à la CNPS se composait de 62.530 hommes, soit 91%, et de 5.935 femmes, soit 9%. .Quant à l'effectif des retraités enregistrés à la CGRAE, il était de 35.130 hommes, soit 56%, et de 27.224 femmes, soit 44%. Quant au Fonds international pour le développement de la retraite active (Fidra), dont les activités ont démarré en 2006 en Côte d’Ivoire, de 2009 à 2013 le nombre de ses adhérents est passé de 7.309 à 30.930.
Des dettes contractées pour compenser les retards de versement…
En attendant le paiement de leur pension de retraite, les «vieux» ou les «seniors» comme on les appelle aujourd'hui, subissent les conséquences de la mauvaise gestion de leur régime de retraite. Ils sont happés par la spirale de l’endettement, voire du surendettement à cause des pressions exercées sur eux par des «margouillats» ou usuriers vers qui ils se tournent pour résoudre des problèmes d’urgence ponctuels (popote, maladie, décès, factures, etc.) ; les banques classiques leur ayant fermé leurs portes.
Mme Djatty, DGA d’une institution financière de la place, explique ce calvaire des retraités : «Pendant les périodes de paie, les alentours de nos agences étaient envahis par les usuriers qui attendaient les clients à la sortie de la Caisse pour récupérer leurs avoirs, en remboursement de leurs dettes.» L’univers impitoyable des usuriers est caractérisé par des taux d’intérêt excessifs qu’ils appliquent sur les crédits accordés à leurs clients.
Combien sont-ils, les retraités englués dans la misère et la dévalorisation de leur image du fait même de leur nouvelle position de non-actif ? Nombreux, assurément !
Ce si long délai de l'ouverture des droits…
L’anthropologue Dedy Seri (2), à travers une enquête réalisée auprès des retraités du secteur public ivoirien, fait ressortir deux constatations. Les retraités affirment à hauteur de 33% ne pas avoir possédé de propriété immobilière au cours de leur vie active. Et d'autres affirment n'avoir aucune réalisation matérielle ou symbolique au village. Les raisons ? Les charges sociales et familiales insupportables, la conjoncture économique difficile et la psychose de la sorcellerie sont les facteurs explicatifs de cette non-réalisation matérielle de soi et pour soi. Que faire pour corriger tout cela ? Pour Kouassi Guillaume (3), c'est aux institutions qui ont en charge la gestion de la retraite de préserver la dignité et l'honneur des personnes retraitées en leur assurant un bien-être social et économique consécutivement à la cessation d'activité. Cela devant passer par des réformes, notamment la réduction du temps d’attente de la première pension car les retraités, dans leur majorité absolue (56,3%), «attendent six à douze mois avant de percevoir leur première pension de retraite».
En cause : les mécanismes utilisés pour la liquidation qui sont soit manuels, soit informatiques. Mais le hic réside dans le fait qu'un temps n'est pas défini à l'agent commis à la tâche pour liquider la pension, ce qui crée de la lenteur dans le traitement des dossiers de retraite. Cela est aussi lié au système administratif lui-même. À l’évidence, celui-ci paraît ultra-clientéliste et favorisant la corruption, avec des dessous-de-table et des «pourboires exigés» qui guident – ou pas – le traitement des dossiers de retraite. Autrement dit, ceux qui payent seraient les premiers voir leurs dossiers traités… Toute chose entraînant un blocage du processus de traitement et ayant pour conséquence un retard considérable dans le paiement de la pension. L’enquête établit qu'«aucun cas de corruption» n'a été signalé à la CNPS. C'est donc du côté de la fonction publique que le fait subsisterait. Notamment au niveau de la liquidation.
Un déficit structurel patent
Autres distorsions constatées : les cas de pertes de dossiers, d'omissions de calcul et de rejets. En effet, certains retraités ont été victimes de la perte de leur dossier, d'où la nécessité de le reconstituer, ce qui demande encore un temps de traitement relativement long. Les retraités sont victimes des dysfonctionnements organisationnels de ces institutions, maintenues en vie de façon artificielle grâce à l’État providentiel. Pour preuve, la CGRAE présente un déficit structurel annuel d'environ 47.000.000.000 FCFA depuis sa création. Les dépenses de pension sont toujours supérieures aux cotisations contributives du régime. Tandis que la CNPS affiche un déficit conjoncturel lié à la crise sociopolitique et économique que traverse le pays depuis les années 2000. Selon des données existantes, la moyenne de départ à la retraite dans la fonction publique est de 3.000 individus par année. Du côté du secteur privé, c'est environ 6.000 individus enregistrés par année à la CNPS. En 2006, l'effectif des retraités était estimé à 130.819 dont 68.465 enregistrés à la CNPS et 62.354 à la CGRAE.
Il est impérieux de mettre un garrot pour arrêter l’hémorragie du déficit structurel constaté. Pour ce faire, la fonction publique a décidé, dans un souci de rationalisation et de gestion efficiente de la retraite, de proroger l'âge de départ à la retraite. Objectif : permettre non seulement au travailleur de rester longtemps en activité, mais également de cotiser sur un plus long terme, ce qui renforcerait les capacités financières de la CGRAE. Un principe qui semble également susciter l'adhésion de la CNPS.
Des résultats mitigés
Ces réformes telles la prorogation de l'âge de départ à la retraite dans la fonction publique au profit du régime, la mensualisation au profit des retraités devraient soulager les retraités. Mais au final, les résultats obtenus paraissent mitigés. Que faire au niveau du Fidra (80% du portefeuille client est constitué d’agents de la fonction publique) ou de la CNPS, chargée du secteur privé et assimilé, ou bien de la CGRAE, en charge du secteur public.
Le problème de la gestion des retraités paraissait jusque-là plus individuel que collectif. Aujourd’hui, le malaise ne touche pas que quelques retraités. Il frappe aussi les futurs retraités de la fonction publique. À voir la levée de bouclier observée ici et là suite à la mise en pratique de l’ordonnance de février 2012. Gnagna Zadi, président de la plateforme des organisations professionnelles de secteur public, regroupant 50 syndicats de la fonction publique, et Mesmin Comoé, secrétaire général du Mouvement des instituteurs pour la défense de leur droit (MIDD), estiment que les pouvoirs publics ont adopté une réforme qui «induit une réduction du pouvoir d’achat du fonctionnaire et oblige celui-ci à travailler plus». Cette réforme fait passer l'âge de la retraite de 55 à 60 ans, voire 65 ans pour les grades les plus élevés. Les cotisations augmentent de 6 à 8,33% du salaire, alors que les pensions ont été réduites de 30 à 50% selon les catégories.
Des difficultés de recouvrement des cotisations
L’un des points d’achoppement de l’ordonnance est la «pension du conjoint survivant». Alors que la loi de 1962 permet au conjoint de «jouir immédiatement» de la pension du conjoint ou de la conjointe décédée, l’ordonnance de février 2012 veut que le conjoint ou la conjointe survivant attende le moment de la retraite du fonctionnaire décédé. Exemple : si un fonctionnaire décède alors qu’il lui restait dix ans de service, sa conjointe devra attendre les dix ans qui restent pour jouir de la pension de retraite de son défunt mari. Gnagna explique : «Un professeur d'université de grade A7 (le plus élevé dans la fonction publique) touchait 950.000 francs comme pension de retraite. Avec la réforme, il est à 450.000 FCFA». Mesmin Comoé ne décolère pas : «Cette réforme est une très grande reculade contre laquelle nous comptons nous battre».
L'administration ivoirienne compte plus de 200.000 fonctionnaires, selon les chiffres officiels. Les difficultés de recouvrement des cotisations des travailleurs, surtout dans le privé, doivent impérativement trouver des solutions. Dans un système de répartition comme le régime de retraite ivoirien, il faut que les cotisations soient versées afin qu’on puisse en théorie payer les pensions. Or, le vrai problème se situe à ce niveau car les entreprises ne reversent pas toujours les cotisations prélevées sur les employés. Mais le mal est aussi plus profond. En 2010, les cotisations se chiffraient à 75 milliards alors que les prestations s’élevaient à 125 milliards FCFA, soit un déficit de 50 milliards FCFA financé par le PIB. Les solutions trouvées ont été d’une part de faire passer l’âge de la retraite de 55 à 57 ans puis à 60 ans pour les fonctionnaires des grades D à A3, et à 60, puis 65 ans pour ceux du grade A4 à A7… Et d’autre part d’augmenter le taux de cotisation qui est passé de 18% (6% pour l’agent et 12% à la charge de l’Etat) à 25% (8,33% à la charge de l’agent et 16,67% pour l’Etat). Conséquences : moins de départ à la retraite dans l’immédiat et donc moins de retraités à payer. Par conséquent, moins de fonctionnaires à recruter et augmentation des recettes… Mais cette solution ne pouvait résoudre le problème que temporairement vu que cinq ans plus tard les fonctionnaires devant précédemment partir à la retraite à 55 ans atteignent les 60 ans désormais requis et frappent donc massivement à la porte de sortie. Ajoutez à cela le décrochage puis le reclassement des agents du secteur éducation-formation, les 200 points ajoutés à l’indice des enseignants du primaire et le déblocage de tous les salaires intervenu en 2015 (toutes mesures qui ont grevé encore plus les charges de l’État). La catastrophe qui pointe à l’horizon est prévisible.
Des perspectives inquiétantes
Invariant : le rapport démographique à la CGRAE est de six cotisants pour une pension de retraite tandis qu'à la CNPS, il est de huit cotisants pour une pension de retraite. C'est dire qu'il faut en moyenne des cotisations de six actifs pour qu'une pension de retraite soit payée à la CGRAE ; et à la CNPS, il faut en moyenne les cotisations de huit actifs pour payer une pension de retraite. Le diagnostic des spécialistes donne le tournis : un audit a révélé qu’en l’état actuel de l’évolution de notre système de retraite, les cotisations qui étaient de 75 milliards en 2010 passeront à 206 milliards en 2057. Tandis que les prestations qui étaient de 125 milliards en 2010 passeront à 473 milliards toujours en 2057. Le déficit de 50 milliards de 2010 passera donc à 267 milliards en 2057 ! Il sera donc multiplié par 5. Est-ce une raison suffisante pour proposer les solutions qui sont celles que tous les Ivoiriens connaissent aujourd’hui ? À savoir la baisse de la pension de 30 à 50% en fonction des catégories, la non-prise en compte des enfants dans le calcul de la pension, la situation d'une femme non mariée qui ne touche plus la pension de réversion en cas de décès de son mari fonctionnaire, et celle de l'épouse du fonctionnaire décédé qui doit attendre l’année de la retraite normale de celui-ci avant de toucher sa pension (si vous décédez à 40 ans alors que la retraite était prévue pour 65 ans, votre épouse patientera 25 ans), etc.
Question : est-ce de la provocation ou une simple logique économico-politique ? L’histoire nous le dira… D’autant que les Ivoiriens dans leur ensemble ont leur petite idée sur la problématique de la retraite. «Faut-il augmenter encore l’âge de la retraite au risque de voir la fonction publique se transformer en hospice pour vieillards ?», réfléchissent certains à haute voix. Quand d’autres se demandent s’il faut «continuer à épuiser les fruits de la croissance de notre PIB dans le financement d’un système de retraite trop cher ?»
Les procédures de liquidation de la retraite
Que ce soit du côté de la CGRAE comme de la CNPS, les procédures de liquidation des dossiers de retraite ne sont pas connues, encore moins maîtrisées. Pour les retraités interrogés, les problèmes de la retraite résultent d'un système qui n'est pas adapté à la situation socio-économique du pays. Cela est perceptible à travers le niveau relativement faible des pensions versées. Les retraités sont en proie à des difficultés d'accès aux soins de santé, de logement, de transport, d'éducation et de scolarisation des enfants socialement dépendants, de nourriture, d'épanouissement socioculturel.
Relativement à la période d'attente de la première pension de retraite, les résultats de l'enquête indiquent que 73% ont attendu plus de trois mois avant de percevoir leur première pension de retraite,.
Les attentes formulées par les retraités envers les structures de gestion sont variables et multiformes. Elles concernent notamment l'amélioration de l'accueil et des prestations de retraite, la restauration et le renforcement d'une communication soutenue et mieux adaptée, la gestion transparente et efficiente des ressources économiques et financières, la réduction des délais de liquidation de la retraite, la création de centres de santé pour les retraités, mais aussi d'une institution financière, d'épargne et de microcrédit pour les retraités, la nécessité de repenser les systèmes de retraite en les adaptant au contexte socio-économique.
En cas d'obstacle à la liquidation : à la question de savoir s'ils ont été au moins une fois contactés par leurs institutions, les résultats obtenus révèlent que 87% affirment n'avoir jamais été contactés par leurs institutions, les 13% restants indiquant avoir été contactés au moins une fois par leurs institutions respectives.
La constitution du dossier de retraite comme facteur explicatif du retard
À la CGRAE comme à la CNPS, 34.5% des retraités ont rencontré des problèmes dans la constitution des dossiers. En effet, l'impossibilité de produire certains documents exigés (les certificats de travail, les bulletins de paie, le certificat de prise de service,), les omissions sur les noms, la non-prise en compte de certaines années de services, l'immatriculation tardive, les pertes incessantes et de renouvellement de dossiers, le système administratif «corrompu» sont les lots quotidiens de problèmes qui assaillent la majorité des retraités. Par ailleurs, certains documents constitutifs du dossier de retraite ne sont pas délivrés, remplis et déposés selon les prescriptions. C'est le cas à la CNPS avec la DISA – document que l’employeur doit produire (à remplir et à déposer auprès de la CNPS.) – et qui sert de base de calcul de la pension et des cotisations sociales reversées par l'employeur à l'institution de prévoyance sociale. La DISA en tant que telle est mal connue des travailleurs. En effet, 93% des retraités ont affirmé n'avoir jamais entendu parler, encore moins participé à sa réalisation. Cette méconnaissance laisse entrevoir un risque de fraude, de tricherie, qui est préjudiciable à tout point de vue aux retraités.
Le non-recouvrement des cotisations sociales à la CNPS
Le problème crucial de la CNPS est le recouvrement total des cotisations sociales. À la différence de la CGRAE où les cotisations sont perçues automatiquement et à la source, c'est-à-dire par le Trésor public, la CNPS, quant à elle, se trouve dans un système déclaratif dans lequel ce sont les entrepreneurs et employeurs qui viennent faire immatriculer leurs organisations ainsi que leurs personnels. Il en est de même pour le reversement des cotisations sociales. C'est à ce niveau que se situent les problèmes économiques de la CNPS. En effet, certains employeurs ne reversent pas toujours les cotisations auprès de l'institution ; d'autres, par des manœuvres frauduleuses, les reversent, mais inférieures à la valeur réelle. Ce qui engendre un déficit structurel dans les comptes du régime et une perte financière relativement importante, à telle enseigne qu'elle ne peut garantir le paiement des pensions de retraite. Le problème économique est lié aussi au fait que selon des experts, le taux de cotisation de 8% est relativement faible et ne couvre que 6% de la population active du secteur privé.
Francesca Adeva
«Mon père, un ancien instituteur à la retraite, est sans salaire. Et cela fait pratiquement huit mois que l’État ne lui verse pas sa pension», déclare L. S. Son géniteur partage la même infortune que le vieux Bourahima D. Les bras lui tombent lorsqu’un agent du Trésor – à qui il s’était adressé plus tôt pour savoir si l’Etat lui avait finalement adressé sa pension – lui répond sèchement : «Revenez le mois prochain ! » Une réplique révoltante car comment cet ex-fonctionnaire nourrira-il sa famille qui observe depuis deux jours un jeûne obligatoire, faute de moyens financiers ? Ils sont nombreux, à l’instar de Bourahima, à avoir cotisé à la Caisse générale de retraite et agents de l'État (CGRAE) lorsqu’ils étaient encore en activité. Dans cette caisse, le taux de cotisation du salaire de base est de 18%, réparti comme suit : 6% à la charge du fonctionnaire et 12% à celle de l'employeur (État). À la Caisse nationale de prévoyance sociale (CNPS), le taux de cotisation du salaire de base est de 8% reparti de la façon suivante : 3.2% pour le travailleur et 4.8% pour l'employeur (1).
Selon les données d’une étude effectuée en 2006, sur les 130.819 retraités en Côte d'Ivoire, 68.465 étaient enregistrés à la CNPS et 62.354 à la CGRAE. L'effectif des retraités enregistrés à la CNPS se composait de 62.530 hommes, soit 91%, et de 5.935 femmes, soit 9%. .Quant à l'effectif des retraités enregistrés à la CGRAE, il était de 35.130 hommes, soit 56%, et de 27.224 femmes, soit 44%. Quant au Fonds international pour le développement de la retraite active (Fidra), dont les activités ont démarré en 2006 en Côte d’Ivoire, de 2009 à 2013 le nombre de ses adhérents est passé de 7.309 à 30.930.
Des dettes contractées pour compenser les retards de versement…
En attendant le paiement de leur pension de retraite, les «vieux» ou les «seniors» comme on les appelle aujourd'hui, subissent les conséquences de la mauvaise gestion de leur régime de retraite. Ils sont happés par la spirale de l’endettement, voire du surendettement à cause des pressions exercées sur eux par des «margouillats» ou usuriers vers qui ils se tournent pour résoudre des problèmes d’urgence ponctuels (popote, maladie, décès, factures, etc.) ; les banques classiques leur ayant fermé leurs portes.
Mme Djatty, DGA d’une institution financière de la place, explique ce calvaire des retraités : «Pendant les périodes de paie, les alentours de nos agences étaient envahis par les usuriers qui attendaient les clients à la sortie de la Caisse pour récupérer leurs avoirs, en remboursement de leurs dettes.» L’univers impitoyable des usuriers est caractérisé par des taux d’intérêt excessifs qu’ils appliquent sur les crédits accordés à leurs clients.
Combien sont-ils, les retraités englués dans la misère et la dévalorisation de leur image du fait même de leur nouvelle position de non-actif ? Nombreux, assurément !
Ce si long délai de l'ouverture des droits…
L’anthropologue Dedy Seri (2), à travers une enquête réalisée auprès des retraités du secteur public ivoirien, fait ressortir deux constatations. Les retraités affirment à hauteur de 33% ne pas avoir possédé de propriété immobilière au cours de leur vie active. Et d'autres affirment n'avoir aucune réalisation matérielle ou symbolique au village. Les raisons ? Les charges sociales et familiales insupportables, la conjoncture économique difficile et la psychose de la sorcellerie sont les facteurs explicatifs de cette non-réalisation matérielle de soi et pour soi. Que faire pour corriger tout cela ? Pour Kouassi Guillaume (3), c'est aux institutions qui ont en charge la gestion de la retraite de préserver la dignité et l'honneur des personnes retraitées en leur assurant un bien-être social et économique consécutivement à la cessation d'activité. Cela devant passer par des réformes, notamment la réduction du temps d’attente de la première pension car les retraités, dans leur majorité absolue (56,3%), «attendent six à douze mois avant de percevoir leur première pension de retraite».
En cause : les mécanismes utilisés pour la liquidation qui sont soit manuels, soit informatiques. Mais le hic réside dans le fait qu'un temps n'est pas défini à l'agent commis à la tâche pour liquider la pension, ce qui crée de la lenteur dans le traitement des dossiers de retraite. Cela est aussi lié au système administratif lui-même. À l’évidence, celui-ci paraît ultra-clientéliste et favorisant la corruption, avec des dessous-de-table et des «pourboires exigés» qui guident – ou pas – le traitement des dossiers de retraite. Autrement dit, ceux qui payent seraient les premiers voir leurs dossiers traités… Toute chose entraînant un blocage du processus de traitement et ayant pour conséquence un retard considérable dans le paiement de la pension. L’enquête établit qu'«aucun cas de corruption» n'a été signalé à la CNPS. C'est donc du côté de la fonction publique que le fait subsisterait. Notamment au niveau de la liquidation.
Un déficit structurel patent
Autres distorsions constatées : les cas de pertes de dossiers, d'omissions de calcul et de rejets. En effet, certains retraités ont été victimes de la perte de leur dossier, d'où la nécessité de le reconstituer, ce qui demande encore un temps de traitement relativement long. Les retraités sont victimes des dysfonctionnements organisationnels de ces institutions, maintenues en vie de façon artificielle grâce à l’État providentiel. Pour preuve, la CGRAE présente un déficit structurel annuel d'environ 47.000.000.000 FCFA depuis sa création. Les dépenses de pension sont toujours supérieures aux cotisations contributives du régime. Tandis que la CNPS affiche un déficit conjoncturel lié à la crise sociopolitique et économique que traverse le pays depuis les années 2000. Selon des données existantes, la moyenne de départ à la retraite dans la fonction publique est de 3.000 individus par année. Du côté du secteur privé, c'est environ 6.000 individus enregistrés par année à la CNPS. En 2006, l'effectif des retraités était estimé à 130.819 dont 68.465 enregistrés à la CNPS et 62.354 à la CGRAE.
Il est impérieux de mettre un garrot pour arrêter l’hémorragie du déficit structurel constaté. Pour ce faire, la fonction publique a décidé, dans un souci de rationalisation et de gestion efficiente de la retraite, de proroger l'âge de départ à la retraite. Objectif : permettre non seulement au travailleur de rester longtemps en activité, mais également de cotiser sur un plus long terme, ce qui renforcerait les capacités financières de la CGRAE. Un principe qui semble également susciter l'adhésion de la CNPS.
Des résultats mitigés
Ces réformes telles la prorogation de l'âge de départ à la retraite dans la fonction publique au profit du régime, la mensualisation au profit des retraités devraient soulager les retraités. Mais au final, les résultats obtenus paraissent mitigés. Que faire au niveau du Fidra (80% du portefeuille client est constitué d’agents de la fonction publique) ou de la CNPS, chargée du secteur privé et assimilé, ou bien de la CGRAE, en charge du secteur public.
Le problème de la gestion des retraités paraissait jusque-là plus individuel que collectif. Aujourd’hui, le malaise ne touche pas que quelques retraités. Il frappe aussi les futurs retraités de la fonction publique. À voir la levée de bouclier observée ici et là suite à la mise en pratique de l’ordonnance de février 2012. Gnagna Zadi, président de la plateforme des organisations professionnelles de secteur public, regroupant 50 syndicats de la fonction publique, et Mesmin Comoé, secrétaire général du Mouvement des instituteurs pour la défense de leur droit (MIDD), estiment que les pouvoirs publics ont adopté une réforme qui «induit une réduction du pouvoir d’achat du fonctionnaire et oblige celui-ci à travailler plus». Cette réforme fait passer l'âge de la retraite de 55 à 60 ans, voire 65 ans pour les grades les plus élevés. Les cotisations augmentent de 6 à 8,33% du salaire, alors que les pensions ont été réduites de 30 à 50% selon les catégories.
Des difficultés de recouvrement des cotisations
L’un des points d’achoppement de l’ordonnance est la «pension du conjoint survivant». Alors que la loi de 1962 permet au conjoint de «jouir immédiatement» de la pension du conjoint ou de la conjointe décédée, l’ordonnance de février 2012 veut que le conjoint ou la conjointe survivant attende le moment de la retraite du fonctionnaire décédé. Exemple : si un fonctionnaire décède alors qu’il lui restait dix ans de service, sa conjointe devra attendre les dix ans qui restent pour jouir de la pension de retraite de son défunt mari. Gnagna explique : «Un professeur d'université de grade A7 (le plus élevé dans la fonction publique) touchait 950.000 francs comme pension de retraite. Avec la réforme, il est à 450.000 FCFA». Mesmin Comoé ne décolère pas : «Cette réforme est une très grande reculade contre laquelle nous comptons nous battre».
L'administration ivoirienne compte plus de 200.000 fonctionnaires, selon les chiffres officiels. Les difficultés de recouvrement des cotisations des travailleurs, surtout dans le privé, doivent impérativement trouver des solutions. Dans un système de répartition comme le régime de retraite ivoirien, il faut que les cotisations soient versées afin qu’on puisse en théorie payer les pensions. Or, le vrai problème se situe à ce niveau car les entreprises ne reversent pas toujours les cotisations prélevées sur les employés. Mais le mal est aussi plus profond. En 2010, les cotisations se chiffraient à 75 milliards alors que les prestations s’élevaient à 125 milliards FCFA, soit un déficit de 50 milliards FCFA financé par le PIB. Les solutions trouvées ont été d’une part de faire passer l’âge de la retraite de 55 à 57 ans puis à 60 ans pour les fonctionnaires des grades D à A3, et à 60, puis 65 ans pour ceux du grade A4 à A7… Et d’autre part d’augmenter le taux de cotisation qui est passé de 18% (6% pour l’agent et 12% à la charge de l’Etat) à 25% (8,33% à la charge de l’agent et 16,67% pour l’Etat). Conséquences : moins de départ à la retraite dans l’immédiat et donc moins de retraités à payer. Par conséquent, moins de fonctionnaires à recruter et augmentation des recettes… Mais cette solution ne pouvait résoudre le problème que temporairement vu que cinq ans plus tard les fonctionnaires devant précédemment partir à la retraite à 55 ans atteignent les 60 ans désormais requis et frappent donc massivement à la porte de sortie. Ajoutez à cela le décrochage puis le reclassement des agents du secteur éducation-formation, les 200 points ajoutés à l’indice des enseignants du primaire et le déblocage de tous les salaires intervenu en 2015 (toutes mesures qui ont grevé encore plus les charges de l’État). La catastrophe qui pointe à l’horizon est prévisible.
Des perspectives inquiétantes
Invariant : le rapport démographique à la CGRAE est de six cotisants pour une pension de retraite tandis qu'à la CNPS, il est de huit cotisants pour une pension de retraite. C'est dire qu'il faut en moyenne des cotisations de six actifs pour qu'une pension de retraite soit payée à la CGRAE ; et à la CNPS, il faut en moyenne les cotisations de huit actifs pour payer une pension de retraite. Le diagnostic des spécialistes donne le tournis : un audit a révélé qu’en l’état actuel de l’évolution de notre système de retraite, les cotisations qui étaient de 75 milliards en 2010 passeront à 206 milliards en 2057. Tandis que les prestations qui étaient de 125 milliards en 2010 passeront à 473 milliards toujours en 2057. Le déficit de 50 milliards de 2010 passera donc à 267 milliards en 2057 ! Il sera donc multiplié par 5. Est-ce une raison suffisante pour proposer les solutions qui sont celles que tous les Ivoiriens connaissent aujourd’hui ? À savoir la baisse de la pension de 30 à 50% en fonction des catégories, la non-prise en compte des enfants dans le calcul de la pension, la situation d'une femme non mariée qui ne touche plus la pension de réversion en cas de décès de son mari fonctionnaire, et celle de l'épouse du fonctionnaire décédé qui doit attendre l’année de la retraite normale de celui-ci avant de toucher sa pension (si vous décédez à 40 ans alors que la retraite était prévue pour 65 ans, votre épouse patientera 25 ans), etc.
Question : est-ce de la provocation ou une simple logique économico-politique ? L’histoire nous le dira… D’autant que les Ivoiriens dans leur ensemble ont leur petite idée sur la problématique de la retraite. «Faut-il augmenter encore l’âge de la retraite au risque de voir la fonction publique se transformer en hospice pour vieillards ?», réfléchissent certains à haute voix. Quand d’autres se demandent s’il faut «continuer à épuiser les fruits de la croissance de notre PIB dans le financement d’un système de retraite trop cher ?»
Les procédures de liquidation de la retraite
Que ce soit du côté de la CGRAE comme de la CNPS, les procédures de liquidation des dossiers de retraite ne sont pas connues, encore moins maîtrisées. Pour les retraités interrogés, les problèmes de la retraite résultent d'un système qui n'est pas adapté à la situation socio-économique du pays. Cela est perceptible à travers le niveau relativement faible des pensions versées. Les retraités sont en proie à des difficultés d'accès aux soins de santé, de logement, de transport, d'éducation et de scolarisation des enfants socialement dépendants, de nourriture, d'épanouissement socioculturel.
Relativement à la période d'attente de la première pension de retraite, les résultats de l'enquête indiquent que 73% ont attendu plus de trois mois avant de percevoir leur première pension de retraite,.
Les attentes formulées par les retraités envers les structures de gestion sont variables et multiformes. Elles concernent notamment l'amélioration de l'accueil et des prestations de retraite, la restauration et le renforcement d'une communication soutenue et mieux adaptée, la gestion transparente et efficiente des ressources économiques et financières, la réduction des délais de liquidation de la retraite, la création de centres de santé pour les retraités, mais aussi d'une institution financière, d'épargne et de microcrédit pour les retraités, la nécessité de repenser les systèmes de retraite en les adaptant au contexte socio-économique.
En cas d'obstacle à la liquidation : à la question de savoir s'ils ont été au moins une fois contactés par leurs institutions, les résultats obtenus révèlent que 87% affirment n'avoir jamais été contactés par leurs institutions, les 13% restants indiquant avoir été contactés au moins une fois par leurs institutions respectives.
La constitution du dossier de retraite comme facteur explicatif du retard
À la CGRAE comme à la CNPS, 34.5% des retraités ont rencontré des problèmes dans la constitution des dossiers. En effet, l'impossibilité de produire certains documents exigés (les certificats de travail, les bulletins de paie, le certificat de prise de service,), les omissions sur les noms, la non-prise en compte de certaines années de services, l'immatriculation tardive, les pertes incessantes et de renouvellement de dossiers, le système administratif «corrompu» sont les lots quotidiens de problèmes qui assaillent la majorité des retraités. Par ailleurs, certains documents constitutifs du dossier de retraite ne sont pas délivrés, remplis et déposés selon les prescriptions. C'est le cas à la CNPS avec la DISA – document que l’employeur doit produire (à remplir et à déposer auprès de la CNPS.) – et qui sert de base de calcul de la pension et des cotisations sociales reversées par l'employeur à l'institution de prévoyance sociale. La DISA en tant que telle est mal connue des travailleurs. En effet, 93% des retraités ont affirmé n'avoir jamais entendu parler, encore moins participé à sa réalisation. Cette méconnaissance laisse entrevoir un risque de fraude, de tricherie, qui est préjudiciable à tout point de vue aux retraités.
Le non-recouvrement des cotisations sociales à la CNPS
Le problème crucial de la CNPS est le recouvrement total des cotisations sociales. À la différence de la CGRAE où les cotisations sont perçues automatiquement et à la source, c'est-à-dire par le Trésor public, la CNPS, quant à elle, se trouve dans un système déclaratif dans lequel ce sont les entrepreneurs et employeurs qui viennent faire immatriculer leurs organisations ainsi que leurs personnels. Il en est de même pour le reversement des cotisations sociales. C'est à ce niveau que se situent les problèmes économiques de la CNPS. En effet, certains employeurs ne reversent pas toujours les cotisations auprès de l'institution ; d'autres, par des manœuvres frauduleuses, les reversent, mais inférieures à la valeur réelle. Ce qui engendre un déficit structurel dans les comptes du régime et une perte financière relativement importante, à telle enseigne qu'elle ne peut garantir le paiement des pensions de retraite. Le problème économique est lié aussi au fait que selon des experts, le taux de cotisation de 8% est relativement faible et ne couvre que 6% de la population active du secteur privé.
Francesca Adeva