L’on doit au Premier ministre Charles Konan Banny, l’intégration à l’architecture gouvernementale de notre pays, d’un département ministériel spécifiquement dédié à la problématique de la gouvernance publique, sous la mandature du Président Laurent Gbagbo.
« C’est vous, Madame Yoman ? », me demanda- t-il ce 15 septembre 2006 alors que le secrétaire général du gouvernement, le doyen Félix Tyeoulou-Dyela me faisait entrer dans ses bureaux, la veille de l’annonce de la formation d’un nouveau gouvernement. Le Président GBAGBO l’avait, en effet, reconduit après sa démission consécutive au honteux scandale des déchets toxiques déversés dans les quartiers d’Abidjan.
« Je ne vous connais pas, mais je vous connais de réputation », me dit-t-il. « J’ai proposé au Président de la République votre entrée au gouvernement en qualité de Secrétaire d’Etat auprès du Premier ministre chargé de la Bonne gouvernance. Ce qu’il a accepté. Avec rang de ministre ».
Le Premier ministre m’annonçait cette nouvelle alors même qu’il me voyait pour la toute première fois et que jamais auparavant, je ne l’avais rencontré de quelque façon que ce soit ! Bien sûr, en sa qualité d’ancien gouverneur de la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest et Premier ministre depuis déjà quelques mois, il ne m’était pas inconnu !
Charles Konan Banny avait fait de la Gouvernance publique une compréhension tout à la fois holistique et pragmatique, donc juste. De son point de vue, en effet, la solidité des Institutions, la probité ainsi que le parcours professionnel de ceux qui animent la sphère publique - celle de l’exécutif notamment -, constituent l’armature crédible de toute gouvernance publique efficace. Le reste n’est qu’identification et hiérarchisation pertinente des réformes pour y parvenir, élaboration de procédures appropriées dans les domaines d’intérêt et bien sûr, respect minutieux des textes édictés pour faire fonctionner convenablement lesdites Institutions. Rien à voir donc avec les raccourcis souvent promus, parcellaires et partiaux qui confondent les conséquences avec les causes et se résument si malheureusement parfois, à des actions d’éclat, éphémères et sans structuration suffisante !
Il était de loin, l’un des plus patriotes.
La qualité et la diversité de son équipe gouvernementale, puis celle de la Commission Dialogue Vérité et Réconciliation, son engagement tenace à apaiser les tensions entre les différentes parties au cours de sa mission à la tête du gouvernement, conjugué à l’ardeur observée dans l’accomplissement des tâches à lui confiées, témoignent de ce patriotisme ainsi que de sa ferme résolution à faire se retrouver les Ivoiriens pour tracer ensemble les sillons d’un pays ressoudé, qu’il chérissait par-dessus-tout.
Le Premier ministre Banny était soucieux de la promotion des talents. Il s’entourait, dans l’exercice de ses différentes missions, de profils divers et variés, tant jeunes que plus âgés, féminins et masculins. Il demeurait attentif à la mise en commun des savoirs pour trouver les solutions les plus adéquates aux problématiques qu’il avait à résoudre, et restait sans cesse préoccupé par la détection de talents pour ouvrir des champs novateurs.
Le nombre de ses compatriotes et d’Africains qu’il a promus ou soutenus au cours de leurs parcours professionnels, tant au sein d’Instances nationales, régionales qu’internationales, en témoignent éloquemment. Il ne bridait jamais les siens à l’international, s’interdisant de jeter l’opprobre sur qui que ce soit ou tirer la couverture uniquement à lui… Bien au contraire, il apportait discrètement l’appui requis pour la matérialisation de tel ou tel autre projet, l’amorce de telle autre initiative d’intérêt, utilisant son réseau pour promouvoir les uns, apportant son soutien aux autres indifféremment, afin que tous participent au rayonnement de son pays et à celui du continent.
Ce patriotisme débordant, prolongement à mon sens de l’amour qu’il vouait à son prochain, cette candeur en politique que d’aucuns assimilait à de la naïveté voire de la faiblesse, était de fait, une forme de sagesse ô combien utile en ces temps troublés pour notre pays. Cela l’aura malheureusement desservi dans le microcosme impitoyable et ultra partisan de la politique !
Passé la période probatoire d’observation, le Premier ministre Banny faisait don à ses proches d’une amitié vraie sans calcul aucun, d’une chaleureuse fraternité bien loin de l’image austère qu’il affichait et qui pouvait laisser croire à une froideur de sa part, voire une indifférence aux autres. Dénué de tout opportunisme, il offrait aux uns, son attachement inconditionnel à la Côte d’Ivoire et à l’Afrique, et aux autres, son intelligence, son attrait pour la rencontre d’esprits divers venant d’horizons variés autour d’échanges intellectuels féconds, dont il a soutenu de son vivant l’éclosion au travers de cercles de réflexions spécifiques.
Le Premier ministre était doté d’une vaste culture, d’un intérêt vivace pour les questions de développement sous tous les angles et d’une véritable curiosité intellectuelle.
Charles Konan Banny n’était, en effet, ni l’intellectuel obtus arc-bouté sur quelques connaissances éparses, ni le politique bourru hermétique aux arguments de ses adversaires. Convaincu qu’il était de la solidité de l’argumentaire qui structurait sa posture lors de ses échanges avec autrui, il acceptait la diversité des points de vue quel que soit l’interlocuteur qu’il avait en face. Au cours de ces conversations de haut vol, il prenait le soin de vous écouter développer votre opinion, de façon calme sans jamais vous interrompre. Puis, il lançait sa répartie souvent implacable, à partir d’un point de votre exposé qu’il avait soigneusement noté et autour duquel il rebondissait à votre grand étonnement. C’était enrichissant et …rare, cette ouverture d’esprit au regard des responsabilités qu’il assumait et de son parcours professionnel !
Je me souviens d’un échange empreint de respect et assez animé qu’il m’avait autorisé à avoir avec lui, en avril 2012, à Lagos au Nigéria, sur le sujet préoccupant de la parité fixe du FCFA par rapport à l’Euro, alors qu’il recevait à dîner la délégation ivoirienne invitée au colloque que la Banque africaine de développement co-organisait avec la fondation New Faces New Voices de Mme Graça Machel, veuve de Nelson Mandela.
Le Premier ministre avait, en effet, marqué son accord pour co-présider ces assises avec le gouverneur de l’époque de la Banque centrale du Nigéria, Lamido Sanusi, et accepté d’y délivrer sa vision de l’autonomisation financière des femmes africaines. Ces assises qui avaient réuni des femmes leaders de la zone francophone, adressaient avec les plus hautes compétences africaines de l’heure en la matière, l’urgente question de l’inclusion financière spécifique des femmes. Elles furent d’une grande utilité.
Au cours de ce diner donc, l’ex-gouverneur de la BCEAO, – celui-là même qui était resté le plus longtemps en poste et avait accompagné avec succès l’unique dévaluation à ce jour de notre monnaie commune, et supervisé sous l’autorité des chefs d’Etat, la transformation de l’Union Monétaire Ouest Africaine (UMOA) en Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), le 16 janvier 1994 -, avait accepté de se plier à nos interrogations, écoutant des points de vue différents du sien, nous laissant exposer nos observations. Puis, en parfait expert de la question, il y répondit avec concision : le ton posé et l’argumentaire construit de l’excellent banquier central et économiste qu’il était !
Le Premier ministre Banny était un bon connaisseur des acteurs de la scène politique ivoirienne. Premier ministre et condisciple de Laurent Gbagbo, il n’en était pas moins resté ami de longue date d’Alassane Ouattara, militant du PDCI-RDA proche de Henri Konan Bédié, et contemporain d’autres personnalités politiques importantes, notamment ses prédécesseurs les Premiers ministres Daniel Kablan Duncan et feu Seydou Elimane Diarra.
C’était en conséquence un sachant de la première heure, qui s’interdisait cependant de porter en privé sur chacun de ces acteurs, le moindre jugement, commentaire ou observation à caractère personnel. Il ne jugeait pas les personnes se contentant de donner sur chacune des situations précises évoquées, une appréciation circonspecte qui résumait tout.
Malgré les vicissitudes et les conjonctures particulières vécues, le Premier ministre Banny gardait, en toutes circonstances, une forme de pudeur respectueuse. Au plus fort des contrariétés, transparaissait chez lui un respect pour autrui doublé d’une affection voire d’une fraternité sincère envers tous. Ce trait de personnalité du Premier ministre Charles Konan Banny m’a profondément marquée d’autant qu’il se distinguait par cette attitude, du climat ambiant de délation et de méchanceté gratuite entretenu souvent par presse interposée. Il demeurait d’une discrétion absolue, la parole toujours mesurée, en parfait banquier central préservant le secret avec une dextérité remarquable … On ne se refait pas !
Je me souviens qu’il m’avait, certaines fois, aimablement rappelée à l’ordre, au cours de cette courte période gouvernementale à ses côtés. Ainsi, à la suite de deux interventions en Conseil qui avaient quelque peu déplu à des collègues du gouvernement et entraîné de leur part quelques bouderies à mon endroit, le Premier ministre m’avait interpellée sur la nécessité de mieux arrondir les angles à l’avenir, lors de mes prises de parole. Autant dire, une vraie quadrature du cercle dans la mesure où les attributions qu’il m’avait assignées m’inclinaient à partager avec les autres collègues toutes réflexions et propositions jugées efficientes sur les communications présentées… Ce que je réussis malgré tout, tant bien que mal, avec les conseils d’aînés bien plus anciens que moi dans la fonction.
Autre trait de personnalité. Loin de ces laudateurs du jour, critiques acerbes la nuit et qui rechignaient à assumer leur duplicité, la posture de Charles Konan Banny était sue. Homme de consensus, profondément attaché à l’image du Père fondateur et de sa philosophie politique de paix, il ne pouvait s’imaginer être à droite et à gauche concomitamment ou pis, à gauche puis à droite ou inversement.
Le Premier ministre Banny était en effet persuadé qu’assumer son ancrage politique était un engagement citoyen noble. Il ne pouvait donc, de ce fait, ostraciser ceux qui n’étaient pas de son bord. Bien au contraire, il trouvait là des occasions d’échanges et d’enrichissement mutuel, entretenant avec tous des rapports de fraternité. La Côte d’Ivoire était si précieuse à ses yeux qu’il ne pouvait y avoir, dans sa vision des choses politiques, de différends si grands, de frustrations si recevables, de divergences si profondes qui légitimeraient le recours à la violence armée.
Cet aboutissement étant cependant survenu dans notre pays, l’essentiel à ses yeux demeurait en conséquence pour l’avenir, l’impérieuse reconstruction de l’ensemble sur des forteresses qui nous éloignent à jamais de tout retour en arrière.
Aux obsèques de mon regretté père, il avait honoré et apporté réconfort à la famille par sa présence à toutes les étapes des funérailles, jusqu’à mon village de Pakouabo dans le département de Bouaflé. A celles de ma mère et alors même qu’il traversait une période particulièrement difficile après le décès de son fils Dominique, son épouse que j’appelle affectueusement Grande sœur, avait trouvé la force d’être à nos côtés.
C’était un homme bon.
Merci Monsieur le Premier ministre pour la relation filiale dont vous m’avez gratifiée. Sans discontinuer.
Dieu vous fait grâce d’un repos paisible et apporte consolation à mon aînée, votre épouse ainsi qu’à vos proches.
Ginette-Ursule YOMAN
Ancienne Ministre en charge de la Bonne gouvernance.
Fondatrice-Associée
Cabinet de conseil GY ADvisory