Il y a quelques années, m’essayant à une comparaison des Droits français et ivoirien en matière d’accès à la nationalité, j’affirmais que la législation française était libérale, ouverte, accueillante, facilitant l’intégration juridique de l’étranger dans la nationalité française ; même si aujourd’hui certains partis politiques ont à leur programme la suppression du droit du sol en France.
Aux divers arguments juridiques développés au soutien de mes affirmations, j’ajoutais, comme illustration visible par tous à cette époque qui était celle de la Coupe du monde de football, le très grand nombre de joueurs de l’équipe de France originaires d’Afrique et d’autres pays étrangers.
Aujourd’hui, l’élection à l’Assemblée nationale française de madame Rachel KEKE n’est-elle pas une illustration plus éclatante de ce caractère libéral et accueillant du Droit français de la nationalité ?
Elles sont nombreuses les dispositions législatives françaises et ivoiriennes régissant l’accès à la nationalité (attribution, acquisition) et les divers critères et modes de cet accès : droit du sol ( qui n’existe pas dans la législation ivoirienne en matière de nationalité d’origine), droit du sang, mariage, naturalisation, notamment.
C’est ce dernier mode d’acquisition de la nationalité existant dans les deux Etats, qui doit retenir notre attention ici car il est rapporté que c’est la voie empruntée par madame Rachel KEKE pour devenir française.
En effet, on apprend par divers médias que madame Rachel KEKE est née dans la Commune d’Abobo en Côte d’Ivoire en 1974, qu’elle est arrivée en France en 2000, qu’elle a acquis la nationalité française par naturalisation en 2015, avant d’être élue Députée en juin 2022, après avoir été, des années durant, femme de chambre d’hôtel et responsable syndicale.
Son parcours remarquable et digne des éloges et félicitations amplement mérités qui lui sont adressés par de nombreux Ivoiriens, appelle cependant quelques observations au plan juridique, notamment en ce qui concerne sa nationalité désormais, tant à l’égard de la législation française que de celle de notre pays, s’agissant du principe d’égalité en la matière.
I- Première observation: égalité et discriminations
Dans le Droit français, l’étranger acquérant la nationalité française par naturalisation, se voit conférer immédiatement, dès cette acquisition, tous les droits attachés à la qualité de Français et parmi ces droits celui de participer à la vie politique, notamment le droit de vote et le droit d’éligibilité, ce dernier étant la possibilité d’être candidat à une élection.
La législation française ne comporte pas d’incapacités, même temporaires, frappant le naturalisé.
Cela est une application du principe de l’égalité de tous les Français, d’origine comme d’acquisition.
Dans le droit ivoirien par contre, l’on constate de nombreuses situations de discrimination au détriment des Ivoiriens d’acquisition dont le naturalisé, tenus d’observer des périodes d’incapacités temporaires avant de jouir pleinement des droits reconnus à tous les Ivoiriens.
En effet, à partir de la signature du décret de naturalisation :
- pendant un délai de 5 ans il ne peut être électeur
- pendant un délai de 10 ans il est inéligible aux élections législatives (art 43 CNI[1] et 72 CE[2]), sénatoriales (art 43 CNI et 113 CE), régionales (art 153 CE), municipales (art 181CE)
- pendant un délai de 5 ans il ne peut être fonctionnaire, avocat, titulaire d’un office ministériel, ou d’une profession libérale régie par un ordre national (art 43 CNI)
- surtout, sans considération de délai, il est inéligible à la présidence de la République, car selon l’article 55 alinéa 3 de la Constitution le candidat à l’élection présidentielle doit être exclusivement de nationalité ivoirienne ; à moins qu’il renonce à toute nationalité étrangère s’il est binational ou même plurinational de naissance.
II- Deuxième observation : admission et refus de la double nationalité
Dans le Droit français, obligation n’est pas faite à l’étranger acquérant la nationalité française de répudier sa nationalité étrangère antérieure, de même que le Français qui acquiert une nationalité étrangère ne perd pas obligatoirement sa nationalité française.
En effet, la législation française admet la double nationalité, qu’elle soit de naissance (un parent français et l’autre étranger) ou qu’elle résulte d’une acquisition, acquisition volontaire ou non volontaire.
Dans le Droit ivoirien par contre, il s’opère des distinctions faites par les articles 48 et 49 du Code de la nationalité ivoirienne :
- en cas de double nationalité de naissance ou de nationalité étrangère acquise de plein droit, involontairement, l’Ivoirien ne perd sa nationalité ivoirienne que s’il le demande et qu’un décret autorise cette perte (art 49)
- en revanche, l’Ivoirien majeur qui acquiert volontairement une nationalité étrangère, perd automatiquement la nationalité ivoirienne à la date de cette acquisition ; l’article 48 al1 est précis sur ce point quand il dispose : « Perd la nationalité ivoirienne, l’Ivoirien majeur qui acquiert volontairement une nationalité étrangère ou déclare reconnaître une telle nationalité ».
Le juge ivoirien des élections législatives qu’est le Conseil constitutionnel a déjà appliqué cet article 48al1, en déclarant inéligible aux élections législatives de 2011, un candidat qui, à 40 ans (donc majeur), avait acquis la nationalité française par naturalisation et avait en conséquence perdu la nationalité ivoirienne. Décision n°0054 du 17 novembre 2011 (Recueil des décisions et avis 2012 page 347).
Qu’en serait-il pour Madame Rachel KEKE si, par voie d’action ou d’exception, sa nationalité ivoirienne ou son extranéité était soulevée devant une juridiction ivoirienne ?
A cette question il est juridiquement soutenable de répondre que Madame Rachel KEKE aurait été déclarée avoir perdu la nationalité ivoirienne le jour où, en 2015, elle a acquis la nationalité française par naturalisation ; si, bien sûr, la preuve de cette acquisition était rapportée.
Conclusion
L’article 48 al1 du Code de la nationalité ivoirienne nous interpelle au-delà du cas spécifique de Madame Rachel KEKE.
En effet, il nous revient qu’aujourd’hui plus d’un million d’Ivoiriens vivent dans des pays étrangers dont certains ont acquis la nationalité volontairement (par déclaration, mariage, naturalisation), tout en demeurant attachés à la Côte d’Ivoire, à leur région et village d’origine, participant sous diverses formes aux activités en faveur du bien-être des populations de notre pays.
La plupart des Etats dont ils ont acquis la nationalité, à l’instar de la France, ne leur font pas obligation de renoncer à leur nationalité ivoirienne.
Dès lors, quel intérêt y a-t-il pour la nation ivoirienne à les rejeter hors de la communauté nationale, en faisant d’eux des étrangers à part entière ? Surtout par l’effet automatique de l’article 48 al1, automaticité aboutissant bien souvent à ce que ces compatriotes ignorent qu’ils ne sont plus Ivoiriens.
Ces dix dernières années, de très importantes réformes sont intervenues dans diverses branches du Droit ivoirien, à l’initiative du Gouvernement et du Ministère de la Justice.
Si ces heureuses adaptations de nos lois doivent se poursuivre, il est à souhaiter que le regard du législateur se porte à nouveau sur notre Code la nationalité et sur notre Code électoral, pour en expurger les dernières discriminations entre Ivoiriens, et surtout pour mettre fin à cette automaticité de la perte de nationalité contenue dans l’article 48 al1.
Abidjan le 25 Juin 2022
Par François Guei
Magistrat à la retraite