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Société Publié le jeudi 2 octobre 2025 | Abidjan.net

Travail des enfants sur les voies accidentogènes : dans le quotidien d’une enfance brisée sur le corridor de Yopougon GESCO (Reportage)

Travail des enfants sur les voies accidentogènes : dans le quotidien d’une enfance brisée sur le corridor de Yopougon GESCO (Reportage)
© Abidjan.net Par DR
Travail des enfants sur les voies accidentogènes : dans le quotidien d’une enfance brisée sur le corridor de Yopougon GESCO (Reportage)

Corridor de Yopougon GESCO, du nom de l’entreprise Groupement d'Entreprises Suisse de Construction, désignant depuis des lustres ce quartier à la porte de sortie d’Abidjan vers le nord de la Côte d’Ivoire. Ce tronçon, long d’environ 300 mètres, affiche une scène de vie très animée où le contraste entre dynamisme économique et précarité humaine est frappant. Bordé de commerces informels, ce tronçon de l’autoroute du nord est le théâtre d’activités incessantes, traversées par les klaxons assourdissants des véhicules, le rugissement des moteurs de camions poids lourds faisant le transport transfrontalier, le tout dans un décor tumultueux ralentissant la circulation. 


Au cœur de ce décor, une réalité poignante se dévoile : celle des enfants qui, pour survivre, jouent leur vie sur ces routes accidentogènes.


Mardi 11 mars 2025, il est 10 heures. Aminata Konaté, 8 ans, arpente cette route dangereuse où les usagers amorcent ou terminent de longs voyages sous leurs pédales. Originaire de Madinani, dans le nord de la Côte d’Ivoire, Aminata fait partie de ces enfants contraints d’abandonner les bancs des écoles pour subvenir aux besoins familiaux. « N’té français kan mê hein », (ndlr : je ne comprends pas français, dans la langue commerciale la plus parlée par les Ivoiriens, et dans la sous-région ouest-africaine, le Dioula), lance la fillette avec sourire. Après le décès de son père, confie-t-elle, sa famille s’est retrouvée dans une détresse financière insoutenable, la poussant à troquer les bancs de l’école, à bas âge, contre la vente d’eau glacée en sachets. Sa compagne de fortune, Bintou Traoré, 9 ans, traduit ses mots avec une maturité désarmante. « On vient le matin à 9 h et on retourne à la maison après 18h. Je rentre à pied avec mes camarades, car nous habitons un peu loin d'ici. J’achète le paquet de sachets d’eau à 500 FCFA, de la glace auprès d’une dame ici à 100 voire 200 FCFA . Quand je revends tout le paquet de 30 sachets, je peux faire un bénéfice de 1500 FCFA. En période de forte chaleur, je peux vendre jusqu’à 4 paquets par jour; ce qui me fait 6000 FCFA par jour. Je donne l’argent à ma maman pour garder. Pour le moment, je ne sais pas ce que je vais faire de cet argent mais à l’avenir, je pourrai l'utiliser pour faire d'autres commerces », traduit Bintou. Comme Aminata et Bintou, ce sont plusieurs enfants qui naviguent ainsi, chaque jour, dans un environnement où le danger et l’opportunité se côtoient. Traversant la chaussée encombrée pour atteindre des clients, ils frôlent le drame au quotidien au milieu des véhicules à pleine vitesse sur cette voie expresse.




Des risques qui coûtent cher




Sur les bas-côtés de l’autoroute, des enfants, parfois très jeunes, participent à ces activités commerciales. Certains portent des bassines remplies d’articles sur la tête, d’autres risquent leur vie à traverser la chaussée encombrée pour atteindre un potentiel client. Alors que leurs places devaient être sur des bacs dans des établissements scolaires, ces mômes sont ainsi livrés à la débrouillardise dans des conditions précaires et dangereuses sur cette voie à grande circulation. Le cas de Ouattara Siaka, surnommé « Chacoulé », illustre la brutalité de cette réalité. En 2023, ce jeune de 15 ans a été percuté par une moto alors qu’il courait derrière un autocar pour récupérer de l'argent chez un client à qui, il venait de vendre sa marchandise, un jouet Lego. La cicatrice sur son bras témoigne de cet accident. «Une moto m’a renversé et je suis tombé sur le goudron. Je me suis levé et les gens m’ont dit de me coucher d’abord. Le conducteur de la moto est tombé aussi. Mais, lui il n’était pas trop blessé parce qu’il portait un casque. Les jeunes de la gare sont venus et ont tracé avant de nous transporter à l’hôpital. Je ne sais plus si le car s’est arrêté, mais tout l’argent qui était dans ma main est versé. Après avoir passé plusieurs mois à la maison, c’était difficile, mais on ne peut pas voler. Alors, je suis revenu ici pour vendre », confie-t-il avec une résilience qui masque à peine sa détresse.


Témoin de ce drame silencieux, pour Diby Jean-Christophe, conducteur d’autocar d’une célèbre compagnie de transport de la place, le danger est permanent sur ces voies à grande circulation. Habitué au tronçon de la GESCO, c'est avec des yeux plein d'émotions qu'il livre son témoignage sur ce phénomène qui laisse indifférentes autorités et personnalités qui empruntent chaque jour la voie susmentionnée. « Chaque matin, en passant, je pense à ces enfants (silence), souvent entre 8 et 12 ans, accrochés aux véhicules, vendant de l’eau, des lingettes, ou grimpant sur les marchepieds. Dans la courtoisie de la compagnie, on nous encadre sur la vitesse 90 km/h maximum et on répète l’importance du repos avant la prise de service…Souvent, je freine brusquement, le cœur serré, craignant que l’un de ces enfants ne se jette devant mes roues. Ils sont partout sur la voie, autour de mon car, en train d’attraper des pièces lancées par les passagers. Ce n’est pas juste une question de sécurité routière, c’est la vie d’un enfant qui se joue, à chaque seconde. À la compagnie, on nous rappelle de rester disciplinés, de ne pas accélérer même si les clients nous pressent, et de veiller à ce que les chauffeurs soient reposés. Mais, sur le terrain, ce sont des histoires et des chiffres qui manquent. Combien d’enfants sont blessés ici chaque année ? Quel dispositif est prévu ? Rien. Parfois, je rêve qu’un jour, des agents de police régulent mieux ce tronçon, que des parents comprennent le danger, et que ces enfants puissent être à l’école plutôt qu’au bord de la route. Parce qu’une enfance vendue à la vitesse d’un car n’est pas une enfance, elle est simplement brisée. », récrimine le conducteur. Contrainte à regarder sa nièce et son neveu risquer leur vie pour le pain quotidien, Aïssata Traoré, tutrice de Djénéba et Seydou fait un aveu de taille. « Ces enfants ne sont pas à moi, ce sont les enfants de ma sœur décédée. Je les ai recueillis, mais je n’ai pas de moyens. Quand ils vendent au bord de la route, c’est pour leur donner à manger et acheter quelques habits. Je ne suis pas contente, mais je préfère ça plutôt que de les voir mendier. Les ONG viennent parfois parler, mais et après ? Rien ne change. Elles ne font rien pour nous aider à aider ces orphelins, qui se rajoutent à nos propres enfants ».




Un cadre légal bafoué




Pourtant, la loi ivoirienne interdit cette forme de commerce. Le 2 avril 2024, Ibrahima Cissé Bacongo, ministre-gouverneur du District autonome d’Abidjan, a annoncé une série de mesures visant à mettre fin au désordre urbain : ‘’interdiction de la vente ambulante sur les grandes artères, de la mendicité et de l’usage des charrettes à bras ou à motricité humaine’’. Ces mesures, bien qu’ambitieuses, peinent à être appliquées.


« Chaho (le vieux, en langue nouchi, ndlr), on sait qu’ils ont pris une loi, mais on va aller où ? », questionne Ibrahim Sanogo, 13 ans, reconverti en vendeur ambulant après qu'il a été renvoyé de son travail d’apprenti chauffeur. « Avec les mougou mougou (ndlr : petit gain) qu’on gagne ici et là, on aide nos parents à la maison. Je voulais être mécanicien, mais ça n’a pas marché. Après, j’étais balanceur de gbaka (ndlr : apprenti des mini-cars de moins de 20 places ralliant des villes et communes d'Abidjan ), mon chauffeur a fui avec la recette du Djoula Tchê (ndlr : propriétaire du véhicule) qui nous a tous renvoyés. La suite, depuis 2023, je me débrouille ici. A la vue des agents du District, on prend nos jambes à nos cous avec nos marchandises. Les moins rapides et moins chanceux sont rattrapés, leurs marchandises sont saisies et confisquées, hélas », raconte Ibrahim.


Selon l’UNICEF, plus de deux millions d’enfants en Côte d’Ivoire sont impliqués dans le travail infantile. Un chiffre triste qui traduit une réalité nationale. Sur les corridors accidentogènes comme celui de Yopougon Gesco, ces enfants sont exposés à des risques tant physiques que mentaux et émotionnels.


À Yopougon Gesco, derrière le sourire de chaque enfant, se cache une histoire de sacrifice. Ces vies précieuses méritent d’être protégées et soutenues, car aucun développement ne peut être durable si les enfants, l’avenir de la Nation, grandissent dans la précarité et le danger.




Des chiffres alarmants




Selon l’Office de Sécurité Routière (OSER) de Côte d’Ivoire, l’Organisation mondiale de la Santé définit un enfant, dans le contexte des accidents de la route, comme toute personne âgée de moins de 15 ans. Derrière cette définition se cache une réalité tragique. Entre 2019 et 2024, 12 507 enfants ont été victimes d’accidents de la circulation en Côte d’Ivoire. Parmi eux, 11 652 ont été blessés et 855 ont perdu la vie.


Pour la direction générale de l’OSER, si ces chiffres restent alarmants, ils connaissent néanmoins une légère baisse grâce aux campagnes de sensibilisation, notamment la Semaine nationale de la sécurité routière. Portée par le ministère des Transports, cette initiative mobilise l’OSER, la Police spéciale de la sécurité routière (PSSR), ainsi que les directions régionales des Transports. Ensemble, ils sillonnent les routes, multiplient les actions de proximité et rappellent aux usagers l’importance d’adopter des comportements responsables pour préserver des vies.


Mais derrière ces efforts, une ombre plane. Car si le nombre total d’accidents impliquant des enfants est passé de 1 504 en 2023 à 1 446 en 2024, le taux de mortalité, lui, a grimpé de près de 16,7 %. Nos routes ont ainsi fauché la vie de 84 enfants en 2024, contre 72 en 2023.


Chaque chiffre est une tragédie. Derrière les statistiques, ce sont des rêves brisés trop tôt, des parents inconsolables. Et cette réalité rappelle avec force que la sécurité routière ne doit pas être perçue comme une simple campagne annuelle, mais comme un combat permanent, quotidien, pour sauver les vies les plus fragiles.


 


Quelles solutions ?



Sur le corridor de Yopougon-GESCO, chaque jour, la vie d’enfants se joue entre deux klaxons, des files de voitures, des marchandises vendues à la hâte. Ces enfants, parfois âgés de moins de dix ans, courent le risque permanent de se faire écraser sous un camion, un autocar, ou se blesser dans les bouchons qu’occasionnent leurs activités. Le phénomène est connu, dénoncé, mais rarement combattu avec efficacité. La pauvreté, le chômage, l’échec scolaire et parfois la résignation des familles poussent ces mineurs vers une enfance brisée, livrée aux dangers de la route.


Face à cette réalité, des solutions concrètes et audacieuses méritent d’être envisagées par les gouvernants, au-delà des discours sur l’interdiction du travail, de l’exploitation et de l’esclavage des enfants.


Une première mesure consisterait à renforcer l’application des lois existantes. La Côte d’Ivoire a déjà ratifié les principales conventions internationales interdisant le travail des enfants, mais leur application reste faible. Une brigade spéciale de protection de l’enfance sur les corridors accidentogènes, associant forces de l’ordre et travailleurs sociaux, pourrait contribuer à retirer rapidement les enfants de ces zones à haut risque.

Ensuite, il urge de penser à l’avenir de ces enfants à travers des programmes de réinsertion scolaire et de formation professionnelle. Beaucoup d’entre eux ont quitté l’école très tôt. Des classes passerelles et des centres de formation de proximité offriraient une seconde chance, tout en réduisant l’attrait du travail informel.



Mais agir sur l’enfant sans aider les familles revient à se donner des illusions. La pauvreté étant la principale cause, l’État pourrait envisager de mettre en place des transferts monétaires conditionnels dont une allocation mensuelle versée aux familles en échange de l’engagement de scolariser les enfants et de ne pas les envoyer travailler sur la voie. Des pays comme le Brésil avec sa ‘’Bolsa Familia’’, ou le Rwanda, ont prouvé l’efficacité de cette approche.



Par ailleurs, la sécurisation du corridor de Yopougon-GESCO s’impose. Renforcer les passerelles piétonnes, installer des feux intelligents et ériger des barrières dissuasives permettrait de réduire les traversées dangereuses.


 


Tout ce dispositif ne sera durable qu’avec un accompagnement par une grande campagne nationale de sensibilisation. Une initiative comme “Pas d’enfants sur la route”, relayée par la télévision, la radio, les affichages sur les lieux concernés, mais aussi les réseaux sociaux, et l’implication des leaders communautaires (chefs traditionnels, religieux), contribuerait à changer les mentalités et à responsabiliser les familles.


Enfin, un partenariat entre l’État, les ONG et les communes est indispensable. La mise en place de Comités locaux de protection de l’enfant, capables d’identifier rapidement les situations à risque et d’orienter les familles vers des aides sociales, renforcerait l’action publique et rapprocherait les solutions des communautés concernées.

Ces mesures relèvent du possible, car elles sont réalistes et adaptées au contexte ivoirien afin que derrière un sachet d’eau vendu, une marchandise brandie au milieu des voitures, ne se cache plus un cahier manquant dans un cartable, une enfance volée à la promesse d’un avenir. Protéger les enfants, ce n’est pas seulement sauver des vies, c’est garantir un avenir certain pour une nation.



Cyprien K.

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