M. Zadi Zaourou, nous aimerions que vous donniez votre avis sur certaines figures politiques qui ont déterminé la vie sociopolitique des Ivoiriens. Nous en avons retenu cinq : les Présidents Houphouët, Bédié et Gbagbo ; le Président de l'Assemblée nationale, Mamadou Koulibaly, Charles Konan Banny. Commençons, si vous le voulez bien, par le Président Félix Houphouët-Boigny que vous avez pratiqué. Quelle image doit-on retenir de lui ?
Je retiens du Président Houphouët-Boigny, l'image d'un grand homme ; et ceci, quelles que soient les réserves que je peux avoir par ailleurs et qui expliquent le fait que je l'ai combattu pendant longtemps. Je ne peux pas nier qu'il était un grand homme. Grand parce qu'il avait de la Côte d'Ivoire une vision précise, claire. On pouvait ne pas
Considéré, à juste raison, comme un des grands penseurs de la gauche ivoirienne, Bernard Zadi, contre toute attente, s'est retiré de la scène politique, depuis 2001. Durant ces années, il ne s'est manifesté publiquement que par quelques rares sorties médiatiques. Enseignant de grande stature, universitaire, auteur dramatique, poète, metteur en scène, musicien, Bernard Zadi a été ministre de la Culture (1993-1999) dans le gouvernement de Kablan Duncan. Un gouvernement dont, apparemment, il a gardé de bons souvenirs. Nous l'avons trouvé à son domicile (modeste et d'une rare simplicité pour un homme qui a occupé de si hautes fonctions). C'est que l'homme fait effectivement partie de cette race, rare, d'intellectuels qui ont réussi à se libérer des contingences matérielles. Nous étions partis pour un bref entretien d'une dizaine de minutes, avec un objectif précis : recueillir son avis sur l'actualité politique. Nous avons eu droit à plus que cela : d'utiles éclairages sur la crise ivoirienne, des avis pertinents sur des figures fortes de l'univers politique ivoirien. Au total, une lecture lumineuse de la situation actuelle. Entretien. on ne pouvait pas lui reprocher de n'en avoir pas eu pour la Côte d'Ivoire, car il en avait effectivement eue. Il était grand parce qu'en creusant tout de même les choses, je peux dire aujourd'hui qu'il n'était pas un sanguinaire. Certes, il y a eu le grand raté du Guébié ; il y a eu aussi, dans le contexte des ''complots'' de 1963, un à controverse, comme la mort d'Ernest Boka. Mais je retiens que, dans le contexte qui était le sien, il aurait pu, s'il l'avait voulu, liquider physiquement tous les prisonniers dont j'étais. Rien n'aurait pu, en effet, l'empêcher de le faire. A cette époque, Abidjan avait été le théâtre d'un défilé de près d'un million de paysans qui sont venus de l'intérieur du pays réclamant la mort des ''comploteurs''. Nous avons fait la prison de 1963 et nous en sommes sortis (chacun à sa façon). J'ai donc une opinion positive de lui.
En 1990, il m'a reçu, à sa demande ; et il m'a exposé longuement sa vision de l'Afrique et de la Côte d'Ivoire. C'était une vision du progrès. Il a également fait part de son souci de voir la Côte d'Ivoire posséder de très hauts cadres pour transformer nos matières premières. Il est donc honnête de reconnaître qu'il a fait, sur le plan de l'Education nationale et de la Formation, un travail énorme. Souvenez-vous que déjà, en 1945, il avait envoyé en France, en sa qualité de député, des jeunes collégiens et lycéens de notre pays ; ces derniers se sont donné, par la suite, l'appellation de " l'aventure 46 ". En 1952, il a relancé l'opération. Et tous ces jeunes sont devenus des hauts cadres. Au plan national, il suffit de regarder les grandes écoles de haut niveau qu'il a construites. Regardez l'Ecole polytechnique Félix Houphouët-Boigny de Yamoussoukro ! C'est vraiment une Ecole polytechnique avec toutes les références. Egalement sous Houphouët, il suffisait d'être simplement bachelier pour être boursier. Je voudrais m'arrêter là pour dire enfin qu'Houphouët s'est révélé comme un homme très fidèle à ses amitiés. C'est vrai que sur ce plan, il y a eu quelques ratés comme le cas Ladji Sidibé. Mais, quand il devait être obligé de se séparer de l'un de ses amis, il assurait l'ascension de l'un de ses enfants. Donc, on peut dire que la Côte d'Ivoire a eu un très grand président qui avait du rayonnement, non seulement en Afrique, mais dans le monde. Et son image a énormément servi à la Côte d'Ivoire.
Il est mort en préparant malheureusement de manière assez inefficace sa relève. Ce qui crée beaucoup d'ennuis à la Côte d'Ivoire. Mais tout cela ne suffit pas pour le minimiser ou croire qu'il était un homme ordinaire et banal.
De 1993 à 1999, vous avez été ministre dans le gouvernement Duncan ; vous avez donc eu à travailler avec le Président Henri Konan Bédié. Que pouvez-vous nous dire de lui ?
J'ai toujours eu, de Bédié, une opinion qui étonne beaucoup de gens, qu'ils soient de gauche comme de droite. Oui, de droite, parce qu'il y a parfois des gens de droite qui ont de Bédié une opinion bizarre. Mon opinion sur Bédié étonne souvent les gens, parce que tout le monde voudrait que Bédié fût un homme médiocre, un ivrogne, un personnage insignifiant. Malheureusement pour eux, de telles images sont loin de correspondre à la personnalité de Bédié.
Bédié fait partie de mes aînés immédiats. Et notre génération a grandi dans la fascination de l'image de ces aînés-là. Bédié, on ne le dit pas souvent, était d'abord un homme de la gauche. Il fut, en effet, un grand militant de la FEANF (NDR : Fédération des Etudiants d'Afrique noire francophone) ; il fait partie des membres fondateurs de l'UGEECI (Union générale des élèves et étudiants de Côte d'Ivoire), premier syndicat estudiantin de gauche, en 1956. Avant l'UGEECI, il était major à l'Ecole normale de Dabou. Je me souviens qu'on l'appelait, à l'époque, " l'empereur des élèves ". Ce qui voulait dire qu'à côté des gens de son âge, il était le leader des élèves et étudiants. Des années ont passé, et Bédié a rallié Houphouët et la droite. Il y a eu beaucoup de rumeurs, de bruits, de la médisance surtout. Par exemple, des gens sont allés jusqu'à croire que Bédié aurait acheté son doctorat. Ce n'est pas des choses auxquelles je peux croire. Car Bédié était assez brillant pour faire un doctorat.
D'aucuns disent qu'il a été méconnaissable dans sa gestion du pouvoir.
Je pense que Bédié a été usé par la longue attente dans l'antichambre du pouvoir, à cause de la longévité politique d'Houphouët. Des décennies à attendre son tour, en silence. C'est énorme. Mais quand on connaît Houphouët, on comprend bien aussi l'attitude, faite de prudence excessive, de Bédié. Parce que quand Houphouët te désigne comme son second, il te surveille comme du lait sur le feu. Pour la moindre petite erreur, il est prêt à te casser. On a bien vu ce qui s'est passé avec Yacé. A un moment donné, on avait tous pensé que c'était lui qui aurait remplacé Houphouët. On sait ce qu'il a fait de Yacé, après. Quelqu'un comme Donwahi, à un moment donné, faisait partie des dauphins éventuels. Mais il a été jeté en prison. Donc Bédié en a été, à mon avis, très conscient de ces choses, et il a dû marcher comme sur des œufs. En politique, tout comme dans la vie ordinaire, ce sont là, des choses qui épuisent. Deux ou trois ans, même cinq, d'attente, ce n'est pas un problème. Mais quand cela s'étend sur des décennies, ça peut détruire.
Un autre facteur en défaveur de Bédié, c'est qu'il n'est pas bon communicateur. Il a dit des choses qui ont terni énormément son image. Il ne communique pas suffisamment, contrairement à des gens comme Alassane Ouatatra qui, en la matière, est un excellent communicateur. Houphouët était, lui-même, un très grand communicateur. Donc, non seulement Bédié ne communiquait pas, mais il ne s'est pas donné les services de Communication qu'il fallait. Je me souviens lui avoir dit et redit, à plusieurs Conseils de gouvernement, que le gouvernement n'avait pas une bonne politique de Communication et qu'à cause de ce fait, il était en train de perdre, de façon inacceptable, toutes les batailles d'opinion.
Professeur, il y avait un ministre de la Communication.
Oui. Mais j'avais aussi dit, à l'époque, que ma collègue Boni Claverie était certainement une bonne journaliste, mais qu'elle ne pouvait pas gérer le service de Communication de la Présidence. Et je le maintiens encore aujourd'hui. La Communication est une science à part entière, le journalisme, un métier spécifique. J'avais demandé qu'on crée un service de Communication rattaché à la Présidence ou à la Primature, composé de spécialistes de la Communication. J'ai dit la même chose, de mon ancien étudiant Jésus Kouassi Yéboué, un jeune sympathique, qui était le responsable de la Communication du Président Bédié. Lui aussi était un excellent journaliste, mais il n'était pas un Communicateur. Il y a donc eu cette confusion...
Naturellement, l'opposition de l'époque faisait de la Propagande, alors que le gouvernement de Bédié faisait de l'Information. En tant qu'ancien communiste, je sais ce que la propagande veut dire. Comme il n'y avait pas suffisamment d'antidotes du côté présidentiel concernant la Communication, les adversaires de Bédié ont fini par accréditer de lui, l'image d'un ivrogne, d'un Bédié qui n'était lucide que 2 heures sur 24h, etc., bref, des choses incroyables.
Pour ma part, j'ai pour Bédié un très grand respect. C'est un intellectuel de très grande valeur. Et lorsqu'il gouvernait la Côte d'Ivoire, le pays fonctionnait. Il faut qu'on ait le courage de le dire. Bédié avait des visions et des projets qu'il a appelés " Les 12 travaux de l'éléphant d'Afrique ". Le concept même de l'éléphant d'Afrique est une chose importante. Que ce soit le 3e pont dont on parle maiport, l'autoroute du Nord, etc., Bédié avait plein de projets vitaux. N'oublions pas qu'il a été le ministre des Finances sous lequel le miracle ivoirien a eu lieu. Bédié mérite donc beaucoup de respect. Et je pense que les Ivoiriens ont tort de le regarder comme un homme insignifiant.
C'est une grande erreur. Avec l'âge, est-ce qu'il a baissé en valeur ? Il n'y a pas de raison objective de l'affirmer. D'ailleurs, je constate que Bédié vieillit très bien. Que ce soit physiquement ou mentalement, on ne voit pas le poids de l'âge sur cet homme là.
Sans avoir eu à travailler avec M. Alassane Ouattara, nous pensons que vous le connaissez, puisque vous étiez président de parti (l'USD), au moment où il était Premier ministre. Pourriez-vous nous parler aussi de lui ?
Je réponds à cette question de façon exceptionnelle. J'étais un homme politique, mais depuis l'an 2000, j'ai décidé de me retirer de la politique. Cependant, je demeure un citoyen, et vous avez le droit de me demander mon opinion sur des choses dont des aspérités vous échappent. Alors, je vous le concède.
S'agissant d'Alassane Ouattara, je considère que cet homme a un courage dont je n'aurais jamais été capable. Quelqu'un ne peut pas avoir pris tant de coups, avoir subi tant de haine, avoir été harcelé de cette façon, avoir été humilié de la sorte, et tenir encore debout, dressé face aux adversaires et aux ennemis ! Il faut reconnaître aux gens ce qu'ils sont. Alassane, pour moi, est un ''fromager''. Et un homme qui a de telles performances, a forcément les moyens de tenir un pays. Parce que tenir un pays, c'est aussi être capable de rester debout face aux tempêtes. Devant les magouilles des grandes puissances, les pressions extérieures et crises qui éclatent à l'intérieur, les frondes extérieures, il faut que le leader soit debout. Car s'il baisse les bras, le pays plie l'échine. Ce qui me paraît ahurissant de la part des Ivoiriens, c'est la promptitude de nombreux d'entre eux à dire qu'Alassane n'est pas Ivoirien. Mais quel est ce pays dans lequel un non national peut créer un parti politique, faire des meetings publics en tant que chef de parti politique, avoir des journaux politiques pour son parti, etc. ? Où sommes-nous ? Je ne peux pas, par exemple, aller créer un parti politique au Gabon. Donc de deux choses, l'une : ou Alassane n'est pas Ivoirien, et dans ce cas, le gouvernement ivoirien aurait dû, dès le départ, ou un jour ou l'autre, lui interdire de façon courageuse et ferme toute activité politique sur le territoire ivoirien ; ou alors, il est Ivoirien et on lui colle la paix.
Quand il a eu à intervenir à l'hôtel Ivoire lors du Forum de la Réconciliation nationale, avec Guéi, Gbagbo et Bédié, des journalistes m'ont posé une question, à ma sortie de la salle ; ils voulaient savoir ce que je pensais de M. Alassane Ouattara. J'ai répondu qu'il m'avait convaincu, et que c'était à la justice de trancher cette question, parce que j'estime que la justice a quand même les moyens d'investigation. Ce n'est pas une affaire de politicien en tant que telle.
Il n'est cependant pas exempt de reproches ?
Bien sûr qu'il a, lui aussi, ses faiblesses. Une des choses que je déplore chez lui, c'est qu'il bénéficie de grandes alliances à l'extérieur. Mais dans ses rapports avec ses alliés, je n'ai pas le sentiment qu'il met toutes ces relations-là au service de la Côte d'Ivoire. Je crois qu'il voit davantage le régime adverse et non le pays en tant que tel. Bien sûr, on me dira : " Puisqu'il n'est pas au pouvoir ". Je réponds : " Oui, mais même étant dans l'opposition, on peut faire des propositions pour faire avancer le pays, on peut aider le pays à résoudre les problèmes auxquels il doit faire face. Alassane est, en outre, trop américain. Sur le plan de l'Economie politique, il est un néolibéral. Or le néolibéralisme, pour moi qui suis de gauche, c'est de l'excès par rapport au choix de l'économie politique de base. Alassane est un produit achevé de l'école américaine. On ne peut pas vraiment lui reprocher cela. Mais je suis en droit de dire que, sur ce plan là, je suis en divergence totale avec lui.
Il y a un personnage dont le comportement politique prête à controverse : le Président de l'Assemblée nationale, Mamadou Koulibaly. Ses frondes contre le régime (dont il fait cependant partie) deviennent récurrentes, voire surprenantes. Quelles impressions avez-vous de lui ?
Mamadou Koulibaly donne à voir de lui, l'image d'un garçon très courageux. Parce qu'un régime politique, quel qu'il soit, est une machine. Et face à cette machine en général, les membres ont le choix entre deux choses : ou bien ils plient l'échine et ils deviennent des suivistes, ou bien alors, ils manifestent leurs désaccords et, dans ce cas, ils s'attirent des ennemis au sein de l'appareil. Pour les premiers, les suivistes, tout ce que dit le parti est bon ; tout ce que la machine offre comme rêve est pris pour de la réalité. Ils sont toujours d'accord avec tout ce que le chef dit. Les seconds, de la trempe de Mamoudou, se donnent le droit de dire non quand ils ne sont pas d'accord.
Les Africains ne savent pas dire non. Mamadou Koulibaly a opté pour ce deuxième choix. Mais ce choix comporte des risques. Et il assume ces risques. Sur ce plan, c'est un garçon que je trouve admirable. Le combat qu'il mène est même utile à son parti, car porter des critiques au parti auquel on appartient, peut permettre à ce parti d'être propre, d'améliorer sa propre image, d'être digne de la confiance du pays.
Ce qui arrive au Président Gbagbo avec l'histoire de sa secrétaire (je parle de celle qui a escroqué MTN) est quand même grave. Je m'étais déjà inquiété, il y a longtemps, de certaines pratiques dans l'entourage du Président. Plus d'une fois, j'ai tenté de lui faire parvenir des messages, par l'intermédiaire de certaines personnalités de son entourage. Je ne sais pas s'il les a reçus, mais je lui disais que nous, qui sommes les siens, étions très inquiets et même humiliés par rapport à ce qui se passe au palais. Et que les audiences qu'il accorde à des personnalités sont vendues. Je n'ai pas eu de retour ; donc je suppose qu'il n'a pas eu ces messages. Je reçois souvent ici, chez moi, de hautes personnalités que je ne veux pas nommer (ce n'est pas un délit le fait de venir me voir), et nous discutions, là, sur cette terrasse. Je suis leur aîné et, pour beaucoup d'entre eux, leur maître. Et quand ils viennent, nous discutons amplement des choses de notre pays. Ils me donnent leur point de vue, et c'est en tenant compte de tout cela que j'ai attiré l'attention du Président sur les choses qui ne vont pas, en lui faisant comprendre qu'il faut qu'on réagisse...
Pour en revenir à Mamadou Koulibaly qui a manifesté toujours un réel intérêt pour la vérité, je viens d'apprendre que son bureau a été brûlé. Qui sait si quelque main malveillante, gênée par son langage véridique, n'a pas cru devoir le punir par ce forfait. Je n'affirme rien, car je n'ai pas fait d'enquête. Mais c'est quand même pénible, voire suspect et étrange que ce soit le bureau de Mamadou Koulibaly qui ait pris feu, et non le bâtiment de l'Assemblée nationale dans son ensemble. Bref, j'ai donc une très bonne opinion de Koulibaly. Et j'ajoute que Mamadou Koulibaly est un garçon simple, humble. On le voit au volant de sa propre voiture, il n'a pas la tête enflée par le pouvoir qu'il a, alors qu'il est, quand même, le deuxième personnage de ce pays. On en a vu d'autres qui avaient occupé ce poste avant lui ! Mamadou Koulibaly, sur ce plan, est digne de sympathie.
Depuis décembre 2005, au PDCI, la scène politique ivoirienne s'est enrichie de l'arrivée d'un autre personnage : Charles Konan Banny. Nous savons également que cette autre personnalité n'est pas inconnue de vous.
Charles Konan Banny, d'abord sur le plan purement humain, est un homme pour qui j'ai, au départ même, de la sympathie. Pour la raison qu'il a été mon cadet au lycée, tout comme Lamine Fadiga, Jean Aphing Kouassi qui vient de décéder malheureusement, qui sont un certain nombre de jeunes qui ont été mes cadets immédiats. Et nous avions déjà, Charles et moi, et ceci de longue date, des relations très affectives. La deuxième raison est que je suis un très grand ami de son frère aîné Jean Konan Banny. Notre amitié date du temps où nous étions en prison. Donc je regarde Charles Konan Banny avec le prisme de Jean. Mais à partir du moment où Charles est devenu un homme politique, je tiens, le concernant, à traiter les choses autrement et non plus sur le plan affectif. Il faut que je lui dise également ce que je lui trouve de positif et de négatif.
Ce que je lui trouve de positif chez lui, c'est que c'est un homme neuf. Il était du PDCI et il le reste certes, mais il n'a jamais occupé de postes importants, c'est-à-dire les postes de leader de parti au PDCI. Banny a toujours eu une vie de technocrate. Sur ce plan-là, je lui donnerais le même brevet, la même médaille qu'à un homme comme Kablan Duncan. Banny n'est pas quelqu'un qu'on a vu se battre pour gravir les échelons au sein du PDCI. Il s'est toujours fait valoir par ce qu'il sait, par sa valeur intellectuelle, par sa technicité. Donc il n'est pas mêlé aux grandes magouilles du pays. Banny ne traîne aucune casserole. En tout cas, la presse ne nous en a jamais rien dit. Les fonctions qu'il a occupées à Dakar sont des fonctions qui l'ont valorisé parce qu'il n'a pas du tout commis des impairs là-bas qui pouvaient nous faire la honte à nous, Ivoiriens. C'est à ce stade qu'il était, lorsqu'il a été nommé Premier ministre.
Certains disent qu'il a échoué. Je dis non. Banny a quitté la Primature dans les conditions que l'on sait : la situation en Côte d'Ivoire était ingérable. Au fond, la Côte d'Ivoire dont Banny a été le Premier ministre était une Côte d'Ivoire complètement affaiblie et dénaturée par la crise de confiance. Quiconque venait aux affaires apparaissait aux uns comme l'ennemi N°1, aux autres comme l'adversaire à abattre, ou encore comme un empêcheur de tourner en rond. Au temps où Banny est Premier ministre, la Côte d'Ivoire était encore sous l'emprise, le charme et l'effet de Marcoussis. Nous savions, tous, l'opinion que le régime FPI avait de Marcoussis. Ce n'étaient pas là, des conditions à rendre possibles les relations d'harmonie entre lui et le chef de l'Etat. Or un Premier ministre, même s'il a été nommé par des influences extérieures, ne peut pas fonctionner dans un pays s'il n'est pas en phase avec le chef de l'Etat. Regardez au Zimbabwe, le scénario qui est en train de se produire. Ce garçon a été nommé Premier ministre ; mais beaucoup de gens estiment que ça n'augure rien de bon. Il peut avoir un succès relatif, mais il ne peut aller jusqu'au bout de ses convictions, ses idées et ses capacités que si le chef de l'Etat accepte vraiment de le laisser faire. Les difficultés de Banny étaient là. Je pense donc que c'est la Côte d'Ivoire qui a échoué, à un tournant important de cette crise.
Pour terminer avec le cas Banny, je pense qu'il est quelqu'un qui a l'avantage d'être un homme discret. Il intervient périodiquement dans la politique du pays, mais jamais comme un vaniteux. Beaucoup de gens ont cru qu'il allait chercher à humilier Bédié, le jeter. Non, il ne l'a pas fait. Je crois qu'il attend son heure. Il est jeune. C'est toujours vertueux de donner le temps au temps. On dit : " Tout vient à point nommé à qui sait attendre ". Il ne s'agit pas de tomber dans la léthargie, dans l'aboulie, mais de gérer le temps de manière intelligente et en rapport avec le contexte dans lequel on se trouve. Et cela, Banny le fait très bien.
Nous ne saurions boucler cette interview sans recueillir votre opinion sur le Président Laurent Gbagbo. Nous savons, là aussi, que vous vous connaissez bien, voire très bien.
C'est toujours un grand problème quand je dois parler de Laurent. Je m'excuse de l'appeler Laurent puisqu'il est mon Président, mais j'ai avec ce monsieur des rapports tels que je peux me permettre au moins cela. Nous avons de longues années de vie en commun, d'histoire commune et ce qui lui arrive ou ce qui ne lui arrive pas ne peut pas m'être indifférent. Donc je crains toujours, quand je dois parler de lui, de me mettre sur des positions sentimentales, affectives. Puisqu'en politique, lorsque vous portez un jugement, vous partez forcément sur une mauvaise bonne base, je vais, avec retenue, dire quelques mots sur lui, en essayant d'être le plus objectif possible.
Comme je l'ai fait concernant les autres, je commence d'abord par ses qualités. Ce que je lui reconnais, c'est sa spontanéité dans ses rapports avec les gens ; il est sentimental aussi. Quand il vous rencontre, qu'il vous ouvre les bras et vous salue avec chaleur, il ne ment pas. Il sent réellement ce qu'il est en train de faire. C'est vraiment quelqu'un de spontané dont le cœur est ouvert. Seulement, ce que les gens doivent savoir, c'est que quand il est confronté à un problème politique, il a cette force extraordinaire de mettre une croix sur tout sentiment, et d'agir d'une manière telle qu'on ne le reconnaît même plus. Beaucoup de gens ne connaissent pas cette contradiction qui l'habite. Ils retiennent le fait qu'il est très sévère quand il s'agit de questions politiques, ou bien qu'il est quelqu'un d'essentiellement sentimental. Non, il a ces deux aspects, qui fondent sa personnalité. Il a une personnalité double.
Laurent est aussi un homme généreux, très généreux. Il sait donner. Aussi bien à son entourage immédiat, à sa famille, et aux humbles gens du peuple qui réussissent à avoir accès à lui. Seulement voilà : comme toujours, dans ce genre de situations (et au temps d'Houphouët déjà, c'était pareil), il sévit, dans son entourage, une race de gens que les Ivoiriens appellent les " coupeurs de routes ". On sait comment ces gens-là procèdent (…). Par exemple, une pauvre dame a réussi à passer un message au Président qui a donné son accord pour l'aider. Le coupeur de route va retenir la grande partie de ce que le Président a donné, pour ne remettre qu'une infime partie à la dame. Cela n'a l'air de rien, mais c'est aussi cela aussi, l'image d'un régime.
Vous n'avez aucune réserve le concernant ?
Oh, si ! Ce que je peux lui reprocher, c'est qu'il est trop partisan. Il est trop replié sur le FPI en tant que parti. La gauche était plurielle. Je veux parler du PSI de Bamba Moriféré, du PIT (Parti ivoirien des Travailleurs), de l'USD (Union des Socio-démocrates) qui, d'ailleurs, ne vit presque plus. Mais tous ces partis étaient, à un moment donné, dans la Coordination de la gauche. Je reproche au Président de n'avoir pas été suffisamment ouvert pour que la gauche se rassemble autour de lui. Quand il a été élu Président de la République, il aurait même dû prendre les attaches de la gauche de manière à ce que les cadres de la gauche puissent l'aider à réfléchir aux grands problèmes nationaux, aux grands défis auxquels il serait confronté. Malheureusement, c'est uniquement du FPI seul qu'il s'est fait entourer. Et même quand les militants du FPI n'étaient pas des cadres, ou étaient des gens qui n'avaient rien appris du socialisme, ils ont été préférés à ceux de la gauche qui avaient des compétences à mettre à sa disposition. C'est une erreur.
Jusqu'à ces derniers temps, Laurent s'est montré trop faible à l'égard de son entourage. Or les erreurs qui y sont commises sont de celles qui salissent l'image de la gauche et qui humilient ceux qui ont épousé cette cause, pour lui : ceux qui le soutiennent, ceux qui ont combattu avec lui et qui sont dans le peuple maintenant aujourd'hui. Compte tenu de la position que j'ai occupée au sein de la gauche, je reçois des dizaines et des dizaines de militants de la gauche ; ils viennent me voir, et me disent souvent : " On nous a oubliés ". C'est vrai, beaucoup de dirigeants FPI sont orgueilleux. Ils ne sont pas généreux au sens premier du terme. C'est-à-dire des gens qui savent partager, qui doivent savoir secourir. Il y en a beaucoup qui ont battu le pavé parmi ces jeunes gens et ces jeunes filles. On doit quand même pouvoir trouver des conditions qui puissent leur permettre de se retrouver socialement.
C'est une chose que j'avais remarquée quand j'étais au ministère. Quelques-uns de nos camarades avaient à l'égard des militants de base, un mépris intolérable. Est-ce une maladie des gens au pouvoir ou des gens de la gauche ? Je n'en sais rien. En tout cas, c'est une maladie assez étrange, et j'ai été souvent furieux de constater cela. Donc je ne peux pas dire que c'est Gbagbo Laurent qui a sécrété cette maladie nt. Mais le rôle du chef, c'est mettre un coup de barre à ces choses.
Permettez-moi de revenir sur des aspects positifs de son personnage : Laurent est un garçon courageux. On est obligé de le lui reconnaître. Il porte à un très haut niveau, ce que je pourrais appeler ici ''l'atavisme bété''. Je ne suis pas là, en train de donner dans l'ethnicisme. Il existe, dans les ethnies, les races et les groupes sociaux, un certain nombre de traits distinctifs qui font qu'on reconnaît ces groupes. Bien sûr, il faut tenir compte aussi de tout ce que ces groupes ont en commun avec tous les autres du monde. Bref, Laurent a le sens du défi ; et ça, c'est très bété. Il a même le sens du défi jusqu'à avoir des comportements suicidaires. L'une des qualités des Bétés, c'est de faire face au défi, de façon mécanique, sans même savoir si l'adversaire pèse peut-être trois plus que lui (…). Ce sens du défi est une qualité et en même temps un défaut. Dans la crise ivoirienne, il faut se souvenir que Marcoussis a été un acte de défiance et d'humiliation du Chef de l'Etat ivoirien. Ce n'est pas possible qu'un Chef d'Etat soit presque séquestré à Paris, sommé de nommer un Premier ministre, sommé de faire une déclaration pour dire à ses militants d'Abidjan de ne pas manifester. A la limite, Marcoussis voulait détrôner Gbagbo comme Chef d'Etat. D'après ce qui nous a été dit, c'est Bédié qui a dit qu'il n'était pas d'accord avec cette façon de faire. Le disant, Bédié exprimait là son refus de cautionner un coup d'Etat civil. Et on peut le comprendre : il a été victime d'un coup d'Etat, il ne pouvait pas se faire le complice d'un coup d'Etat civil. Et ça aussi, le FPI devrait le reconnaître au président Bédié.
Vous avez été le seul homme politique en Côte d'Ivoire à avoir condamné, sans aucune réserve, le coup d'Etat de décembre 1999. L'avez-vous fait par solidarité gouvernementale ou par conviction doctrinale ?
Ce n'est pas du tout par solidarité avec un gouvernement que je l'ai fait. Evidemment, si un tel travail m'avait été demandé, en solidarité avec le gouvernement auquel j'ai participé, je ne m'y serais pas dérobé. Si je n'étais pas d'accord avec l'essentiel de ce que faisait le gouvernement de l'époque, j'aurais dû démissionner. Mais je ne l'ai pas fait parce que nos rapports étaient, pour l'essentiel, acceptables (…). J'ai condamné le coup d'Etat par principe. Et je l'ai dit à Guéi, au camp Gallieni où il avait convoqué les chefs de parti. J'étais secrétaire de l'USD. Je lui ai dit : " Mon général, nous sommes, à l'USD, contre votre coup d'Etat, parce que les coups d'Etat ont eu lieu par dizaines en Amérique Latine, et ces pays se sont effondrés économiquement. Ce n'est qu'avec la fin des coups d'Etat, ces derniers temps, que ces pays ont commencé à émerger. En Côte d'Ivoire et en Afrique, des coups d'Etat se sont succédé depuis les indépendances. En dehors d'un cas d'exception comme celui du Ghana, ces coups d'Etat ont donné des pays affaiblis. Donc à l'USD nous ne pensons pas que la Côte d'Ivoire puisse tirer un grand profit d'un coup d'Etat. Et je dois vous avouer que nous ne collaborerons pas avec vous ".
J'ai dit cela parce qu'il avait été demandé que chaque parti lui en envoie des conseillers. Donc, nous avons condamné fermement, et par écrit, ce coup d'Etat. Notre texte est passé à la télévision et à la radio, dans les journaux, et c'est même une des raisons pour lesquelles j'ai eu des problèmes avec mes militants. Donc Guei a demandé que chaque parti lui envoie des ministrables. J'ai dit aux gens de mon parti, notamment au Comité exécutif, qu'on ne peut pas avoir condamné le coup d'Etat de cette façon, et envoyer des gens au gouvernement de la junte. Sur ce plan-là, les gens (de l'USD) m'ont pris entre griffes. Je leur a dit : " Je veux bien. Dans ce cas, je fais la liste de ceux que vous considérez ministrables ; mais je vais aussi joindre une lettre dans laquelle je dirai que Bernard Zadi Zaourou, Secrétaire général de l'USD, n'est pas concerné par une quelconque entrée au gouvernement ". Ils ont dit d'accord, sans savoir qu'une telle mention éliminait d'office l'USD. J'ai envoyé la lettre avec cette mention et, naturellement, la junte n'a pas fait entrer l'USD au gouvernement. (…).
J'ai même dit, publiquement, à Guéi : " Nous sommes des anciens communistes. Nous ne pouvons pas accepter ce coup d'Etat ". Séri Gnoléba était à cette réunion. Moriféré, Laurent Gbagbo, Alassane y étaient également. J'ai dit à Guéi que nous sommes des anciens communistes et que donc, nous ne pouvions pas tolérer qu'on prenne le peuple à rebrousse poils pour lui imposer des choses. Moriféré m'a pratiquement sauté au visage. Il m'a dit ceci : " Mais Bernard, sois raisonnable, ce n'est pas un coup d'Etat. C'est la révolution des œillets ! ". Je n'ai pas réagi à cela, car je l'ai trouvé ridicule.
L'expérience a montré qu'en matière de Révolution des œillets, chacun en a eu pour son compte ! Lui-même, Moriféré, a connu l'exil pendant des années. Tous étaient menacés. Alassane a été menacé de mort, la personne même qui a fait le coup d'Etat (Boka Yapi - NDR) est morte, en exil. IB a dû s'exiler. Mais tout cela, je crois, c'est une autre vie, une autre culture. Aujourd'hui, il y a beaucoup d'Ivoiriens qui se comportent comme des varans et des taupes : ils n'ont pas d'oreilles, ils n'ont pas d'yeux. C'est pourquoi, je profiterai de cette interview pour dire deux mots à Kipré Pierre. Dans un journal de la place, il n'y a pas longtemps, à l'occasion d'un débat sur l'ivoirité, et s'agissant surtout de la Constitution, à la réflexion d'un journaliste qui lui a dit que Zadi a fait campagne contre cette Constitution, il a dit ceci : " Zadi n'est pas le peuple ". Je lui réponds en deux mots en disant : l'Historien qu'il est devrait savoir que, dans l'histoire, il est arrivé que quelques individus ou même un individu ait raison sur la multitude. Il faut quand même qu'il sache aujourd'hui que les faits m'ont donné raison. La Côte d'Ivoire a eu cette guerre parce que cette Constitution était inique, et aussi du fait que des erreurs très graves ont été commises par les Forces de défense et de sécurité à l'encontre d'autres Ivoiriens. La Côte d'Ivoire a eu cette guerre parce qu'il y a eu une crise de conscience extrêmement grave qui a divisé les Ivoiriens.
Nous n'avons pas su, à la faveur du Forum de Réconciliation nationale, faire suffisamment droit aux plaintes des simples gens qui ont été malmenés avec leurs enfants dont certains ont été tués, dont les femmes ont été violées, etc., tout cela n'a pas été suffisamment pris en compte. Zadi ne se prend pas pour un devin. Mais Zadi se prend pour un citoyen éclairé, qui a le courage de dire non quand il faut dire non. Voilà ce qui nous sépare, Kipré et moi.
Comment voyez-vous l'issue de cette crise. Pensez-vous que nous allons sortir efficacement de cette situation ?
J'ai toujours une thèse selon laquelle, les Nations ne se posent que les problèmes qu'elles peuvent résoudre. C'est-à-dire que, lorsqu'un problème arrive à un pays, quoi qu'il en soit, le pays finit toujours par faire émerger des hommes, des femmes, des idées et les visions qui peuvent lui permettent de sortir de l'impasse. Ce n'est pas par hasard si, dans les guerres que le Monde a connues en 1945, l'on a vu émerger des hommes comme Churchill, Eisenhower, Staline, de Gaulle. Et puis, dans les pays africains, en rapport avec le climat de guerre et les luttes de libération, des gens comme Houphouët, Azikiwé, Tafawal Baluwa, Nkrumah et autres. C'est la grande crise de 1939-1945 qui explique l'émergence de ces gens. Cela veut dire que, face à une situation dure, terrible, mortelle pour une nation, cette nation secrète nécessairement les hommes qu'il faut.
Sous la colonisation, que n'avons-nous pas vu ? Des peuples asservis par les colons, le travail forcé, le travail obligatoire, les parents humiliés, des chefs humiliés, frappés publiquement à la chicotte, toutes sortes de sévices aussi. Des hommes creusant des montagnes à la main pour que des routes passent ; les produits des Ivoiriens achetés à vils prix pendant que les produits des Blancs colons étaient achetés à un prix 2, 3, 4 fois plus chers... Pour résoudre le problème, il a fallu que la Côte d'Ivoire secrète Houphouët. Houphouët est irremplaçable. Donc dans la crise où nous nous trouvons, le pays saura toujours trouver, nécessairement, les conditions qu'il faut, les hommes, les femmes qu'il faut, pour s'en sortir. Mais cela relève d'un optimisme qu'on pourrait considérer comme béat, parce que je ne peux pas dire les conditions concrètes dans lesquelles cela va se passer.
Un mot tout de même sur l'accord de Ouaga
Si je tiens compte des données sur le terrain, je considère l'accord de Ouagadougou comme politiquement juste. Quand on interprète les choses du point de vue dialectique, c'est un accord qui est très bien venu. Quelle était la situation ? Il y a deux forces antagonistes : les " Forces nouvelles " et les Forces républicaines. Pourquoi ces deux forces ne négocieraient-elles pas pour désamorcer la contradiction antagonique ? Le problème dialectique se pose donc en ces termes. Maintenant, là où il y a problème, c'est que cette performance dialectique appelle certaines inquiétudes. En effet : si les principaux belligérants sont au pouvoir, si les deux forces antagonistes ont négocié et trouvé un accord et qu'elles sont chargées elles-mêmes d'appliquer cet accord, on voit mal pourquoi le Premier ministre, chef des " Forces nouvelles " (FN) serait pressé de quitter le pouvoir. Pourquoi ? Plus il dure au pouvoir, plus sa crédibilité grandit, plus sa future insertion en Côte d'Ivoire son pays d'origine, sera facile, plus également il entretiendra commerce avec les puissants de ce monde, des chefs d'Etat ; il se garantira ainsi une certaine sécurité, parce qu'il sait qu'il y a quand même beaucoup de choses graves qui se sont passées au Nord. Il peut donc particulièrement craindre, s'il n'est pas suffisamment protégé, qu'il lui arrive des malheurs.
Ce qui veut donc dire qu'il fait traîner les choses pour perdurer au poste de Premier ministre ?
Je ne suis pas mauvaise langue, ni soupçonneux, j'analyse les faits et en tire des conséquences. Objectivement, le Premier ministre actuel, Secrétaire général des Forces nouvelles n'a aucun intérêt à accélérer comme cela le processus de sa sortie du pouvoir. On pourrait en dire autant du Chef de l'Etat. Il est le père du dialogue direct et l'un des protagonistes, et donc, un des pôles de l'antagonisme. Il a été élu, et il prend toujours la Constitution pour dire que tant qu'il n'y a pas un nouveau président, je demeure le Président. La Côte d'Ivoire a pratiquement pris acte de cette affirmation, sinon il ne serait pas au pouvoir depuis 2005 jusqu'à aujourd'hui, c'est-à-dire quatre ans, alors que le mandat est de cinq ans. Cela fait quatre années qu'il est au pouvoir, sans élections. A sa place, je ne vois pas pourquoi je ne chercherais pas à avoir une cinquième année. Pourquoi ? Objectivement, à sa place, je n'aurai aucun intérêt à ce que cela finisse vite. Encore une fois, je le dis : je fais des analyses, je ne juge pas.
Finalement, je pense qu'on aurait dû, pour que la sortie de crise soit plus rapide, créer un troisième pôle constitué de personnalités influentes des partis de l'opposition, pour que partout où se poserait ce débat, ce pôle-là ait son point de vue à donner, des propositions à faire pour accélérer le processus. Ainsi, avec le facilitateur (le Président Compaoré), nous aurions eu un carré à l'intérieur duquel il n'y aurait pas d'opposition figée, tranchée (…). Malgré tout cela, je pense que les choses avancent, même si cela se fait lentement. On n'est pas loin d'en finir avec l'enrôlement, les réunions périodiques qui ont lieu au Burkina pour réajuster les accords, sont des réunions qui se font avec beaucoup d'efficacité. Compaoré joue vraiment son rôle de grand médiateur. Je suis optimiste. Il n'y a pas de raison pour que la Côte d'Ivoire ne s'en sorte pas à terme.
Vous ne croyez donc pas à la menace d'une guerre civile encore comme solution désespérée ?
Je ne partagerais pas cette opinion, ni ne ferais cette option. Il y a une erreur à ne pas commettre : que des ultras s'attaquent à la vie de Soro. Ce serait une très grave erreur. Parce que Soro est en train de se découvrir. Bientôt, la justice sera installée au Nord, les hauts fonctionnaires, l'administration, tout cela reprend, là-bas ; bientôt ce sera la caisse commune ; on annonce dans quelques temps la fin des Com-zones. Tout cela dévirilise le chef des " Forces nouvelles ", le rend vulnérable. Si des gens, ennemis du pays, par zèle ou par inconscience, l'attaquent pour l'occire par exemple, ils risquent de créer en Côte d'Ivoire une cassure définitive : la sécession. Parce que, dans cette situation, des gens comme IB rappliqueraient en disant : " On vous avait bien dit que ces gens allaient vous trahir ". C'est pour cela, on parle de levée de milices armées. (…). Donc, ce que je demande, c'est que tous ceux qui sont sur des positions extrémistes, dans un camp comme dans l'autre, comprennent que cela ne rend pas service au pays. (…) Des pays comme l'Angola ont connu cela pendant 25 ans ; la République démocratique du Congo (RDC) en est encore là ; le Libéria est à nos portes. Mais tout cela n'a pas empêché que le pays reprenne, se remette en marche. Je pense que les gens doivent davantage penser au pays, et ne pas chercher à assouvir des haines destructrices (...).
Que pensez-vous de la solution du Président Francis Wodié à l'urgence d'une Concertation nationale ?
Dans le principe, Wodié a raison. Parce que lorsqu'une crise frappe un pays, la première démarche à mener est d'amener les citoyens représentatifs à s'expliquer, au nom du peuple, et à donner des solutions. C'est là que l'erreur a été commise, à propos du " Forum de Réconciliation nationale ". A ce Forum, j'étais membre du Comité des sages. Pendant trois mois, on a vu des gens défiler, énumérer les malheurs qu'ils ont eus ; les assassinats dont certains de leurs parents ont été l'objet, des vols, et tout cela. Pendant trois mois. A la fin des trois mois, Seydou Diarra, Premier ministre d'alors et Président du présidium, a rencontré le Comité des sages et a dit : " Maintenant que vous avez eu tout cela, le directoire va se réunir et prendre les décisions ". J'ai pris la parole et je lui ai dit : " Non. Il faut une plénière. Et il faut même élargir cette plénière à des gens qui ne sont pas membres du Forum, de façon à ce que ces gens se parlent et disent quelles sont les routes par lesquelles on peut sortir de cette situation grave. Les paroles de tous ces plaignants qu'on a entendues sont comme des fusées lancées verticalement vers le ciel. Si on ne fait rien, ces fusées nous retomberont sur la tête ". En fait, j'annonçais la guerre. Seydou Diarra m'a répondu en disant : " M. le ministre, non, ce n'est pas possible, parce que cela va faire une Conférence nationale. Et ce n'est pas une chose qu'on peut encourager ". Je reste persuadé que c'était vraiment l'occasion de faire le débat national dont parle Wodié ! Donc pour moi, c'était un tournant. Ce tournant ayant échoué, est-ce que nous pouvons voir de nouveau les hommes politiques accepter de s'asseoir ? Cela m'étonnerait. Il y a trop de blocages. Dans les faits, je ne crois pas que la scène politique ivoirienne soit capable d'accepter cette proposition.
Nous allons maintenant parler de votre dernier recueil de poèmes en date, "Les quatrains du dégoût". Ce présent recueil de poèmes tranche nettement avec vos textes autant dans le fond que sur le plan de la forme. Nous sommes loin des grandes envolées lyriques qui ont, jusque-là, caractérisé votre écriture.
C'est que ce livre n'a pas été écrit dans les mêmes conditions que les précédents ; il est l'aboutissement d'un état intérieur fait de déceptions et de souffrances réelles. Certaines personnes m'ont fait subir de grandes souffrances en me harcelant de leur haine et de leurs dénigrements. Qui sait ? Peut-être voulait-on que je crève ? La forme, simple, de ce livre traduit parfaitement cet état d'âme. J'ai choisi de procéder par des quatrains car je n'avais même plus la force de discourir en faisant de grandes envolées comme dans " Fer de lance ". C'est ce qui explique le fait que ce livre est fait de paroles ordinaires, simples.
Est-ce que vous avez eu l'impression de n'avoir pas été compris jusque-là, pour que vous en arriviez à rompre avec votre style et nous proposer aujourd'hui ces vers faits de simplicité surprenante ?
Non, non, je ne fais pas ce type de calcul. Dans le cas des " Quatrains du dégoût ", comme je me sentais harcelé par une foule de détails, des hommes en détail, des femmes en détail, des comportements en détail, des vexations en détail, j'ai fini par renoncer à tout ou presque, et même à la tentation intellectuelle de rechercher dans mon écriture, les performances esthétiques les plus élevées ; encore que...
" Il n'y a rien de bon dans le cœur de l'homme qui n'est lourd que des bassesses infinies par lesquelles il finit de vous dégoûter et pire, par vous dégoûter de la vie elle-même ", écrivez-vous " (p.6). Qu'est-ce qui vous dégoûte tant ?
Plein de petites choses comme ça, qui n'ont l'air de rien, mais qui m'affectent, me dégoûtent même. Tiens, parfois, je mets ma télé en marche, et qu'est-ce que je vois ? Je vois un petit gars dansant avec des gestes simiesques, et je me demande : " Mais, mais, mais, qu'est-ce qu'il fait là ?! Il singe des singes ou bien veut-il danser ? "…
Vous n'hésitez cependant pas à écrire aussi ceci : " Et pourtant, cher ami, belle amie, l'on ne peut ni ne doit désespérer de la vie. Elle vaut la peine d'être vécue… " (p. 7).
C'est parce que je sais que malgré tout, la vie vaut la peine d'être vécue. Mais je suis déçu de l'homme. Pas dégoûté, mais déçu. Ma vie entière a été une vie d'éducateur ; aujourd'hui, quand je considère ce concept d'éducateur, je le trouve prétentieux, parce que finalement, on n'éduque personne, et personne ne voudrait être éduqué à vrai dire. Tout homme porte en lui un fond génétique. Le contexte social nous prédispose à développer ce fond ou à l'inhiber, ou à en exploiter qu'une part. Et les rencontres qu'on a dans la vie font que ce travail-là obtient un résultat plus ou moins mitigé, ou parfois positif. Mais l'homme est et demeure un résistant perpétuel. Tant que l'enseignement que je donne aux jeunes gens leur apparaît comme nécessaire à leur promotion sociale ou universitaire, ils se laissent éduquer. Mais une fois nantis de ces diplômes, ils deviennent autre chose.
Prenez par exemple le terrain de la politique. Sur un terrain comme celui-là qui est un voyage au long cours et donc une mise constante à l'épreuve, il suffit de creuser pour se rendre compte que l'homme refuse totalement de se laisser transformer. Il se masque de mille façons, et quand vous arrivez jusqu'au bout du chemin avec lui, il se révèle, à votre surprise, comme un monstre.
Parlez-nous du mode de composition de ce livre. Il est divisé en petits livres. L'avez-vous conçu comme cela au début, ou bien la répartition s'est-elle imposée, après l'écriture ?
Au début, je voulais écrire un texte libre conçu en plusieurs petits livres, sept exactement, car je vénère ce chiffre. J'entrevoyais le dernier livre, plus gai, plus optimiste, plus rythmique que les autres ; mais je me suis rendu compte que je ne le sentais pas des doigts. J'ai eu beau faire, mes doigts refusaient de le faire venir. Je l'ai donc limité à six petits livres. " Harmonie ", qui est le dernier livre, tente de compenser les douleurs précédentes ; mais ce n'est pas du tout un hymne à la joie. Le premier livre s'intitule " La vessenie " ; j'avais vraiment besoin d'évacuer cette douleur que m'inspire l'école ivoirienne.
Nous la percevons. Mais pourquoi empêchez-vous le lecteur d'établir des similitudes entre la vessie et la Fesci, dans des notes de bas de page ?
Je n'empêche en rien le lecteur de s'entêter à voir la Fesci dans la Vessie et, dans les vessiniens, des fescistes ; le premier droit du lecteur, c'est d'avoir un seuil de lecture qui lui soit propre. Mais en littérature, j'ai toujours soutenu l'idée que même un personnage n'est qu'un modèle ; un personnage n'est que le résultat d'un modèle accompli. Le modèle est un modèle. Je ne fais pas ici œuvre d'historien, et mon souci, dans ce livre, n'est pas de faire l'histoire de la Fesci. Sur le plan stylistique, le parallélisme d'harmonie imitative entre la Vessie et la Fesci est seulement un clin d'œil au lecteur. Disons que la Fesci, par son comportement, a donné, dans mon imaginaire, naissance à la Vessie…
En opposition à la lecture pessimiste de la vie que vous infligez au lecteur, vous louez aussi le monde, l'univers.
Il n'y a là, rien d'étonnant ; parce que d'abord, je n'ai pas à réduire l'univers et la vie, les êtres, les phénomènes et les choses à l'aune de mon être individuel ; ce serait me surévaluer. L'univers est une merveille ; les biologistes, aussi bien que les croyants savent que chaque être émet effectivement une vibration spécifique ; et on a grand tort de ne pas se sentir en grand deuil quand même le simple éboueur du coin vient à mourir ; on croit qu'il ne représente rien ; c'est une erreur. Sa mort devrait être ressentie comme une douleur immense. Parce que lui aussi est un chef-d'œuvre. L'univers reste une merveille. Chaque lever de soleil est un miracle, chaque sommeil, chaque réveil, est un miracle ; le fait même que dans mon sommeil, je rêve que je voyage, que j'ai des visions, tout cela participe des merveilles de la vie. J'ai fréquemment, sauf ces derniers temps où j'ai été très malade, rêvé d'une femme merveilleuse de plus de trois mètres de haut, mince, qui m'a toujours assisté, et qui me fascine. Toutes ces visions-là participent des merveilles de la vie.
Donc le dégoût de tout que j'éprouve en ce moment est légitime, parce que j'aurais tellement voulu profiter davantage de la vie ! Mais si mon pays ne se montre pas digne, ne serait-ce que de recevoir mes coups, que me reste-t-il d'autre à faire sinon que d'exprimer ce dégoût ? Ce qui m'exaspère le plus, c'est l'extinction de ce feu qui me brûlait du dedans. Je ne vois même plus de raison de m'émerveiller. Le simple chant de la nature suffit-il ? Tout ce je dis là paraît bizarre certes, mais reflète ce que je ressens.
Vous jouez beaucoup avec les sonorités. Le musicien y est fortement présent dans ce livre.
Pour moi, le poème, c'est d'abord et avant tout une question d'oreille. Dans ma manière de créer, il y a des moments où je me répète trois ou dix fois, deux, trois ou quatre mots ; ce que recherche, ce n'est pas le mot juste ; quand j'emploie un terme comme l'étoilier, vous voyez bien que mon problème n'est pas de savoir si ce mot existe ou pas. C'est surtout pour la sonorité. C'est exactement comme en musique où vous êtes guidé par la mémoire des doigts.
Comme lorsque vous écrivez dans le poème Petit Denis : " Ce qui est dit est dit ! /a dit Petit Denis. Mais moi je dis " (p.55).
C'est une littérature toute en apico-dentale. L'effet recherché ici, c'est la volonté entêtée d'affirmer. C'est une harmonie imitative fondée sur un rythme consonantique.
Vous créez aussi beaucoup d'autres mots dans ce livre comme ''camascaraderie''…
Oui ; et il y a aussi ''idiologie''.
Vous surprenez le lecteur avec des images drôles comme ce '' Tam-tam retraité'' que vous évoquez à la page 43.
Oui, comme ce vieux " tambour crevé " qu'évoque Césaire. Visiblement, il ne peut plus rien donner de bon ; il n'est plus qu'un morceau d'arbre, mais il continue de croire qu'il est encore un instrument de musique… un sage digne de culte ! Il ne sait pas qu'il ne représente plus rien du tout.
Votre livre contient des noms indéchiffrables de personnages. Et puis, brusquement, celui d'un, que les Ivoiriens connaissent, surgit : DUNCAN. C'est bien de Kablan DUNCAN qu'il s'agit ?
Oui, je l'évoque de plusieurs manières ; d'abord en disant de lui qu'il " n'est pas l'homme d'UN CAMP ! " C'est-à-dire qu'il n'est pas partisan, même s'il appartient à un parti politique. C'est un grand vizir aux bras ouverts ; il m'a laissé d'excellentes impressions. Dans ce livre, je le compare à un arbre, " l'un des plus beaux arbres de la flore ivoirienne ". Vous connaissez sans doute la symbolique de l'arbre qui, dans la Tora des Juifs, est le symbole du juste. C'est pourquoi, je dis de Duncan qu'" Il soigna de mille onguents et parfums de corolles/ L'âme et le corps de la mère-patrie "…
L'arbre ne sait que donner, il ignore la vengeance, les représailles, la colère ; l'arbre ne sait que donner ; même les coups qu'il reçoit, il ne les rembourse pas ; s'il doit s'effondrer, il s'effondrera. Donc le symbole de l'arbre est un symbole fort. Et pour moi, Kablan, est un homme juste. Je manifeste très peu d'enthousiasme tonitruant pour les gens, tu le sais bien ; mais j'affirme que la Côte d'Ivoire tient en cet homme, un grand commis. Il est fondamentalement un homme de rassemblement, pas un politicien. S'il se mêle d'animer des meetings, c'est parce qu'il faut bien qu'il s'adresse à son peuple de Bassam au compte de son parti, mais il n'est pas un partisan. Et il a une culture exemplaire du travail, le sens du travail bien fait. Quand, dans un pays, on a des gens qui ont une conscience aussi élevée comme celle de cet homme, on aurait voulu voir, au-delà de toutes ces mesquineries quotidiennes, rassemblés ceux qui sont de cette dimension-là, et que n'importe gouvernement au pouvoir qui arrive s'en serve. On n'a pas des ressources humaines extraordinaires en Afrique. Et quand elles le sont, si elles ne sont pas trop vite frappées par la mort, elles ne travaillent pas en Afrique parce qu'on n'a pas les moyens de les payer. Mais ceux qui restent, comme Duncan, on doit pouvoir les utiliser pour le pays.
J'ai toujours dit que je ne comprends pas que Laurent (Laurent Gbagbo) n'ait pas battu le rappel des hommes de gauche qui ont de l'expérience, quand il est arrivé au pouvoir. Pour moi, cela faisait partie de son devoir d'homme politique. Nous avons passé le temps dans la clandestinité, à former des gens ; la Coordination de la gauche avait des cadres compétents aussi bien à l'USD qu'au PIT et au PSI. Objectivement, il n'est pas normal que ce ne soit pas ces gens-là qui soient autour de lui, aujourd'hui…. J'ai une certaine conception du service à la nation qui me fait dire ce que je viens de te dire…
Dans " Rituel d'exorcisme " " Réveillez-vous au son des carillons et des muezzins à l'appel des tambours rituels/Revivez la passion du christ et la grandiose annonce faite à Mahomet/ Versez de l'ooooo ! Harristes, komian, filles et fils du plein pays… " (p. 223). Vous rassemblez des confessionnelles religieuses différentes, pour un même culte !
J'ai toujours été contre l'idée selon laquelle, il y a des spiritualités qui méritent, seules, l'appellation de religions révélées. Pour moi, toute religion est révélée. Le moindre Komian, avant qu'il ne le devienne, a toujours été attiré dans le lointain de la brousse et y est entré en contact avec les Esprits. Ce n'est pas parce que son message n'a pas eu de portée universelle que sa religion n'a pas été révélée. L'Esprit se révèle toujours, et tout maître de la spiritualité a eu une révélation. Donc, je conteste le concept de religion révélée. Il n'y a pas de spiritualité horizontale ; la spiritualité a toujours été verticale et dressée de toute sa tension vers la transcendance. Si tel est le cas, et comme on dit que Dieu ne laisse jamais un seul de ses enfants dans l'ignorance, cela signifie qu'Il entend tous ceux qui sont dressés de leur élan vers Lui. Quand tombe la Nation dans le malheur, il n'y a pas de discrimination à faire ; il faut qu'au sein de ce peuple, surgisse un appel immense, chacun selon le langage de sa propre spiritualité ; alors seulement, Dieu comprendra que ce peuple est en pleine tragédie, et peut-être nous entendra-t-Il pour nous libérer de cette tragédie.
Votre livre est traversé par l'image de la mort. Cela est-il lié aux années pendant lesquelles vous avez été gravement malade ? Vous dites, en filigrane, que vous avez fait l'expérience de la mort. Comment cela peut-il être possible ?
Je crois qu'il y a deux façons d'être malade ; au début, on est convaincu qu'on s'en sortira ; à ce stade-là, ceux qui vous soignent maîtrisent totalement votre cas. La deuxième façon d'être malade, c'est être frappé par ce que les bété appellent hayéblènégou - la maladie dont nul ne sait la cause ; et quand tu es frappé par une telle maladie, une maladie parmi les plus secrètes et qui n'est connue que de rares initiés, une maladie qui est donc venue pour te prendre, tu ne peux en sortir que par un miracle ; si tu es l'éboueur dont je viens de parler, alors là, tu dis " Adieu ". Dans mon parcours d'initié, j'ai été témoin d'au moins cinq cas désespérés que je suis en droit de considérer comme relevant du miracle. Dans mon cas, la mort était bien là, au RDV, et j'eusse dû partir ; je me demande même pourquoi elle m'a laissé là ?
Vous parlez de moments de quiétude qui vous habite en ces instants-là, de moments où vous vous sentez prêt à partir. Est-ce un sentiment de poète ou une expérience physique ?
Dans ces moments de grandes épreuves, on connaît effectiveu de portée universelle que sa religion n'a pas été révélée. L'Esprit se révèle toujours, et tout maître de la spiritualité a eu une révélation. Donc, je conteste le concept de religion révélée. Il n'y a pas de spiritualité horizontale ; la spiritualité a toujours été verticale et dressée de toute sa tension vers la transcendance. Si tel est le cas, et comme on dit que Dieu ne laisse jamais un seul de ses enfants dans l'ignorance, cela signifie qu'Il entend tous ceux qui sont dressés de leur élan vers Lui. Quand tombe la Nation dans le malheur, il n'y a pas de discrimination à faire ; il faut qu'au sein de ce peuple, surgisse un appel immense, chacun selon le langage de sa propre spiritualité ; alors seulement, Dieu comprendra que ce peuple est en pleine tragédie, et peut-être nous entendra-t-Il pour nous libérer de cette tragédie.
Votre livre est traversé par l'image de la mort. Cela est-il lié aux années pendant lesquelles vous avez été gravement malade ? Vous dites, en filigrane, que vous avez fait l'expérience de la mort. Comment cela peut-il être possible ?
Je crois qu'il y a deux façons d'être malade ; au début, on est convaincu qu'on s'en sortira ; à ce stade-là, ceux qui vous soignent maîtrisent totalement votre cas. La deuxième façon d'être malade, c'est être frappé par ce que les bété appellent hayéblènégou - la maladie dont nul ne sait la cause ; et quand tu es frappé par une telle maladie, une maladie parmi les plus secrètes et qui n'est connue que de rares initiés, une maladie qui est donc venue pour te prendre, tu ne peux en sortir que par un miracle ; si tu es l'éboueur dont je viens de parler, alors là, tu dis " Adieu ". Dans mon parcours d'initié, j'ai été témoin d'au moins cinq cas désespérés que je suis en droit de considérer comme relevant du miracle. Dans mon cas, la mort était bien là, au RDV, et j'eusse dû partir ; je me demande même pourquoi elle m'a laissé là ?
Vous parlez de moments de quiétude qui vous habite en ces instants-là, de moments où vous vous sentez prêt à partir. Est-ce un sentiment de poète ou une expérience physique ?
Dans ces moments de grandes épreuves, on connaît effectivement une étape où on a le sentiment que le corps s'est détaché de l'esprit. On atteint un degré de lassitude et de souffrances tel qu'on y perd même le sens des plaisirs de terriens : la cuisine, l'amour, l'élégance, la musique, l'art, etc. L'idée même de s'imaginer, caressant une femme, devient une douleur et vous torture. Il y a un seuil où tous ces plaisirs se désintègrent, s'effritent. C'est le stade de l'inaptitude à tout, de l'insignifiance du corps ; et là, on se rend compte que, finalement, on n'est qu'une brindille livrée à l'insolence des vents...
N'empêche que vous célébrez tout de même l'amour dans votre livre. Nous retrouvons là, le Zadi sensuel…
C'est qu'en même temps, dans ces moments de détresse, on ne perd pas vraiment la mémoire des plaisirs qu'on a connus : les personnes qu'on a aimées, la vue d'un beau paysage, un homme sincère avec qui on est lié, un excellent collaborateur, par exemple. Malgré cet état, ton esprit s'évade et procède à une sorte de rappel de tout ce qui fut bon et juste pour toi, tout ce qui t'a apporté du plaisir ; tous les désirs que tu as eus sont effectivement au rendez-vous. Tu verras que, dans les textes qui parlent de ces choses, j'ai nommé une femme, Bellazita, une des plus grandes sources de mon inspiration.
Vous vous acharnez sur les Américains et semblez vénérer Ben Laden.
Je ne vénère pas Ben Laden ; je le trouve héroïque.
Vous allez effaroucher lez Américains.
C'est leur problème. Voilà quelqu'un qui a percé l'oreille du titan, et le titan le recherche depuis des années, en vain ; et il est incapable de l'attraper, malgré les moyens dont il dispose.
On pourrait vous reprocher de tolérer le terrorisme.
Les premiers terroristes sont les grandes puissances de ce monde. Toutes pratiquent le terrorisme d'Etat.
Vous invitez, dans un de vos textes, à apprendre à dire " non ".
Les Africains ne savent pas dire " non ", même quand ils ne peuvent pas satisfaire à une sollicitation particulière. Ils se perdent toujours en circonvolutions inutiles. On nous dit que c'est le " non " qui amène les palabres. Apprenons à dire " non " quand on n'est pas d'accord, et gagnons du temps. On est toujours choqué, nous les Africains, quand on voit de la manière dont un Blanc nous signifie son refus de faire telle ou telle chose ; mais en réalité, ce sont eux qui ont raison.
Est-ce qu'on se sent bien dans sa peau, quand on a fini d'écrire un livre comme celui-là ?
Bien sûr que vous vous sentez apaisé, le temps d'un ouvrage ; mais à vrai dire, on ne se sent jamais absolument bien dans sa peau ; l'évacuation des douleurs, des déceptions, des écoeurements, cette évacuation-là n'est jamais totale, à vrai dire. Comme la source d'espoir n'est pas, malgré tout, tarie, la douleur demeure et on se retrouve affecté et même infecté jusqu'au prochain dégoût. Ceux qu'on a considérés comme des espoirs, tel monsieur, tel parti politique en qui on a investi des espérances, etc., quand tout cela s'effondre comme des cartes, la tragédie intérieure revient. Dans les pays fragiles comme ceux d'Europe, les gens qui en arrivent au seuil où je suis arrivé, se flinguent, se suicident, ou deviennent fous. C'est parce que l'Afrique est assise sur une tradition forte, que les Africains ont une telle capacité d'encaissement. Il n'y a pas de tradition de suicides en Afrique ; en Europe, si, parce que les sociétés occidentales sont, en réalité, des sociétés fragiles.
La question inévitable : pourquoi vous êtes-vous retiré de la scène politique ?
Le fait que j'aie rejeté la politique est un aveu d'impuissance. Il y a deux choses que j'ai comprises ici : la première est que, si tu veux t'élever à l'échelle où on dirige un pays, tu dois salir ton âme. Tu ne peux faire autrement ; je sais de quoi je parle. Deuxième chose : tout homme porte en lui une constante, un héritage génétique que les circonstances de la vie peuvent modeler certes, mais qu'aucune force ne peut détruire. Appelons un chat un chat : ceux qui dirigent aujourd'hui ; je fais tout de même partie de ceux dont ils ont reçu des enseignements. Bon nombre d'entre eux traînent des casseroles : détournements de deniers publics, enrichissement sans cause, abus de pouvoir, etc. Qui leur a enseigné le vice comme vertu ? Pas moi Zadi, en tout cas. Pas mes maîtres à moi non plus.
Interview réalisée par Tiburce Koffi
et Patrice Yao
Je retiens du Président Houphouët-Boigny, l'image d'un grand homme ; et ceci, quelles que soient les réserves que je peux avoir par ailleurs et qui expliquent le fait que je l'ai combattu pendant longtemps. Je ne peux pas nier qu'il était un grand homme. Grand parce qu'il avait de la Côte d'Ivoire une vision précise, claire. On pouvait ne pas
Considéré, à juste raison, comme un des grands penseurs de la gauche ivoirienne, Bernard Zadi, contre toute attente, s'est retiré de la scène politique, depuis 2001. Durant ces années, il ne s'est manifesté publiquement que par quelques rares sorties médiatiques. Enseignant de grande stature, universitaire, auteur dramatique, poète, metteur en scène, musicien, Bernard Zadi a été ministre de la Culture (1993-1999) dans le gouvernement de Kablan Duncan. Un gouvernement dont, apparemment, il a gardé de bons souvenirs. Nous l'avons trouvé à son domicile (modeste et d'une rare simplicité pour un homme qui a occupé de si hautes fonctions). C'est que l'homme fait effectivement partie de cette race, rare, d'intellectuels qui ont réussi à se libérer des contingences matérielles. Nous étions partis pour un bref entretien d'une dizaine de minutes, avec un objectif précis : recueillir son avis sur l'actualité politique. Nous avons eu droit à plus que cela : d'utiles éclairages sur la crise ivoirienne, des avis pertinents sur des figures fortes de l'univers politique ivoirien. Au total, une lecture lumineuse de la situation actuelle. Entretien. on ne pouvait pas lui reprocher de n'en avoir pas eu pour la Côte d'Ivoire, car il en avait effectivement eue. Il était grand parce qu'en creusant tout de même les choses, je peux dire aujourd'hui qu'il n'était pas un sanguinaire. Certes, il y a eu le grand raté du Guébié ; il y a eu aussi, dans le contexte des ''complots'' de 1963, un à controverse, comme la mort d'Ernest Boka. Mais je retiens que, dans le contexte qui était le sien, il aurait pu, s'il l'avait voulu, liquider physiquement tous les prisonniers dont j'étais. Rien n'aurait pu, en effet, l'empêcher de le faire. A cette époque, Abidjan avait été le théâtre d'un défilé de près d'un million de paysans qui sont venus de l'intérieur du pays réclamant la mort des ''comploteurs''. Nous avons fait la prison de 1963 et nous en sommes sortis (chacun à sa façon). J'ai donc une opinion positive de lui.
En 1990, il m'a reçu, à sa demande ; et il m'a exposé longuement sa vision de l'Afrique et de la Côte d'Ivoire. C'était une vision du progrès. Il a également fait part de son souci de voir la Côte d'Ivoire posséder de très hauts cadres pour transformer nos matières premières. Il est donc honnête de reconnaître qu'il a fait, sur le plan de l'Education nationale et de la Formation, un travail énorme. Souvenez-vous que déjà, en 1945, il avait envoyé en France, en sa qualité de député, des jeunes collégiens et lycéens de notre pays ; ces derniers se sont donné, par la suite, l'appellation de " l'aventure 46 ". En 1952, il a relancé l'opération. Et tous ces jeunes sont devenus des hauts cadres. Au plan national, il suffit de regarder les grandes écoles de haut niveau qu'il a construites. Regardez l'Ecole polytechnique Félix Houphouët-Boigny de Yamoussoukro ! C'est vraiment une Ecole polytechnique avec toutes les références. Egalement sous Houphouët, il suffisait d'être simplement bachelier pour être boursier. Je voudrais m'arrêter là pour dire enfin qu'Houphouët s'est révélé comme un homme très fidèle à ses amitiés. C'est vrai que sur ce plan, il y a eu quelques ratés comme le cas Ladji Sidibé. Mais, quand il devait être obligé de se séparer de l'un de ses amis, il assurait l'ascension de l'un de ses enfants. Donc, on peut dire que la Côte d'Ivoire a eu un très grand président qui avait du rayonnement, non seulement en Afrique, mais dans le monde. Et son image a énormément servi à la Côte d'Ivoire.
Il est mort en préparant malheureusement de manière assez inefficace sa relève. Ce qui crée beaucoup d'ennuis à la Côte d'Ivoire. Mais tout cela ne suffit pas pour le minimiser ou croire qu'il était un homme ordinaire et banal.
De 1993 à 1999, vous avez été ministre dans le gouvernement Duncan ; vous avez donc eu à travailler avec le Président Henri Konan Bédié. Que pouvez-vous nous dire de lui ?
J'ai toujours eu, de Bédié, une opinion qui étonne beaucoup de gens, qu'ils soient de gauche comme de droite. Oui, de droite, parce qu'il y a parfois des gens de droite qui ont de Bédié une opinion bizarre. Mon opinion sur Bédié étonne souvent les gens, parce que tout le monde voudrait que Bédié fût un homme médiocre, un ivrogne, un personnage insignifiant. Malheureusement pour eux, de telles images sont loin de correspondre à la personnalité de Bédié.
Bédié fait partie de mes aînés immédiats. Et notre génération a grandi dans la fascination de l'image de ces aînés-là. Bédié, on ne le dit pas souvent, était d'abord un homme de la gauche. Il fut, en effet, un grand militant de la FEANF (NDR : Fédération des Etudiants d'Afrique noire francophone) ; il fait partie des membres fondateurs de l'UGEECI (Union générale des élèves et étudiants de Côte d'Ivoire), premier syndicat estudiantin de gauche, en 1956. Avant l'UGEECI, il était major à l'Ecole normale de Dabou. Je me souviens qu'on l'appelait, à l'époque, " l'empereur des élèves ". Ce qui voulait dire qu'à côté des gens de son âge, il était le leader des élèves et étudiants. Des années ont passé, et Bédié a rallié Houphouët et la droite. Il y a eu beaucoup de rumeurs, de bruits, de la médisance surtout. Par exemple, des gens sont allés jusqu'à croire que Bédié aurait acheté son doctorat. Ce n'est pas des choses auxquelles je peux croire. Car Bédié était assez brillant pour faire un doctorat.
D'aucuns disent qu'il a été méconnaissable dans sa gestion du pouvoir.
Je pense que Bédié a été usé par la longue attente dans l'antichambre du pouvoir, à cause de la longévité politique d'Houphouët. Des décennies à attendre son tour, en silence. C'est énorme. Mais quand on connaît Houphouët, on comprend bien aussi l'attitude, faite de prudence excessive, de Bédié. Parce que quand Houphouët te désigne comme son second, il te surveille comme du lait sur le feu. Pour la moindre petite erreur, il est prêt à te casser. On a bien vu ce qui s'est passé avec Yacé. A un moment donné, on avait tous pensé que c'était lui qui aurait remplacé Houphouët. On sait ce qu'il a fait de Yacé, après. Quelqu'un comme Donwahi, à un moment donné, faisait partie des dauphins éventuels. Mais il a été jeté en prison. Donc Bédié en a été, à mon avis, très conscient de ces choses, et il a dû marcher comme sur des œufs. En politique, tout comme dans la vie ordinaire, ce sont là, des choses qui épuisent. Deux ou trois ans, même cinq, d'attente, ce n'est pas un problème. Mais quand cela s'étend sur des décennies, ça peut détruire.
Un autre facteur en défaveur de Bédié, c'est qu'il n'est pas bon communicateur. Il a dit des choses qui ont terni énormément son image. Il ne communique pas suffisamment, contrairement à des gens comme Alassane Ouatatra qui, en la matière, est un excellent communicateur. Houphouët était, lui-même, un très grand communicateur. Donc, non seulement Bédié ne communiquait pas, mais il ne s'est pas donné les services de Communication qu'il fallait. Je me souviens lui avoir dit et redit, à plusieurs Conseils de gouvernement, que le gouvernement n'avait pas une bonne politique de Communication et qu'à cause de ce fait, il était en train de perdre, de façon inacceptable, toutes les batailles d'opinion.
Professeur, il y avait un ministre de la Communication.
Oui. Mais j'avais aussi dit, à l'époque, que ma collègue Boni Claverie était certainement une bonne journaliste, mais qu'elle ne pouvait pas gérer le service de Communication de la Présidence. Et je le maintiens encore aujourd'hui. La Communication est une science à part entière, le journalisme, un métier spécifique. J'avais demandé qu'on crée un service de Communication rattaché à la Présidence ou à la Primature, composé de spécialistes de la Communication. J'ai dit la même chose, de mon ancien étudiant Jésus Kouassi Yéboué, un jeune sympathique, qui était le responsable de la Communication du Président Bédié. Lui aussi était un excellent journaliste, mais il n'était pas un Communicateur. Il y a donc eu cette confusion...
Naturellement, l'opposition de l'époque faisait de la Propagande, alors que le gouvernement de Bédié faisait de l'Information. En tant qu'ancien communiste, je sais ce que la propagande veut dire. Comme il n'y avait pas suffisamment d'antidotes du côté présidentiel concernant la Communication, les adversaires de Bédié ont fini par accréditer de lui, l'image d'un ivrogne, d'un Bédié qui n'était lucide que 2 heures sur 24h, etc., bref, des choses incroyables.
Pour ma part, j'ai pour Bédié un très grand respect. C'est un intellectuel de très grande valeur. Et lorsqu'il gouvernait la Côte d'Ivoire, le pays fonctionnait. Il faut qu'on ait le courage de le dire. Bédié avait des visions et des projets qu'il a appelés " Les 12 travaux de l'éléphant d'Afrique ". Le concept même de l'éléphant d'Afrique est une chose importante. Que ce soit le 3e pont dont on parle maiport, l'autoroute du Nord, etc., Bédié avait plein de projets vitaux. N'oublions pas qu'il a été le ministre des Finances sous lequel le miracle ivoirien a eu lieu. Bédié mérite donc beaucoup de respect. Et je pense que les Ivoiriens ont tort de le regarder comme un homme insignifiant.
C'est une grande erreur. Avec l'âge, est-ce qu'il a baissé en valeur ? Il n'y a pas de raison objective de l'affirmer. D'ailleurs, je constate que Bédié vieillit très bien. Que ce soit physiquement ou mentalement, on ne voit pas le poids de l'âge sur cet homme là.
Sans avoir eu à travailler avec M. Alassane Ouattara, nous pensons que vous le connaissez, puisque vous étiez président de parti (l'USD), au moment où il était Premier ministre. Pourriez-vous nous parler aussi de lui ?
Je réponds à cette question de façon exceptionnelle. J'étais un homme politique, mais depuis l'an 2000, j'ai décidé de me retirer de la politique. Cependant, je demeure un citoyen, et vous avez le droit de me demander mon opinion sur des choses dont des aspérités vous échappent. Alors, je vous le concède.
S'agissant d'Alassane Ouattara, je considère que cet homme a un courage dont je n'aurais jamais été capable. Quelqu'un ne peut pas avoir pris tant de coups, avoir subi tant de haine, avoir été harcelé de cette façon, avoir été humilié de la sorte, et tenir encore debout, dressé face aux adversaires et aux ennemis ! Il faut reconnaître aux gens ce qu'ils sont. Alassane, pour moi, est un ''fromager''. Et un homme qui a de telles performances, a forcément les moyens de tenir un pays. Parce que tenir un pays, c'est aussi être capable de rester debout face aux tempêtes. Devant les magouilles des grandes puissances, les pressions extérieures et crises qui éclatent à l'intérieur, les frondes extérieures, il faut que le leader soit debout. Car s'il baisse les bras, le pays plie l'échine. Ce qui me paraît ahurissant de la part des Ivoiriens, c'est la promptitude de nombreux d'entre eux à dire qu'Alassane n'est pas Ivoirien. Mais quel est ce pays dans lequel un non national peut créer un parti politique, faire des meetings publics en tant que chef de parti politique, avoir des journaux politiques pour son parti, etc. ? Où sommes-nous ? Je ne peux pas, par exemple, aller créer un parti politique au Gabon. Donc de deux choses, l'une : ou Alassane n'est pas Ivoirien, et dans ce cas, le gouvernement ivoirien aurait dû, dès le départ, ou un jour ou l'autre, lui interdire de façon courageuse et ferme toute activité politique sur le territoire ivoirien ; ou alors, il est Ivoirien et on lui colle la paix.
Quand il a eu à intervenir à l'hôtel Ivoire lors du Forum de la Réconciliation nationale, avec Guéi, Gbagbo et Bédié, des journalistes m'ont posé une question, à ma sortie de la salle ; ils voulaient savoir ce que je pensais de M. Alassane Ouattara. J'ai répondu qu'il m'avait convaincu, et que c'était à la justice de trancher cette question, parce que j'estime que la justice a quand même les moyens d'investigation. Ce n'est pas une affaire de politicien en tant que telle.
Il n'est cependant pas exempt de reproches ?
Bien sûr qu'il a, lui aussi, ses faiblesses. Une des choses que je déplore chez lui, c'est qu'il bénéficie de grandes alliances à l'extérieur. Mais dans ses rapports avec ses alliés, je n'ai pas le sentiment qu'il met toutes ces relations-là au service de la Côte d'Ivoire. Je crois qu'il voit davantage le régime adverse et non le pays en tant que tel. Bien sûr, on me dira : " Puisqu'il n'est pas au pouvoir ". Je réponds : " Oui, mais même étant dans l'opposition, on peut faire des propositions pour faire avancer le pays, on peut aider le pays à résoudre les problèmes auxquels il doit faire face. Alassane est, en outre, trop américain. Sur le plan de l'Economie politique, il est un néolibéral. Or le néolibéralisme, pour moi qui suis de gauche, c'est de l'excès par rapport au choix de l'économie politique de base. Alassane est un produit achevé de l'école américaine. On ne peut pas vraiment lui reprocher cela. Mais je suis en droit de dire que, sur ce plan là, je suis en divergence totale avec lui.
Il y a un personnage dont le comportement politique prête à controverse : le Président de l'Assemblée nationale, Mamadou Koulibaly. Ses frondes contre le régime (dont il fait cependant partie) deviennent récurrentes, voire surprenantes. Quelles impressions avez-vous de lui ?
Mamadou Koulibaly donne à voir de lui, l'image d'un garçon très courageux. Parce qu'un régime politique, quel qu'il soit, est une machine. Et face à cette machine en général, les membres ont le choix entre deux choses : ou bien ils plient l'échine et ils deviennent des suivistes, ou bien alors, ils manifestent leurs désaccords et, dans ce cas, ils s'attirent des ennemis au sein de l'appareil. Pour les premiers, les suivistes, tout ce que dit le parti est bon ; tout ce que la machine offre comme rêve est pris pour de la réalité. Ils sont toujours d'accord avec tout ce que le chef dit. Les seconds, de la trempe de Mamoudou, se donnent le droit de dire non quand ils ne sont pas d'accord.
Les Africains ne savent pas dire non. Mamadou Koulibaly a opté pour ce deuxième choix. Mais ce choix comporte des risques. Et il assume ces risques. Sur ce plan, c'est un garçon que je trouve admirable. Le combat qu'il mène est même utile à son parti, car porter des critiques au parti auquel on appartient, peut permettre à ce parti d'être propre, d'améliorer sa propre image, d'être digne de la confiance du pays.
Ce qui arrive au Président Gbagbo avec l'histoire de sa secrétaire (je parle de celle qui a escroqué MTN) est quand même grave. Je m'étais déjà inquiété, il y a longtemps, de certaines pratiques dans l'entourage du Président. Plus d'une fois, j'ai tenté de lui faire parvenir des messages, par l'intermédiaire de certaines personnalités de son entourage. Je ne sais pas s'il les a reçus, mais je lui disais que nous, qui sommes les siens, étions très inquiets et même humiliés par rapport à ce qui se passe au palais. Et que les audiences qu'il accorde à des personnalités sont vendues. Je n'ai pas eu de retour ; donc je suppose qu'il n'a pas eu ces messages. Je reçois souvent ici, chez moi, de hautes personnalités que je ne veux pas nommer (ce n'est pas un délit le fait de venir me voir), et nous discutions, là, sur cette terrasse. Je suis leur aîné et, pour beaucoup d'entre eux, leur maître. Et quand ils viennent, nous discutons amplement des choses de notre pays. Ils me donnent leur point de vue, et c'est en tenant compte de tout cela que j'ai attiré l'attention du Président sur les choses qui ne vont pas, en lui faisant comprendre qu'il faut qu'on réagisse...
Pour en revenir à Mamadou Koulibaly qui a manifesté toujours un réel intérêt pour la vérité, je viens d'apprendre que son bureau a été brûlé. Qui sait si quelque main malveillante, gênée par son langage véridique, n'a pas cru devoir le punir par ce forfait. Je n'affirme rien, car je n'ai pas fait d'enquête. Mais c'est quand même pénible, voire suspect et étrange que ce soit le bureau de Mamadou Koulibaly qui ait pris feu, et non le bâtiment de l'Assemblée nationale dans son ensemble. Bref, j'ai donc une très bonne opinion de Koulibaly. Et j'ajoute que Mamadou Koulibaly est un garçon simple, humble. On le voit au volant de sa propre voiture, il n'a pas la tête enflée par le pouvoir qu'il a, alors qu'il est, quand même, le deuxième personnage de ce pays. On en a vu d'autres qui avaient occupé ce poste avant lui ! Mamadou Koulibaly, sur ce plan, est digne de sympathie.
Depuis décembre 2005, au PDCI, la scène politique ivoirienne s'est enrichie de l'arrivée d'un autre personnage : Charles Konan Banny. Nous savons également que cette autre personnalité n'est pas inconnue de vous.
Charles Konan Banny, d'abord sur le plan purement humain, est un homme pour qui j'ai, au départ même, de la sympathie. Pour la raison qu'il a été mon cadet au lycée, tout comme Lamine Fadiga, Jean Aphing Kouassi qui vient de décéder malheureusement, qui sont un certain nombre de jeunes qui ont été mes cadets immédiats. Et nous avions déjà, Charles et moi, et ceci de longue date, des relations très affectives. La deuxième raison est que je suis un très grand ami de son frère aîné Jean Konan Banny. Notre amitié date du temps où nous étions en prison. Donc je regarde Charles Konan Banny avec le prisme de Jean. Mais à partir du moment où Charles est devenu un homme politique, je tiens, le concernant, à traiter les choses autrement et non plus sur le plan affectif. Il faut que je lui dise également ce que je lui trouve de positif et de négatif.
Ce que je lui trouve de positif chez lui, c'est que c'est un homme neuf. Il était du PDCI et il le reste certes, mais il n'a jamais occupé de postes importants, c'est-à-dire les postes de leader de parti au PDCI. Banny a toujours eu une vie de technocrate. Sur ce plan-là, je lui donnerais le même brevet, la même médaille qu'à un homme comme Kablan Duncan. Banny n'est pas quelqu'un qu'on a vu se battre pour gravir les échelons au sein du PDCI. Il s'est toujours fait valoir par ce qu'il sait, par sa valeur intellectuelle, par sa technicité. Donc il n'est pas mêlé aux grandes magouilles du pays. Banny ne traîne aucune casserole. En tout cas, la presse ne nous en a jamais rien dit. Les fonctions qu'il a occupées à Dakar sont des fonctions qui l'ont valorisé parce qu'il n'a pas du tout commis des impairs là-bas qui pouvaient nous faire la honte à nous, Ivoiriens. C'est à ce stade qu'il était, lorsqu'il a été nommé Premier ministre.
Certains disent qu'il a échoué. Je dis non. Banny a quitté la Primature dans les conditions que l'on sait : la situation en Côte d'Ivoire était ingérable. Au fond, la Côte d'Ivoire dont Banny a été le Premier ministre était une Côte d'Ivoire complètement affaiblie et dénaturée par la crise de confiance. Quiconque venait aux affaires apparaissait aux uns comme l'ennemi N°1, aux autres comme l'adversaire à abattre, ou encore comme un empêcheur de tourner en rond. Au temps où Banny est Premier ministre, la Côte d'Ivoire était encore sous l'emprise, le charme et l'effet de Marcoussis. Nous savions, tous, l'opinion que le régime FPI avait de Marcoussis. Ce n'étaient pas là, des conditions à rendre possibles les relations d'harmonie entre lui et le chef de l'Etat. Or un Premier ministre, même s'il a été nommé par des influences extérieures, ne peut pas fonctionner dans un pays s'il n'est pas en phase avec le chef de l'Etat. Regardez au Zimbabwe, le scénario qui est en train de se produire. Ce garçon a été nommé Premier ministre ; mais beaucoup de gens estiment que ça n'augure rien de bon. Il peut avoir un succès relatif, mais il ne peut aller jusqu'au bout de ses convictions, ses idées et ses capacités que si le chef de l'Etat accepte vraiment de le laisser faire. Les difficultés de Banny étaient là. Je pense donc que c'est la Côte d'Ivoire qui a échoué, à un tournant important de cette crise.
Pour terminer avec le cas Banny, je pense qu'il est quelqu'un qui a l'avantage d'être un homme discret. Il intervient périodiquement dans la politique du pays, mais jamais comme un vaniteux. Beaucoup de gens ont cru qu'il allait chercher à humilier Bédié, le jeter. Non, il ne l'a pas fait. Je crois qu'il attend son heure. Il est jeune. C'est toujours vertueux de donner le temps au temps. On dit : " Tout vient à point nommé à qui sait attendre ". Il ne s'agit pas de tomber dans la léthargie, dans l'aboulie, mais de gérer le temps de manière intelligente et en rapport avec le contexte dans lequel on se trouve. Et cela, Banny le fait très bien.
Nous ne saurions boucler cette interview sans recueillir votre opinion sur le Président Laurent Gbagbo. Nous savons, là aussi, que vous vous connaissez bien, voire très bien.
C'est toujours un grand problème quand je dois parler de Laurent. Je m'excuse de l'appeler Laurent puisqu'il est mon Président, mais j'ai avec ce monsieur des rapports tels que je peux me permettre au moins cela. Nous avons de longues années de vie en commun, d'histoire commune et ce qui lui arrive ou ce qui ne lui arrive pas ne peut pas m'être indifférent. Donc je crains toujours, quand je dois parler de lui, de me mettre sur des positions sentimentales, affectives. Puisqu'en politique, lorsque vous portez un jugement, vous partez forcément sur une mauvaise bonne base, je vais, avec retenue, dire quelques mots sur lui, en essayant d'être le plus objectif possible.
Comme je l'ai fait concernant les autres, je commence d'abord par ses qualités. Ce que je lui reconnais, c'est sa spontanéité dans ses rapports avec les gens ; il est sentimental aussi. Quand il vous rencontre, qu'il vous ouvre les bras et vous salue avec chaleur, il ne ment pas. Il sent réellement ce qu'il est en train de faire. C'est vraiment quelqu'un de spontané dont le cœur est ouvert. Seulement, ce que les gens doivent savoir, c'est que quand il est confronté à un problème politique, il a cette force extraordinaire de mettre une croix sur tout sentiment, et d'agir d'une manière telle qu'on ne le reconnaît même plus. Beaucoup de gens ne connaissent pas cette contradiction qui l'habite. Ils retiennent le fait qu'il est très sévère quand il s'agit de questions politiques, ou bien qu'il est quelqu'un d'essentiellement sentimental. Non, il a ces deux aspects, qui fondent sa personnalité. Il a une personnalité double.
Laurent est aussi un homme généreux, très généreux. Il sait donner. Aussi bien à son entourage immédiat, à sa famille, et aux humbles gens du peuple qui réussissent à avoir accès à lui. Seulement voilà : comme toujours, dans ce genre de situations (et au temps d'Houphouët déjà, c'était pareil), il sévit, dans son entourage, une race de gens que les Ivoiriens appellent les " coupeurs de routes ". On sait comment ces gens-là procèdent (…). Par exemple, une pauvre dame a réussi à passer un message au Président qui a donné son accord pour l'aider. Le coupeur de route va retenir la grande partie de ce que le Président a donné, pour ne remettre qu'une infime partie à la dame. Cela n'a l'air de rien, mais c'est aussi cela aussi, l'image d'un régime.
Vous n'avez aucune réserve le concernant ?
Oh, si ! Ce que je peux lui reprocher, c'est qu'il est trop partisan. Il est trop replié sur le FPI en tant que parti. La gauche était plurielle. Je veux parler du PSI de Bamba Moriféré, du PIT (Parti ivoirien des Travailleurs), de l'USD (Union des Socio-démocrates) qui, d'ailleurs, ne vit presque plus. Mais tous ces partis étaient, à un moment donné, dans la Coordination de la gauche. Je reproche au Président de n'avoir pas été suffisamment ouvert pour que la gauche se rassemble autour de lui. Quand il a été élu Président de la République, il aurait même dû prendre les attaches de la gauche de manière à ce que les cadres de la gauche puissent l'aider à réfléchir aux grands problèmes nationaux, aux grands défis auxquels il serait confronté. Malheureusement, c'est uniquement du FPI seul qu'il s'est fait entourer. Et même quand les militants du FPI n'étaient pas des cadres, ou étaient des gens qui n'avaient rien appris du socialisme, ils ont été préférés à ceux de la gauche qui avaient des compétences à mettre à sa disposition. C'est une erreur.
Jusqu'à ces derniers temps, Laurent s'est montré trop faible à l'égard de son entourage. Or les erreurs qui y sont commises sont de celles qui salissent l'image de la gauche et qui humilient ceux qui ont épousé cette cause, pour lui : ceux qui le soutiennent, ceux qui ont combattu avec lui et qui sont dans le peuple maintenant aujourd'hui. Compte tenu de la position que j'ai occupée au sein de la gauche, je reçois des dizaines et des dizaines de militants de la gauche ; ils viennent me voir, et me disent souvent : " On nous a oubliés ". C'est vrai, beaucoup de dirigeants FPI sont orgueilleux. Ils ne sont pas généreux au sens premier du terme. C'est-à-dire des gens qui savent partager, qui doivent savoir secourir. Il y en a beaucoup qui ont battu le pavé parmi ces jeunes gens et ces jeunes filles. On doit quand même pouvoir trouver des conditions qui puissent leur permettre de se retrouver socialement.
C'est une chose que j'avais remarquée quand j'étais au ministère. Quelques-uns de nos camarades avaient à l'égard des militants de base, un mépris intolérable. Est-ce une maladie des gens au pouvoir ou des gens de la gauche ? Je n'en sais rien. En tout cas, c'est une maladie assez étrange, et j'ai été souvent furieux de constater cela. Donc je ne peux pas dire que c'est Gbagbo Laurent qui a sécrété cette maladie nt. Mais le rôle du chef, c'est mettre un coup de barre à ces choses.
Permettez-moi de revenir sur des aspects positifs de son personnage : Laurent est un garçon courageux. On est obligé de le lui reconnaître. Il porte à un très haut niveau, ce que je pourrais appeler ici ''l'atavisme bété''. Je ne suis pas là, en train de donner dans l'ethnicisme. Il existe, dans les ethnies, les races et les groupes sociaux, un certain nombre de traits distinctifs qui font qu'on reconnaît ces groupes. Bien sûr, il faut tenir compte aussi de tout ce que ces groupes ont en commun avec tous les autres du monde. Bref, Laurent a le sens du défi ; et ça, c'est très bété. Il a même le sens du défi jusqu'à avoir des comportements suicidaires. L'une des qualités des Bétés, c'est de faire face au défi, de façon mécanique, sans même savoir si l'adversaire pèse peut-être trois plus que lui (…). Ce sens du défi est une qualité et en même temps un défaut. Dans la crise ivoirienne, il faut se souvenir que Marcoussis a été un acte de défiance et d'humiliation du Chef de l'Etat ivoirien. Ce n'est pas possible qu'un Chef d'Etat soit presque séquestré à Paris, sommé de nommer un Premier ministre, sommé de faire une déclaration pour dire à ses militants d'Abidjan de ne pas manifester. A la limite, Marcoussis voulait détrôner Gbagbo comme Chef d'Etat. D'après ce qui nous a été dit, c'est Bédié qui a dit qu'il n'était pas d'accord avec cette façon de faire. Le disant, Bédié exprimait là son refus de cautionner un coup d'Etat civil. Et on peut le comprendre : il a été victime d'un coup d'Etat, il ne pouvait pas se faire le complice d'un coup d'Etat civil. Et ça aussi, le FPI devrait le reconnaître au président Bédié.
Vous avez été le seul homme politique en Côte d'Ivoire à avoir condamné, sans aucune réserve, le coup d'Etat de décembre 1999. L'avez-vous fait par solidarité gouvernementale ou par conviction doctrinale ?
Ce n'est pas du tout par solidarité avec un gouvernement que je l'ai fait. Evidemment, si un tel travail m'avait été demandé, en solidarité avec le gouvernement auquel j'ai participé, je ne m'y serais pas dérobé. Si je n'étais pas d'accord avec l'essentiel de ce que faisait le gouvernement de l'époque, j'aurais dû démissionner. Mais je ne l'ai pas fait parce que nos rapports étaient, pour l'essentiel, acceptables (…). J'ai condamné le coup d'Etat par principe. Et je l'ai dit à Guéi, au camp Gallieni où il avait convoqué les chefs de parti. J'étais secrétaire de l'USD. Je lui ai dit : " Mon général, nous sommes, à l'USD, contre votre coup d'Etat, parce que les coups d'Etat ont eu lieu par dizaines en Amérique Latine, et ces pays se sont effondrés économiquement. Ce n'est qu'avec la fin des coups d'Etat, ces derniers temps, que ces pays ont commencé à émerger. En Côte d'Ivoire et en Afrique, des coups d'Etat se sont succédé depuis les indépendances. En dehors d'un cas d'exception comme celui du Ghana, ces coups d'Etat ont donné des pays affaiblis. Donc à l'USD nous ne pensons pas que la Côte d'Ivoire puisse tirer un grand profit d'un coup d'Etat. Et je dois vous avouer que nous ne collaborerons pas avec vous ".
J'ai dit cela parce qu'il avait été demandé que chaque parti lui en envoie des conseillers. Donc, nous avons condamné fermement, et par écrit, ce coup d'Etat. Notre texte est passé à la télévision et à la radio, dans les journaux, et c'est même une des raisons pour lesquelles j'ai eu des problèmes avec mes militants. Donc Guei a demandé que chaque parti lui envoie des ministrables. J'ai dit aux gens de mon parti, notamment au Comité exécutif, qu'on ne peut pas avoir condamné le coup d'Etat de cette façon, et envoyer des gens au gouvernement de la junte. Sur ce plan-là, les gens (de l'USD) m'ont pris entre griffes. Je leur a dit : " Je veux bien. Dans ce cas, je fais la liste de ceux que vous considérez ministrables ; mais je vais aussi joindre une lettre dans laquelle je dirai que Bernard Zadi Zaourou, Secrétaire général de l'USD, n'est pas concerné par une quelconque entrée au gouvernement ". Ils ont dit d'accord, sans savoir qu'une telle mention éliminait d'office l'USD. J'ai envoyé la lettre avec cette mention et, naturellement, la junte n'a pas fait entrer l'USD au gouvernement. (…).
J'ai même dit, publiquement, à Guéi : " Nous sommes des anciens communistes. Nous ne pouvons pas accepter ce coup d'Etat ". Séri Gnoléba était à cette réunion. Moriféré, Laurent Gbagbo, Alassane y étaient également. J'ai dit à Guéi que nous sommes des anciens communistes et que donc, nous ne pouvions pas tolérer qu'on prenne le peuple à rebrousse poils pour lui imposer des choses. Moriféré m'a pratiquement sauté au visage. Il m'a dit ceci : " Mais Bernard, sois raisonnable, ce n'est pas un coup d'Etat. C'est la révolution des œillets ! ". Je n'ai pas réagi à cela, car je l'ai trouvé ridicule.
L'expérience a montré qu'en matière de Révolution des œillets, chacun en a eu pour son compte ! Lui-même, Moriféré, a connu l'exil pendant des années. Tous étaient menacés. Alassane a été menacé de mort, la personne même qui a fait le coup d'Etat (Boka Yapi - NDR) est morte, en exil. IB a dû s'exiler. Mais tout cela, je crois, c'est une autre vie, une autre culture. Aujourd'hui, il y a beaucoup d'Ivoiriens qui se comportent comme des varans et des taupes : ils n'ont pas d'oreilles, ils n'ont pas d'yeux. C'est pourquoi, je profiterai de cette interview pour dire deux mots à Kipré Pierre. Dans un journal de la place, il n'y a pas longtemps, à l'occasion d'un débat sur l'ivoirité, et s'agissant surtout de la Constitution, à la réflexion d'un journaliste qui lui a dit que Zadi a fait campagne contre cette Constitution, il a dit ceci : " Zadi n'est pas le peuple ". Je lui réponds en deux mots en disant : l'Historien qu'il est devrait savoir que, dans l'histoire, il est arrivé que quelques individus ou même un individu ait raison sur la multitude. Il faut quand même qu'il sache aujourd'hui que les faits m'ont donné raison. La Côte d'Ivoire a eu cette guerre parce que cette Constitution était inique, et aussi du fait que des erreurs très graves ont été commises par les Forces de défense et de sécurité à l'encontre d'autres Ivoiriens. La Côte d'Ivoire a eu cette guerre parce qu'il y a eu une crise de conscience extrêmement grave qui a divisé les Ivoiriens.
Nous n'avons pas su, à la faveur du Forum de Réconciliation nationale, faire suffisamment droit aux plaintes des simples gens qui ont été malmenés avec leurs enfants dont certains ont été tués, dont les femmes ont été violées, etc., tout cela n'a pas été suffisamment pris en compte. Zadi ne se prend pas pour un devin. Mais Zadi se prend pour un citoyen éclairé, qui a le courage de dire non quand il faut dire non. Voilà ce qui nous sépare, Kipré et moi.
Comment voyez-vous l'issue de cette crise. Pensez-vous que nous allons sortir efficacement de cette situation ?
J'ai toujours une thèse selon laquelle, les Nations ne se posent que les problèmes qu'elles peuvent résoudre. C'est-à-dire que, lorsqu'un problème arrive à un pays, quoi qu'il en soit, le pays finit toujours par faire émerger des hommes, des femmes, des idées et les visions qui peuvent lui permettent de sortir de l'impasse. Ce n'est pas par hasard si, dans les guerres que le Monde a connues en 1945, l'on a vu émerger des hommes comme Churchill, Eisenhower, Staline, de Gaulle. Et puis, dans les pays africains, en rapport avec le climat de guerre et les luttes de libération, des gens comme Houphouët, Azikiwé, Tafawal Baluwa, Nkrumah et autres. C'est la grande crise de 1939-1945 qui explique l'émergence de ces gens. Cela veut dire que, face à une situation dure, terrible, mortelle pour une nation, cette nation secrète nécessairement les hommes qu'il faut.
Sous la colonisation, que n'avons-nous pas vu ? Des peuples asservis par les colons, le travail forcé, le travail obligatoire, les parents humiliés, des chefs humiliés, frappés publiquement à la chicotte, toutes sortes de sévices aussi. Des hommes creusant des montagnes à la main pour que des routes passent ; les produits des Ivoiriens achetés à vils prix pendant que les produits des Blancs colons étaient achetés à un prix 2, 3, 4 fois plus chers... Pour résoudre le problème, il a fallu que la Côte d'Ivoire secrète Houphouët. Houphouët est irremplaçable. Donc dans la crise où nous nous trouvons, le pays saura toujours trouver, nécessairement, les conditions qu'il faut, les hommes, les femmes qu'il faut, pour s'en sortir. Mais cela relève d'un optimisme qu'on pourrait considérer comme béat, parce que je ne peux pas dire les conditions concrètes dans lesquelles cela va se passer.
Un mot tout de même sur l'accord de Ouaga
Si je tiens compte des données sur le terrain, je considère l'accord de Ouagadougou comme politiquement juste. Quand on interprète les choses du point de vue dialectique, c'est un accord qui est très bien venu. Quelle était la situation ? Il y a deux forces antagonistes : les " Forces nouvelles " et les Forces républicaines. Pourquoi ces deux forces ne négocieraient-elles pas pour désamorcer la contradiction antagonique ? Le problème dialectique se pose donc en ces termes. Maintenant, là où il y a problème, c'est que cette performance dialectique appelle certaines inquiétudes. En effet : si les principaux belligérants sont au pouvoir, si les deux forces antagonistes ont négocié et trouvé un accord et qu'elles sont chargées elles-mêmes d'appliquer cet accord, on voit mal pourquoi le Premier ministre, chef des " Forces nouvelles " (FN) serait pressé de quitter le pouvoir. Pourquoi ? Plus il dure au pouvoir, plus sa crédibilité grandit, plus sa future insertion en Côte d'Ivoire son pays d'origine, sera facile, plus également il entretiendra commerce avec les puissants de ce monde, des chefs d'Etat ; il se garantira ainsi une certaine sécurité, parce qu'il sait qu'il y a quand même beaucoup de choses graves qui se sont passées au Nord. Il peut donc particulièrement craindre, s'il n'est pas suffisamment protégé, qu'il lui arrive des malheurs.
Ce qui veut donc dire qu'il fait traîner les choses pour perdurer au poste de Premier ministre ?
Je ne suis pas mauvaise langue, ni soupçonneux, j'analyse les faits et en tire des conséquences. Objectivement, le Premier ministre actuel, Secrétaire général des Forces nouvelles n'a aucun intérêt à accélérer comme cela le processus de sa sortie du pouvoir. On pourrait en dire autant du Chef de l'Etat. Il est le père du dialogue direct et l'un des protagonistes, et donc, un des pôles de l'antagonisme. Il a été élu, et il prend toujours la Constitution pour dire que tant qu'il n'y a pas un nouveau président, je demeure le Président. La Côte d'Ivoire a pratiquement pris acte de cette affirmation, sinon il ne serait pas au pouvoir depuis 2005 jusqu'à aujourd'hui, c'est-à-dire quatre ans, alors que le mandat est de cinq ans. Cela fait quatre années qu'il est au pouvoir, sans élections. A sa place, je ne vois pas pourquoi je ne chercherais pas à avoir une cinquième année. Pourquoi ? Objectivement, à sa place, je n'aurai aucun intérêt à ce que cela finisse vite. Encore une fois, je le dis : je fais des analyses, je ne juge pas.
Finalement, je pense qu'on aurait dû, pour que la sortie de crise soit plus rapide, créer un troisième pôle constitué de personnalités influentes des partis de l'opposition, pour que partout où se poserait ce débat, ce pôle-là ait son point de vue à donner, des propositions à faire pour accélérer le processus. Ainsi, avec le facilitateur (le Président Compaoré), nous aurions eu un carré à l'intérieur duquel il n'y aurait pas d'opposition figée, tranchée (…). Malgré tout cela, je pense que les choses avancent, même si cela se fait lentement. On n'est pas loin d'en finir avec l'enrôlement, les réunions périodiques qui ont lieu au Burkina pour réajuster les accords, sont des réunions qui se font avec beaucoup d'efficacité. Compaoré joue vraiment son rôle de grand médiateur. Je suis optimiste. Il n'y a pas de raison pour que la Côte d'Ivoire ne s'en sorte pas à terme.
Vous ne croyez donc pas à la menace d'une guerre civile encore comme solution désespérée ?
Je ne partagerais pas cette opinion, ni ne ferais cette option. Il y a une erreur à ne pas commettre : que des ultras s'attaquent à la vie de Soro. Ce serait une très grave erreur. Parce que Soro est en train de se découvrir. Bientôt, la justice sera installée au Nord, les hauts fonctionnaires, l'administration, tout cela reprend, là-bas ; bientôt ce sera la caisse commune ; on annonce dans quelques temps la fin des Com-zones. Tout cela dévirilise le chef des " Forces nouvelles ", le rend vulnérable. Si des gens, ennemis du pays, par zèle ou par inconscience, l'attaquent pour l'occire par exemple, ils risquent de créer en Côte d'Ivoire une cassure définitive : la sécession. Parce que, dans cette situation, des gens comme IB rappliqueraient en disant : " On vous avait bien dit que ces gens allaient vous trahir ". C'est pour cela, on parle de levée de milices armées. (…). Donc, ce que je demande, c'est que tous ceux qui sont sur des positions extrémistes, dans un camp comme dans l'autre, comprennent que cela ne rend pas service au pays. (…) Des pays comme l'Angola ont connu cela pendant 25 ans ; la République démocratique du Congo (RDC) en est encore là ; le Libéria est à nos portes. Mais tout cela n'a pas empêché que le pays reprenne, se remette en marche. Je pense que les gens doivent davantage penser au pays, et ne pas chercher à assouvir des haines destructrices (...).
Que pensez-vous de la solution du Président Francis Wodié à l'urgence d'une Concertation nationale ?
Dans le principe, Wodié a raison. Parce que lorsqu'une crise frappe un pays, la première démarche à mener est d'amener les citoyens représentatifs à s'expliquer, au nom du peuple, et à donner des solutions. C'est là que l'erreur a été commise, à propos du " Forum de Réconciliation nationale ". A ce Forum, j'étais membre du Comité des sages. Pendant trois mois, on a vu des gens défiler, énumérer les malheurs qu'ils ont eus ; les assassinats dont certains de leurs parents ont été l'objet, des vols, et tout cela. Pendant trois mois. A la fin des trois mois, Seydou Diarra, Premier ministre d'alors et Président du présidium, a rencontré le Comité des sages et a dit : " Maintenant que vous avez eu tout cela, le directoire va se réunir et prendre les décisions ". J'ai pris la parole et je lui ai dit : " Non. Il faut une plénière. Et il faut même élargir cette plénière à des gens qui ne sont pas membres du Forum, de façon à ce que ces gens se parlent et disent quelles sont les routes par lesquelles on peut sortir de cette situation grave. Les paroles de tous ces plaignants qu'on a entendues sont comme des fusées lancées verticalement vers le ciel. Si on ne fait rien, ces fusées nous retomberont sur la tête ". En fait, j'annonçais la guerre. Seydou Diarra m'a répondu en disant : " M. le ministre, non, ce n'est pas possible, parce que cela va faire une Conférence nationale. Et ce n'est pas une chose qu'on peut encourager ". Je reste persuadé que c'était vraiment l'occasion de faire le débat national dont parle Wodié ! Donc pour moi, c'était un tournant. Ce tournant ayant échoué, est-ce que nous pouvons voir de nouveau les hommes politiques accepter de s'asseoir ? Cela m'étonnerait. Il y a trop de blocages. Dans les faits, je ne crois pas que la scène politique ivoirienne soit capable d'accepter cette proposition.
Nous allons maintenant parler de votre dernier recueil de poèmes en date, "Les quatrains du dégoût". Ce présent recueil de poèmes tranche nettement avec vos textes autant dans le fond que sur le plan de la forme. Nous sommes loin des grandes envolées lyriques qui ont, jusque-là, caractérisé votre écriture.
C'est que ce livre n'a pas été écrit dans les mêmes conditions que les précédents ; il est l'aboutissement d'un état intérieur fait de déceptions et de souffrances réelles. Certaines personnes m'ont fait subir de grandes souffrances en me harcelant de leur haine et de leurs dénigrements. Qui sait ? Peut-être voulait-on que je crève ? La forme, simple, de ce livre traduit parfaitement cet état d'âme. J'ai choisi de procéder par des quatrains car je n'avais même plus la force de discourir en faisant de grandes envolées comme dans " Fer de lance ". C'est ce qui explique le fait que ce livre est fait de paroles ordinaires, simples.
Est-ce que vous avez eu l'impression de n'avoir pas été compris jusque-là, pour que vous en arriviez à rompre avec votre style et nous proposer aujourd'hui ces vers faits de simplicité surprenante ?
Non, non, je ne fais pas ce type de calcul. Dans le cas des " Quatrains du dégoût ", comme je me sentais harcelé par une foule de détails, des hommes en détail, des femmes en détail, des comportements en détail, des vexations en détail, j'ai fini par renoncer à tout ou presque, et même à la tentation intellectuelle de rechercher dans mon écriture, les performances esthétiques les plus élevées ; encore que...
" Il n'y a rien de bon dans le cœur de l'homme qui n'est lourd que des bassesses infinies par lesquelles il finit de vous dégoûter et pire, par vous dégoûter de la vie elle-même ", écrivez-vous " (p.6). Qu'est-ce qui vous dégoûte tant ?
Plein de petites choses comme ça, qui n'ont l'air de rien, mais qui m'affectent, me dégoûtent même. Tiens, parfois, je mets ma télé en marche, et qu'est-ce que je vois ? Je vois un petit gars dansant avec des gestes simiesques, et je me demande : " Mais, mais, mais, qu'est-ce qu'il fait là ?! Il singe des singes ou bien veut-il danser ? "…
Vous n'hésitez cependant pas à écrire aussi ceci : " Et pourtant, cher ami, belle amie, l'on ne peut ni ne doit désespérer de la vie. Elle vaut la peine d'être vécue… " (p. 7).
C'est parce que je sais que malgré tout, la vie vaut la peine d'être vécue. Mais je suis déçu de l'homme. Pas dégoûté, mais déçu. Ma vie entière a été une vie d'éducateur ; aujourd'hui, quand je considère ce concept d'éducateur, je le trouve prétentieux, parce que finalement, on n'éduque personne, et personne ne voudrait être éduqué à vrai dire. Tout homme porte en lui un fond génétique. Le contexte social nous prédispose à développer ce fond ou à l'inhiber, ou à en exploiter qu'une part. Et les rencontres qu'on a dans la vie font que ce travail-là obtient un résultat plus ou moins mitigé, ou parfois positif. Mais l'homme est et demeure un résistant perpétuel. Tant que l'enseignement que je donne aux jeunes gens leur apparaît comme nécessaire à leur promotion sociale ou universitaire, ils se laissent éduquer. Mais une fois nantis de ces diplômes, ils deviennent autre chose.
Prenez par exemple le terrain de la politique. Sur un terrain comme celui-là qui est un voyage au long cours et donc une mise constante à l'épreuve, il suffit de creuser pour se rendre compte que l'homme refuse totalement de se laisser transformer. Il se masque de mille façons, et quand vous arrivez jusqu'au bout du chemin avec lui, il se révèle, à votre surprise, comme un monstre.
Parlez-nous du mode de composition de ce livre. Il est divisé en petits livres. L'avez-vous conçu comme cela au début, ou bien la répartition s'est-elle imposée, après l'écriture ?
Au début, je voulais écrire un texte libre conçu en plusieurs petits livres, sept exactement, car je vénère ce chiffre. J'entrevoyais le dernier livre, plus gai, plus optimiste, plus rythmique que les autres ; mais je me suis rendu compte que je ne le sentais pas des doigts. J'ai eu beau faire, mes doigts refusaient de le faire venir. Je l'ai donc limité à six petits livres. " Harmonie ", qui est le dernier livre, tente de compenser les douleurs précédentes ; mais ce n'est pas du tout un hymne à la joie. Le premier livre s'intitule " La vessenie " ; j'avais vraiment besoin d'évacuer cette douleur que m'inspire l'école ivoirienne.
Nous la percevons. Mais pourquoi empêchez-vous le lecteur d'établir des similitudes entre la vessie et la Fesci, dans des notes de bas de page ?
Je n'empêche en rien le lecteur de s'entêter à voir la Fesci dans la Vessie et, dans les vessiniens, des fescistes ; le premier droit du lecteur, c'est d'avoir un seuil de lecture qui lui soit propre. Mais en littérature, j'ai toujours soutenu l'idée que même un personnage n'est qu'un modèle ; un personnage n'est que le résultat d'un modèle accompli. Le modèle est un modèle. Je ne fais pas ici œuvre d'historien, et mon souci, dans ce livre, n'est pas de faire l'histoire de la Fesci. Sur le plan stylistique, le parallélisme d'harmonie imitative entre la Vessie et la Fesci est seulement un clin d'œil au lecteur. Disons que la Fesci, par son comportement, a donné, dans mon imaginaire, naissance à la Vessie…
En opposition à la lecture pessimiste de la vie que vous infligez au lecteur, vous louez aussi le monde, l'univers.
Il n'y a là, rien d'étonnant ; parce que d'abord, je n'ai pas à réduire l'univers et la vie, les êtres, les phénomènes et les choses à l'aune de mon être individuel ; ce serait me surévaluer. L'univers est une merveille ; les biologistes, aussi bien que les croyants savent que chaque être émet effectivement une vibration spécifique ; et on a grand tort de ne pas se sentir en grand deuil quand même le simple éboueur du coin vient à mourir ; on croit qu'il ne représente rien ; c'est une erreur. Sa mort devrait être ressentie comme une douleur immense. Parce que lui aussi est un chef-d'œuvre. L'univers reste une merveille. Chaque lever de soleil est un miracle, chaque sommeil, chaque réveil, est un miracle ; le fait même que dans mon sommeil, je rêve que je voyage, que j'ai des visions, tout cela participe des merveilles de la vie. J'ai fréquemment, sauf ces derniers temps où j'ai été très malade, rêvé d'une femme merveilleuse de plus de trois mètres de haut, mince, qui m'a toujours assisté, et qui me fascine. Toutes ces visions-là participent des merveilles de la vie.
Donc le dégoût de tout que j'éprouve en ce moment est légitime, parce que j'aurais tellement voulu profiter davantage de la vie ! Mais si mon pays ne se montre pas digne, ne serait-ce que de recevoir mes coups, que me reste-t-il d'autre à faire sinon que d'exprimer ce dégoût ? Ce qui m'exaspère le plus, c'est l'extinction de ce feu qui me brûlait du dedans. Je ne vois même plus de raison de m'émerveiller. Le simple chant de la nature suffit-il ? Tout ce je dis là paraît bizarre certes, mais reflète ce que je ressens.
Vous jouez beaucoup avec les sonorités. Le musicien y est fortement présent dans ce livre.
Pour moi, le poème, c'est d'abord et avant tout une question d'oreille. Dans ma manière de créer, il y a des moments où je me répète trois ou dix fois, deux, trois ou quatre mots ; ce que recherche, ce n'est pas le mot juste ; quand j'emploie un terme comme l'étoilier, vous voyez bien que mon problème n'est pas de savoir si ce mot existe ou pas. C'est surtout pour la sonorité. C'est exactement comme en musique où vous êtes guidé par la mémoire des doigts.
Comme lorsque vous écrivez dans le poème Petit Denis : " Ce qui est dit est dit ! /a dit Petit Denis. Mais moi je dis " (p.55).
C'est une littérature toute en apico-dentale. L'effet recherché ici, c'est la volonté entêtée d'affirmer. C'est une harmonie imitative fondée sur un rythme consonantique.
Vous créez aussi beaucoup d'autres mots dans ce livre comme ''camascaraderie''…
Oui ; et il y a aussi ''idiologie''.
Vous surprenez le lecteur avec des images drôles comme ce '' Tam-tam retraité'' que vous évoquez à la page 43.
Oui, comme ce vieux " tambour crevé " qu'évoque Césaire. Visiblement, il ne peut plus rien donner de bon ; il n'est plus qu'un morceau d'arbre, mais il continue de croire qu'il est encore un instrument de musique… un sage digne de culte ! Il ne sait pas qu'il ne représente plus rien du tout.
Votre livre contient des noms indéchiffrables de personnages. Et puis, brusquement, celui d'un, que les Ivoiriens connaissent, surgit : DUNCAN. C'est bien de Kablan DUNCAN qu'il s'agit ?
Oui, je l'évoque de plusieurs manières ; d'abord en disant de lui qu'il " n'est pas l'homme d'UN CAMP ! " C'est-à-dire qu'il n'est pas partisan, même s'il appartient à un parti politique. C'est un grand vizir aux bras ouverts ; il m'a laissé d'excellentes impressions. Dans ce livre, je le compare à un arbre, " l'un des plus beaux arbres de la flore ivoirienne ". Vous connaissez sans doute la symbolique de l'arbre qui, dans la Tora des Juifs, est le symbole du juste. C'est pourquoi, je dis de Duncan qu'" Il soigna de mille onguents et parfums de corolles/ L'âme et le corps de la mère-patrie "…
L'arbre ne sait que donner, il ignore la vengeance, les représailles, la colère ; l'arbre ne sait que donner ; même les coups qu'il reçoit, il ne les rembourse pas ; s'il doit s'effondrer, il s'effondrera. Donc le symbole de l'arbre est un symbole fort. Et pour moi, Kablan, est un homme juste. Je manifeste très peu d'enthousiasme tonitruant pour les gens, tu le sais bien ; mais j'affirme que la Côte d'Ivoire tient en cet homme, un grand commis. Il est fondamentalement un homme de rassemblement, pas un politicien. S'il se mêle d'animer des meetings, c'est parce qu'il faut bien qu'il s'adresse à son peuple de Bassam au compte de son parti, mais il n'est pas un partisan. Et il a une culture exemplaire du travail, le sens du travail bien fait. Quand, dans un pays, on a des gens qui ont une conscience aussi élevée comme celle de cet homme, on aurait voulu voir, au-delà de toutes ces mesquineries quotidiennes, rassemblés ceux qui sont de cette dimension-là, et que n'importe gouvernement au pouvoir qui arrive s'en serve. On n'a pas des ressources humaines extraordinaires en Afrique. Et quand elles le sont, si elles ne sont pas trop vite frappées par la mort, elles ne travaillent pas en Afrique parce qu'on n'a pas les moyens de les payer. Mais ceux qui restent, comme Duncan, on doit pouvoir les utiliser pour le pays.
J'ai toujours dit que je ne comprends pas que Laurent (Laurent Gbagbo) n'ait pas battu le rappel des hommes de gauche qui ont de l'expérience, quand il est arrivé au pouvoir. Pour moi, cela faisait partie de son devoir d'homme politique. Nous avons passé le temps dans la clandestinité, à former des gens ; la Coordination de la gauche avait des cadres compétents aussi bien à l'USD qu'au PIT et au PSI. Objectivement, il n'est pas normal que ce ne soit pas ces gens-là qui soient autour de lui, aujourd'hui…. J'ai une certaine conception du service à la nation qui me fait dire ce que je viens de te dire…
Dans " Rituel d'exorcisme " " Réveillez-vous au son des carillons et des muezzins à l'appel des tambours rituels/Revivez la passion du christ et la grandiose annonce faite à Mahomet/ Versez de l'ooooo ! Harristes, komian, filles et fils du plein pays… " (p. 223). Vous rassemblez des confessionnelles religieuses différentes, pour un même culte !
J'ai toujours été contre l'idée selon laquelle, il y a des spiritualités qui méritent, seules, l'appellation de religions révélées. Pour moi, toute religion est révélée. Le moindre Komian, avant qu'il ne le devienne, a toujours été attiré dans le lointain de la brousse et y est entré en contact avec les Esprits. Ce n'est pas parce que son message n'a pas eu de portée universelle que sa religion n'a pas été révélée. L'Esprit se révèle toujours, et tout maître de la spiritualité a eu une révélation. Donc, je conteste le concept de religion révélée. Il n'y a pas de spiritualité horizontale ; la spiritualité a toujours été verticale et dressée de toute sa tension vers la transcendance. Si tel est le cas, et comme on dit que Dieu ne laisse jamais un seul de ses enfants dans l'ignorance, cela signifie qu'Il entend tous ceux qui sont dressés de leur élan vers Lui. Quand tombe la Nation dans le malheur, il n'y a pas de discrimination à faire ; il faut qu'au sein de ce peuple, surgisse un appel immense, chacun selon le langage de sa propre spiritualité ; alors seulement, Dieu comprendra que ce peuple est en pleine tragédie, et peut-être nous entendra-t-Il pour nous libérer de cette tragédie.
Votre livre est traversé par l'image de la mort. Cela est-il lié aux années pendant lesquelles vous avez été gravement malade ? Vous dites, en filigrane, que vous avez fait l'expérience de la mort. Comment cela peut-il être possible ?
Je crois qu'il y a deux façons d'être malade ; au début, on est convaincu qu'on s'en sortira ; à ce stade-là, ceux qui vous soignent maîtrisent totalement votre cas. La deuxième façon d'être malade, c'est être frappé par ce que les bété appellent hayéblènégou - la maladie dont nul ne sait la cause ; et quand tu es frappé par une telle maladie, une maladie parmi les plus secrètes et qui n'est connue que de rares initiés, une maladie qui est donc venue pour te prendre, tu ne peux en sortir que par un miracle ; si tu es l'éboueur dont je viens de parler, alors là, tu dis " Adieu ". Dans mon parcours d'initié, j'ai été témoin d'au moins cinq cas désespérés que je suis en droit de considérer comme relevant du miracle. Dans mon cas, la mort était bien là, au RDV, et j'eusse dû partir ; je me demande même pourquoi elle m'a laissé là ?
Vous parlez de moments de quiétude qui vous habite en ces instants-là, de moments où vous vous sentez prêt à partir. Est-ce un sentiment de poète ou une expérience physique ?
Dans ces moments de grandes épreuves, on connaît effectiveu de portée universelle que sa religion n'a pas été révélée. L'Esprit se révèle toujours, et tout maître de la spiritualité a eu une révélation. Donc, je conteste le concept de religion révélée. Il n'y a pas de spiritualité horizontale ; la spiritualité a toujours été verticale et dressée de toute sa tension vers la transcendance. Si tel est le cas, et comme on dit que Dieu ne laisse jamais un seul de ses enfants dans l'ignorance, cela signifie qu'Il entend tous ceux qui sont dressés de leur élan vers Lui. Quand tombe la Nation dans le malheur, il n'y a pas de discrimination à faire ; il faut qu'au sein de ce peuple, surgisse un appel immense, chacun selon le langage de sa propre spiritualité ; alors seulement, Dieu comprendra que ce peuple est en pleine tragédie, et peut-être nous entendra-t-Il pour nous libérer de cette tragédie.
Votre livre est traversé par l'image de la mort. Cela est-il lié aux années pendant lesquelles vous avez été gravement malade ? Vous dites, en filigrane, que vous avez fait l'expérience de la mort. Comment cela peut-il être possible ?
Je crois qu'il y a deux façons d'être malade ; au début, on est convaincu qu'on s'en sortira ; à ce stade-là, ceux qui vous soignent maîtrisent totalement votre cas. La deuxième façon d'être malade, c'est être frappé par ce que les bété appellent hayéblènégou - la maladie dont nul ne sait la cause ; et quand tu es frappé par une telle maladie, une maladie parmi les plus secrètes et qui n'est connue que de rares initiés, une maladie qui est donc venue pour te prendre, tu ne peux en sortir que par un miracle ; si tu es l'éboueur dont je viens de parler, alors là, tu dis " Adieu ". Dans mon parcours d'initié, j'ai été témoin d'au moins cinq cas désespérés que je suis en droit de considérer comme relevant du miracle. Dans mon cas, la mort était bien là, au RDV, et j'eusse dû partir ; je me demande même pourquoi elle m'a laissé là ?
Vous parlez de moments de quiétude qui vous habite en ces instants-là, de moments où vous vous sentez prêt à partir. Est-ce un sentiment de poète ou une expérience physique ?
Dans ces moments de grandes épreuves, on connaît effectivement une étape où on a le sentiment que le corps s'est détaché de l'esprit. On atteint un degré de lassitude et de souffrances tel qu'on y perd même le sens des plaisirs de terriens : la cuisine, l'amour, l'élégance, la musique, l'art, etc. L'idée même de s'imaginer, caressant une femme, devient une douleur et vous torture. Il y a un seuil où tous ces plaisirs se désintègrent, s'effritent. C'est le stade de l'inaptitude à tout, de l'insignifiance du corps ; et là, on se rend compte que, finalement, on n'est qu'une brindille livrée à l'insolence des vents...
N'empêche que vous célébrez tout de même l'amour dans votre livre. Nous retrouvons là, le Zadi sensuel…
C'est qu'en même temps, dans ces moments de détresse, on ne perd pas vraiment la mémoire des plaisirs qu'on a connus : les personnes qu'on a aimées, la vue d'un beau paysage, un homme sincère avec qui on est lié, un excellent collaborateur, par exemple. Malgré cet état, ton esprit s'évade et procède à une sorte de rappel de tout ce qui fut bon et juste pour toi, tout ce qui t'a apporté du plaisir ; tous les désirs que tu as eus sont effectivement au rendez-vous. Tu verras que, dans les textes qui parlent de ces choses, j'ai nommé une femme, Bellazita, une des plus grandes sources de mon inspiration.
Vous vous acharnez sur les Américains et semblez vénérer Ben Laden.
Je ne vénère pas Ben Laden ; je le trouve héroïque.
Vous allez effaroucher lez Américains.
C'est leur problème. Voilà quelqu'un qui a percé l'oreille du titan, et le titan le recherche depuis des années, en vain ; et il est incapable de l'attraper, malgré les moyens dont il dispose.
On pourrait vous reprocher de tolérer le terrorisme.
Les premiers terroristes sont les grandes puissances de ce monde. Toutes pratiquent le terrorisme d'Etat.
Vous invitez, dans un de vos textes, à apprendre à dire " non ".
Les Africains ne savent pas dire " non ", même quand ils ne peuvent pas satisfaire à une sollicitation particulière. Ils se perdent toujours en circonvolutions inutiles. On nous dit que c'est le " non " qui amène les palabres. Apprenons à dire " non " quand on n'est pas d'accord, et gagnons du temps. On est toujours choqué, nous les Africains, quand on voit de la manière dont un Blanc nous signifie son refus de faire telle ou telle chose ; mais en réalité, ce sont eux qui ont raison.
Est-ce qu'on se sent bien dans sa peau, quand on a fini d'écrire un livre comme celui-là ?
Bien sûr que vous vous sentez apaisé, le temps d'un ouvrage ; mais à vrai dire, on ne se sent jamais absolument bien dans sa peau ; l'évacuation des douleurs, des déceptions, des écoeurements, cette évacuation-là n'est jamais totale, à vrai dire. Comme la source d'espoir n'est pas, malgré tout, tarie, la douleur demeure et on se retrouve affecté et même infecté jusqu'au prochain dégoût. Ceux qu'on a considérés comme des espoirs, tel monsieur, tel parti politique en qui on a investi des espérances, etc., quand tout cela s'effondre comme des cartes, la tragédie intérieure revient. Dans les pays fragiles comme ceux d'Europe, les gens qui en arrivent au seuil où je suis arrivé, se flinguent, se suicident, ou deviennent fous. C'est parce que l'Afrique est assise sur une tradition forte, que les Africains ont une telle capacité d'encaissement. Il n'y a pas de tradition de suicides en Afrique ; en Europe, si, parce que les sociétés occidentales sont, en réalité, des sociétés fragiles.
La question inévitable : pourquoi vous êtes-vous retiré de la scène politique ?
Le fait que j'aie rejeté la politique est un aveu d'impuissance. Il y a deux choses que j'ai comprises ici : la première est que, si tu veux t'élever à l'échelle où on dirige un pays, tu dois salir ton âme. Tu ne peux faire autrement ; je sais de quoi je parle. Deuxième chose : tout homme porte en lui une constante, un héritage génétique que les circonstances de la vie peuvent modeler certes, mais qu'aucune force ne peut détruire. Appelons un chat un chat : ceux qui dirigent aujourd'hui ; je fais tout de même partie de ceux dont ils ont reçu des enseignements. Bon nombre d'entre eux traînent des casseroles : détournements de deniers publics, enrichissement sans cause, abus de pouvoir, etc. Qui leur a enseigné le vice comme vertu ? Pas moi Zadi, en tout cas. Pas mes maîtres à moi non plus.
Interview réalisée par Tiburce Koffi
et Patrice Yao