Toute société est marquée par des contradictions qui peuvent déboucher sur des conflits plus ou moins importants. La guerre est l'une des contradictions majeures qui peuvent survenir au sein d'une société. Mais quelle que soit la nature des contradictions et des conflits, le plus important est d'arriver à les surmonter afin d'aboutir à un nouveau contrat social pour un meilleur devenir de la société.
La crise militaro-politique ivoirienne, qui dure depuis presque sept ans, commence à provoquer beaucoup d'interrogations et d'inquiétudes au sein des populations qui sont prises en otage par un conflit pour lequel elles ne sont pas du tout des parties prenantes. La division du territoire en deux n'est pas le reflet exact d'un conflit qui plonge ses racines au sein communautés mais elle est plutôt l'expression des ambitions d'hommes politiques aspirant au pouvoir d'Etat. Les populations, dans leur ensemble, semblent condamnées à subir les conséquences humaines et sociales d'une guerre qui est devenue un instrument de pouvoir ou d'enrichissement pour des groupes d'individus qui ont transformé le drame des populations ivoiriennes en un simple jeu de cartes.
I. Les principaux indicateurs de l'état de la population ivoirienne
La première conséquence, dès le déclenchement des hostilités, a été le déplacement de centaines de milliers personnes vers des zones épargnées par les combats. Combien ont-elles pu atteindre leur destination ? Il est difficile de le dire. Une chose demeure cependant certaine. Sur le chemin du parcours, beaucoup d'atrocités ont été commises. Des hommes, des femmes, des enfants ont perdu la vie ou subi les exactions les plus atroces : viols et violences, mutilations sur le chemin de l'exode. Les violences liées à la guerre, même si elles ont été atténuées, continuent de marquer la vie quotidienne des Ivoiriens.
Combien de temps durera encore leur calvaire ?
Aujourd'hui, il y a deux catégories d'Ivoiriens. Il y a ceux qui veulent aller aux élections et ceux qui manifestent très peu d'enthousiasme, pour ne pas dire qu'ils sont farouchement opposés à leur tenue. Dans cette dernière catégorie, il y a tous ceux qui vivent de l'Etat et de l'économie parallèles. Dans cette catégorie, se trouvent tous les rentiers de la guerre qui ne souhaitent nullement la normalisation de la vie sociopolitique nationale. Quels sentiments éprouvent-ils devant le spectacle des enfants qui traînent dans les quartiers et les rues au lieu de se trouver dans les salles de classe ? Quels sentiments éprouvent-ils devant le spectacle des mères de familles qui ont dû surmonter la barrière psychologique de la honte, brader leur dignité humaine pour s'ériger en mendiantes aux carrefours marqués par des feux tricolores ?
Pour ces individus dont la prospérité et la fortune sont des conséquences de la crise militaro-politique, la guerre est une poule aux oeufs qu'il ne faut pas du tout tuer. Il faut l'entretenir le plus longtemps possible. Il faut préserver la rente et les prébendes tirées du conflit.
Les rentiers et les prébendiers de la guerre se trouvent dans les sphères économique, politique et administrative. C'est l'homme politique à la réélection incertaine, c'est le commerçant qui ne paie plus d'impôts depuis des années, c'est le locataire devenu propriétaire, c'est le fonctionnaire sur qui ne pèse plus réellement une autorité et qui peut, sans aucune inquiétude, se livrer à la corruption et aux rackets des autres citoyens dans le besoin. La liste n'est pas exhaustive. Les rentiers et les prébendiers, c'est tous ceux qui, à un niveau quelconque, tirent profit de la situation de guerre, surtout de la confortable situation de ni guerre ni paix où ils ne courent aucun risque.
L'économie de guerre crée des fortunes qui se constituent en dehors des voies légales. On a l'habitude de dire que " quand le bâtiment va, tout va ". Est-ce à dire que le boum immobilier de la cité abidjanaise est le reflet d'une économie et d'une société prospères ? Le doute est permis quand on sait que le repas quotidien n'est plus assuré depuis bien longtemps dans de nombreuses familles. En Côte d'Ivoire, il est connu que l'enrichissement illicite s'investit toujours dans la pierre. Il est presque certain que parmi les nombreuses bâtisses qui sortent de terre comme des champignons, les butins et trafics divers liés à la situation de guerre y apportent une contribution financière non négligeable.
Pour préserver leurs intérêts égoïstes, rentiers et prébendiers posent, chaque jour, par des actes ou des paroles, des entraves pour freiner le processus électoral. D'obstacles réels en obstacles artificiels, savamment créés et entretenus, la crise perdure, avec comme conséquences une paupérisation extrême de la population.
Les conséquences de la crise militaro-politique sur les Ivoiriens se perçoivent facilement à travers certains indicateurs clés : l'espérance de vie à la naissance, le taux de scolarisation et le taux de pauvreté.
La Côte d'Ivoire a été marquée par une croissance économique forte dans la décennie 1960-1970. Cette période faste du développement économique et social du pays, qualifiée de " miracle ivoirien ", a été analysée sous plusieurs angles par les spécialistes de toutes les disciplines. La Côte d'Ivoire rayonnante était le point mire de l'Afrique et du monde. L'impact de l'eldorado ivoirien sur les pays de l'Afrique de l'Ouest, en particulier sur les pays voisins, était incontestable.
L'accroissement du taux de la population étrangère est une conséquence visible de l'attrait que le pays exerçait sur ces derniers, particulièrement sur le Burkina Faso et le Mali. On peut dire, tout simplement, qu'il faisait bon vivre en Côte d'Ivoire. Malgré les inégalités qui caractérisaient la société ivoirienne, conséquence d'une répartition inégale des fruits de la croissance, les citoyens pouvaient satisfaire l'essentiel de leurs besoins, surtout que l'accès aux infrastructures sociales de base (éducation et santé) était gratuit.
L'éducation et la santé contribuent grandement au bien-être social et à la qualité de vie qui se reflètent dans l'espérance de vie à la naissance.
Les données sur l'espérance de vie à la naissance connaissent quelques légères différences selon les documents consultés mais une constante demeure.
Les périodes de crise qui marquent la vie sociopolitique ivoirienne se traduisent toujours par une baisse de l'espérance de vie des populations. Les données de la CIA World Factbook, du 16 mai 2008 (site web), font descendre l'espérance de vie, qui était de 45,15 ans, en 2000, à 42,65 ans et 42,48 ans respectivement en 2003 et 2004. Elle commence à remonter à partir de 2005 (48,62 ans) pour atteindre 49,18 ans en 2008. Les statistiques consultées les plus complètes sont toutefois celles de Perspective Monde, site de l'Université de Sherbrooke, au Québec (Canada), qui s'étendent sur 46 ans, de 1960 à 2006, avec une estimation pour les années 2007 et 2008.
Tableau 1 : Evolution de l'espérance de vie
Année Total Hommes femmes
1960 43,97 42,48 45,54
1962 44,97 43,42 46,59
1967 47,41 45,83 49,06
1970 48,89 47,29 50,57
1972 49,88 48,27 51,58
1977 52,49 50,77 54,29
1980 53,47 51,67 55,36
1982 54,13 52,27 56,08
1985 54,55 52,62 56,58
1987 54,83 52,85 56,91
1990 53,3 51,16 55,55
1992 52,28 50,03 54,64
1995 49,81 47,83 51,89
1997 48,17 46,37 50,06
2000 47,41 46,08 48,82
2002 46,91 45,88 47,99
2005 47,79 46,88 48,75
2006 48,08 47,21 49
2007*1 48.4 47.5 49.3
2008* 48.7 47.9 49.5
Source : Perspective Monde
Le niveau actuel de longévité : 48,7 ans pour l'ensemble de la population, 47,9 ans pour les hommes et 49,5 ans pour les femmes, est inférieur à celui de 1970 : 48,89 ans pour l'ensemble, 47,29 an pour les hommes et 50,57 ans pour les femmes. Le taux le plus élevé se situe en 1987, avec 54,83 ans pour l'ensemble, 52,82 ans pour les hommes et 56,91 ans pour les femmes. Une autre constante qui apparaît au niveau de toutes les sources, quelle que soit leur nature (documents d'organismes comme la BAD ou documents sur Internet), est que la Côte d'Ivoire, par les effets conjugués de ses crises, voit la longévité de ses habitants se réduire d'année en année. On peut affirmer, à partir des données statistiques, qu'avec les impacts cumulés de la crise économique et de la crise militaro-politique, les Ivoiriens ont perdu presque dix ans de longévité. Les projections démographiques faites par l'Institut National de Statistique (INS) en 1998 font entrevoir, avec une maîtrise du phénomène du SIDA, une amélioration de l'espérance de vie qui atteindra 55,6 ans en 2018. A titre comparatif, le Ghana, pays voisin de la Côte d'Ivoire, présentait en 2008, une espérance de vie à la naissance de 60,3 ans pour l'ensemble de sa population, 59,0 pour les hommes et 60,8 pour les femmes.
Le taux de scolarisation est un autre indicateur du niveau de développement d'un pays. La lutte contre l'analphabétisme et l'ignorance participe des stratégies pour créer les conditions d'un développement durable. Il ne peut y avoir de développement sans des ressources humaines en quantité et en qualité.
L'option d'une scolarisation à 100% prise en 1960 par l'Etat répondait à l'objectif de doter le pays des compétences nécessaires à son développement.
Partie d'un taux de scolarisation de 10% au début de l'indépendance, la Côte d'Ivoire, qui a fait de l'éducation de ses citoyens la priorité des priorités, est parvenue à hisser ce taux à un niveau appréciable. Avant la crise du 19 septembre 2002, le taux brut de scolarisation 2dans le primaire se situait à plus de 70% (Source BAD : 71% en 1990 et 74% en 1996) ; il est aujourd'hui tombé à 50%. En portant atteinte à l'école, la guerre a porté atteinte à l'avenir de la Côte d'Ivoire. Les effets néfastes de la guerre sur le système éducatif ivoirien sont stigmatisés par Alice Odounfa dans un rapport fait en 20033 pour l'UNESCO. Elle y écrit :
" La crise politico-militaire rendra catastrophique la situation du secteur avec les enfants déplacés, les infrastructures économiques et sociales pillées, les parents démunis et dépouillés de leurs biens. Du fait de cette crise, 80 établissements secondaires et près de 2 768 écoles publiques, 40 inspections de l'enseignement primaire ont été fermées car situés dans les zones occupées à savoir : Bouaké, Korhogo, Man, Odienné, Vavoua et Bouna. Environ 705 000 enfants sont concernés dont 588 936 du primaire et 115 234 du secondaire ainsi que 11 000 enseignants. Le plan d'urgence éducation mis en place en décembre 2002 a permis d'offrir des activités éducatives à quelques-uns. Le point de ladite rentrée en mars 2003 montre que 133 826 élèves ont été pris en compte dont 74 470 du primaire, soit 12,6% des effectifs dans la zone occupée. 5000 enseignants ont pu se déplacer dans les zones sous contrôle du gouvernement ".
La situation s'est améliorée depuis la rédaction de ce rapport, mais les traumatismes physiques et psychologiques créés ont fermé à jamais les portes de l'école à des centaines de milliers d'enfants qui sont ainsi privés d'un de leurs droits fondamentaux : le droit à l'éducation. L'enseignement supérieur a également subi les effets désastreux directs et indirects de la guerre : directs avec l'Université de Bouaké qui a dû se réfugier à Abidjan. Elle doit sa survie à l'abnégation de ses enseignants qui ont su s'élever au-dessus de leurs douleurs physiques et morales pour continuer à dispenser le savoir à la jeunesse ivoirienne. Les effets indirects sont les répercussions de la guerre sur les conditions de travail dans les universités et grandes écoles.
En effet, quel que soit le niveau auquel on se trouve, la volonté des enseignants ne suffit pas pour donner un enseignement de qualité.
L'enseignement supérieur, dans son ensemble, est le grand sacrifié dans cette crise. Les conditions dans lesquelles la connaissance est dispensée aux étudiants, qui sont devenues inhumaines, amenuisent considérablement les chances de succès aux examens. Comment 500 étudiants peuvent-ils assister à un cours dans un amphithéâtre d'une capacité de 400 places ? Cette scène est devenue le vécu quotidien des étudiants de l'Université de Cocody. Le spectacle des salles de cours surchargées, délabrées, mal éclairées ou sans éclairage, à la chaleur étouffante car la climatisation est défaillante, n'émeut plus personne car on s'occupe d'abord de la guerre. Il se prépare, dans l'indifférence générale, un véritable génocide intellectuel, depuis la base, le cycle primaire, pour atteindre le sommet constitué par le cycle supérieur.
Le taux de pauvreté traduit à lui tout seul le mal-être des populations ivoiriennes. La pauvreté a des conséquences sur les capacités des familles à scolariser leurs enfants, à se soigner, à disposer d'une alimentation équilibrée et à bien se loger. Elle a un impact important sur l'équilibre et la stabilité des familles en termes de rapports harmonieux entre ses membres.
Les premiers signes de l'essoufflement de l'économie ivoirienne apparaissent à la fin des années 1970 et vont se confirmer au début des années 1980. La crise économique, en s'amplifiant d'année en année, a entraîné une évolution régulière du taux de pauvreté. En 1985, le taux de pauvreté concernait 10% de la population ivoirienne. Le seuil de pauvreté a été fixé à un revenu annuel de 75 000 FCFA. Aujourd'hui, la moitié de la population vit dans la pauvreté. L'évolution du taux de pauvreté depuis 1985, d'après le Document Stratégique de Réduction de la Pauvreté (DSRP), se présente comme suit :
Tableau 2 : Evolution du taux de pauvreté 1985-2008
1985 1993 1995 1998 2002 2008
10% 32.3% 36.8% 33.6% 38.4% 48.9%
Source : DSRP
Quelles sont les caractéristiques de la nouvelle pauvreté dans laquelle vivent les Ivoiriens ?
Pour le DSRP, les populations pauvres sont celles ayant un revenu annuel de moins de 400 dollars (241 145 FCFA), soit moins de 1,35 dollar (661 FCFA) par jour. La pauvreté touche 48,4% des hommes et 49,5% des femmes ; 62,45% des pauvres vivent en milieu rural contre 29,45% en milieu urbain.
Les conséquences de la pauvreté identifiées par le DSRP sont les suivantes :
Enormes difficultés des populations pour avoir accès aux services sociaux de base tels que la santé et l'éducation ;
12% des pauvres n'ont pas accès à un centre de santé, 26% n'ont pas accès à un hôpital général, 52% de ceux qui ont recours à un tradipraticien en premier recours en cas de maladie sont pauvres ;
34% des enfants issus des ménages pauvres n'ont pas accès à l'école maternelle et primaire, 26% n'ont pas accès à l'école secondaire et 46% n'ont pas accès aux universités et grandes écoles.
La répartition de la pauvreté dans l'espace fait mieux ressortir les effets de la crise sociopolitique sur la dégradation des conditions de vie des populations.
Tableau 3 : Répartition géographique de la pauvreté
Régions 2002-2008
Nord (Korhogo) 40.30 77.32
Ouest (Man) 64.40 63.18
Centre Ouest (Daloa) 50.30 62.95
Nord Ouest (Odienné) 51.90 57.86
Centre Nord (Bouaké) 32.00 57.00
Centre (Yamoussoukro) 41.40 56.01
Nord Est (Bondoukou) 56.60 54.73
Centre Est (Abengourou) 44.90 53.69
Sud Ouest (San Pedro) 41.30 45.51
Sud (Abidjan) 30.30 44.63
Abidjan 14.90 21.02
Source : DSRP
Les régions du Nord (Korhogo) et du Centre Nord (Bouaké) occupées par la rébellion ou à proximité de ces zones (Yamoussoukro) ont connu la plus forte progression au niveau de la pauvreté. Aujourd'hui, une autre dimension de la pauvreté rurale se manifeste à travers les grands risques d'insécurité alimentaire. Une évaluation approfondie de la sécurité alimentaire réalisée en 2007 par le PAM, la FAO et l'Union européenne mentionne les constats suivants : Environ 566 500 personnes sont dans une situation d'insécurité alimentaire, soit 9% des ménages ruraux.
Environ 1 109 600 personnes, soit 20% des ménages ruraux sont dans une situation de risque élevé d'insécurité alimentaire, c'est-à-dire qu'elles sont à la limite de l'insécurité alimentaire.
Toutes les données sur les conflits armés montrent que les guerres font moins de morts que leurs effets collatéraux. A titre d'illustration, la guerre en République Démocratique du Congo aurait fait trois millions de morts, victimes, pour la plupart d'entre eux, de la malnutrition et de la maladie.
La satisfaction des besoins alimentaires est la finalité première de l'agriculture traditionnelle. Lorsque le milieu rural souffre d'insécurité alimentaire, il y a de grands risques que le milieu urbain en subisse les conséquences. L'une des manifestations visibles de ces conséquences a été la colère des consommateurs contre la cherté de la vie au cours de l'année 2008.
“Réduire la pauvreté d’accord, mais dans quelles conditions politiques ?”
La crise militaro-politique ivoirienne, qui dure depuis presque sept ans, commence à provoquer beaucoup d'interrogations et d'inquiétudes au sein des populations qui sont prises en otage par un conflit pour lequel elles ne sont pas du tout des parties prenantes. La division du territoire en deux n'est pas le reflet exact d'un conflit qui plonge ses racines au sein communautés mais elle est plutôt l'expression des ambitions d'hommes politiques aspirant au pouvoir d'Etat. Les populations, dans leur ensemble, semblent condamnées à subir les conséquences humaines et sociales d'une guerre qui est devenue un instrument de pouvoir ou d'enrichissement pour des groupes d'individus qui ont transformé le drame des populations ivoiriennes en un simple jeu de cartes.
I. Les principaux indicateurs de l'état de la population ivoirienne
La première conséquence, dès le déclenchement des hostilités, a été le déplacement de centaines de milliers personnes vers des zones épargnées par les combats. Combien ont-elles pu atteindre leur destination ? Il est difficile de le dire. Une chose demeure cependant certaine. Sur le chemin du parcours, beaucoup d'atrocités ont été commises. Des hommes, des femmes, des enfants ont perdu la vie ou subi les exactions les plus atroces : viols et violences, mutilations sur le chemin de l'exode. Les violences liées à la guerre, même si elles ont été atténuées, continuent de marquer la vie quotidienne des Ivoiriens.
Combien de temps durera encore leur calvaire ?
Aujourd'hui, il y a deux catégories d'Ivoiriens. Il y a ceux qui veulent aller aux élections et ceux qui manifestent très peu d'enthousiasme, pour ne pas dire qu'ils sont farouchement opposés à leur tenue. Dans cette dernière catégorie, il y a tous ceux qui vivent de l'Etat et de l'économie parallèles. Dans cette catégorie, se trouvent tous les rentiers de la guerre qui ne souhaitent nullement la normalisation de la vie sociopolitique nationale. Quels sentiments éprouvent-ils devant le spectacle des enfants qui traînent dans les quartiers et les rues au lieu de se trouver dans les salles de classe ? Quels sentiments éprouvent-ils devant le spectacle des mères de familles qui ont dû surmonter la barrière psychologique de la honte, brader leur dignité humaine pour s'ériger en mendiantes aux carrefours marqués par des feux tricolores ?
Pour ces individus dont la prospérité et la fortune sont des conséquences de la crise militaro-politique, la guerre est une poule aux oeufs qu'il ne faut pas du tout tuer. Il faut l'entretenir le plus longtemps possible. Il faut préserver la rente et les prébendes tirées du conflit.
Les rentiers et les prébendiers de la guerre se trouvent dans les sphères économique, politique et administrative. C'est l'homme politique à la réélection incertaine, c'est le commerçant qui ne paie plus d'impôts depuis des années, c'est le locataire devenu propriétaire, c'est le fonctionnaire sur qui ne pèse plus réellement une autorité et qui peut, sans aucune inquiétude, se livrer à la corruption et aux rackets des autres citoyens dans le besoin. La liste n'est pas exhaustive. Les rentiers et les prébendiers, c'est tous ceux qui, à un niveau quelconque, tirent profit de la situation de guerre, surtout de la confortable situation de ni guerre ni paix où ils ne courent aucun risque.
L'économie de guerre crée des fortunes qui se constituent en dehors des voies légales. On a l'habitude de dire que " quand le bâtiment va, tout va ". Est-ce à dire que le boum immobilier de la cité abidjanaise est le reflet d'une économie et d'une société prospères ? Le doute est permis quand on sait que le repas quotidien n'est plus assuré depuis bien longtemps dans de nombreuses familles. En Côte d'Ivoire, il est connu que l'enrichissement illicite s'investit toujours dans la pierre. Il est presque certain que parmi les nombreuses bâtisses qui sortent de terre comme des champignons, les butins et trafics divers liés à la situation de guerre y apportent une contribution financière non négligeable.
Pour préserver leurs intérêts égoïstes, rentiers et prébendiers posent, chaque jour, par des actes ou des paroles, des entraves pour freiner le processus électoral. D'obstacles réels en obstacles artificiels, savamment créés et entretenus, la crise perdure, avec comme conséquences une paupérisation extrême de la population.
Les conséquences de la crise militaro-politique sur les Ivoiriens se perçoivent facilement à travers certains indicateurs clés : l'espérance de vie à la naissance, le taux de scolarisation et le taux de pauvreté.
La Côte d'Ivoire a été marquée par une croissance économique forte dans la décennie 1960-1970. Cette période faste du développement économique et social du pays, qualifiée de " miracle ivoirien ", a été analysée sous plusieurs angles par les spécialistes de toutes les disciplines. La Côte d'Ivoire rayonnante était le point mire de l'Afrique et du monde. L'impact de l'eldorado ivoirien sur les pays de l'Afrique de l'Ouest, en particulier sur les pays voisins, était incontestable. L'accroissement du taux de la population étrangère est une conséquence visible de l'attrait que le pays exerçait sur ces derniers, particulièrement sur le Burkina Faso et le Mali. On peut dire, tout simplement, qu'il faisait bon vivre en Côte d'Ivoire. Malgré les inégalités qui caractérisaient la société ivoirienne, conséquence d'une répartition inégale des fruits de la croissance, les citoyens pouvaient satisfaire l'essentiel de leurs besoins, surtout que l'accès aux infrastructures sociales de base (éducation et santé) était gratuit.
L'éducation et la santé contribuent grandement au bien-être social et à la qualité de vie qui se reflètent dans l'espérance de vie à la naissance.
Les données sur l'espérance de vie à la naissance connaissent quelques légères différences selon les documents consultés mais une constante demeure.
Les périodes de crise qui marquent la vie sociopolitique ivoirienne se traduisent toujours par une baisse de l'espérance de vie des populations. Les données de la CIA World Factbook, du 16 mai 2008 (site web), font descendre l'espérance de vie, qui était de 45,15 ans, en 2000, à 42,65 ans et 42,48 ans respectivement en 2003 et 2004. Elle commence à remonter à partir de 2005 (48,62 ans) pour atteindre 49,18 ans en 2008. Les statistiques consultées les plus complètes sont toutefois celles de Perspective Monde, site de l'Université de Sherbrooke, au Québec (Canada), qui s'étendent sur 46 ans, de 1960 à 2006, avec une estimation pour les années 2007 et 2008.
Tableau 1 : Evolution de l'espérance de vie
Année Total Hommes femmes
1960 43,97 42,48 45,54
1962 44,97 43,42 46,59
1967 47,41 45,83 49,06
1970 48,89 47,29 50,57
1972 49,88 48,27 51,58
1977 52,49 50,77 54,29
1980 53,47 51,67 55,36
1982 54,13 52,27 56,08
1985 54,55 52,62 56,58
1987 54,83 52,85 56,91
1990 53,3 51,16 55,55
1992 52,28 50,03 54,64
1995 49,81 47,83 51,89
1997 48,17 46,37 50,06
2000 47,41 46,08 48,82
2002 46,91 45,88 47,99
2005 47,79 46,88 48,75
2006 48,08 47,21 49
2007*1 48.4 47.5 49.3
2008* 48.7 47.9 49.5
Source : Perspective Monde
Le niveau actuel de longévité : 48,7 ans pour l'ensemble de la population, 47,9 ans pour les hommes et 49,5 ans pour les femmes, est inférieur à celui de 1970 : 48,89 ans pour l'ensemble, 47,29 an pour les hommes et 50,57 ans pour les femmes. Le taux le plus élevé se situe en 1987, avec 54,83 ans pour l'ensemble, 52,82 ans pour les hommes et 56,91 ans pour les femmes. Une autre constante qui apparaît au niveau de toutes les sources, quelle que soit leur nature (documents d'organismes comme la BAD ou documents sur Internet), est que la Côte d'Ivoire, par les effets conjugués de ses crises, voit la longévité de ses habitants se réduire d'année en année. On peut affirmer, à partir des données statistiques, qu'avec les impacts cumulés de la crise économique et de la crise militaro-politique, les Ivoiriens ont perdu presque dix ans de longévité. Les projections démographiques faites par l'Institut National de Statistique (INS) en 1998 font entrevoir, avec une maîtrise du phénomène du SIDA, une amélioration de l'espérance de vie qui atteindra 55,6 ans en 2018. A titre comparatif, le Ghana, pays voisin de la Côte d'Ivoire, présentait en 2008, une espérance de vie à la naissance de 60,3 ans pour l'ensemble de sa population, 59,0 pour les hommes et 60,8 pour les femmes.
Le taux de scolarisation est un autre indicateur du niveau de développement d'un pays. La lutte contre l'analphabétisme et l'ignorance participe des stratégies pour créer les conditions d'un développement durable. Il ne peut y avoir de développement sans des ressources humaines en quantité et en qualité.
L'option d'une scolarisation à 100% prise en 1960 par l'Etat répondait à l'objectif de doter le pays des compétences nécessaires à son développement.
Partie d'un taux de scolarisation de 10% au début de l'indépendance, la Côte d'Ivoire, qui a fait de l'éducation de ses citoyens la priorité des priorités, est parvenue à hisser ce taux à un niveau appréciable. Avant la crise du 19 septembre 2002, le taux brut de scolarisation 2dans le primaire se situait à plus de 70% (Source BAD : 71% en 1990 et 74% en 1996) ; il est aujourd'hui tombé à 50%. En portant atteinte à l'école, la guerre a porté atteinte à l'avenir de la Côte d'Ivoire. Les effets néfastes de la guerre sur le système éducatif ivoirien sont stigmatisés par Alice Odounfa dans un rapport fait en 20033 pour l'UNESCO. Elle y écrit :
" La crise politico-militaire rendra catastrophique la situation du secteur avec les enfants déplacés, les infrastructures économiques et sociales pillées, les parents démunis et dépouillés de leurs biens. Du fait de cette crise, 80 établissements secondaires et près de 2 768 écoles publiques, 40 inspections de l'enseignement primaire ont été fermées car situés dans les zones occupées à savoir : Bouaké, Korhogo, Man, Odienné, Vavoua et Bouna. Environ 705 000 enfants sont concernés dont 588 936 du primaire et 115 234 du secondaire ainsi que 11 000 enseignants. Le plan d'urgence éducation mis en place en décembre 2002 a permis d'offrir des activités éducatives à quelques-uns. Le point de ladite rentrée en mars 2003 montre que 133 826 élèves ont été pris en compte dont 74 470 du primaire, soit 12,6% des effectifs dans la zone occupée. 5000 enseignants ont pu se déplacer dans les zones sous contrôle du gouvernement ".
La situation s'est améliorée depuis la rédaction de ce rapport, mais les traumatismes physiques et psychologiques créés ont fermé à jamais les portes de l'école à des centaines de milliers d'enfants qui sont ainsi privés d'un de leurs droits fondamentaux : le droit à l'éducation. L'enseignement supérieur a également subi les effets désastreux directs et indirects de la guerre : directs avec l'Université de Bouaké qui a dû se réfugier à Abidjan. Elle doit sa survie à l'abnégation de ses enseignants qui ont su s'élever au-dessus de leurs douleurs physiques et morales pour continuer à dispenser le savoir à la jeunesse ivoirienne. Les effets indirects sont les répercussions de la guerre sur les conditions de travail dans les universités et grandes écoles.
En effet, quel que soit le niveau auquel on se trouve, la volonté des enseignants ne suffit pas pour donner un enseignement de qualité.
L'enseignement supérieur, dans son ensemble, est le grand sacrifié dans cette crise. Les conditions dans lesquelles la connaissance est dispensée aux étudiants, qui sont devenues inhumaines, amenuisent considérablement les chances de succès aux examens. Comment 500 étudiants peuvent-ils assister à un cours dans un amphithéâtre d'une capacité de 400 places ? Cette scène est devenue le vécu quotidien des étudiants de l'Université de Cocody. Le spectacle des salles de cours surchargées, délabrées, mal éclairées ou sans éclairage, à la chaleur étouffante car la climatisation est défaillante, n'émeut plus personne car on s'occupe d'abord de la guerre. Il se prépare, dans l'indifférence générale, un véritable génocide intellectuel, depuis la base, le cycle primaire, pour atteindre le sommet constitué par le cycle supérieur.
Le taux de pauvreté traduit à lui tout seul le mal-être des populations ivoiriennes. La pauvreté a des conséquences sur les capacités des familles à scolariser leurs enfants, à se soigner, à disposer d'une alimentation équilibrée et à bien se loger. Elle a un impact important sur l'équilibre et la stabilité des familles en termes de rapports harmonieux entre ses membres.
Les premiers signes de l'essoufflement de l'économie ivoirienne apparaissent à la fin des années 1970 et vont se confirmer au début des années 1980. La crise économique, en s'amplifiant d'année en année, a entraîné une évolution régulière du taux de pauvreté. En 1985, le taux de pauvreté concernait 10% de la population ivoirienne. Le seuil de pauvreté a été fixé à un revenu annuel de 75 000 FCFA. Aujourd'hui, la moitié de la population vit dans la pauvreté. L'évolution du taux de pauvreté depuis 1985, d'après le Document Stratégique de Réduction de la Pauvreté (DSRP), se présente comme suit :
Tableau 2 : Evolution du taux de pauvreté 1985-2008
1985 1993 1995 1998 2002 2008
10% 32.3% 36.8% 33.6% 38.4% 48.9%
Source : DSRP
Quelles sont les caractéristiques de la nouvelle pauvreté dans laquelle vivent les Ivoiriens ?
Pour le DSRP, les populations pauvres sont celles ayant un revenu annuel de moins de 400 dollars (241 145 FCFA), soit moins de 1,35 dollar (661 FCFA) par jour. La pauvreté touche 48,4% des hommes et 49,5% des femmes ; 62,45% des pauvres vivent en milieu rural contre 29,45% en milieu urbain.
Les conséquences de la pauvreté identifiées par le DSRP sont les suivantes :
Enormes difficultés des populations pour avoir accès aux services sociaux de base tels que la santé et l'éducation ;
12% des pauvres n'ont pas accès à un centre de santé, 26% n'ont pas accès à un hôpital général, 52% de ceux qui ont recours à un tradipraticien en premier recours en cas de maladie sont pauvres ;
34% des enfants issus des ménages pauvres n'ont pas accès à l'école maternelle et primaire, 26% n'ont pas accès à l'école secondaire et 46% n'ont pas accès aux universités et grandes écoles.
La répartition de la pauvreté dans l'espace fait mieux ressortir les effets de la crise sociopolitique sur la dégradation des conditions de vie des populations.
Tableau 3 : Répartition géographique de la pauvreté
Régions 2002-2008
Nord (Korhogo) 40.30 77.32
Ouest (Man) 64.40 63.18
Centre Ouest (Daloa) 50.30 62.95
Nord Ouest (Odienné) 51.90 57.86
Centre Nord (Bouaké) 32.00 57.00
Centre (Yamoussoukro) 41.40 56.01
Nord Est (Bondoukou) 56.60 54.73
Centre Est (Abengourou) 44.90 53.69
Sud Ouest (San Pedro) 41.30 45.51
Sud (Abidjan) 30.30 44.63
Abidjan 14.90 21.02
Source : DSRP
Les régions du Nord (Korhogo) et du Centre Nord (Bouaké) occupées par la rébellion ou à proximité de ces zones (Yamoussoukro) ont connu la plus forte progression au niveau de la pauvreté. Aujourd'hui, une autre dimension de la pauvreté rurale se manifeste à travers les grands risques d'insécurité alimentaire. Une évaluation approfondie de la sécurité alimentaire réalisée en 2007 par le PAM, la FAO et l'Union européenne mentionne les constats suivants : Environ 566 500 personnes sont dans une situation d'insécurité alimentaire, soit 9% des ménages ruraux.
Environ 1 109 600 personnes, soit 20% des ménages ruraux sont dans une situation de risque élevé d'insécurité alimentaire, c'est-à-dire qu'elles sont à la limite de l'insécurité alimentaire.
Toutes les données sur les conflits armés montrent que les guerres font moins de morts que leurs effets collatéraux. A titre d'illustration, la guerre en République Démocratique du Congo aurait fait trois millions de morts, victimes, pour la plupart d'entre eux, de la malnutrition et de la maladie.
La satisfaction des besoins alimentaires est la finalité première de l'agriculture traditionnelle. Lorsque le milieu rural souffre d'insécurité alimentaire, il y a de grands risques que le milieu urbain en subisse les conséquences. L'une des manifestations visibles de ces conséquences a été la colère des consommateurs contre la cherté de la vie au cours de l'année 2008.
Les principaux indicateurs de l'état des populations montrent clairement que les Ivoiriens se trouvent aujourd'hui dans une situation de détresse absolue dont les répercussions sur leur vécu quotidien sont indéniables.
II. La crise militaro politique et ses conséquences humaines et sociales
La crise militaro-politique n'est pas à l'origine de la pauvreté en Côte d'Ivoire, mais elle l'a aggravée de manière significative. Le taux de pauvreté a connu une augmentation entre 1993 et 1995, passant de 32,3% à 36,8%. De 1995 à 1998, il connaît une baisse : il passe de 36,8% à 33,6%. Il enregistre une nouvelle hausse entre 1998 et 2002 pour passer de 33,6% à 38,4%. Entre 2002 et 2008, il connaît une autre accélération pour se hisser à 48,9%.
La progression du taux de pauvreté est une conséquence directe de la dégradation de la situation économique et sociopolitique dont les conséquences sont les nombreux licenciements, les difficultés d'ébauche pour les jeunes diplômés, la perte du pouvoir d'achat au sein des ménages et la dégradation des conditions de vie familiale.
On a l'habitude de dire que l'avenir appartient à la jeunesse. Si une telle assertion permet de situer l'importance de la jeunesse dans le développement d'une nation, il y a tout de même lieu de se poser une question essentielle : quelles perspectives les adultes offrent-ils aujourd'hui à une jeunesse dont ils ont hypothéqué l'avenir ? Les peurs et les angoisses existentielles de la jeunesse se traduisent par une professionnalisation de leur vie d'étudiants. Ils ont peur de terminer les études pour ne pas perdre des avantages, peut-être dérisoires que sont la carte de bus ou la chambre en cité universitaire, mais qui sont des bouées de sauvetage auxquelles ils s'accrochent désespérément en attendant des jours meilleurs.
la société ivoirienne, surtout au niveau de ceux que le professeur Georges Niangoran-Bouah a appelés, dans sa typologie des classes sociales restée à jamais gravée dans la conscience collective des Ivoiriens, les " en bas de en bas ".
La crise militaro-politique est venue anéantir tous les efforts pour sortir d'une crise économique qui s'est installée depuis les années 1980. Les effets conjugués de ces deux crises, en réduisant les possibilités d'emplois, ont détruit la base financière des ménages et fragiliser par la même occasion la cellule familiale. Quelle autorité un père, qui n'est pas capable de subvenir aux besoins de sa famille, peut-il avoir sur sa femme ou sur ses enfants ? Quelle autorité des parents, contraints de vivre de la prostitution ou des fruits de la délinquance de leurs enfants, peuvent-il avoir sur ces derniers ? La prostitution, avec tous les risques liés aux maladies sexuellement transmissibles, surtout au VIH SIDA, devient un moyen pour faire des études ou soutenir la famille en difficulté. Selon l'UNICEF, le SIDA a pris le relais de la guerre, surtout dans la ville de Bouaké où cette maladie y trouve un champ libre du fait de la grande pauvreté des populations.
La dégradation constante des conditions économiques des populations a provoqué une rupture avec la morale. Tous les moyens sont bons pour survivre.
Les risques de criminalité violente, avec la prolifération des armes de guerre, deviennent, chaque jour, plus grands. Partout l'insécurité est présente : à la maison, au travail, sur les routes. Toutes les conditions de la jonction entre une criminalité intellectuelle, émanant d'une jeunesse diplômée mais sans perspectives d'emplois, et la criminalité violente, découlant d'une jeunesse qui, à travers la crise militaro-politique, a appris le maniement des armes mais aux horizons de réinsertion économique incertains, peuvent être facilement réunies.
La violence et la criminalité sont souvent des marques d'expression de la pauvreté. Ceux qui n'ont rien et qui trouvent injuste de ne pas en avoir, essaient, par tous les moyens, d'arracher un peu à ceux qui en ont ou qui sont supposés en avoir.
L'insécurité physique se double d'une insécurité psychologique qui se manifeste à certains moments clés de la vie quotidienne ou de la vie sociale : on a peur d'être malade, on a peur de la rentrée scolaire, on a peur des fêtes, on a peur de rentrer à la maison, on a peur de la visite ou du coup de téléphone d'un parent. On a peur d'être malade, surtout en dehors des jours et heures ouvrables.
Les urgences dans les hôpitaux n'en sont plus faute de moyens adéquats pour accueillir les malades. Le spectacle des malades qui attendent des heures sans soins est devenu un fait banal. Le parcours des CHU par les parents avant de trouver, quand ils sont chanceux, un point de chute pour leur malade, est entré comme une habitude dans l'itinéraire thérapeutique des Ivoiriens. On se rend dans un hôpital armé de la fatalité.
On a peur de tout parce que vivre dans une société et ne pas en être un membre à part entière est un véritable drame pour tous ceux qui, par leurs conditions sociales, sont devenus des marginaux. Il y a, en effet, une différence fondamentale entre " être dans la société " et " être de la société ". Etre de la société, c'est participer totalement à la vie de cette société. Celui qui est dans la société et qui ne dispose pas du minimum vital pour assurer sa qualité et sa dignité d'homme est un être qui passe inaperçu. La mort morale et psychologique précède souvent la mort physique.
Les stratégies individuelles de survie ont transformé la ville d'Abidjan en un vaste marché. Marchés de jour et marchés de nuit se succèdent sans interruption. Les activités de commerce ont envahi les trottoirs, les rues et tous les espaces disponibles qui peuvent s'y prêter ; elles pénètrent presque dans les domiciles. Toutes les règles d'urbanisme distinguant les zones de résidence des zones d'activités commerciales et industrielles sont devenues anachroniques dans un monde où il n'y a plus de limites entre le permis et l'interdit. Les ordures générées par ces activités et les ordures ménagères, qui ne sont presque plus ramassées dans certains quartiers, sont devenues des sources de pathologies multiples parmi lesquelles il y a la fièvre typhoïde. Le traitement de cette maladie nécessite au moins 30 000 F CFA. Il est presque toujours précédé par celui du paludisme. Comment se soigner avec un revenu journalier de 661 FCFA, c'est-à-dire avec un revenu mensuel de moins de 20 000 FCFA quand on sait que plusieurs membres de la même famille peuvent être atteints simultanément par la maladie?
En parlant du niveau de pauvreté atteint par la Côte d'Ivoire, le ministre du plan, Bohoun Bouabré, n'a pas hésité, lors de la présentation du DSRP, qui a eu lieu à Grand-Bassam les 5 et 6 janvier 2009, devant les membres du gouvernement, les partenaires au développement, les représentants des différentes couches socioprofessionnelles et de la société civile, à dire que " cette situation est moralement et socialement insupportable, elle est humainement inacceptable et constitue un réel frein au développement ". Il a entièrement raison. Mais que faire ? La réponse est très simple : aller sans tarder aux élections.
L'ambition du gouvernement ivoirien est de ramener le taux de pauvreté à 16% d'ici 2015. Réduire la pauvreté, d'accord, mais dans quelles conditions politiques ? Le ministre Bohoun Bouabré affirme que la pauvreté est un frein au développement. Il a entièrement raison. Mais il est aussi nécessaire de préciser que la pauvreté est également la conséquence d'une politique de développement.
Qu'est-ce que le développement ? Il est difficile de répondre à cette question tant la littérature qui en parle est abondante. Le développement est présenté sous plusieurs aspects. Pour les pays sous-développés, il a été perçu, surtout par les dirigeants, comme un retard à rattraper par rapport au niveau de vie économique et sociale des pays industrialisés. La qualité de vie des populations de ces pays se traduit par le confort apporté dans la vie professionnelle et sociale. Elle se matérialise par une augmentation progressive de l'espérance de vie. Atteindre 80 ans en Occident ou au Japon relève désormais de l'ordinaire.
Les schémas appliqués aux pays du Tiers-Monde, calqués sur des modèles extérieurs, se sont traduits plus ou moins par des échecs. A l'expérience, on s'est rendu compte qu'il ne peut y avoir de développement sans l'adhésion et la participation effectives des populations aux projets qui leur sont destinés. La démocratie, en donnant la parole au peuple, est apparue comme l'une des conditions pour provoquer l'adhésion des populations aux projets de développement.
Aujourd'hui, seul un pouvoir légal et légitime est capable de rassembler les populations autour de projets pour de nouvelles perspectives.
La Côte d'Ivoire aurait dû faire les élections depuis octobre 2005. Bien avant l'échéance de cette date, des débats partisans, reposant sur des interprétations contradictoires de la Constitution, ont été servis aux Ivoiriens. Ils s'appuyaient sur l'article 38 qui stipule ceci : " En cas d'événements ou de circonstances graves, notamment d'atteinte à l'intégrité du territoire, ou de catastrophes naturelles rendant impossible le déroulement normal des élections ou la proclamation des résultats, le Président de la Commission chargée des élections saisit immédiatement le Conseil constitutionnel aux fins de constatation de cette situation […] Le Président de la République informe la nation par message. Il demeure en fonction ". Qui avait raison ? Qui avait tort ? Dans tous les cas, le mandat du président Laurent Gbagbo, à travers artifices juridiques et arrangements politiques, se poursuit. Si l'on admet même que ce pouvoir repose sur la légalité, il n'a cependant plus de base légitime. Si la légalité relève entièrement du droit, la légitimité est le sentiment affectif qui lie le peuple au pouvoir. La légalité permet l'accès au pouvoir, mais c'est la légitimité qui lui confère toute son autorité. Lorsqu'un pouvoir a peur du peuple, lorsqu'un pouvoir se protège du peuple, lorsqu'un pouvoir tire sur le peuple, c'est qu'il a perdu toute légitimité.
Les Etats-Unis d'Amérique viennent d'offrir au monde entier des exemples de légalité et de légitimité à travers les présidents Georges W. Bush et Barack Obama. Georges Bush, président démocratiquement élu, s'est appuyé sur la légitimité populaire pour lancer la guerre d'Irak. C'est la même guerre, dont les effets négatifs devenaient de plus en plus insupportables aux Américains, qui lui a fait perdre sa légitimité. Il est parti de la Maison Blanche presque sur la pointe des pieds, dans l'indifférence générale. A l'opposé, Barack Obama, président nouvellement élu, investi de la légitimité populaire, a préféré, malgré les réserves des services de renseignements et de sécurité, prendre le risque de parcourir, à pied, les derniers mètres pour atteindre la Maison Blanche. Il était en communion totale avec le peuple américain.
Les élections sont devenues une urgence et d'une nécessité absolue car elles conditionnent un nouveau départ pour la Côte d'Ivoire. Les incertitudes sur l'avenir du pays, qui a cessé de rêver depuis le 19 septembre 2002, ne peuvent se dissiper qu'avec un nouveau pouvoir démocratiquement élu. Le plus important pour les Ivoiriens n'est pas de savoir qui va gagner les futures élections, mais que celles-ci permettent à la Côte d'Ivoire de repartir sur de nouvelles bases, en mettant fin à tous les dysfonctionnements, surtout sur le plan politique, qui constituent une entrave à la reprise économique, garante de meilleures conditions de vie pour les populations. Les dysfonctionnements au niveau de l'Etat, qui n'a plus d'autorité, et de la vie politique nationale découlent de cette perte de légitimité. Il n'y a qu'un pouvoir légal, soutenu par une légitimité populaire, qui est capable d'engager le pays dans un processus de développement aux effets positifs sur l'emploi, surtout l'emploi des jeunes, la santé, l'éducation, le bien-être social et familial.
Les montées de colère dans la population, au sein des travailleurs ou des consommateurs sont des réactions contre une situation sociopolitique qui s'enlise et qui ne leur présente aucune lisibilité et perspective. Les réactions d'une population exaspérée deviennent difficilement maîtrisables. Les Ivoiriens ont l'habitude de dire que " cabri mort n'a pas peur de couteau " ou encore " quand on est couché, on ne peut plus tomber ". Les signes de l'impatience sont visibles. Si la voix du peuple est la voix de Dieu, comme le dit une expression latine, il faut éviter que la colère du peuple soit celle de Dieu. Entre choisir la voix du peuple, qui ploie sous la misère, en allant aux élections ou refuser d'y aller, au risque de susciter la colère d'un peuple poussé à bout, il n'y a pas d'hésitation possible. Opter pour la deuxième solution, est, en empruntant les paroles du ministre Bohoun Bouabré, " moralement et socialement insupportable ". Elle est suicidaire. Tous ceux qui possèdent encore un peu d'humanité doivent, en dépassant leurs intérêts personnels et partisans, savoir écouter les douleurs de leurs compatriotes.
Il a été plusieurs fois affirmé que les élections constituent la clé de la sortie définitive de la crise militaro-politique qui a plongé la Côte d'Ivoire dans le désespoir depuis le 19 septembre 2002. Au lendemain des élections, tous les problèmes, qui minent aujourd'hui la société ivoirienne, ne trouveront pas, par miracle, des solutions. Mais en normalisant la vie sociopolitique, ces consultations électorales permettront la mise en place d'un pouvoir qui, oint de la légalité et de la légitimité populaire, peut engager les Ivoiriens dans une nouvelle ère, une ère pleine d'espoirs pour l'avenir et le devenir de leur pays.
C'est la condition sine qua non pour sortir de la voie du sous-développement durable dans laquelle la Côte d'Ivoire s'est engagée.
Pr Kouamé N'Guessan
Enseignant-chercheur
Institut d'Ethno-Sociologie
Université de Cocody
La crise militaro-politique ivoirienne, qui dure depuis presque sept ans, commence à provoquer beaucoup d'interrogations et d'inquiétudes au sein des populations qui sont prises en otage par un conflit pour lequel elles ne sont pas du tout des parties prenantes. La division du territoire en deux n'est pas le reflet exact d'un conflit qui plonge ses racines au sein communautés mais elle est plutôt l'expression des ambitions d'hommes politiques aspirant au pouvoir d'Etat. Les populations, dans leur ensemble, semblent condamnées à subir les conséquences humaines et sociales d'une guerre qui est devenue un instrument de pouvoir ou d'enrichissement pour des groupes d'individus qui ont transformé le drame des populations ivoiriennes en un simple jeu de cartes.
I. Les principaux indicateurs de l'état de la population ivoirienne
La première conséquence, dès le déclenchement des hostilités, a été le déplacement de centaines de milliers personnes vers des zones épargnées par les combats. Combien ont-elles pu atteindre leur destination ? Il est difficile de le dire. Une chose demeure cependant certaine. Sur le chemin du parcours, beaucoup d'atrocités ont été commises. Des hommes, des femmes, des enfants ont perdu la vie ou subi les exactions les plus atroces : viols et violences, mutilations sur le chemin de l'exode. Les violences liées à la guerre, même si elles ont été atténuées, continuent de marquer la vie quotidienne des Ivoiriens.
Combien de temps durera encore leur calvaire ?
Aujourd'hui, il y a deux catégories d'Ivoiriens. Il y a ceux qui veulent aller aux élections et ceux qui manifestent très peu d'enthousiasme, pour ne pas dire qu'ils sont farouchement opposés à leur tenue. Dans cette dernière catégorie, il y a tous ceux qui vivent de l'Etat et de l'économie parallèles. Dans cette catégorie, se trouvent tous les rentiers de la guerre qui ne souhaitent nullement la normalisation de la vie sociopolitique nationale. Quels sentiments éprouvent-ils devant le spectacle des enfants qui traînent dans les quartiers et les rues au lieu de se trouver dans les salles de classe ? Quels sentiments éprouvent-ils devant le spectacle des mères de familles qui ont dû surmonter la barrière psychologique de la honte, brader leur dignité humaine pour s'ériger en mendiantes aux carrefours marqués par des feux tricolores ?
Pour ces individus dont la prospérité et la fortune sont des conséquences de la crise militaro-politique, la guerre est une poule aux oeufs qu'il ne faut pas du tout tuer. Il faut l'entretenir le plus longtemps possible. Il faut préserver la rente et les prébendes tirées du conflit.
Les rentiers et les prébendiers de la guerre se trouvent dans les sphères économique, politique et administrative. C'est l'homme politique à la réélection incertaine, c'est le commerçant qui ne paie plus d'impôts depuis des années, c'est le locataire devenu propriétaire, c'est le fonctionnaire sur qui ne pèse plus réellement une autorité et qui peut, sans aucune inquiétude, se livrer à la corruption et aux rackets des autres citoyens dans le besoin. La liste n'est pas exhaustive. Les rentiers et les prébendiers, c'est tous ceux qui, à un niveau quelconque, tirent profit de la situation de guerre, surtout de la confortable situation de ni guerre ni paix où ils ne courent aucun risque.
L'économie de guerre crée des fortunes qui se constituent en dehors des voies légales. On a l'habitude de dire que " quand le bâtiment va, tout va ". Est-ce à dire que le boum immobilier de la cité abidjanaise est le reflet d'une économie et d'une société prospères ? Le doute est permis quand on sait que le repas quotidien n'est plus assuré depuis bien longtemps dans de nombreuses familles. En Côte d'Ivoire, il est connu que l'enrichissement illicite s'investit toujours dans la pierre. Il est presque certain que parmi les nombreuses bâtisses qui sortent de terre comme des champignons, les butins et trafics divers liés à la situation de guerre y apportent une contribution financière non négligeable.
Pour préserver leurs intérêts égoïstes, rentiers et prébendiers posent, chaque jour, par des actes ou des paroles, des entraves pour freiner le processus électoral. D'obstacles réels en obstacles artificiels, savamment créés et entretenus, la crise perdure, avec comme conséquences une paupérisation extrême de la population.
Les conséquences de la crise militaro-politique sur les Ivoiriens se perçoivent facilement à travers certains indicateurs clés : l'espérance de vie à la naissance, le taux de scolarisation et le taux de pauvreté.
La Côte d'Ivoire a été marquée par une croissance économique forte dans la décennie 1960-1970. Cette période faste du développement économique et social du pays, qualifiée de " miracle ivoirien ", a été analysée sous plusieurs angles par les spécialistes de toutes les disciplines. La Côte d'Ivoire rayonnante était le point mire de l'Afrique et du monde. L'impact de l'eldorado ivoirien sur les pays de l'Afrique de l'Ouest, en particulier sur les pays voisins, était incontestable.
L'accroissement du taux de la population étrangère est une conséquence visible de l'attrait que le pays exerçait sur ces derniers, particulièrement sur le Burkina Faso et le Mali. On peut dire, tout simplement, qu'il faisait bon vivre en Côte d'Ivoire. Malgré les inégalités qui caractérisaient la société ivoirienne, conséquence d'une répartition inégale des fruits de la croissance, les citoyens pouvaient satisfaire l'essentiel de leurs besoins, surtout que l'accès aux infrastructures sociales de base (éducation et santé) était gratuit.
L'éducation et la santé contribuent grandement au bien-être social et à la qualité de vie qui se reflètent dans l'espérance de vie à la naissance.
Les données sur l'espérance de vie à la naissance connaissent quelques légères différences selon les documents consultés mais une constante demeure.
Les périodes de crise qui marquent la vie sociopolitique ivoirienne se traduisent toujours par une baisse de l'espérance de vie des populations. Les données de la CIA World Factbook, du 16 mai 2008 (site web), font descendre l'espérance de vie, qui était de 45,15 ans, en 2000, à 42,65 ans et 42,48 ans respectivement en 2003 et 2004. Elle commence à remonter à partir de 2005 (48,62 ans) pour atteindre 49,18 ans en 2008. Les statistiques consultées les plus complètes sont toutefois celles de Perspective Monde, site de l'Université de Sherbrooke, au Québec (Canada), qui s'étendent sur 46 ans, de 1960 à 2006, avec une estimation pour les années 2007 et 2008.
Tableau 1 : Evolution de l'espérance de vie
Année Total Hommes femmes
1960 43,97 42,48 45,54
1962 44,97 43,42 46,59
1967 47,41 45,83 49,06
1970 48,89 47,29 50,57
1972 49,88 48,27 51,58
1977 52,49 50,77 54,29
1980 53,47 51,67 55,36
1982 54,13 52,27 56,08
1985 54,55 52,62 56,58
1987 54,83 52,85 56,91
1990 53,3 51,16 55,55
1992 52,28 50,03 54,64
1995 49,81 47,83 51,89
1997 48,17 46,37 50,06
2000 47,41 46,08 48,82
2002 46,91 45,88 47,99
2005 47,79 46,88 48,75
2006 48,08 47,21 49
2007*1 48.4 47.5 49.3
2008* 48.7 47.9 49.5
Source : Perspective Monde
Le niveau actuel de longévité : 48,7 ans pour l'ensemble de la population, 47,9 ans pour les hommes et 49,5 ans pour les femmes, est inférieur à celui de 1970 : 48,89 ans pour l'ensemble, 47,29 an pour les hommes et 50,57 ans pour les femmes. Le taux le plus élevé se situe en 1987, avec 54,83 ans pour l'ensemble, 52,82 ans pour les hommes et 56,91 ans pour les femmes. Une autre constante qui apparaît au niveau de toutes les sources, quelle que soit leur nature (documents d'organismes comme la BAD ou documents sur Internet), est que la Côte d'Ivoire, par les effets conjugués de ses crises, voit la longévité de ses habitants se réduire d'année en année. On peut affirmer, à partir des données statistiques, qu'avec les impacts cumulés de la crise économique et de la crise militaro-politique, les Ivoiriens ont perdu presque dix ans de longévité. Les projections démographiques faites par l'Institut National de Statistique (INS) en 1998 font entrevoir, avec une maîtrise du phénomène du SIDA, une amélioration de l'espérance de vie qui atteindra 55,6 ans en 2018. A titre comparatif, le Ghana, pays voisin de la Côte d'Ivoire, présentait en 2008, une espérance de vie à la naissance de 60,3 ans pour l'ensemble de sa population, 59,0 pour les hommes et 60,8 pour les femmes.
Le taux de scolarisation est un autre indicateur du niveau de développement d'un pays. La lutte contre l'analphabétisme et l'ignorance participe des stratégies pour créer les conditions d'un développement durable. Il ne peut y avoir de développement sans des ressources humaines en quantité et en qualité.
L'option d'une scolarisation à 100% prise en 1960 par l'Etat répondait à l'objectif de doter le pays des compétences nécessaires à son développement.
Partie d'un taux de scolarisation de 10% au début de l'indépendance, la Côte d'Ivoire, qui a fait de l'éducation de ses citoyens la priorité des priorités, est parvenue à hisser ce taux à un niveau appréciable. Avant la crise du 19 septembre 2002, le taux brut de scolarisation 2dans le primaire se situait à plus de 70% (Source BAD : 71% en 1990 et 74% en 1996) ; il est aujourd'hui tombé à 50%. En portant atteinte à l'école, la guerre a porté atteinte à l'avenir de la Côte d'Ivoire. Les effets néfastes de la guerre sur le système éducatif ivoirien sont stigmatisés par Alice Odounfa dans un rapport fait en 20033 pour l'UNESCO. Elle y écrit :
" La crise politico-militaire rendra catastrophique la situation du secteur avec les enfants déplacés, les infrastructures économiques et sociales pillées, les parents démunis et dépouillés de leurs biens. Du fait de cette crise, 80 établissements secondaires et près de 2 768 écoles publiques, 40 inspections de l'enseignement primaire ont été fermées car situés dans les zones occupées à savoir : Bouaké, Korhogo, Man, Odienné, Vavoua et Bouna. Environ 705 000 enfants sont concernés dont 588 936 du primaire et 115 234 du secondaire ainsi que 11 000 enseignants. Le plan d'urgence éducation mis en place en décembre 2002 a permis d'offrir des activités éducatives à quelques-uns. Le point de ladite rentrée en mars 2003 montre que 133 826 élèves ont été pris en compte dont 74 470 du primaire, soit 12,6% des effectifs dans la zone occupée. 5000 enseignants ont pu se déplacer dans les zones sous contrôle du gouvernement ".
La situation s'est améliorée depuis la rédaction de ce rapport, mais les traumatismes physiques et psychologiques créés ont fermé à jamais les portes de l'école à des centaines de milliers d'enfants qui sont ainsi privés d'un de leurs droits fondamentaux : le droit à l'éducation. L'enseignement supérieur a également subi les effets désastreux directs et indirects de la guerre : directs avec l'Université de Bouaké qui a dû se réfugier à Abidjan. Elle doit sa survie à l'abnégation de ses enseignants qui ont su s'élever au-dessus de leurs douleurs physiques et morales pour continuer à dispenser le savoir à la jeunesse ivoirienne. Les effets indirects sont les répercussions de la guerre sur les conditions de travail dans les universités et grandes écoles.
En effet, quel que soit le niveau auquel on se trouve, la volonté des enseignants ne suffit pas pour donner un enseignement de qualité.
L'enseignement supérieur, dans son ensemble, est le grand sacrifié dans cette crise. Les conditions dans lesquelles la connaissance est dispensée aux étudiants, qui sont devenues inhumaines, amenuisent considérablement les chances de succès aux examens. Comment 500 étudiants peuvent-ils assister à un cours dans un amphithéâtre d'une capacité de 400 places ? Cette scène est devenue le vécu quotidien des étudiants de l'Université de Cocody. Le spectacle des salles de cours surchargées, délabrées, mal éclairées ou sans éclairage, à la chaleur étouffante car la climatisation est défaillante, n'émeut plus personne car on s'occupe d'abord de la guerre. Il se prépare, dans l'indifférence générale, un véritable génocide intellectuel, depuis la base, le cycle primaire, pour atteindre le sommet constitué par le cycle supérieur.
Le taux de pauvreté traduit à lui tout seul le mal-être des populations ivoiriennes. La pauvreté a des conséquences sur les capacités des familles à scolariser leurs enfants, à se soigner, à disposer d'une alimentation équilibrée et à bien se loger. Elle a un impact important sur l'équilibre et la stabilité des familles en termes de rapports harmonieux entre ses membres.
Les premiers signes de l'essoufflement de l'économie ivoirienne apparaissent à la fin des années 1970 et vont se confirmer au début des années 1980. La crise économique, en s'amplifiant d'année en année, a entraîné une évolution régulière du taux de pauvreté. En 1985, le taux de pauvreté concernait 10% de la population ivoirienne. Le seuil de pauvreté a été fixé à un revenu annuel de 75 000 FCFA. Aujourd'hui, la moitié de la population vit dans la pauvreté. L'évolution du taux de pauvreté depuis 1985, d'après le Document Stratégique de Réduction de la Pauvreté (DSRP), se présente comme suit :
Tableau 2 : Evolution du taux de pauvreté 1985-2008
1985 1993 1995 1998 2002 2008
10% 32.3% 36.8% 33.6% 38.4% 48.9%
Source : DSRP
Quelles sont les caractéristiques de la nouvelle pauvreté dans laquelle vivent les Ivoiriens ?
Pour le DSRP, les populations pauvres sont celles ayant un revenu annuel de moins de 400 dollars (241 145 FCFA), soit moins de 1,35 dollar (661 FCFA) par jour. La pauvreté touche 48,4% des hommes et 49,5% des femmes ; 62,45% des pauvres vivent en milieu rural contre 29,45% en milieu urbain.
Les conséquences de la pauvreté identifiées par le DSRP sont les suivantes :
Enormes difficultés des populations pour avoir accès aux services sociaux de base tels que la santé et l'éducation ;
12% des pauvres n'ont pas accès à un centre de santé, 26% n'ont pas accès à un hôpital général, 52% de ceux qui ont recours à un tradipraticien en premier recours en cas de maladie sont pauvres ;
34% des enfants issus des ménages pauvres n'ont pas accès à l'école maternelle et primaire, 26% n'ont pas accès à l'école secondaire et 46% n'ont pas accès aux universités et grandes écoles.
La répartition de la pauvreté dans l'espace fait mieux ressortir les effets de la crise sociopolitique sur la dégradation des conditions de vie des populations.
Tableau 3 : Répartition géographique de la pauvreté
Régions 2002-2008
Nord (Korhogo) 40.30 77.32
Ouest (Man) 64.40 63.18
Centre Ouest (Daloa) 50.30 62.95
Nord Ouest (Odienné) 51.90 57.86
Centre Nord (Bouaké) 32.00 57.00
Centre (Yamoussoukro) 41.40 56.01
Nord Est (Bondoukou) 56.60 54.73
Centre Est (Abengourou) 44.90 53.69
Sud Ouest (San Pedro) 41.30 45.51
Sud (Abidjan) 30.30 44.63
Abidjan 14.90 21.02
Source : DSRP
Les régions du Nord (Korhogo) et du Centre Nord (Bouaké) occupées par la rébellion ou à proximité de ces zones (Yamoussoukro) ont connu la plus forte progression au niveau de la pauvreté. Aujourd'hui, une autre dimension de la pauvreté rurale se manifeste à travers les grands risques d'insécurité alimentaire. Une évaluation approfondie de la sécurité alimentaire réalisée en 2007 par le PAM, la FAO et l'Union européenne mentionne les constats suivants : Environ 566 500 personnes sont dans une situation d'insécurité alimentaire, soit 9% des ménages ruraux.
Environ 1 109 600 personnes, soit 20% des ménages ruraux sont dans une situation de risque élevé d'insécurité alimentaire, c'est-à-dire qu'elles sont à la limite de l'insécurité alimentaire.
Toutes les données sur les conflits armés montrent que les guerres font moins de morts que leurs effets collatéraux. A titre d'illustration, la guerre en République Démocratique du Congo aurait fait trois millions de morts, victimes, pour la plupart d'entre eux, de la malnutrition et de la maladie.
La satisfaction des besoins alimentaires est la finalité première de l'agriculture traditionnelle. Lorsque le milieu rural souffre d'insécurité alimentaire, il y a de grands risques que le milieu urbain en subisse les conséquences. L'une des manifestations visibles de ces conséquences a été la colère des consommateurs contre la cherté de la vie au cours de l'année 2008.
“Réduire la pauvreté d’accord, mais dans quelles conditions politiques ?”
La crise militaro-politique ivoirienne, qui dure depuis presque sept ans, commence à provoquer beaucoup d'interrogations et d'inquiétudes au sein des populations qui sont prises en otage par un conflit pour lequel elles ne sont pas du tout des parties prenantes. La division du territoire en deux n'est pas le reflet exact d'un conflit qui plonge ses racines au sein communautés mais elle est plutôt l'expression des ambitions d'hommes politiques aspirant au pouvoir d'Etat. Les populations, dans leur ensemble, semblent condamnées à subir les conséquences humaines et sociales d'une guerre qui est devenue un instrument de pouvoir ou d'enrichissement pour des groupes d'individus qui ont transformé le drame des populations ivoiriennes en un simple jeu de cartes.
I. Les principaux indicateurs de l'état de la population ivoirienne
La première conséquence, dès le déclenchement des hostilités, a été le déplacement de centaines de milliers personnes vers des zones épargnées par les combats. Combien ont-elles pu atteindre leur destination ? Il est difficile de le dire. Une chose demeure cependant certaine. Sur le chemin du parcours, beaucoup d'atrocités ont été commises. Des hommes, des femmes, des enfants ont perdu la vie ou subi les exactions les plus atroces : viols et violences, mutilations sur le chemin de l'exode. Les violences liées à la guerre, même si elles ont été atténuées, continuent de marquer la vie quotidienne des Ivoiriens.
Combien de temps durera encore leur calvaire ?
Aujourd'hui, il y a deux catégories d'Ivoiriens. Il y a ceux qui veulent aller aux élections et ceux qui manifestent très peu d'enthousiasme, pour ne pas dire qu'ils sont farouchement opposés à leur tenue. Dans cette dernière catégorie, il y a tous ceux qui vivent de l'Etat et de l'économie parallèles. Dans cette catégorie, se trouvent tous les rentiers de la guerre qui ne souhaitent nullement la normalisation de la vie sociopolitique nationale. Quels sentiments éprouvent-ils devant le spectacle des enfants qui traînent dans les quartiers et les rues au lieu de se trouver dans les salles de classe ? Quels sentiments éprouvent-ils devant le spectacle des mères de familles qui ont dû surmonter la barrière psychologique de la honte, brader leur dignité humaine pour s'ériger en mendiantes aux carrefours marqués par des feux tricolores ?
Pour ces individus dont la prospérité et la fortune sont des conséquences de la crise militaro-politique, la guerre est une poule aux oeufs qu'il ne faut pas du tout tuer. Il faut l'entretenir le plus longtemps possible. Il faut préserver la rente et les prébendes tirées du conflit.
Les rentiers et les prébendiers de la guerre se trouvent dans les sphères économique, politique et administrative. C'est l'homme politique à la réélection incertaine, c'est le commerçant qui ne paie plus d'impôts depuis des années, c'est le locataire devenu propriétaire, c'est le fonctionnaire sur qui ne pèse plus réellement une autorité et qui peut, sans aucune inquiétude, se livrer à la corruption et aux rackets des autres citoyens dans le besoin. La liste n'est pas exhaustive. Les rentiers et les prébendiers, c'est tous ceux qui, à un niveau quelconque, tirent profit de la situation de guerre, surtout de la confortable situation de ni guerre ni paix où ils ne courent aucun risque.
L'économie de guerre crée des fortunes qui se constituent en dehors des voies légales. On a l'habitude de dire que " quand le bâtiment va, tout va ". Est-ce à dire que le boum immobilier de la cité abidjanaise est le reflet d'une économie et d'une société prospères ? Le doute est permis quand on sait que le repas quotidien n'est plus assuré depuis bien longtemps dans de nombreuses familles. En Côte d'Ivoire, il est connu que l'enrichissement illicite s'investit toujours dans la pierre. Il est presque certain que parmi les nombreuses bâtisses qui sortent de terre comme des champignons, les butins et trafics divers liés à la situation de guerre y apportent une contribution financière non négligeable.
Pour préserver leurs intérêts égoïstes, rentiers et prébendiers posent, chaque jour, par des actes ou des paroles, des entraves pour freiner le processus électoral. D'obstacles réels en obstacles artificiels, savamment créés et entretenus, la crise perdure, avec comme conséquences une paupérisation extrême de la population.
Les conséquences de la crise militaro-politique sur les Ivoiriens se perçoivent facilement à travers certains indicateurs clés : l'espérance de vie à la naissance, le taux de scolarisation et le taux de pauvreté.
La Côte d'Ivoire a été marquée par une croissance économique forte dans la décennie 1960-1970. Cette période faste du développement économique et social du pays, qualifiée de " miracle ivoirien ", a été analysée sous plusieurs angles par les spécialistes de toutes les disciplines. La Côte d'Ivoire rayonnante était le point mire de l'Afrique et du monde. L'impact de l'eldorado ivoirien sur les pays de l'Afrique de l'Ouest, en particulier sur les pays voisins, était incontestable. L'accroissement du taux de la population étrangère est une conséquence visible de l'attrait que le pays exerçait sur ces derniers, particulièrement sur le Burkina Faso et le Mali. On peut dire, tout simplement, qu'il faisait bon vivre en Côte d'Ivoire. Malgré les inégalités qui caractérisaient la société ivoirienne, conséquence d'une répartition inégale des fruits de la croissance, les citoyens pouvaient satisfaire l'essentiel de leurs besoins, surtout que l'accès aux infrastructures sociales de base (éducation et santé) était gratuit.
L'éducation et la santé contribuent grandement au bien-être social et à la qualité de vie qui se reflètent dans l'espérance de vie à la naissance.
Les données sur l'espérance de vie à la naissance connaissent quelques légères différences selon les documents consultés mais une constante demeure.
Les périodes de crise qui marquent la vie sociopolitique ivoirienne se traduisent toujours par une baisse de l'espérance de vie des populations. Les données de la CIA World Factbook, du 16 mai 2008 (site web), font descendre l'espérance de vie, qui était de 45,15 ans, en 2000, à 42,65 ans et 42,48 ans respectivement en 2003 et 2004. Elle commence à remonter à partir de 2005 (48,62 ans) pour atteindre 49,18 ans en 2008. Les statistiques consultées les plus complètes sont toutefois celles de Perspective Monde, site de l'Université de Sherbrooke, au Québec (Canada), qui s'étendent sur 46 ans, de 1960 à 2006, avec une estimation pour les années 2007 et 2008.
Tableau 1 : Evolution de l'espérance de vie
Année Total Hommes femmes
1960 43,97 42,48 45,54
1962 44,97 43,42 46,59
1967 47,41 45,83 49,06
1970 48,89 47,29 50,57
1972 49,88 48,27 51,58
1977 52,49 50,77 54,29
1980 53,47 51,67 55,36
1982 54,13 52,27 56,08
1985 54,55 52,62 56,58
1987 54,83 52,85 56,91
1990 53,3 51,16 55,55
1992 52,28 50,03 54,64
1995 49,81 47,83 51,89
1997 48,17 46,37 50,06
2000 47,41 46,08 48,82
2002 46,91 45,88 47,99
2005 47,79 46,88 48,75
2006 48,08 47,21 49
2007*1 48.4 47.5 49.3
2008* 48.7 47.9 49.5
Source : Perspective Monde
Le niveau actuel de longévité : 48,7 ans pour l'ensemble de la population, 47,9 ans pour les hommes et 49,5 ans pour les femmes, est inférieur à celui de 1970 : 48,89 ans pour l'ensemble, 47,29 an pour les hommes et 50,57 ans pour les femmes. Le taux le plus élevé se situe en 1987, avec 54,83 ans pour l'ensemble, 52,82 ans pour les hommes et 56,91 ans pour les femmes. Une autre constante qui apparaît au niveau de toutes les sources, quelle que soit leur nature (documents d'organismes comme la BAD ou documents sur Internet), est que la Côte d'Ivoire, par les effets conjugués de ses crises, voit la longévité de ses habitants se réduire d'année en année. On peut affirmer, à partir des données statistiques, qu'avec les impacts cumulés de la crise économique et de la crise militaro-politique, les Ivoiriens ont perdu presque dix ans de longévité. Les projections démographiques faites par l'Institut National de Statistique (INS) en 1998 font entrevoir, avec une maîtrise du phénomène du SIDA, une amélioration de l'espérance de vie qui atteindra 55,6 ans en 2018. A titre comparatif, le Ghana, pays voisin de la Côte d'Ivoire, présentait en 2008, une espérance de vie à la naissance de 60,3 ans pour l'ensemble de sa population, 59,0 pour les hommes et 60,8 pour les femmes.
Le taux de scolarisation est un autre indicateur du niveau de développement d'un pays. La lutte contre l'analphabétisme et l'ignorance participe des stratégies pour créer les conditions d'un développement durable. Il ne peut y avoir de développement sans des ressources humaines en quantité et en qualité.
L'option d'une scolarisation à 100% prise en 1960 par l'Etat répondait à l'objectif de doter le pays des compétences nécessaires à son développement.
Partie d'un taux de scolarisation de 10% au début de l'indépendance, la Côte d'Ivoire, qui a fait de l'éducation de ses citoyens la priorité des priorités, est parvenue à hisser ce taux à un niveau appréciable. Avant la crise du 19 septembre 2002, le taux brut de scolarisation 2dans le primaire se situait à plus de 70% (Source BAD : 71% en 1990 et 74% en 1996) ; il est aujourd'hui tombé à 50%. En portant atteinte à l'école, la guerre a porté atteinte à l'avenir de la Côte d'Ivoire. Les effets néfastes de la guerre sur le système éducatif ivoirien sont stigmatisés par Alice Odounfa dans un rapport fait en 20033 pour l'UNESCO. Elle y écrit :
" La crise politico-militaire rendra catastrophique la situation du secteur avec les enfants déplacés, les infrastructures économiques et sociales pillées, les parents démunis et dépouillés de leurs biens. Du fait de cette crise, 80 établissements secondaires et près de 2 768 écoles publiques, 40 inspections de l'enseignement primaire ont été fermées car situés dans les zones occupées à savoir : Bouaké, Korhogo, Man, Odienné, Vavoua et Bouna. Environ 705 000 enfants sont concernés dont 588 936 du primaire et 115 234 du secondaire ainsi que 11 000 enseignants. Le plan d'urgence éducation mis en place en décembre 2002 a permis d'offrir des activités éducatives à quelques-uns. Le point de ladite rentrée en mars 2003 montre que 133 826 élèves ont été pris en compte dont 74 470 du primaire, soit 12,6% des effectifs dans la zone occupée. 5000 enseignants ont pu se déplacer dans les zones sous contrôle du gouvernement ".
La situation s'est améliorée depuis la rédaction de ce rapport, mais les traumatismes physiques et psychologiques créés ont fermé à jamais les portes de l'école à des centaines de milliers d'enfants qui sont ainsi privés d'un de leurs droits fondamentaux : le droit à l'éducation. L'enseignement supérieur a également subi les effets désastreux directs et indirects de la guerre : directs avec l'Université de Bouaké qui a dû se réfugier à Abidjan. Elle doit sa survie à l'abnégation de ses enseignants qui ont su s'élever au-dessus de leurs douleurs physiques et morales pour continuer à dispenser le savoir à la jeunesse ivoirienne. Les effets indirects sont les répercussions de la guerre sur les conditions de travail dans les universités et grandes écoles.
En effet, quel que soit le niveau auquel on se trouve, la volonté des enseignants ne suffit pas pour donner un enseignement de qualité.
L'enseignement supérieur, dans son ensemble, est le grand sacrifié dans cette crise. Les conditions dans lesquelles la connaissance est dispensée aux étudiants, qui sont devenues inhumaines, amenuisent considérablement les chances de succès aux examens. Comment 500 étudiants peuvent-ils assister à un cours dans un amphithéâtre d'une capacité de 400 places ? Cette scène est devenue le vécu quotidien des étudiants de l'Université de Cocody. Le spectacle des salles de cours surchargées, délabrées, mal éclairées ou sans éclairage, à la chaleur étouffante car la climatisation est défaillante, n'émeut plus personne car on s'occupe d'abord de la guerre. Il se prépare, dans l'indifférence générale, un véritable génocide intellectuel, depuis la base, le cycle primaire, pour atteindre le sommet constitué par le cycle supérieur.
Le taux de pauvreté traduit à lui tout seul le mal-être des populations ivoiriennes. La pauvreté a des conséquences sur les capacités des familles à scolariser leurs enfants, à se soigner, à disposer d'une alimentation équilibrée et à bien se loger. Elle a un impact important sur l'équilibre et la stabilité des familles en termes de rapports harmonieux entre ses membres.
Les premiers signes de l'essoufflement de l'économie ivoirienne apparaissent à la fin des années 1970 et vont se confirmer au début des années 1980. La crise économique, en s'amplifiant d'année en année, a entraîné une évolution régulière du taux de pauvreté. En 1985, le taux de pauvreté concernait 10% de la population ivoirienne. Le seuil de pauvreté a été fixé à un revenu annuel de 75 000 FCFA. Aujourd'hui, la moitié de la population vit dans la pauvreté. L'évolution du taux de pauvreté depuis 1985, d'après le Document Stratégique de Réduction de la Pauvreté (DSRP), se présente comme suit :
Tableau 2 : Evolution du taux de pauvreté 1985-2008
1985 1993 1995 1998 2002 2008
10% 32.3% 36.8% 33.6% 38.4% 48.9%
Source : DSRP
Quelles sont les caractéristiques de la nouvelle pauvreté dans laquelle vivent les Ivoiriens ?
Pour le DSRP, les populations pauvres sont celles ayant un revenu annuel de moins de 400 dollars (241 145 FCFA), soit moins de 1,35 dollar (661 FCFA) par jour. La pauvreté touche 48,4% des hommes et 49,5% des femmes ; 62,45% des pauvres vivent en milieu rural contre 29,45% en milieu urbain.
Les conséquences de la pauvreté identifiées par le DSRP sont les suivantes :
Enormes difficultés des populations pour avoir accès aux services sociaux de base tels que la santé et l'éducation ;
12% des pauvres n'ont pas accès à un centre de santé, 26% n'ont pas accès à un hôpital général, 52% de ceux qui ont recours à un tradipraticien en premier recours en cas de maladie sont pauvres ;
34% des enfants issus des ménages pauvres n'ont pas accès à l'école maternelle et primaire, 26% n'ont pas accès à l'école secondaire et 46% n'ont pas accès aux universités et grandes écoles.
La répartition de la pauvreté dans l'espace fait mieux ressortir les effets de la crise sociopolitique sur la dégradation des conditions de vie des populations.
Tableau 3 : Répartition géographique de la pauvreté
Régions 2002-2008
Nord (Korhogo) 40.30 77.32
Ouest (Man) 64.40 63.18
Centre Ouest (Daloa) 50.30 62.95
Nord Ouest (Odienné) 51.90 57.86
Centre Nord (Bouaké) 32.00 57.00
Centre (Yamoussoukro) 41.40 56.01
Nord Est (Bondoukou) 56.60 54.73
Centre Est (Abengourou) 44.90 53.69
Sud Ouest (San Pedro) 41.30 45.51
Sud (Abidjan) 30.30 44.63
Abidjan 14.90 21.02
Source : DSRP
Les régions du Nord (Korhogo) et du Centre Nord (Bouaké) occupées par la rébellion ou à proximité de ces zones (Yamoussoukro) ont connu la plus forte progression au niveau de la pauvreté. Aujourd'hui, une autre dimension de la pauvreté rurale se manifeste à travers les grands risques d'insécurité alimentaire. Une évaluation approfondie de la sécurité alimentaire réalisée en 2007 par le PAM, la FAO et l'Union européenne mentionne les constats suivants : Environ 566 500 personnes sont dans une situation d'insécurité alimentaire, soit 9% des ménages ruraux.
Environ 1 109 600 personnes, soit 20% des ménages ruraux sont dans une situation de risque élevé d'insécurité alimentaire, c'est-à-dire qu'elles sont à la limite de l'insécurité alimentaire.
Toutes les données sur les conflits armés montrent que les guerres font moins de morts que leurs effets collatéraux. A titre d'illustration, la guerre en République Démocratique du Congo aurait fait trois millions de morts, victimes, pour la plupart d'entre eux, de la malnutrition et de la maladie.
La satisfaction des besoins alimentaires est la finalité première de l'agriculture traditionnelle. Lorsque le milieu rural souffre d'insécurité alimentaire, il y a de grands risques que le milieu urbain en subisse les conséquences. L'une des manifestations visibles de ces conséquences a été la colère des consommateurs contre la cherté de la vie au cours de l'année 2008.
Les principaux indicateurs de l'état des populations montrent clairement que les Ivoiriens se trouvent aujourd'hui dans une situation de détresse absolue dont les répercussions sur leur vécu quotidien sont indéniables.
II. La crise militaro politique et ses conséquences humaines et sociales
La crise militaro-politique n'est pas à l'origine de la pauvreté en Côte d'Ivoire, mais elle l'a aggravée de manière significative. Le taux de pauvreté a connu une augmentation entre 1993 et 1995, passant de 32,3% à 36,8%. De 1995 à 1998, il connaît une baisse : il passe de 36,8% à 33,6%. Il enregistre une nouvelle hausse entre 1998 et 2002 pour passer de 33,6% à 38,4%. Entre 2002 et 2008, il connaît une autre accélération pour se hisser à 48,9%.
La progression du taux de pauvreté est une conséquence directe de la dégradation de la situation économique et sociopolitique dont les conséquences sont les nombreux licenciements, les difficultés d'ébauche pour les jeunes diplômés, la perte du pouvoir d'achat au sein des ménages et la dégradation des conditions de vie familiale.
On a l'habitude de dire que l'avenir appartient à la jeunesse. Si une telle assertion permet de situer l'importance de la jeunesse dans le développement d'une nation, il y a tout de même lieu de se poser une question essentielle : quelles perspectives les adultes offrent-ils aujourd'hui à une jeunesse dont ils ont hypothéqué l'avenir ? Les peurs et les angoisses existentielles de la jeunesse se traduisent par une professionnalisation de leur vie d'étudiants. Ils ont peur de terminer les études pour ne pas perdre des avantages, peut-être dérisoires que sont la carte de bus ou la chambre en cité universitaire, mais qui sont des bouées de sauvetage auxquelles ils s'accrochent désespérément en attendant des jours meilleurs.
la société ivoirienne, surtout au niveau de ceux que le professeur Georges Niangoran-Bouah a appelés, dans sa typologie des classes sociales restée à jamais gravée dans la conscience collective des Ivoiriens, les " en bas de en bas ".
La crise militaro-politique est venue anéantir tous les efforts pour sortir d'une crise économique qui s'est installée depuis les années 1980. Les effets conjugués de ces deux crises, en réduisant les possibilités d'emplois, ont détruit la base financière des ménages et fragiliser par la même occasion la cellule familiale. Quelle autorité un père, qui n'est pas capable de subvenir aux besoins de sa famille, peut-il avoir sur sa femme ou sur ses enfants ? Quelle autorité des parents, contraints de vivre de la prostitution ou des fruits de la délinquance de leurs enfants, peuvent-il avoir sur ces derniers ? La prostitution, avec tous les risques liés aux maladies sexuellement transmissibles, surtout au VIH SIDA, devient un moyen pour faire des études ou soutenir la famille en difficulté. Selon l'UNICEF, le SIDA a pris le relais de la guerre, surtout dans la ville de Bouaké où cette maladie y trouve un champ libre du fait de la grande pauvreté des populations.
La dégradation constante des conditions économiques des populations a provoqué une rupture avec la morale. Tous les moyens sont bons pour survivre.
Les risques de criminalité violente, avec la prolifération des armes de guerre, deviennent, chaque jour, plus grands. Partout l'insécurité est présente : à la maison, au travail, sur les routes. Toutes les conditions de la jonction entre une criminalité intellectuelle, émanant d'une jeunesse diplômée mais sans perspectives d'emplois, et la criminalité violente, découlant d'une jeunesse qui, à travers la crise militaro-politique, a appris le maniement des armes mais aux horizons de réinsertion économique incertains, peuvent être facilement réunies.
La violence et la criminalité sont souvent des marques d'expression de la pauvreté. Ceux qui n'ont rien et qui trouvent injuste de ne pas en avoir, essaient, par tous les moyens, d'arracher un peu à ceux qui en ont ou qui sont supposés en avoir.
L'insécurité physique se double d'une insécurité psychologique qui se manifeste à certains moments clés de la vie quotidienne ou de la vie sociale : on a peur d'être malade, on a peur de la rentrée scolaire, on a peur des fêtes, on a peur de rentrer à la maison, on a peur de la visite ou du coup de téléphone d'un parent. On a peur d'être malade, surtout en dehors des jours et heures ouvrables.
Les urgences dans les hôpitaux n'en sont plus faute de moyens adéquats pour accueillir les malades. Le spectacle des malades qui attendent des heures sans soins est devenu un fait banal. Le parcours des CHU par les parents avant de trouver, quand ils sont chanceux, un point de chute pour leur malade, est entré comme une habitude dans l'itinéraire thérapeutique des Ivoiriens. On se rend dans un hôpital armé de la fatalité.
On a peur de tout parce que vivre dans une société et ne pas en être un membre à part entière est un véritable drame pour tous ceux qui, par leurs conditions sociales, sont devenus des marginaux. Il y a, en effet, une différence fondamentale entre " être dans la société " et " être de la société ". Etre de la société, c'est participer totalement à la vie de cette société. Celui qui est dans la société et qui ne dispose pas du minimum vital pour assurer sa qualité et sa dignité d'homme est un être qui passe inaperçu. La mort morale et psychologique précède souvent la mort physique.
Les stratégies individuelles de survie ont transformé la ville d'Abidjan en un vaste marché. Marchés de jour et marchés de nuit se succèdent sans interruption. Les activités de commerce ont envahi les trottoirs, les rues et tous les espaces disponibles qui peuvent s'y prêter ; elles pénètrent presque dans les domiciles. Toutes les règles d'urbanisme distinguant les zones de résidence des zones d'activités commerciales et industrielles sont devenues anachroniques dans un monde où il n'y a plus de limites entre le permis et l'interdit. Les ordures générées par ces activités et les ordures ménagères, qui ne sont presque plus ramassées dans certains quartiers, sont devenues des sources de pathologies multiples parmi lesquelles il y a la fièvre typhoïde. Le traitement de cette maladie nécessite au moins 30 000 F CFA. Il est presque toujours précédé par celui du paludisme. Comment se soigner avec un revenu journalier de 661 FCFA, c'est-à-dire avec un revenu mensuel de moins de 20 000 FCFA quand on sait que plusieurs membres de la même famille peuvent être atteints simultanément par la maladie?
En parlant du niveau de pauvreté atteint par la Côte d'Ivoire, le ministre du plan, Bohoun Bouabré, n'a pas hésité, lors de la présentation du DSRP, qui a eu lieu à Grand-Bassam les 5 et 6 janvier 2009, devant les membres du gouvernement, les partenaires au développement, les représentants des différentes couches socioprofessionnelles et de la société civile, à dire que " cette situation est moralement et socialement insupportable, elle est humainement inacceptable et constitue un réel frein au développement ". Il a entièrement raison. Mais que faire ? La réponse est très simple : aller sans tarder aux élections.
L'ambition du gouvernement ivoirien est de ramener le taux de pauvreté à 16% d'ici 2015. Réduire la pauvreté, d'accord, mais dans quelles conditions politiques ? Le ministre Bohoun Bouabré affirme que la pauvreté est un frein au développement. Il a entièrement raison. Mais il est aussi nécessaire de préciser que la pauvreté est également la conséquence d'une politique de développement.
Qu'est-ce que le développement ? Il est difficile de répondre à cette question tant la littérature qui en parle est abondante. Le développement est présenté sous plusieurs aspects. Pour les pays sous-développés, il a été perçu, surtout par les dirigeants, comme un retard à rattraper par rapport au niveau de vie économique et sociale des pays industrialisés. La qualité de vie des populations de ces pays se traduit par le confort apporté dans la vie professionnelle et sociale. Elle se matérialise par une augmentation progressive de l'espérance de vie. Atteindre 80 ans en Occident ou au Japon relève désormais de l'ordinaire.
Les schémas appliqués aux pays du Tiers-Monde, calqués sur des modèles extérieurs, se sont traduits plus ou moins par des échecs. A l'expérience, on s'est rendu compte qu'il ne peut y avoir de développement sans l'adhésion et la participation effectives des populations aux projets qui leur sont destinés. La démocratie, en donnant la parole au peuple, est apparue comme l'une des conditions pour provoquer l'adhésion des populations aux projets de développement.
Aujourd'hui, seul un pouvoir légal et légitime est capable de rassembler les populations autour de projets pour de nouvelles perspectives.
La Côte d'Ivoire aurait dû faire les élections depuis octobre 2005. Bien avant l'échéance de cette date, des débats partisans, reposant sur des interprétations contradictoires de la Constitution, ont été servis aux Ivoiriens. Ils s'appuyaient sur l'article 38 qui stipule ceci : " En cas d'événements ou de circonstances graves, notamment d'atteinte à l'intégrité du territoire, ou de catastrophes naturelles rendant impossible le déroulement normal des élections ou la proclamation des résultats, le Président de la Commission chargée des élections saisit immédiatement le Conseil constitutionnel aux fins de constatation de cette situation […] Le Président de la République informe la nation par message. Il demeure en fonction ". Qui avait raison ? Qui avait tort ? Dans tous les cas, le mandat du président Laurent Gbagbo, à travers artifices juridiques et arrangements politiques, se poursuit. Si l'on admet même que ce pouvoir repose sur la légalité, il n'a cependant plus de base légitime. Si la légalité relève entièrement du droit, la légitimité est le sentiment affectif qui lie le peuple au pouvoir. La légalité permet l'accès au pouvoir, mais c'est la légitimité qui lui confère toute son autorité. Lorsqu'un pouvoir a peur du peuple, lorsqu'un pouvoir se protège du peuple, lorsqu'un pouvoir tire sur le peuple, c'est qu'il a perdu toute légitimité.
Les Etats-Unis d'Amérique viennent d'offrir au monde entier des exemples de légalité et de légitimité à travers les présidents Georges W. Bush et Barack Obama. Georges Bush, président démocratiquement élu, s'est appuyé sur la légitimité populaire pour lancer la guerre d'Irak. C'est la même guerre, dont les effets négatifs devenaient de plus en plus insupportables aux Américains, qui lui a fait perdre sa légitimité. Il est parti de la Maison Blanche presque sur la pointe des pieds, dans l'indifférence générale. A l'opposé, Barack Obama, président nouvellement élu, investi de la légitimité populaire, a préféré, malgré les réserves des services de renseignements et de sécurité, prendre le risque de parcourir, à pied, les derniers mètres pour atteindre la Maison Blanche. Il était en communion totale avec le peuple américain.
Les élections sont devenues une urgence et d'une nécessité absolue car elles conditionnent un nouveau départ pour la Côte d'Ivoire. Les incertitudes sur l'avenir du pays, qui a cessé de rêver depuis le 19 septembre 2002, ne peuvent se dissiper qu'avec un nouveau pouvoir démocratiquement élu. Le plus important pour les Ivoiriens n'est pas de savoir qui va gagner les futures élections, mais que celles-ci permettent à la Côte d'Ivoire de repartir sur de nouvelles bases, en mettant fin à tous les dysfonctionnements, surtout sur le plan politique, qui constituent une entrave à la reprise économique, garante de meilleures conditions de vie pour les populations. Les dysfonctionnements au niveau de l'Etat, qui n'a plus d'autorité, et de la vie politique nationale découlent de cette perte de légitimité. Il n'y a qu'un pouvoir légal, soutenu par une légitimité populaire, qui est capable d'engager le pays dans un processus de développement aux effets positifs sur l'emploi, surtout l'emploi des jeunes, la santé, l'éducation, le bien-être social et familial.
Les montées de colère dans la population, au sein des travailleurs ou des consommateurs sont des réactions contre une situation sociopolitique qui s'enlise et qui ne leur présente aucune lisibilité et perspective. Les réactions d'une population exaspérée deviennent difficilement maîtrisables. Les Ivoiriens ont l'habitude de dire que " cabri mort n'a pas peur de couteau " ou encore " quand on est couché, on ne peut plus tomber ". Les signes de l'impatience sont visibles. Si la voix du peuple est la voix de Dieu, comme le dit une expression latine, il faut éviter que la colère du peuple soit celle de Dieu. Entre choisir la voix du peuple, qui ploie sous la misère, en allant aux élections ou refuser d'y aller, au risque de susciter la colère d'un peuple poussé à bout, il n'y a pas d'hésitation possible. Opter pour la deuxième solution, est, en empruntant les paroles du ministre Bohoun Bouabré, " moralement et socialement insupportable ". Elle est suicidaire. Tous ceux qui possèdent encore un peu d'humanité doivent, en dépassant leurs intérêts personnels et partisans, savoir écouter les douleurs de leurs compatriotes.
Il a été plusieurs fois affirmé que les élections constituent la clé de la sortie définitive de la crise militaro-politique qui a plongé la Côte d'Ivoire dans le désespoir depuis le 19 septembre 2002. Au lendemain des élections, tous les problèmes, qui minent aujourd'hui la société ivoirienne, ne trouveront pas, par miracle, des solutions. Mais en normalisant la vie sociopolitique, ces consultations électorales permettront la mise en place d'un pouvoir qui, oint de la légalité et de la légitimité populaire, peut engager les Ivoiriens dans une nouvelle ère, une ère pleine d'espoirs pour l'avenir et le devenir de leur pays.
C'est la condition sine qua non pour sortir de la voie du sous-développement durable dans laquelle la Côte d'Ivoire s'est engagée.
Pr Kouamé N'Guessan
Enseignant-chercheur
Institut d'Ethno-Sociologie
Université de Cocody