Dans le cadre du colloque sur le désordre tenu à l'université de Cocody du 26 au 28 mars, le Pr Boa Tiémélé a soutenu lors de sa communication sur le thème « La sorcellerie comme principe d'explication du désordre », que le sorcier n'existe pas. Il explique ici son point de vue.
•Pr Boa, pourquoi un thème sur la sorcellerie lors d'un colloque d'intellectuels ?
J'ai fait cette communication parce que j'ai été choqué par un certain nombre d'évènements. Le premier se situe en 2008. Un individu a été enterré vivant à Sikensi, plus précisément dans le village de Sawué, sous le prétexte qu'il aurait tué en sorcellerie un jeune du village. Le même évènement a été répété en janvier cette année à Lakota. Là, c'était deux individus accusés d'avoir tué un instituteur par sorcellerie. L'un des individus a été extrait de la vindicte populaire à temps par la gendarmerie, l'autre a malheureusement été enterré vivant. Enfin, le troisième évènement, c'est en 2007 qu'il a eu lieu. Lors de l'enterrement de Kuyo Serge, l'ex-secrétaire général de la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d'Ivoire (Fesci) dans son village. Ses camarades, sous le prétexte que Kuyo aurait été tué en sorcellerie par ses parents, ont semé du désordre dans le village et brulé une partie du marché. Des habitations et des magasins ont également été saccagés. Voilà des évènements révoltants, sources de désordre qui m'ont amené à réfléchir sur la sorcellerie qui, pour moi, relève d'un autre temps.
•Voulez-vous dire que les faits dont vous parlez sont infondés ?
Quand vous parlez des faits, j'ignore exactement ce à quoi vous voulez faire allusion. Parce que si c'est penser que les décès évoqués ont été causés par la sorcellerie, je dis que je n'y crois pas. Et je pense que notre rôle à nous lettrés et intellectuels, c'est d'amener la population à comprendre que les décès, les morts, certains cas de déformation physique, ne sont pas le fait de la sorcellerie. Je ne peux pas admettre aujourd'hui qu'un enfant qui a la poliomyélite, soit considéré comme un sorcier. Je ne peux pas admettre qu'un enfant ou quelqu'un qui a l'ulcère de Burili sur sa jambe soit considéré comme un sorcier. Je ne peux pas non plus admettre qu'une femme qui a des fibromes et qui a du mal à enfanter soit considérée comme une sorcière.
•Il y a effectivement des maladies que la médecine moderne n'arrive pas à identifier encore moins à guérir et qui trouvent leur remède chez les mystiques. Qu'en pensez-vous ?
Mais, l'hôpital n'est pas le seul lieu de connaissance des maladies. Et, c'est à ce niveau-là que le système de la sorcellerie doit nous permettre de faire des recherches sur nos savoirs endogènes, sur les connaissances que possédaient les sociétés africaines. Mais, c'est l'avènement de l'aspect mystique qui fait croire que l'homme est capable d'avoir des pouvoirs extraordinaires qui lui permettent d'aller au-delà du physique et de faire des choses extraordinaires.
•Vous dites que vous ne croyez pas en la sorcellerie et en même temps vous parlez du système de la sorcellerie. C'est quoi ce système de la sorcellerie ?
C'est un système symbolique. Un imaginaire symbolique. Il faut donc étudier la sorcellerie en tant que système symbolique. C'est-à-dire, en tant que théorie et en tant que pratique que notre société met en place pour résoudre un ensemble de problèmes. Ces problèmes sont liés à la peur, à l'angoisse au fait que nous avons parfois du mal à comprendre le désordre dans la société, les phénomènes insolites. Donc, ces phénomènes insolites, de désordre ou encore ces phénomènes rares sont interprétés par la société comme relevant de la sorcellerie.
•De quels phénomènes parlez-vous?
Je viens de vous citer l'exemple de la poliomyélite, des maladies qu'on ne comprenait pas et des choses qui nous font peur. Il y a une étude qui a été faite par un administrateur colonial vers 1920 dans la région de l'Indénié, à Abengourou. J'aime rappeler ce qu'il a remarqué. Il dit que la terreur fétichiste, c'est-à-dire ce qui concerne la sorcellerie, est un mécanisme que la société met en place pour se débarrasser des vieilles femmes qui ne sont plus bonnes à rien, qui sont laides et encombrantes. Pour se débarrasser aussi des vieillards qui sont récalcitrants, grognons et pauvres, qui n'ont pas de parenté puissante et éliminer ceux qui sont mal vus par leurs sociétés dont certains jeunes que les vieux n'arrivent pas à contrôler. Voilà comment le système de la sorcellerie apparait comme mécanisme de régulation de l'ordre.
•Etes-vous d'accord avec cet administrateur colonial ?
Oui. C'est un aspect, je ne dis pas que c'est tout l'aspect de la sorcellerie. C'est pourquoi je dis que la sorcellerie est un sujet très intéressant. Parce que c'est à la fois un sujet qui concerne la politique. C'est-à-dire la mise en place dans un village ou dans une cité, des pouvoirs des anciens et des détenteurs du pouvoir politique afin de gérer les opposants. Ce système permet également de mettre de l'ordre dans le comportement des jeunes et de les canaliser. La sorcellerie a un aspect éducatif. Elle éduque à la possession des biens. Ceux qui en ont trop font peur, ceux qui n'en ont pas font peur. On veut amener la société et l'individu à être dans un juste milieu, à éviter l'excès. C'est donc un système de régulation des biens. Mais, en même temps, c'est aussi un système d'eugénisme (Ndlr : science qui étudie et met en œuvre les moyens d'améliorer l'espèce humaine), c'est-à-dire qui consiste à éliminer les individus difformes, les enfants mongoliens, siamois, les enfants qui viennent au monde avec une dent, les enfants qui sortent du ventre de leur mère par les pieds, etc. Ces phénomènes insolites, bizarres, sont interprétés comme relevant de la sorcellerie.
•En gros, ce que la société n'arrive pas à comprendre est attribué à la sorcellerie…
Oui. Surtout ce qui suscite une angoisse existentielle.
•Il y a cependant des cas d'aveux de personnes se réclamant sorcières et qui affirment avec preuves ce qu'elles ont fait subir aux autres. Qu'en pensez-vous ?
C'est un aspect délicat. Quand on parle de la sorcellerie, on bute sur deux problèmes. Le cas des aveux volontaires et le cas des prétendus métamorphoses des individus. C'est-à-dire des gens qui se transforment en lion, en panthère pour aller commettre des actes ou manger des gens. Ces cas semblent complexes. Le cas des métamorphoses est plus facile à expliquer. Aujourd'hui, les recherches montrent que ce sont des sociétés secrètes. C'est-à-dire des individus, non pas qui se transforment en lion ou en panthère, mais des sociétés sécrètes qui ont des crochets et des démarches de panthères ou de lions et qui prennent les qualités de ces animaux. Ils sont considérés comme des gardiens de l'ordre moral dans la société. Ce n'est donc pas une métamorphose physique. Mais, à partir du moment où je vous dis que je suis une panthère ou un lion et je mets sur mes doigts des crochets de fauves et qu'on m'apprend à marcher comme tel, je deviens une panthère ou un lion. Mon rôle dans cette société, ce serait de mettre de l'ordre. Des jeunes qui couchent avec les femmes des autres, les jeunes qui ne sont pas respectueux ou encore des femmes qui sont incontrôlables, sont éliminés au nom de la sorcellerie par cette société sécrète. Deuxième problème sur lequel on bute, c'est l'aveu. La psychanalyse et la psychologie nous permettent de comprendre le problème des aveux. La politique nous permet aussi de le comprendre. Je vous ramène justement à deux films. Le premier c'est « L'aveu » de Costa Gavras, vers 1970 et « Sia » ou le rêve du python (un film africain). Ce sont des films qui nous permettent de comprendre le mécanisme des aveux. Comment des individus peuvent être conditionnés à avouer des fautes ou des actes qu'ils n'ont pas faits ou commis. Il faudrait donc voir l'importance des aveux de l'individu qui affirme être sorcier. Est-ce que cela ne lui donne pas du prestige, ou ne lui permet pas de protéger ses enfants ? Est-ce que cela ne lui permet-il pas d'avoir la paix à partir du moment où il aurait fait peur aux gens ? Ou bien, est-ce que ce n'est pas une façon de se culpabiliser d'avoir eu un jour à penser du mal de quelqu'un ? Parce que si je vous dis, par exemple, que si vous continuer ainsi, vous allez avoir un accident, et puis, demain quelque chose vous arrive, je serai considéré comme responsable. Puisque je vous aurais menacé verbalement. Donc, dans une telle société, je serai considéré comme sorcier parce que responsable du mal qui vous est arrivé dans la mesure où j'aurai estimé que j'ai des pouvoirs qui seraient à la base de votre malheur. Il faut donc étudier ce que c'est que faire un aveu. Est-ce que si quelqu'un avoue quelque chose cela voudrait-il pour autant dire que c'est lui qui l'a fait ou simplement, il assume une part de responsabilité ? C'est pourquoi je dis que le phénomène de la sorcellerie est très intéressant, il doit nous permettre de réfléchir à notre société.
•Nord-Sud a publié récemment un cas assez complexe. Deux frères, après avoir été menacés par un homme se réclamant sorcier, ont successivement rendu l'âme quelques jours après les menaces. Peut-on parler de coïncidence ?
Je disais que le phénomène de la sorcellerie est très complexe. Il y a un aspect de mystification et un aspect de mythification. Toute société a besoin de mythe et de mystère. Les mythes et les mystères permettent de mettre de l'ordre dans nos manières de faire et renforcent la société. Pour le cas évoqué, il y a plusieurs possibilités. Ça peut-être un empoissonnement à partir de substances détenues par les individus. Ce n'est pas de la sorcellerie. C'est pourquoi le système de la sorcellerie est un système de savoir. Parce qu'il nous fait comprendre que les individus maîtrisent la faune, les plantes et la société dans son ensemble. Il peut donc avoir empoisonnement à partir de feuilles, de plantes, de racines ou de bile d'animaux. Deuxièmement, pour moi, il y a certaines coïncidences. Il faut qu'on apprenne à faire des autopsies. L'autopsie, dans la société occidentale, a permis de comprendre que certaines personnes meurent pour avoir vécu dans des maisons où il y avait des substances nocives dans la peinture. D'autres vivaient près de certains volcans ou de certaines grottes qui émettaient des substances toxiques. Les respirer pendant un certains temps entraine la mort. Ce sont les autopsies qui ont permis de comprendre que les gens ne meurent pas par la sorcellerie, mais empoissonnés par des substances physiques qui sont détectables. Pour le cas des deux frères, je suis désolé, mais il n'y a pas eu d'autopsie. Les gens n'ont pas les moyens de le faire.
•Il y a aussi des gens qui disent détenir des pouvoirs ou qui affirment être immunisés contre les balles d'un fusil…
(Rire). C'est simplement psychologique. Ça fait rire. Parce que c'est à cause de ce genre de considération que beaucoup de nos parents, qui ont été à la Première et Deuxième guerres mondiales, ont été massacrés. Ils pensaient être protégés. Sans tenir compte des ordres des officiers, ils se lançaient sur les chars qui les tuaient. C'était une hécatombe. Cela dit, c'est au quotidien que les journaux relatent les accidents. Des gens qui se disent blindés et qui sont tués par leur propre fusil. Il y a beaucoup d'escrocs et de charlatans qui profitent de l'angoisse des gens. On peut enlever dans une cartouche tous les plombs et on y laisse de la poudre. Si on tire sur vous et que vous ne sentez rien, vous penserez être blindé, or, c'est faux. Ce sont des recherches qui ont été menées et qui ont montré qu'il y a beaucoup de charlatans. Mais, je vais faire une mise au point. Quand on parle de sorcellerie, il ne faut pas la mélanger avec les religions africaines, les pratiques spirituelles africaines. Par exemple, dans la région d'où je viens, les « Komians » ne sont pas des sorcières. Elles sont les protectrices de la société et des individus contre l'action néfaste des sorciers. Aujourd'hui, la colonisation intellectuelle et religieuse fait qu'on les considère comme des sorcières. Parce que le christianisme qualifie ces pratiques culturelles africaines de sorcellerie. C'est une qualification voulue volontairement. Nous sommes dans une sorte de concurrence religieuse. En le faisant, le christianisme veut augmenter son nombre d'adhérents. C'est comme le vaudou. C'est aussi une religion, une pratique spirituelle africaine. Une relation que les individus entretiennent avec la divinité qui s'exprime à travers plusieurs émanations.
•Croyez-vous à la divinité?
Il ne s'agit pas de croire en ces divinités. C'est comme si vous me demandez si je crois à Jésus ou au prophète Mohamed.
•Pour parler du vaudou, nous avons déjà vu une danse assez révélatrice. Le danseur, sous son masque, a disparu à un moment donné sous les yeux de tous, puis est réapparu quelques secondes après. Comment qualifiez-vous ce genre de fait ?
Ça, ce n'est pas de la sorcellerie. C'est un pouvoir que nous avons, mais ce n'est pas un pouvoir extraordinaire. Cela se fait en Inde ou en Chine. Dans les temples bouddhistes on peut amener les gens à un niveau de méditation de sorte à faire de la lévitation. Il faut différencier ce genre de pratique de la sorcellerie.
•Qu'est-ce que vous qualifiez concrètement de sorcellerie?
La sorcellerie, c'est le principe du mal, de la nuisance pour la plupart de société africaine. Elle contribue à tuer, à enlever la vie, à détruire et à faire du mal. Aujourd'hui, on a tendance à tout mélanger. La parapsychologie et la lévitation sont mises au compte de la sorcellerie.
•Il y a pourtant des intellectuels comme vous qui croient en la sorcellerie, professeur…
Oui. Chacun est libre de croire en ce qu'il veut. Je ne peux pas parler au nom des intellectuels. Je dis que tel que je viens de l'expliquer, en tant que phénomène mystique de mystification, je n'y crois pas. Les études que j'ai faites, ne me permettent pas de comprendre qu'un être humain puisse avoir des pouvoirs extraordinaires. C'est pourquoi je dis que les intellectuels, qui sont allés à l'école, ne doivent pas prendre l'école comme un lieu d'acquisition de diplôme. Mais, comme un lieu d'acquisition de sagesse, de savoir faire et de savoir être. Il nous faut utiliser l'école comme un lieu pour comprendre notre société, notre univers. Je ne peux pas comprendre que l'onchocercose puisse être provoquée par les génies ou qu'on dise que quelqu'un, qui a l'ulcère de Burili, est sorcier et utilise son pied comme la marmite des sorciers.
•D'où vient donc cette pratique?
Selon des recherches que j'ai faites, il est apparu que la sorcellerie a été considérée comme villageoise. Elle relève du village. Le sorcier est donc un villageois. Lorsque le christianisme est devenu une religion dominante, il s'est opposé aux religions anciennes des druides en Europe. Ces religions constituaient une menace pour l'Eglise. Mais, le christianisme se développant en ville, que fallait-il faire pour disqualifier les pratiques religieuses concurrentes ? Les prêtres ont considéré que les adeptes des anciennes religions étaient des sorciers pour décourager leurs adeptes. Or, ces adeptes viennent du village. C'est ainsi qu'on a qualifié de magicien ceux qui font les mêmes pratiques que les sorciers mais qui vivent en ville, dans la cour de rois. Pendant que les tenants des anciennes religions sont considérés comme sorciers. Quand le christianisme arrive en Afrique, il vient avec ce même préjugé. Les tenants des anciennes religions africaines sont considérés comme des sorciers. Aujourd'hui, l'ignorance, la superstition et le manque d'évolution intellectuelle des villageois font que les gens interprètent dans les villages les échecs et les réussites, les phénomènes qu'ils ne comprennent pas, comme relevant de la sorcellerie.
•Vous ne croyez pas en la sorcellerie. Que faut-il faire pour enlever cette idée de l'esprit des Africains en général et des Ivoiriens en particulier?
La sorcellerie ou la croyance à la sorcellerie est source de misère. Et la misère conduit à la croyance de la sorcellerie. Je ne dis pas que nous allons résoudre le problème de la sorcellerie avec uniquement l'éducation, mais, je dis que l'éducation nous permet d'éliminer au maximum les sources de la croyance en la sorcellerie. Aujourd'hui, on comprend que les grossesses qui durent 24 mois sont des fibromes. Ces femmes sont laissées en paix. La connaissance doit nous permettre de nous libérer de l'ignorance et des faux savoirs et d'accéder à la félicité. Aujourd'hui, nous restons fidèles aux savoirs que nos ancêtres nous ont enseignés. Nous pensons que c'est en reprenant leur superstition que nous leurs restons fidèles, alors que nous les trahissons au contraire. Parce que nous ne permettons pas à nos sociétés de faire un bon qualitatif. Nous maintenons nos sociétés dans le sous-développement et dans l'ignorance. Alors que le rôle des élites est d'assainir et de faire le tri entre les faux et les vrais savoirs. Entre la mystification, le mystère et la mythification. Evidemment, cela ne disparait pas facilement. En Europe, aux Etats-Unis, il y a encore des gens qui pensent que c'est en accrochant des pattes de loup à leur porte qu'ils vont faire fuir les mauvais esprits. Toutefois, en Europe, ça n'a plus cette ampleur parce que la connaissance a permis de résoudre un certain nombre de problèmes. J'invite donc les universitaires à se pencher sur le problème de la sorcellerie en Côte d'Ivoire. Il faut des études et des recherches. Il faut que tous les domaines du savoir s'y impliquent. Que les philosophes laissent ces bavardages sur Spinoza ou sur Platon pour se pencher sur le problème de la sorcellerie. Nous augmentons ainsi la richesse de l'humanité, quand nous apporterons au savoir actuel nos propres savoirs. Et, c'est ici que se situe la responsabilité des élites africaines. Le philosophe camerounais Njoh-Mouellé Ebenézer disait qu'en raisonnant comme le peuple, nous devenons médiocre. Nous recherchons une sécurité en nous fondant dans le milieu. Or, le rôle des élites africaines est d'être une lumière pour la société, de l'amener à faire un saut qualitatif.
Interview réalisée par Raphaël Tanoh
•Pr Boa, pourquoi un thème sur la sorcellerie lors d'un colloque d'intellectuels ?
J'ai fait cette communication parce que j'ai été choqué par un certain nombre d'évènements. Le premier se situe en 2008. Un individu a été enterré vivant à Sikensi, plus précisément dans le village de Sawué, sous le prétexte qu'il aurait tué en sorcellerie un jeune du village. Le même évènement a été répété en janvier cette année à Lakota. Là, c'était deux individus accusés d'avoir tué un instituteur par sorcellerie. L'un des individus a été extrait de la vindicte populaire à temps par la gendarmerie, l'autre a malheureusement été enterré vivant. Enfin, le troisième évènement, c'est en 2007 qu'il a eu lieu. Lors de l'enterrement de Kuyo Serge, l'ex-secrétaire général de la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d'Ivoire (Fesci) dans son village. Ses camarades, sous le prétexte que Kuyo aurait été tué en sorcellerie par ses parents, ont semé du désordre dans le village et brulé une partie du marché. Des habitations et des magasins ont également été saccagés. Voilà des évènements révoltants, sources de désordre qui m'ont amené à réfléchir sur la sorcellerie qui, pour moi, relève d'un autre temps.
•Voulez-vous dire que les faits dont vous parlez sont infondés ?
Quand vous parlez des faits, j'ignore exactement ce à quoi vous voulez faire allusion. Parce que si c'est penser que les décès évoqués ont été causés par la sorcellerie, je dis que je n'y crois pas. Et je pense que notre rôle à nous lettrés et intellectuels, c'est d'amener la population à comprendre que les décès, les morts, certains cas de déformation physique, ne sont pas le fait de la sorcellerie. Je ne peux pas admettre aujourd'hui qu'un enfant qui a la poliomyélite, soit considéré comme un sorcier. Je ne peux pas admettre qu'un enfant ou quelqu'un qui a l'ulcère de Burili sur sa jambe soit considéré comme un sorcier. Je ne peux pas non plus admettre qu'une femme qui a des fibromes et qui a du mal à enfanter soit considérée comme une sorcière.
•Il y a effectivement des maladies que la médecine moderne n'arrive pas à identifier encore moins à guérir et qui trouvent leur remède chez les mystiques. Qu'en pensez-vous ?
Mais, l'hôpital n'est pas le seul lieu de connaissance des maladies. Et, c'est à ce niveau-là que le système de la sorcellerie doit nous permettre de faire des recherches sur nos savoirs endogènes, sur les connaissances que possédaient les sociétés africaines. Mais, c'est l'avènement de l'aspect mystique qui fait croire que l'homme est capable d'avoir des pouvoirs extraordinaires qui lui permettent d'aller au-delà du physique et de faire des choses extraordinaires.
•Vous dites que vous ne croyez pas en la sorcellerie et en même temps vous parlez du système de la sorcellerie. C'est quoi ce système de la sorcellerie ?
C'est un système symbolique. Un imaginaire symbolique. Il faut donc étudier la sorcellerie en tant que système symbolique. C'est-à-dire, en tant que théorie et en tant que pratique que notre société met en place pour résoudre un ensemble de problèmes. Ces problèmes sont liés à la peur, à l'angoisse au fait que nous avons parfois du mal à comprendre le désordre dans la société, les phénomènes insolites. Donc, ces phénomènes insolites, de désordre ou encore ces phénomènes rares sont interprétés par la société comme relevant de la sorcellerie.
•De quels phénomènes parlez-vous?
Je viens de vous citer l'exemple de la poliomyélite, des maladies qu'on ne comprenait pas et des choses qui nous font peur. Il y a une étude qui a été faite par un administrateur colonial vers 1920 dans la région de l'Indénié, à Abengourou. J'aime rappeler ce qu'il a remarqué. Il dit que la terreur fétichiste, c'est-à-dire ce qui concerne la sorcellerie, est un mécanisme que la société met en place pour se débarrasser des vieilles femmes qui ne sont plus bonnes à rien, qui sont laides et encombrantes. Pour se débarrasser aussi des vieillards qui sont récalcitrants, grognons et pauvres, qui n'ont pas de parenté puissante et éliminer ceux qui sont mal vus par leurs sociétés dont certains jeunes que les vieux n'arrivent pas à contrôler. Voilà comment le système de la sorcellerie apparait comme mécanisme de régulation de l'ordre.
•Etes-vous d'accord avec cet administrateur colonial ?
Oui. C'est un aspect, je ne dis pas que c'est tout l'aspect de la sorcellerie. C'est pourquoi je dis que la sorcellerie est un sujet très intéressant. Parce que c'est à la fois un sujet qui concerne la politique. C'est-à-dire la mise en place dans un village ou dans une cité, des pouvoirs des anciens et des détenteurs du pouvoir politique afin de gérer les opposants. Ce système permet également de mettre de l'ordre dans le comportement des jeunes et de les canaliser. La sorcellerie a un aspect éducatif. Elle éduque à la possession des biens. Ceux qui en ont trop font peur, ceux qui n'en ont pas font peur. On veut amener la société et l'individu à être dans un juste milieu, à éviter l'excès. C'est donc un système de régulation des biens. Mais, en même temps, c'est aussi un système d'eugénisme (Ndlr : science qui étudie et met en œuvre les moyens d'améliorer l'espèce humaine), c'est-à-dire qui consiste à éliminer les individus difformes, les enfants mongoliens, siamois, les enfants qui viennent au monde avec une dent, les enfants qui sortent du ventre de leur mère par les pieds, etc. Ces phénomènes insolites, bizarres, sont interprétés comme relevant de la sorcellerie.
•En gros, ce que la société n'arrive pas à comprendre est attribué à la sorcellerie…
Oui. Surtout ce qui suscite une angoisse existentielle.
•Il y a cependant des cas d'aveux de personnes se réclamant sorcières et qui affirment avec preuves ce qu'elles ont fait subir aux autres. Qu'en pensez-vous ?
C'est un aspect délicat. Quand on parle de la sorcellerie, on bute sur deux problèmes. Le cas des aveux volontaires et le cas des prétendus métamorphoses des individus. C'est-à-dire des gens qui se transforment en lion, en panthère pour aller commettre des actes ou manger des gens. Ces cas semblent complexes. Le cas des métamorphoses est plus facile à expliquer. Aujourd'hui, les recherches montrent que ce sont des sociétés secrètes. C'est-à-dire des individus, non pas qui se transforment en lion ou en panthère, mais des sociétés sécrètes qui ont des crochets et des démarches de panthères ou de lions et qui prennent les qualités de ces animaux. Ils sont considérés comme des gardiens de l'ordre moral dans la société. Ce n'est donc pas une métamorphose physique. Mais, à partir du moment où je vous dis que je suis une panthère ou un lion et je mets sur mes doigts des crochets de fauves et qu'on m'apprend à marcher comme tel, je deviens une panthère ou un lion. Mon rôle dans cette société, ce serait de mettre de l'ordre. Des jeunes qui couchent avec les femmes des autres, les jeunes qui ne sont pas respectueux ou encore des femmes qui sont incontrôlables, sont éliminés au nom de la sorcellerie par cette société sécrète. Deuxième problème sur lequel on bute, c'est l'aveu. La psychanalyse et la psychologie nous permettent de comprendre le problème des aveux. La politique nous permet aussi de le comprendre. Je vous ramène justement à deux films. Le premier c'est « L'aveu » de Costa Gavras, vers 1970 et « Sia » ou le rêve du python (un film africain). Ce sont des films qui nous permettent de comprendre le mécanisme des aveux. Comment des individus peuvent être conditionnés à avouer des fautes ou des actes qu'ils n'ont pas faits ou commis. Il faudrait donc voir l'importance des aveux de l'individu qui affirme être sorcier. Est-ce que cela ne lui donne pas du prestige, ou ne lui permet pas de protéger ses enfants ? Est-ce que cela ne lui permet-il pas d'avoir la paix à partir du moment où il aurait fait peur aux gens ? Ou bien, est-ce que ce n'est pas une façon de se culpabiliser d'avoir eu un jour à penser du mal de quelqu'un ? Parce que si je vous dis, par exemple, que si vous continuer ainsi, vous allez avoir un accident, et puis, demain quelque chose vous arrive, je serai considéré comme responsable. Puisque je vous aurais menacé verbalement. Donc, dans une telle société, je serai considéré comme sorcier parce que responsable du mal qui vous est arrivé dans la mesure où j'aurai estimé que j'ai des pouvoirs qui seraient à la base de votre malheur. Il faut donc étudier ce que c'est que faire un aveu. Est-ce que si quelqu'un avoue quelque chose cela voudrait-il pour autant dire que c'est lui qui l'a fait ou simplement, il assume une part de responsabilité ? C'est pourquoi je dis que le phénomène de la sorcellerie est très intéressant, il doit nous permettre de réfléchir à notre société.
•Nord-Sud a publié récemment un cas assez complexe. Deux frères, après avoir été menacés par un homme se réclamant sorcier, ont successivement rendu l'âme quelques jours après les menaces. Peut-on parler de coïncidence ?
Je disais que le phénomène de la sorcellerie est très complexe. Il y a un aspect de mystification et un aspect de mythification. Toute société a besoin de mythe et de mystère. Les mythes et les mystères permettent de mettre de l'ordre dans nos manières de faire et renforcent la société. Pour le cas évoqué, il y a plusieurs possibilités. Ça peut-être un empoissonnement à partir de substances détenues par les individus. Ce n'est pas de la sorcellerie. C'est pourquoi le système de la sorcellerie est un système de savoir. Parce qu'il nous fait comprendre que les individus maîtrisent la faune, les plantes et la société dans son ensemble. Il peut donc avoir empoisonnement à partir de feuilles, de plantes, de racines ou de bile d'animaux. Deuxièmement, pour moi, il y a certaines coïncidences. Il faut qu'on apprenne à faire des autopsies. L'autopsie, dans la société occidentale, a permis de comprendre que certaines personnes meurent pour avoir vécu dans des maisons où il y avait des substances nocives dans la peinture. D'autres vivaient près de certains volcans ou de certaines grottes qui émettaient des substances toxiques. Les respirer pendant un certains temps entraine la mort. Ce sont les autopsies qui ont permis de comprendre que les gens ne meurent pas par la sorcellerie, mais empoissonnés par des substances physiques qui sont détectables. Pour le cas des deux frères, je suis désolé, mais il n'y a pas eu d'autopsie. Les gens n'ont pas les moyens de le faire.
•Il y a aussi des gens qui disent détenir des pouvoirs ou qui affirment être immunisés contre les balles d'un fusil…
(Rire). C'est simplement psychologique. Ça fait rire. Parce que c'est à cause de ce genre de considération que beaucoup de nos parents, qui ont été à la Première et Deuxième guerres mondiales, ont été massacrés. Ils pensaient être protégés. Sans tenir compte des ordres des officiers, ils se lançaient sur les chars qui les tuaient. C'était une hécatombe. Cela dit, c'est au quotidien que les journaux relatent les accidents. Des gens qui se disent blindés et qui sont tués par leur propre fusil. Il y a beaucoup d'escrocs et de charlatans qui profitent de l'angoisse des gens. On peut enlever dans une cartouche tous les plombs et on y laisse de la poudre. Si on tire sur vous et que vous ne sentez rien, vous penserez être blindé, or, c'est faux. Ce sont des recherches qui ont été menées et qui ont montré qu'il y a beaucoup de charlatans. Mais, je vais faire une mise au point. Quand on parle de sorcellerie, il ne faut pas la mélanger avec les religions africaines, les pratiques spirituelles africaines. Par exemple, dans la région d'où je viens, les « Komians » ne sont pas des sorcières. Elles sont les protectrices de la société et des individus contre l'action néfaste des sorciers. Aujourd'hui, la colonisation intellectuelle et religieuse fait qu'on les considère comme des sorcières. Parce que le christianisme qualifie ces pratiques culturelles africaines de sorcellerie. C'est une qualification voulue volontairement. Nous sommes dans une sorte de concurrence religieuse. En le faisant, le christianisme veut augmenter son nombre d'adhérents. C'est comme le vaudou. C'est aussi une religion, une pratique spirituelle africaine. Une relation que les individus entretiennent avec la divinité qui s'exprime à travers plusieurs émanations.
•Croyez-vous à la divinité?
Il ne s'agit pas de croire en ces divinités. C'est comme si vous me demandez si je crois à Jésus ou au prophète Mohamed.
•Pour parler du vaudou, nous avons déjà vu une danse assez révélatrice. Le danseur, sous son masque, a disparu à un moment donné sous les yeux de tous, puis est réapparu quelques secondes après. Comment qualifiez-vous ce genre de fait ?
Ça, ce n'est pas de la sorcellerie. C'est un pouvoir que nous avons, mais ce n'est pas un pouvoir extraordinaire. Cela se fait en Inde ou en Chine. Dans les temples bouddhistes on peut amener les gens à un niveau de méditation de sorte à faire de la lévitation. Il faut différencier ce genre de pratique de la sorcellerie.
•Qu'est-ce que vous qualifiez concrètement de sorcellerie?
La sorcellerie, c'est le principe du mal, de la nuisance pour la plupart de société africaine. Elle contribue à tuer, à enlever la vie, à détruire et à faire du mal. Aujourd'hui, on a tendance à tout mélanger. La parapsychologie et la lévitation sont mises au compte de la sorcellerie.
•Il y a pourtant des intellectuels comme vous qui croient en la sorcellerie, professeur…
Oui. Chacun est libre de croire en ce qu'il veut. Je ne peux pas parler au nom des intellectuels. Je dis que tel que je viens de l'expliquer, en tant que phénomène mystique de mystification, je n'y crois pas. Les études que j'ai faites, ne me permettent pas de comprendre qu'un être humain puisse avoir des pouvoirs extraordinaires. C'est pourquoi je dis que les intellectuels, qui sont allés à l'école, ne doivent pas prendre l'école comme un lieu d'acquisition de diplôme. Mais, comme un lieu d'acquisition de sagesse, de savoir faire et de savoir être. Il nous faut utiliser l'école comme un lieu pour comprendre notre société, notre univers. Je ne peux pas comprendre que l'onchocercose puisse être provoquée par les génies ou qu'on dise que quelqu'un, qui a l'ulcère de Burili, est sorcier et utilise son pied comme la marmite des sorciers.
•D'où vient donc cette pratique?
Selon des recherches que j'ai faites, il est apparu que la sorcellerie a été considérée comme villageoise. Elle relève du village. Le sorcier est donc un villageois. Lorsque le christianisme est devenu une religion dominante, il s'est opposé aux religions anciennes des druides en Europe. Ces religions constituaient une menace pour l'Eglise. Mais, le christianisme se développant en ville, que fallait-il faire pour disqualifier les pratiques religieuses concurrentes ? Les prêtres ont considéré que les adeptes des anciennes religions étaient des sorciers pour décourager leurs adeptes. Or, ces adeptes viennent du village. C'est ainsi qu'on a qualifié de magicien ceux qui font les mêmes pratiques que les sorciers mais qui vivent en ville, dans la cour de rois. Pendant que les tenants des anciennes religions sont considérés comme sorciers. Quand le christianisme arrive en Afrique, il vient avec ce même préjugé. Les tenants des anciennes religions africaines sont considérés comme des sorciers. Aujourd'hui, l'ignorance, la superstition et le manque d'évolution intellectuelle des villageois font que les gens interprètent dans les villages les échecs et les réussites, les phénomènes qu'ils ne comprennent pas, comme relevant de la sorcellerie.
•Vous ne croyez pas en la sorcellerie. Que faut-il faire pour enlever cette idée de l'esprit des Africains en général et des Ivoiriens en particulier?
La sorcellerie ou la croyance à la sorcellerie est source de misère. Et la misère conduit à la croyance de la sorcellerie. Je ne dis pas que nous allons résoudre le problème de la sorcellerie avec uniquement l'éducation, mais, je dis que l'éducation nous permet d'éliminer au maximum les sources de la croyance en la sorcellerie. Aujourd'hui, on comprend que les grossesses qui durent 24 mois sont des fibromes. Ces femmes sont laissées en paix. La connaissance doit nous permettre de nous libérer de l'ignorance et des faux savoirs et d'accéder à la félicité. Aujourd'hui, nous restons fidèles aux savoirs que nos ancêtres nous ont enseignés. Nous pensons que c'est en reprenant leur superstition que nous leurs restons fidèles, alors que nous les trahissons au contraire. Parce que nous ne permettons pas à nos sociétés de faire un bon qualitatif. Nous maintenons nos sociétés dans le sous-développement et dans l'ignorance. Alors que le rôle des élites est d'assainir et de faire le tri entre les faux et les vrais savoirs. Entre la mystification, le mystère et la mythification. Evidemment, cela ne disparait pas facilement. En Europe, aux Etats-Unis, il y a encore des gens qui pensent que c'est en accrochant des pattes de loup à leur porte qu'ils vont faire fuir les mauvais esprits. Toutefois, en Europe, ça n'a plus cette ampleur parce que la connaissance a permis de résoudre un certain nombre de problèmes. J'invite donc les universitaires à se pencher sur le problème de la sorcellerie en Côte d'Ivoire. Il faut des études et des recherches. Il faut que tous les domaines du savoir s'y impliquent. Que les philosophes laissent ces bavardages sur Spinoza ou sur Platon pour se pencher sur le problème de la sorcellerie. Nous augmentons ainsi la richesse de l'humanité, quand nous apporterons au savoir actuel nos propres savoirs. Et, c'est ici que se situe la responsabilité des élites africaines. Le philosophe camerounais Njoh-Mouellé Ebenézer disait qu'en raisonnant comme le peuple, nous devenons médiocre. Nous recherchons une sécurité en nous fondant dans le milieu. Or, le rôle des élites africaines est d'être une lumière pour la société, de l'amener à faire un saut qualitatif.
Interview réalisée par Raphaël Tanoh