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Société Publié le jeudi 22 octobre 2009 | Nuit & Jour

Yvette Tiessé

Je pris place juste à droite du conducteur du car qui devait me conduire à Bouaké. Le véhicule était à moitié vide et l’on pouvait s’installer à sa guise là où le confort nous attirait. J’avais choisi cet endroit en pensant que je ne pourrais aisément converser avec le conducteur. Une compagnie des plus utiles d’autant plus qu’il était impérieux de glaner le maximum d’informations avant d’arriver à destination. Mais en arrivant à Yopougon mes plans allaient être complètement bouleversés par l’arrivée comme un cheveux sur une soupe d’un passager assez particulier. En se glissant dans le siège qui jouxtait le mien, il avait lâché un son sifflotant qui s’apparentait à un piaf. On aurait dit qu’il était déçu d’avoir été devancé à cet endroit. Je fus très vite délestée de mon aise pour me rendre à l’évidence du transport en commun. On ne s’y étale pas comme dans un salon privé. Il m’adressa une salutation à laquelle je répondis sans lever les yeux. Aussitôt après, il se leva et descendit du véhicule qui n’avait pas encore fini de se « gaver » de passagers et colis de toutes tailles. Au moment où le klaxon bruyant du mastodonte retentit, je le vis qui escaladait nonchalamment les marches en échangeant des salutations ici et là. « Il est sûrement un habitué de la maison » pensai-je. En s’asseyant, il me tendit un sachet dans lequel il y avait trois croissants et un autre où se trouvait une cannette de sucrerie. Je déclinai l’offre. Mais il insista tellement que j’acceptai par courtoisie. Je n’avais ni faim ni soif. Je rangeais alors soigneusement ce petit déjeuner trop matinal à mon goût au fond de mon four-tout. Le car quitta la gare « vous allez à Yamoussoukro ? » demanda-t-il brusquement. « Non, à Bouaké » répondis-je sèchement. Mais il était insensible à cette carapace dont je me recouvrais, et poursuivi : « moi je vais à Katiola. Mais si vous allez à Bouaké pour la première fois, je peux faire en sorte de rendre votre séjour agréable là-bas », insista-t-il. « Non merci. J’y ai un contact sûr. Je suis attendue », lui répondis-je. Il avait acheté quelques journaux à Abidjan et, au moment où le mastodonte dévorait goulûment la route, il me tendit un canard de seconde zone, une de ses revues à deux feuillets très prisées par les demie-lettrées qui ne racontent qu’une histoire à l’eau de rose de la première à la dernière page. Aussitôt, elle rejoignit les croissants et la cannette au fond de mon sac. Mais mon voisin était d’une sympathie ! Chaque arrêt du car était l’occasion pour lui de descendre et de me ramener un « présent », tout y passait : des fruits, de l’eau, des mouchoirs en papier bref, tout pour ne pas interrompre la conversation. Il me vint alors l’idée d’agir pour décourager chez lui toute velléité de me faire la cours, d’autant que cela ne devait en aucun cas être à l’ordre du jour, mieux je voulais rester concentrée pour gérer au mieux mes appréhensions. J’allais tout de même à Bouaké !
Je me débarrassai de la grande couverture péruvienne qui me protégeait du courant d’air assez violent dû au fait que les volets étaient ouverts, pour exposer mon alliance bien fixée à l’annulaire gauche. Mon voisin me jeta un regard furtif, et au même moment, comme par enchantement, je sentis comme un ballon qui se dégonflait a vu d’œil. J’aurais éclaté de rire si je n’avais pas fourni de gros efforts pour me retenir. Je le voyais qui me regardait du coin de l’œil, déçu de voir ce qu’il avait considéré comme une proie lui échapper aussi froidement. Ainsi, jusqu’à Yamoussoukro, il eut un bon moment de silence que je mis à profit pour remettre en place mes idées. Mais quelques temps après que nous ayons quitté Yamoussoukro, il essaya maladroitement de rétablir le contact. Il me demanda si je resterais pour longtemps à Bouaké et quel est le but de mon séjour. « Je pars pour une mission », lui répondis-je avec une pointe de fierté, qui me donnait de l’ascendance sur cet homme qui me collait comme une sangsue ; et il eut la réaction que j’attends : « Ah ! J’ai à faire à quelqu’un qui sait lire et écrire ! » lâchât-t-il manifestement au bord de ses petits souliers. Et de se justifier bêtement : « j’aurais du vous acheter un journal sérieux en lieu et place de celui-ci !», dit-il en montrant du doigt le bout de la feuille de chou bon marché qui débordait de mon sac. C’est ce moment qu’il choisit pour me tendre le bout de papier qu’il avait fini par froisser à force de vouloir le cacher entre les doigts. « Vous pouvez appeler ma femme en arrivant à Bouaké, et elle s’occupera de vous. Voilà, il y a là ces contacts » dit-il en me tendant le bout de papier. Il y avait écrit : « ma sœur…, mon épouse…, M. Kaba… » ; « Qui est M. Kaba ?? » lui demandai-je surprise. « le dernier numéro est le mien ». Je le remercie et fermai les yeux. Dès que nous atteignîmes la prochaine agglomération, il décrocha son portable, et dans un Malinké bien roulé il insista auprès de sa femme afin qu’elle me réservât un accueil digne de ce nom. Je lui avais donné un prénom d’emprunt que je l’entendis répéter avec insistance à celle qui devait faire en sorte de rendre mon séjour plus agréable. Mais je gardai les yeux fermés. C’était le stratagème le plus efficace pour me dégager des ventouses de mon voisin Kaba. Quand je les ouvris, il était exactement 15 h 15 mn. Devant moi, sur le côté gauche de la voie, un panneau indiquait : « Bienvenue à Djébonoua. Bouaké – 19 km » Je sentis tout à coup une violente montée d’adrénaline qui me fit l’effet d’une déchirure profonde dans les entrailles. Des contractions inexplicables se mirent à me nouer l’estomac avec une rare violente. J’étais à 19 km de Bouaké, la ville de toutes les horreurs, cette ville qui, il y a tout juste sept ans rimait avec mort et désolation. Une hantise pour de nombreux Ivoiriens qui, de près ou de loin ont vécu l’atrocité sous son aspect le plus cruel qui soit. Cependant, autour de moi, j’entendais les passagers qui poursuivaient nature leurs conversations, habitués qu’ils sont à franchir les murailles autrefois étanches de cette ville. Bientôt, le car stationne au corridor de Bouaké. Un jeune soldat surgit soudain du côté opposé de la route, où se trouvaient environ une quarantaine de soldats. Leurs tenues sont différentes les uns des autres. Impossibles de déterminer à quel corps de l’armée ils peuvent appartenir. Le jeune soldat traversa la voie d’une appartenir. Le jeune soldat traversa la voie d’une démarche intrépide et décidée, pour s’engouffrer dans le car. On aurait dit qu’il a avalé un lion. Dès qu’il atteignit le tout premier siège il lâcha : «mesdames et messieurs bonsoir. Les dé-cent-dé-cent !.. » Surprise, je regardais autour de moi car je n’y comprenais pas grand-chose. Je remarquai simplement que chacun se fouillait les poches pour remettre des pièces au jeune ‘’lion’’, et que cela semblait être un compromis, une sorte de convention qui ne souffre d’aucune contestation possible. Je me levai en même temps que mon voisin pour me vider les poches afin de souscrire à cette loi singulière. Mon voisin Kaba quant à lui s’approcha du jeune soldat qu’il semblait connaître parfaitement. Feignant de descendre du véhicule il lui murmura discrètement quelque chose à l’oreille. Il leva les yeux, nos regards se croisèrent et il me fit signe de m’asseoir. Je m’exécutai. Hors du car, mon voisin Kaba me faisait des signes que je n’arrivais franchement pas à déchiffrer. Alors, sur de lui il me dit : « vous, vous ne payez rien ». Cela me conforta dans l’idée que je me faisais de lui au cours du trajet quand il me montrait cet excès de sympathie qui n’avait d’autre effet que d’aiguiser ma méfiance. Je le sentais un peu trop à son aise dans cet environnement peu commun, d’autant plus qu’en accédant au car, le jeune ‘’lion’’ avait prévenu d’un ton menaçant que personne ne devait descendre.
Tout compte fait, il m’avait fait gagner ma première faveur auprès des nouveaux patrons des lieux, et pour moi le signe n’était pas à négliger. De ma place, j’observais les autres combattants assis sur le bout de béton qui servait de barrage. Ils avaient le visage fermé et grave. Pour se donner un air de ‘’bad boys’’, certains se sont murés derrière des lunettes de soleil de qualité douteuse. L’environnement était inhabituel mais pas si hostile qu’on pourrait l’imaginer. Cependant, pour me sentir réellement en sécurité, je composai rapidement le numéro de mon contact. Au bout du fil il y avait un homme courtois mais apparemment très occupé. Il y avait le lendemain, une manifestation très importante qui devait se dérouler au stade de la paix, et il devait organiser la sécurité avec beaucoup de rigueur. Cependant il m’indiqua un hôtel où dit-il je serai bien installée. Mon arrivée à la gare était un grand soulagement ; j’all ais pouvoir me détendre non seulement les jambes, mais surtout j’étais enfin débarrassée de mon trop gentil voisin Kaba. Je lui dis au revoir, avec un large et généreux sourire, et direction l’hôtel.
Il n’y avait pas une seule minute à perdre. Je devais entrer en contact avec plusieurs personnalités des Forces Nouvelles et m’imprégner très vite des réalités du terrain. Dès mon arrivée à la réception de l’hôtel, j’entendis un bruit sourd venant de l’extérieur. Une cohorte d’environ cinquante personnes à motos, se dirigeait tout droit vers l’entrée de l’établissement, escortant deux véhicules 4X4 avec à bord des hommes en tenue en civile pénétra dans la réception, tenant une mallette vide. Il transpirait à grosses gouttes et tentait visiblement de se mettre à l’abri dans l’hôtel. Mais le personnel s’interposa. « Non, il y a trop de personnes à la fois. Ce n’est pas possible ». Il s’en suivi une chaude altercation à laquelle je ne comprenais pas grande chose. Quand tout se fut calmé, je me renseignai auprès du réceptionniste. Il s’agissait en fait d’un puissant guérisseur, un homme dont on dit qu’il détient des secrets occultes pour venir à bout de tous les maux physiques et spirituels. Son passage à la mosquée a été tellement convaincant que les adeptes en nombre de plus en plus croissant ne le lâchaient plus. « S’il vous plait Monsieur, quelles maladies soignez-vous pour qu’on vous pourchasse ainsi ? » Demandai-je « tout ! Je soigne toutes les maladies. Aucune n’a de secret pour moi. Vous savez, les blancs pensent tout connaître. Mais dès qu’ils se trouvent en présence d’une maladie qui n’est pas virale, ils disent tout de suite qu’elle est incurable ; vous voulez me voir ? » Je sentais le poids du voyage dans les jambes et j’avais du travail au coffre. Il valait mieux pour moi éviter de m’engager dans du déjà vu et entendu qui de toutes les façons ne me convaincra pas. Je pris rapidement une douche, car déjà, à la réception j’avais de la visite. 45 minutes d’échanges m’ont permis de me faire une idée de la situation du terrain. Je voulais sortir, voir Bouaké sous tous ses aspects. Mais était-ce possible ? Mon interlocuteur de me prévenir d’un ton sérieux : « si vous savez des objets de valeur et de l’argent, il vaut mieux les laisser à l’hôtel. L’insécurité ici, c’est ce qu’il y a de plus fréquent et cela passera inaperçu. Même si vous portez plainte à la police elle est impuissante ici ». Je ne voulais pas me jouer les caïds. Quand on à la chance d’avoir avec soi un homme de terrain averti, il est sage de se laisser conduire par lui. Il était 19 h 30 et déjà les rues de la ville étaient dangereusement désertes. Je pouvais voir passer un homme à moto environ toutes les trois ou quatre minutes, le bruit de sa moto déchirant le silence pesant du quartier. Le restaurant le plus proche ne servait pas à manger. Il fallait donc mettre le cap sur le centre ville où la vie renaît de nuit. On l’appelle ‘’le commerce’’, car c’est là que se concentre l’essentiel de l’activité économique de la ville. La nuit, les maquis et boîtes de nuit prennent la relève et de fort belle manière. Le premier taxi que j’empruntai était devenu pour l’occasion ma voiture de service. Pour 5000 FCFA il acceptait de se mettre à ma disposition dès le lendemain de 08 h à 11 h. je saurai par lui que l’activité du taxi était devenu pénible à Bouaké : « avant on pouvait aller jusqu’à 15.000 FCFA de recette par jour. Mais aujourd’hui, quand tu as ne serait-ce que la moitié c’est que la journée a été bonne », dit-il désespéré. Et cela se justifie aisément : la guerre a fait déserter plusieurs centaines de personnes, ralentissant forcément l’économie. Mais le phénomène qui tue le taxi à Bouaké c’est les « moto-taxi ». Ils ont littéralement investi la ville. Ignorant royalement le code de la route, ils sont à l’origine de nombreux accidents graves entraînant parfois mort d’homme. Mais ils ont paradoxalement l’avantage de bénéficier des faveurs des usagers qui prennent en compte le fait que le « taxi-moto au moins il vous dépose chez vous, partout où vous allez ». Mon ami taximan que le nommerai ‘’Joe’’ pour des raisons de sécurité, se lança dans la discussion sans même se méfier : « il n’y a même pas de route. Au lieu de faire en sorte que nous puissions bien travailler ils viennent encore avec les bus. Mais ça, pour nous c’est la mort ! », s’est-il alors plaint.
En arrivant au commerce, il m’indique le meilleur maquis où selon lui je pourrai satisfaire mon appétit. Installée en bonne place je pouvais voir passer tout le monde. Il y avait tout près de moi un jeune homme venu lui aussi se restaurer. Il m’appris qu’il était souvent à Bouaké pour des raisons professionnelles, mais résidait à Abidjan. Je regardais passer les hommes mais aussi les voitures. Le phénomène était impressionnant. Hormis les taxis et les motos qui paradaient sur la voie déjà réduite par l’occupation anarchique de l’espace, il n’y avait que des grosses cylindrées et des véhicules 4X4 de toutes marques. Certaines sont immatriculées, d’autres (la majorité pas. J’ai donc interpellé mon voisin sur cet état de fait qui commençait à m’intriguer. « La vieille-mère, ici c’est comme ça. Tu achètes ta voiture, tu roules tranquille. Policier peut pas t’arrêter. Si tu veux te faire immatriculer, on va te demander les papiers de dédouanement or ici on connaît pas la Douane ». J’ai compris qu’il fallait y aller avec lui. « Mais il y a le guichet unique ici ! » m’étonnai-je. « Guichet unique ? Ça dépend si tu as envie qu’on t’embête tu peux y aller. Sinon ici, c’est hors la loi. Mais regarde les ! Est-ce que tu crois que ce gars-là peut acheter ce genre de voiture en temps normal ? On est à Bouaké ici, tu ne sais pas ce qui se passe ou quoi ? » lança-t-il un peu énervé.
« Oui mais il y a eu le redéploiement de l’Administration ! En principe on ne devait plus parler comme vous faites ! ».
Au même moment j’entendis un coup de feu de l’autre côté de la route. Un attroupement se forma très vite. « Que se passe-t-il ? » demandais-je au gérant du maquis qui en revenait. «Rien de grave, c’est juste un jeune voyou qui s’est blessé avec son arme » lança-t-il avec une pointe d’exaspération. Et de poursuivre : « C’est toujours comme ça ; nous, on ne fait pas attention à tout ça maintenant. On en a vu de plus graves qui ne nous ont pas fait quitter Bouaké » dit-il pour répondre aux interrogations qu’il avait certainement détectées dans mon regard. Quelques minutes plus tard un groupe de cinq soldats arriva sur les lieux. Ils se comportaient en territoire conquis, affichant un air de justicier, arme au point. Ils sont passés tout près de moi, et je me demande comment j’ai pu restée impassible devant les allures peu rassurantes des patrouilleurs. « Ils assurent la sécurité ici », m’informa mon nouveau voisin. En réalité je n’ai vu aucun acte particulier. Sur une moto, le « kamikaze » avait été transporté à l’hôpital avant même l’arrivée des combattants. « Pourquoi la police ne joue pas ce rôle ? » demandai-je. « La police reste à la préfecture de police. Ils ne peuvent rien. Ils sont là pour la forme, sinon en réalité, personne n’a besoin d’eux ici. Peut-être pour établir des pièces administratives, on peut aller les voir… », me répondit-il en jetant des coups d’œil autour de lui pour s’assurer que personne ne nous écoutait. Ce qui était vain. Car j’avais remarqué deux hommes qui allaient et venaient, en prenant le temps de marquer un arrêt à notre niveau, tout en feignant d’être captivés par un évènement plus loin. Je lui fis signe de se taire, et d’un geste il me fit comprendre qu’il les avait remarqués lui aussi. Je réglai ma note puis je décidai de prendre congé de mon hôte de quelques heures. Avant de s’en aller, il me mit une fois encore en garde. Si le chauffeur de taxi est jeune évite d’emprunter son taxi. Ça réduira considérablement les risques d’agressions. Au moment où je partais, la serveuse du maquis intervint. « Je peux vous accompagner la tantie. Sinon c’est un peu dangereux quoi ! »Il était 21 h. je fis appel à mon taxi, et elle m’accompagna à mon hôtel. Rendez-vous est pris pour le lendemain à 8 h. J’ai lancé quelques coups de fil qui m’ont permis de caller quelques rendez-vous pour le lendemain. Aux environs de 2 h du matin, je fus réveillée en sursaut par un vacarme derrière l’hôtel. Je n’ai pas osé ouvrir la fenêtre mais j’écoutais les sons qui parvenaient jusqu’à moi. Il semblait qu’une bagarre avait éclaté entre deux groupes d’individus en voiture. J’entendais comme un bruit de marteau contre les vitres. Cela a duré près d’un quart d’heure avant que je sente les voix s’éloigner. J’essayais difficilement de retrouver le sommeil, perturbée par le vrombissement du climatiseur. 2 h après, je fus encore réveillée par des éclats de voix et des rires dans le couloir de l’hôtel. Quelqu’un s’était même mis à siffloter. Cette fois j’appelai la réception pour en savoir plus. « Ce sont les clients qui rentrent maintenant. Il y a des artistes qui sont arrivés, et… ». Je lui raccrochai au nez, avant de jeter un coup d’œil sur ma montre. Il était 4 h 45 mn. J’essayai de me rendormir mais c’était peine perdue. Certains clients levés tôt fracassaient déjà le couloir de leurs chaussures, et plusieurs autres petits bruits marquaient déjà le début d’une journée mouvementée. Frustrée d’une nuit que j’avais souhaité réparatrice, je me résolu à sortir de mes draps, la tête aussi lourde qu’une grosse pastèque juteuse, le dos en compote. Le lendemain, nous étions samedi, 17 octobre. La cérémonie de lancement des bus de Bouaké, devait se dérouler tout près de là, au stade de la paix. En y arrivant j’entendais de loin la musique qui s’échappait déjà des murs épais du stade. Les FDS Forces Nouvelles chargées de la sécurité arpentaient déjà tous les coins et recoins, la tenue flambant neuve, le brassard ‘’FDS Forces Nouvelles’’ fièrement fixé au bras.
A l’intérieur quelques badauds avaient déjà pris d’assaut les gradins. Je me présentai aux organisateurs qui visiblement cherchaient leurs marques. Un beau petit désordre orchestré par une grosse improvisation qui sautait à l’œil. On m’installa à la cabine de presse où j’étais désespérément isolée. Il était 09 h. La cérémonie n’avait pas encore commencé. Autour de moi, l’épaisse couche de poussière dans laquelle flânaient des sachets usagés d’eau et de jus industriels de toute sorte, indiquait bien que le stade n’avait pas fait sa toilette depuis une longue période. Je décidai de prendre place dans les chaises installées dans les gradins, justement à cause de la poussière et dE l’eau qui avait longtemps stagné dans les sièges du stade. Le spectacle commençait timidement. Don Mike le Gourou, artiste invité au même titre que Billy-Billy, Erickson le Zoulou, Mawa Traoré et Ismaël Isaac, s’improvisa en animateur pour permettre au maigre public de se dégourdir les jambes. Très attendu, Billy Billy a fait vibrer ses fans qui en redemandaient. Une forte odeur de graisse avariée mêlée à une chaleur humide et étouffante se levait par moment m’envahissait et me gâchait le spectacle. Mais au bout d’un moment je me dis qu’il fallait faire fi de ce désagrément passager. Ici, ce n’est pas le lieu de parler de parfum à la lavande ou au jasmin. Autant profiter du spectacle tant que cela est encore possible. La fin de la cérémonie à proprement parlée a été marquée par le tour d’honneur d’un cortège de bus qui a arraché de vifs applaudissements au public. N’eût été la coupure d’électricité qui a failli mettre en suspens la prestation de Erickson le Zoulou et celle de Ismaël Isaac, et qui a occasionné le départ de plusieurs personnes, le spectacle aurait été une parfaite réussite. Mais les bonnes choses ont une fin. Sitôt sortie du stade je retrouvai cet autre visage de Bouaké que je n’aimais pas : rues désertes, des taxis vides, les bâtisses du camp pompier totalement décoiffées et livrées aux hautes herbes, bref, cet autre Bouaké qui a le chic de vous faire revivre les douloureux souvenirs d’une guerre qu’on a envie d’oublier. Heureusement, dimanche approchait à grands pas, et je ne cache pas que je m’en réjouissais. A bord du car qui me ramenait à Abidjan, je sentais au fond de moi comme un sentiment mauvais, de la compassion pour toutes ces personnes qui n’ont pas la chance que j’ai de partir sans avoir le sentiment de perdre toute une vie de travail, des racines, une âme. Je pensais à ces cris de cœur silencieux que seul l’œil sait percevoir. Je n’arrivais pas à définir les sentiments qui se bousculaient en moi. Je savais une seule chose : partir me viderait. Au corridor, un combattant pénétra dans le car pour exécuter le rituel désormais de mise : « S’il vous plait, donnez les dé-cent dé-cent des militaires. Pardon, évitez discussion avec militaires… ». Cette fois, mon voisin Kaba n’était pas là. Je m’exécutai. Le car quitta le Corridor. Quelques mètres plus tard, il y avait à droite un panneau qui indiquait ‘’Bouaké’’. Mais cette fois, il était traversé d’une grande barre rouge.

Yvette Tiessé
Envoyée spéciale à Bouaké
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