Pour répondre à nos questions relatives au débat sur les frais de la consultation dans les hôpitaux publics, Clotilde Ohouochi Yapi nous a fait l'honneur de nous rendre visite jeudi dernier, au siège de Nord-Sud Quotidien. L'ex-ministre des Affaires sociales et de la Solidarité, et secrétaire nationale du Fpi à la politique de la solidarité nationale et de la sécurité sociale a longuement expliqué, à cette occasion, le projet d'Assurance maladie universelle (Amu) initié par son parti..
Que pensez-vous du fait que l'on fasse payer des frais de consultation dans un hôpital public ?
On se rappelle que juste après les indépendances, les soins de santé étaient gratuits dans les structures sanitaires. Cela a duré jusqu'aux années 85-90, quand il y a eu la grande crise économique. Les Etats étant affaiblis financièrement ont imaginé des mécanismes pour pouvoir financer la santé. L'Initiative de Bamako a été mise en œuvre en 1994 dans ce sens. Les soins de santé sont devenus payants. On s'est rendu compte que les populations n'arrivaient plus à payer les soins de santé et que les structures sanitaires n'étaient plus financées. On a demandé dans les structures publiques que les malades paient quelque chose. Avec l'espoir que l'apport des ménages permettrait de financer le système sanitaire. Malheureusement, cette initiative a éloigné les populations des centres de santé.
Est-ce qu'il fallait suivre vraiment cette initiative ?
Il fallait essayer quelque chose. Bien que la grande famille de la médecine n'ose pas le déclarer, on peut affirmer que l'Initiative de Bamako a échoué.
N'est-ce pas parce qu'elle a été imposée par les bailleurs de fonds ?
C'est aussi une réalité à prendre en compte. Mais, il y a aussi la paupérisation des populations. Quand on dit à un paysan de payer pour ses soins la somme de 500 Fcfa qui peut être sa ration alimentaire de la journée, il préfère aller chercher des plantes médicinales dans la brousse. Le gros problème de l'Afrique, c'est que le financement de la santé a un coût. C'est pour cela que le gouvernement de la 2e République a mis en place le projet de l'Assurance maladie universelle pour permettre à tout le monde d'avoir accès à des soins de qualité.
Malgré toutes ces années passées au gouvernement, vous n'avez pas réussi à mettre cette politique en pratique. Ne trouvez-vous pas qu'elle est trop lourde et qu'il fallait trouver une réforme intermédiaire pour soulager les démunis?
L'Afrique aime trop les à-peu-près. Il faut aller résolument à l'Amu. Parce que si vous prenez des réformes intermédiaires, vous allez rester en chemin. Les mutuelles de santé, de par leur caractère volontaire, ne peuvent pas permettre d'éviter les problèmes de santé.
Vous avez parlé de la pauvreté des populations rurales. Exempter ces populations des frais des premiers soins est peut-être un début de solution…
Si on doit exempter la population des frais de santé, qui va les payer? C'est pour cela que l'Etat gagnerait à organiser la solidarité pour que lui, en tant qu'Etat, participe. Mais, il faut aussi que la population participe. C'est cela le projet de l'Amu. Il faut que l'Etat contribue, les ménages, les riches, les pauvres. Bref, tout le monde. C'est tout cet argent qu'on met ensemble pour payer les soins de santé des populations. Si moi j'ai 10 francs, on me demandera peut-être de payer 1 francs parce que je n'ai pas beaucoup d'argent. Chacun paye selon sa capacité contributive. La France a eu son assurance maladie à partir de 1945 quand le pays était complètement déchiré par la guerre. Pour faire marcher le processus de réconciliation et de solidarité, ils ont approfondi leur système d'assurance maladie.
Dans quelle mesure cette assurance peut-elle permettre de faciliter l'accès des populations aux médecins ?
Il y a deux choses qui vont rentrer en ligne de compte. Vous avez le Pnds qui est le Plan national de développement sanitaire et l'Assurance maladie. Ces deux organisations doivent marcher de paire. Le Pnds permet de corriger tous les silences sanitaires. Parce qu'on a des endroits où il n'y a pas d'hôpital, de centre de santé, ni de médecin. Donc le Pnds est le plan que l'Etat a mis en place pour couvrir tout le territoire ivoirien en infrastructures sanitaires. Quand on a les infrastructures sanitaires, comment on fait pour que les populations y accèdent ? L'assurance maladie y répond. Mais comment ? Les populations payent les cotisations, sauf les plus pauvres. Des études ont montré que les populations très pauvres dépensent 15.000 Fcfa par an pour leurs soins de santé. Donc pour ceux-là, on a essayé d'imaginer des mécanismes pour que l'Etat, à travers ses structures décentralisées que sont les mairies et les conseils généraux, puisse payer leur cotisation. Cela était une des exigences de la Banque mondiale dans le projet. L'Etat va donc jouer son rôle social. Il y aura des enquêtes sociales avec les travailleurs sociaux pour déterminer qui est très pauvre.
Maintenant, un paysan qui a sa carte Amu, quand il est malade, son premier reflexe doit être de se rendre dans le centre de santé de son village. Il ne doit pas venir dans un Chu parce qu'il y a une connaissance. Il faut respecter les différentes étapes de la pyramide sanitaire. Il faut aller au premier niveau de contact qui est le centre de santé. Quand il arrive, l'infirmier le consulte et lui donne les médicaments que son état de santé requiert. A ce niveau, les médicaments et la consultation sont gratuits. Il ne paye rien parce qu'il a déjà prépayé ses soins de santé par sa cotisation.
Combien va-t-il cotiser ?
J'ai parlé de ceux qui sont très pauvres. Ceux-là on leur paye une cotisation forfaitaire. Et les estimations situent grosso modo leur cotisation à quinze mille francs par an. C'est le minimum. Si je reviens au secteur formel, au niveau des fonctionnaires, des agents du secteur privé, c'est 3 % de leur salaire. Mais ces estimations remontent à 2002-2004. Il faudrait peut-être actualiser les chiffres. Nous avions discuté avec les syndicats, le patronat. En fait, l'employeur et le travailleur se répartissent la cotisation de 6 %. Donc, si j'ai un salaire de 100.000 Fcfa, cela me fait une cotisation de 3.000 Fcfa (3%) et mon employeur paye les autres 3.000 F cfa.
Et si le premier palier sanitaire n'arrive pas à guérir le malade ?
L'infirmier va alors actionner le deuxième niveau de la pyramide sanitaire à travers l'hôpital général où le malade paye un ticket modérateur de 20%. Et la caisse à laquelle il est affilié paye les 80% restant.
En médicament ?
Que ce soit en médicament ou en consultation. Donc, si l'hospitalisation doit faire 100.000 francs, il paye 20.000 Fcfa (20%). Et si là-bas, ils n'ont pas pu le soigner et que sa santé nécessite des soins plus intensifs, on le transfère au troisième niveau de la pyramide sanitaire, le Chu.
Et là-bas ?
Il paye aussi 20% des frais.
Avez-vous évalué la viabilité financière du projet ?
C'est un projet qui engage toute une nation, tout un continent. Il ne faut pas oublier que la Côte d'Ivoire est pionnière en la matière. Je me rappelle très bien que quand j'étais encore au gouvernement et que nous allions dans les réunions internationales de la Ciprs (Conférence internationale de prévoyance sociale), nous étions les seuls à avoir initié ce type de projet. Mais vous ne pouvez pas imaginer la pression de la communauté internationale qui ne voulait pas qu'on fasse une assurance maladie.
Et pourquoi ?
Je pense que c'est parce que les pays africains n'ont pas la plénitude de leurs pouvoirs. Ils ne sont pas indépendants. Je ne peux pas comprendre que d'autres Etats viennent nous dicter des lois. Quand au niveau du gouvernement, nous avons commencé à réfléchir à la question de l'assurance maladie, j'ai reçu plus de dix visites d'un ambassadeur d'un pays européen. Avec toujours la même question : pourquoi maintenant une assurance maladie universelle en Côte d'Ivoire? Je lui ai répondu qu'il n'avait pas le droit de se mêler de nos problèmes. Nous avons nos parents qui meurent, qui n'arrivent pas à se soigner, et ils nous imposent des choses comme la mutualité qui ne nous apportent rien. On va essayer autre chose. C'est notre pays, si nous essayons et échouons, on ne nous jettera pas en prison parce qu'on a raté un projet ? Mais, au moins, on aura essayé.
Ne pensez-vous pas qu'il émettait ces réserves au vu des déficits que connaît par exemple l'Amu dans un pays développé comme la France ?
C'est notre pays. Nous faisons les choses avec nos moyens, en comptant sur nos réalités. C'est ce que je lui ai expliqué. On ne copiera pas un modèle X ou Y. On ne prendra même pas le modèle français. Parce que chaque pays adapte l'assurance maladie à sa situation, ses réalités, ses possibilités. On ne peut pas se lever un beau jour et dire qu'on va créer une assurance maladie sans faire d'études préalables. La France en est à sa 25ème réforme de l'assurance maladie. Donc, cela veut dire que c'est un processus qui est perfectible.
Le fait qu'aux Etats-Unis le président Barack Obama lance une telle initiative vous réconforte-il pas?
J'ai dit enfin voilà quelque chose qui va booster le processus en Afrique. Parce que si tous les pays se mettent ensemble, cela va être un mouvement formidable. On s'est battu au niveau de la Ciprs. Et j'étais très contente de savoir qu'en en 2006, quand je quittais le gouvernement, les pays de la zone Franc qu'on appelle les pays de la Ciprs, ces 14 pays africains, ont décidé d'aller à l'assurance maladie universelle. Et chacun y va à son rythme. Le Gabon a commencé etc.
Quels sont les résultats de la phase pilote que vous aviez lancée?
Les résultats que j'avais avant de partir du gouvernement étaient très intéressants. On avait fait cette phase pilote pour tester à petite échelle le processus, tous les mécanismes. Ce projet est-il viable de par la mobilisation de la cotisation ? L'institut sanitaire peut-il supporter un tel projet ? La population est-elle capable de payer la contribution qu'il faut ?
Avez-vous trouvé des réponses ?
Oui. Les premières réponses qu'on a trouvées sont des considérations d'ordre psychologique et sociologique. Il y avait deux sites pilotes, à Bondoukou et à Soubré. A Bondoukou, l'itinéraire thérapeutique d'un malade part de sa maison au tradipraticien, même s'il y a un centre de santé.
Ce n'est pas pour des problèmes d'argent, mais des raisons culturelles. Cela veut dire qu'il faut amener les populations à fréquenter les centres de santé. En Côte d'Ivoire, seulement 30% de la population fréquente les structures sanitaires. Les 70% autres ne vont pas à l'hôpital en cas de maladie pour des raisons diverses (financière, sociologique et culturelle). C'était déjà un problème. Le deuxième problème, c'est que dans la mentalité des populations des deux sites pilotes, on n'épargne pas pour attendre la maladie. Car, cela suppose qu'on appelle la maladie à soi. Il faut briser ce tabou. Le principe, c'est de cotiser, et quand on est malade, d'aller se faire soigner. Il y a aussi le fait que les plateaux techniques des structures de santé des deux sites d'expérimentation ne sont pas adaptés pour accueillir correctement les malades. Nous avons fait une communication en Conseil des ministres pour attirer l'attention des ministères techniques concernés. Ensuite, il faut corriger la pression sociologique. Nous avons créé des comités locaux d'assurance maladie où siègent les responsables traditionnels et religieux. Ce sont eux maintenant qui montent le projet et qui vont vers leurs populations pour les informer. Quand on réalise un projet sans associer la base, il ne porte pas. Quand nous sommes partis à Korhogo et que nous avons parlé de la cotisation, les vieux nous ont demandé : « vous voulez que chacun paye sa cotisation. Et pour les familles polygames avec de nombreux enfants? » Dans le projet, nous avons intégré la notion de famille polygame. La cotisation prend en compte l'homme, l'une de ses épouses et tous les enfants de moins de cinq ans. Alors qu'au départ, quand nous avons fait le projet, même le bébé qui vient de naître doit avoir sa carte. Nous avons donc tenu compte de l'avis de la population, en allant sur le terrain. Ce qui a entraîné une adhésion autour du projet.
Une adhésion mais aussi une expérience qui confirme la lourdeur que certaines personnes reprochent à la machine.
Ce n'est pas lourd. C'est quand vous associez l'assurance maladie à d'autres régimes de sécurité sociale que cela devient lourd. Quand vous mettez dans une même caisse la maladie, la maternité, les accidents de travail, le chômage, la retraite etc. Il y a jusqu'à neuf régimes dans la sécurité sociale. Dans certains pays, c'est une caisse unique qui gère tout cela. Nous avons allégé la caisse. C'est une caisse spéciale pour la maladie, et rien d'autre. Et la gestion est tripartite. C'est-à-dire que l'Etat est représenté au même niveau que les autres acteurs. Donc, si je prends par exemple la Caisse sociale agricole qui est la caisse des paysans, vous retrouvez dans le Conseil d'administration quatre représentants de l'Etat, quatre représentants des coopératives et quatre représentants des organisations patronales du secteur agricole. Et les décisions sont prises à la majorité des votes. Donc, l'Etat n'est pas prépondérant. Même les directeurs sont nommés par le conseil d'administration. Et le ministre qui a la tutelle entérine ou rejette le choix.
Quelle sera la prochaine étape ?
Il faut d'abord la paix. Qu'on revienne dans de bonnes conditions de vie politique, et le projet va redémarrer. Sinon, au niveau des études, tout est terminé. Il y aura des réglages à faire, des études qu'il va falloir revoir.
Aujourd'hui, un Ivoirien sur deux est pauvre. Cela n'est-il pas une menace pour l'équilibre de cette assurance maladie ?
C'est vrai. Mais, quand on parle de pauvre, on doit faire une distinction. Au sein des pauvres, il y a des gens qui ont la possibilité de payer leurs soins de santé. Avec l'Initiative de Bamako qui est toujours en cours, les ménages contribuent aujourd'hui à hauteur de 62 % à la Dépense nationale de santé qu'on appelle Dns. Les partenaires au développement qui viennent nous dicter leurs lois n'apportent que 4%, et le reste 34 à 35 %, c'est l'Etat.
Si on vous demandait d'expliquer à un ménage ce qu'il gagne concrètement par rapport à la situation actuelle, que diriez-vous ?
Les 15.000 Fcfa de cotisation par an, c'est pour le très pauvre. Le paysan qui est affilié à une coopérative, sa cotisation est payée à travers sa faitière. Donc lui ne sent pas qu'il a payé quelque chose. Le président avait demandé qu'au moment de l'exportation, on lève un montant, je crois de 1 ou 2% pour financer la caisse sociale agricole. Mais, les très pauvres dont je parle, ce sont des gens qui sont dans les villages qui n'ont pas de plantation, qui ne vont pas au champ et qui sont là à la charge d'autres personnes. Dans les quartiers précaires, on en a aussi. A part ceux-là, tout le monde paye. Même le secteur informel désormais organisé à travers la Chambre des métiers. Chacun paye selon sa capacité contributive.
Que vont devenir les mutuelles existantes ?
Comme il n'y a pas de système d'assurance qui prend en compte tout le monde, des corporations se sont mises ensemble pour créer leur système propre. Mais, dans la loi sur l'assurance maladie, le rôle de ces mutuelles est prévu. Ces assurances vont assurer la couverture complémentaire pour que l'assuré soit couvert à 100%. L'Amu prévoit une place pour le secteur privé.
Y compris les grandes mutuelles comme la Mugef-CI (Mutuelle générale des fonctionnaires et agents de l'Etat de Côte d'Ivoire) ?
Bien sûr !
N'êtes-vous pas préoccupée par les difficultés à venir avec les opérateurs privés, notamment les pharmaciens et les cliniques ? On assiste aujourd'hui, par exemple, à un conflit d'intérêts entre les pharmaciens et la Mugef-CI.
Ce projet a été mené de façon multisectorielle. Pour le conduire, nous avons dégagé quatre grandes priorités. Il y a la composante santé qui a été pilotée par le ministère de la Santé. Les pharmaciens, les infirmiers, les sages-femmes et la Mugef-CI y ont tous travaillé. Les pharmaciens ont posé leurs problèmes au sein de ce comité de pilotage. Ils nous ont dit que comme il s'agit d'un tiers-payant généralisé, cela allait leur créer des problèmes et ils demandent que l'Etat leur verse des subventions. La question est à l'étude. L'Etat doit-il donner des subventions à des privés ? Comment faire pour ne pas qu'ils soient en difficulté vis-à-vis de leurs fournisseurs ? Faut-il les payer journellement ? C'est-à-dire que dès qu'on a fini un acte de soins, automatiquement, l'Amu paye le pharmacien ? Tous ces mécanismes sont à l'étude avec les pharmaciens qui font partie du comité de pilotage. L'autre aspect, c'est la composante cotisation. Comment se fait le mécanisme de cotisation ? Cela a été piloté par le ministère de l'Economie qui a même commandité une étude sur la question. Des projections ont été faites. Il y a une autre composante qui est celle de la sécurité et de l'identification. Elle est chargée de la carte d'adhérent. C'est une carte biométrique pour éviter qu'en dehors du propriétaire, une autre personne l'utilise. Cette assurance maladie est universelle pour éviter la fraude. Parce que tout le monde est couvert. A l'Assemblée nationale, les députés de tous les bords ont estimé qu'avec l'Amu, la Côte d'Ivoire va être considérée comme un eldorado et que tout le monde va venir de la sous-région pour se soigner ici. Nous leur avons expliqué que la carte est individuelle et sécurisée. La dernière composante est la création des organismes. Comment on assoit de façon physique, les structures de l'Amu ? Le nombre des employés, des bénéficiaires, les besoins du pays ? Est-ce que dès le démarrage, il faut couvrir tout le monde ? Ce sont toutes ces questions que nous nous sommes posées. Nous nous sommes rapprochés du Nord avec Bondoukou. Parce qu'on voulait avoir la réaction de cette partie du pays par rapport à ce nouveau projet. On a choisi Soubré parce qu'il y a une forte population de la Cedeao dans cette zone. Les étrangers qui vivent en Côte d'Ivoire contribuent à l'assurance maladie au même titre que les nationaux.
En attendant le lancement du projet, que fait-on des zones qui ont accueilli la phase pilote ?
Il y a eu une démobilisation. Mais, au niveau de la cellule présidentielle chargée de l'Amu, nous continuons de mener la réflexion sans toutefois aller sur les sites pour ne pas déranger l'action gouvernementale en matière d'affaires sociales.
80% des malades qui se rendent dans les cliniques privées sont couverts par une assurance. Et on constate en même temps que les coûts sont élevés. N'avez-vous pas peur qu'avec l'Amu, les tarifs du privé augmentent?
L'Amu signe des conventions avec tous les professionnels de la santé, qu'ils soient du secteur privé ou public. Mais, il faut des centres avec des plateaux techniques fonctionnels. Nous ne souhaitons pas que les adhérents aillent dans des centres qui n'offrent pas des plateaux techniques conséquents et ne bénéficient pas de soins de santé adéquats. Tous les partenaires de la santé doivent être formés et informés. L'Amu va passer des conventions comme les entreprises du secteur privé le font. Les prix vont être homologués. Il ne faudrait pas que les prix écrasent l'adhérent Amu. Les clauses des conventions expliquent les devoirs des uns et des autres.
Comme c'est l'Etat, est-ce qu'on peut imposer des tarifs?
Ce n'est pas l'Etat. Mais, il est derrière et il garantit.
On peut dire par exemple que pour une consultation généraliste, vous ne pouvez pas dépasser un tel montant.
Ce sont des opérateurs économiques. Ils ont des coûts de production à gérer. On ne peut pas leur imposer une somme de façon péremptoire. Nous devons plutôt négocier pour arriver à quelque chose qui arrange tout le monde.
Dans l'une des conditions du succès de l'Amu, vous avez parlé de plateau technique. Dans le public, cela va nécessiter des investissements…
L'Amu est un projet multisectoriel. C'est en ce moment que les Conseils généraux interviennent. Le conseil général de Bondoukou était prêt à inclure le plateau technique dans ses priorités pour que l'adhérent qui vient reçoive des soins de qualité.
Ils avaient prévu à peu près combien de francs pour cela?
Je ne sais pas. Mais le président du conseil général de Bondoukou négociait avec des partenaires extérieurs pour mieux équiper l'hôpital. Certains auraient bien voulu que nous débutions chez eux. En choisissant Soubré et Bondoukou, nous avions des raisons sociologiques.
Est-ce que l'Etat ne pourrait pas aider les collectivités par d'autres mécanismes ?
Le conseil général est un démembrement de l'Etat. S'il est dynamique, il va chercher des partenaires. Les partenaires au développement ne veulent plus tellement financer l'Etat, ils veulent d'une coopération à la base. En plus de l'hôpital qui doit avoir une coopération technique renforcée, l'Amu, en amont, participe au programme de prévention. Avec le ministère de la Santé, on peut initier des campagnes de sensibilisation pour la prévention. Moins il y a de malades, moins l'Amu dépense. Le ministère en charge des Infrastructures économiques fait partie du comité de pilotage, pour ouvrir des voies, les points d'eau etc. C'est un projet d'ensemble. Tout le gouvernement est mobilisé autour du projet. Mais, quand il n'y a pas un gouvernement homogène, où tout le monde adhère au même programme de gouvernement, on ne peut pas réaliser un tel projet. Nous avouons que le projet a connu des grincements de dents au sein même de notre famille politique.
Pourquoi ?
Nous n'en savons rien. Mais, il y avait des sceptiques. Et nous avons démontré que nous pouvons le faire. Les autres ont réussi. Pourquoi pas nous ? Même en France en 1945, quand le pays était détruit, et qu'il n'était pas encore sous le plan Marshall, l'Amu a été mise en place pour construire la solidarité et la paix. Quand l'individu arrive à se soulager, il ne récrimine pas. Regardez les soucis du fonctionnaire quand un parent tombe malade au village, surtout quand le mois n'est pas achevé.
Quels sont les gains en termes de dépenses pour la santé?
Les gains en termes de dépenses de santé certes, mais surtout les gains dans l'amélioration globale du système de santé. L'espérance de vie en Côte d'Ivoire est de 46 ans. Le taux de mortalité chez les enfants est de 107 pour 1000 et 594 femmes sur 1.000 meurent pendant l'accouchement. Avec l'Amu, les taux vont baisser de façon drastique. La productivité va s'accroître. Si les gens sont en bonne santé, ils pourront travailler. L'Amu induit la création d'emplois dans le secteur médical et biomédical. Tous les médecins au chômage pourront s'installer à leur propre compte. Celui qui a plus de moyens améliore son plateau technique. Il peut même s'installer dans un village. Celui qui s'occupe financièrement du malade est soulagé. Il y a à peine 500. 000 salariés qui supportent toute la population. Ils regardent parfois leur parent mourir, impuissants. Ce sont des choses difficiles à supporter. Nous le savons. Voilà que vous devenez des apôtres de l'Amu à travers ce débat que vous avez initié. Il est important de démarrer l'Amu et y apporter des corrections au fur et à mesure.
Sinon la santé devient un business et les populations souffrent…
Il faut une assurance maladie obligatoire. Quand on dit obligatoire, cela ne veut pas dire qu'on vous jette en prison quand vous ne cotisez pas. L'Etat met tellement de pièges que vous ne pouvez pas ne pas payer. La délivrance de certains documents administratifs sera conditionnée par la présentation de sa carte Amu. L'Etat peut utiliser sa force publique pour exiger la carte Amu. Un privé ne peut pas le faire.
Interview réalisée par Kesy B. Jacob et Cissé Sindou
Que pensez-vous du fait que l'on fasse payer des frais de consultation dans un hôpital public ?
On se rappelle que juste après les indépendances, les soins de santé étaient gratuits dans les structures sanitaires. Cela a duré jusqu'aux années 85-90, quand il y a eu la grande crise économique. Les Etats étant affaiblis financièrement ont imaginé des mécanismes pour pouvoir financer la santé. L'Initiative de Bamako a été mise en œuvre en 1994 dans ce sens. Les soins de santé sont devenus payants. On s'est rendu compte que les populations n'arrivaient plus à payer les soins de santé et que les structures sanitaires n'étaient plus financées. On a demandé dans les structures publiques que les malades paient quelque chose. Avec l'espoir que l'apport des ménages permettrait de financer le système sanitaire. Malheureusement, cette initiative a éloigné les populations des centres de santé.
Est-ce qu'il fallait suivre vraiment cette initiative ?
Il fallait essayer quelque chose. Bien que la grande famille de la médecine n'ose pas le déclarer, on peut affirmer que l'Initiative de Bamako a échoué.
N'est-ce pas parce qu'elle a été imposée par les bailleurs de fonds ?
C'est aussi une réalité à prendre en compte. Mais, il y a aussi la paupérisation des populations. Quand on dit à un paysan de payer pour ses soins la somme de 500 Fcfa qui peut être sa ration alimentaire de la journée, il préfère aller chercher des plantes médicinales dans la brousse. Le gros problème de l'Afrique, c'est que le financement de la santé a un coût. C'est pour cela que le gouvernement de la 2e République a mis en place le projet de l'Assurance maladie universelle pour permettre à tout le monde d'avoir accès à des soins de qualité.
Malgré toutes ces années passées au gouvernement, vous n'avez pas réussi à mettre cette politique en pratique. Ne trouvez-vous pas qu'elle est trop lourde et qu'il fallait trouver une réforme intermédiaire pour soulager les démunis?
L'Afrique aime trop les à-peu-près. Il faut aller résolument à l'Amu. Parce que si vous prenez des réformes intermédiaires, vous allez rester en chemin. Les mutuelles de santé, de par leur caractère volontaire, ne peuvent pas permettre d'éviter les problèmes de santé.
Vous avez parlé de la pauvreté des populations rurales. Exempter ces populations des frais des premiers soins est peut-être un début de solution…
Si on doit exempter la population des frais de santé, qui va les payer? C'est pour cela que l'Etat gagnerait à organiser la solidarité pour que lui, en tant qu'Etat, participe. Mais, il faut aussi que la population participe. C'est cela le projet de l'Amu. Il faut que l'Etat contribue, les ménages, les riches, les pauvres. Bref, tout le monde. C'est tout cet argent qu'on met ensemble pour payer les soins de santé des populations. Si moi j'ai 10 francs, on me demandera peut-être de payer 1 francs parce que je n'ai pas beaucoup d'argent. Chacun paye selon sa capacité contributive. La France a eu son assurance maladie à partir de 1945 quand le pays était complètement déchiré par la guerre. Pour faire marcher le processus de réconciliation et de solidarité, ils ont approfondi leur système d'assurance maladie.
Dans quelle mesure cette assurance peut-elle permettre de faciliter l'accès des populations aux médecins ?
Il y a deux choses qui vont rentrer en ligne de compte. Vous avez le Pnds qui est le Plan national de développement sanitaire et l'Assurance maladie. Ces deux organisations doivent marcher de paire. Le Pnds permet de corriger tous les silences sanitaires. Parce qu'on a des endroits où il n'y a pas d'hôpital, de centre de santé, ni de médecin. Donc le Pnds est le plan que l'Etat a mis en place pour couvrir tout le territoire ivoirien en infrastructures sanitaires. Quand on a les infrastructures sanitaires, comment on fait pour que les populations y accèdent ? L'assurance maladie y répond. Mais comment ? Les populations payent les cotisations, sauf les plus pauvres. Des études ont montré que les populations très pauvres dépensent 15.000 Fcfa par an pour leurs soins de santé. Donc pour ceux-là, on a essayé d'imaginer des mécanismes pour que l'Etat, à travers ses structures décentralisées que sont les mairies et les conseils généraux, puisse payer leur cotisation. Cela était une des exigences de la Banque mondiale dans le projet. L'Etat va donc jouer son rôle social. Il y aura des enquêtes sociales avec les travailleurs sociaux pour déterminer qui est très pauvre.
Maintenant, un paysan qui a sa carte Amu, quand il est malade, son premier reflexe doit être de se rendre dans le centre de santé de son village. Il ne doit pas venir dans un Chu parce qu'il y a une connaissance. Il faut respecter les différentes étapes de la pyramide sanitaire. Il faut aller au premier niveau de contact qui est le centre de santé. Quand il arrive, l'infirmier le consulte et lui donne les médicaments que son état de santé requiert. A ce niveau, les médicaments et la consultation sont gratuits. Il ne paye rien parce qu'il a déjà prépayé ses soins de santé par sa cotisation.
Combien va-t-il cotiser ?
J'ai parlé de ceux qui sont très pauvres. Ceux-là on leur paye une cotisation forfaitaire. Et les estimations situent grosso modo leur cotisation à quinze mille francs par an. C'est le minimum. Si je reviens au secteur formel, au niveau des fonctionnaires, des agents du secteur privé, c'est 3 % de leur salaire. Mais ces estimations remontent à 2002-2004. Il faudrait peut-être actualiser les chiffres. Nous avions discuté avec les syndicats, le patronat. En fait, l'employeur et le travailleur se répartissent la cotisation de 6 %. Donc, si j'ai un salaire de 100.000 Fcfa, cela me fait une cotisation de 3.000 Fcfa (3%) et mon employeur paye les autres 3.000 F cfa.
Et si le premier palier sanitaire n'arrive pas à guérir le malade ?
L'infirmier va alors actionner le deuxième niveau de la pyramide sanitaire à travers l'hôpital général où le malade paye un ticket modérateur de 20%. Et la caisse à laquelle il est affilié paye les 80% restant.
En médicament ?
Que ce soit en médicament ou en consultation. Donc, si l'hospitalisation doit faire 100.000 francs, il paye 20.000 Fcfa (20%). Et si là-bas, ils n'ont pas pu le soigner et que sa santé nécessite des soins plus intensifs, on le transfère au troisième niveau de la pyramide sanitaire, le Chu.
Et là-bas ?
Il paye aussi 20% des frais.
Avez-vous évalué la viabilité financière du projet ?
C'est un projet qui engage toute une nation, tout un continent. Il ne faut pas oublier que la Côte d'Ivoire est pionnière en la matière. Je me rappelle très bien que quand j'étais encore au gouvernement et que nous allions dans les réunions internationales de la Ciprs (Conférence internationale de prévoyance sociale), nous étions les seuls à avoir initié ce type de projet. Mais vous ne pouvez pas imaginer la pression de la communauté internationale qui ne voulait pas qu'on fasse une assurance maladie.
Et pourquoi ?
Je pense que c'est parce que les pays africains n'ont pas la plénitude de leurs pouvoirs. Ils ne sont pas indépendants. Je ne peux pas comprendre que d'autres Etats viennent nous dicter des lois. Quand au niveau du gouvernement, nous avons commencé à réfléchir à la question de l'assurance maladie, j'ai reçu plus de dix visites d'un ambassadeur d'un pays européen. Avec toujours la même question : pourquoi maintenant une assurance maladie universelle en Côte d'Ivoire? Je lui ai répondu qu'il n'avait pas le droit de se mêler de nos problèmes. Nous avons nos parents qui meurent, qui n'arrivent pas à se soigner, et ils nous imposent des choses comme la mutualité qui ne nous apportent rien. On va essayer autre chose. C'est notre pays, si nous essayons et échouons, on ne nous jettera pas en prison parce qu'on a raté un projet ? Mais, au moins, on aura essayé.
Ne pensez-vous pas qu'il émettait ces réserves au vu des déficits que connaît par exemple l'Amu dans un pays développé comme la France ?
C'est notre pays. Nous faisons les choses avec nos moyens, en comptant sur nos réalités. C'est ce que je lui ai expliqué. On ne copiera pas un modèle X ou Y. On ne prendra même pas le modèle français. Parce que chaque pays adapte l'assurance maladie à sa situation, ses réalités, ses possibilités. On ne peut pas se lever un beau jour et dire qu'on va créer une assurance maladie sans faire d'études préalables. La France en est à sa 25ème réforme de l'assurance maladie. Donc, cela veut dire que c'est un processus qui est perfectible.
Le fait qu'aux Etats-Unis le président Barack Obama lance une telle initiative vous réconforte-il pas?
J'ai dit enfin voilà quelque chose qui va booster le processus en Afrique. Parce que si tous les pays se mettent ensemble, cela va être un mouvement formidable. On s'est battu au niveau de la Ciprs. Et j'étais très contente de savoir qu'en en 2006, quand je quittais le gouvernement, les pays de la zone Franc qu'on appelle les pays de la Ciprs, ces 14 pays africains, ont décidé d'aller à l'assurance maladie universelle. Et chacun y va à son rythme. Le Gabon a commencé etc.
Quels sont les résultats de la phase pilote que vous aviez lancée?
Les résultats que j'avais avant de partir du gouvernement étaient très intéressants. On avait fait cette phase pilote pour tester à petite échelle le processus, tous les mécanismes. Ce projet est-il viable de par la mobilisation de la cotisation ? L'institut sanitaire peut-il supporter un tel projet ? La population est-elle capable de payer la contribution qu'il faut ?
Avez-vous trouvé des réponses ?
Oui. Les premières réponses qu'on a trouvées sont des considérations d'ordre psychologique et sociologique. Il y avait deux sites pilotes, à Bondoukou et à Soubré. A Bondoukou, l'itinéraire thérapeutique d'un malade part de sa maison au tradipraticien, même s'il y a un centre de santé.
Ce n'est pas pour des problèmes d'argent, mais des raisons culturelles. Cela veut dire qu'il faut amener les populations à fréquenter les centres de santé. En Côte d'Ivoire, seulement 30% de la population fréquente les structures sanitaires. Les 70% autres ne vont pas à l'hôpital en cas de maladie pour des raisons diverses (financière, sociologique et culturelle). C'était déjà un problème. Le deuxième problème, c'est que dans la mentalité des populations des deux sites pilotes, on n'épargne pas pour attendre la maladie. Car, cela suppose qu'on appelle la maladie à soi. Il faut briser ce tabou. Le principe, c'est de cotiser, et quand on est malade, d'aller se faire soigner. Il y a aussi le fait que les plateaux techniques des structures de santé des deux sites d'expérimentation ne sont pas adaptés pour accueillir correctement les malades. Nous avons fait une communication en Conseil des ministres pour attirer l'attention des ministères techniques concernés. Ensuite, il faut corriger la pression sociologique. Nous avons créé des comités locaux d'assurance maladie où siègent les responsables traditionnels et religieux. Ce sont eux maintenant qui montent le projet et qui vont vers leurs populations pour les informer. Quand on réalise un projet sans associer la base, il ne porte pas. Quand nous sommes partis à Korhogo et que nous avons parlé de la cotisation, les vieux nous ont demandé : « vous voulez que chacun paye sa cotisation. Et pour les familles polygames avec de nombreux enfants? » Dans le projet, nous avons intégré la notion de famille polygame. La cotisation prend en compte l'homme, l'une de ses épouses et tous les enfants de moins de cinq ans. Alors qu'au départ, quand nous avons fait le projet, même le bébé qui vient de naître doit avoir sa carte. Nous avons donc tenu compte de l'avis de la population, en allant sur le terrain. Ce qui a entraîné une adhésion autour du projet.
Une adhésion mais aussi une expérience qui confirme la lourdeur que certaines personnes reprochent à la machine.
Ce n'est pas lourd. C'est quand vous associez l'assurance maladie à d'autres régimes de sécurité sociale que cela devient lourd. Quand vous mettez dans une même caisse la maladie, la maternité, les accidents de travail, le chômage, la retraite etc. Il y a jusqu'à neuf régimes dans la sécurité sociale. Dans certains pays, c'est une caisse unique qui gère tout cela. Nous avons allégé la caisse. C'est une caisse spéciale pour la maladie, et rien d'autre. Et la gestion est tripartite. C'est-à-dire que l'Etat est représenté au même niveau que les autres acteurs. Donc, si je prends par exemple la Caisse sociale agricole qui est la caisse des paysans, vous retrouvez dans le Conseil d'administration quatre représentants de l'Etat, quatre représentants des coopératives et quatre représentants des organisations patronales du secteur agricole. Et les décisions sont prises à la majorité des votes. Donc, l'Etat n'est pas prépondérant. Même les directeurs sont nommés par le conseil d'administration. Et le ministre qui a la tutelle entérine ou rejette le choix.
Quelle sera la prochaine étape ?
Il faut d'abord la paix. Qu'on revienne dans de bonnes conditions de vie politique, et le projet va redémarrer. Sinon, au niveau des études, tout est terminé. Il y aura des réglages à faire, des études qu'il va falloir revoir.
Aujourd'hui, un Ivoirien sur deux est pauvre. Cela n'est-il pas une menace pour l'équilibre de cette assurance maladie ?
C'est vrai. Mais, quand on parle de pauvre, on doit faire une distinction. Au sein des pauvres, il y a des gens qui ont la possibilité de payer leurs soins de santé. Avec l'Initiative de Bamako qui est toujours en cours, les ménages contribuent aujourd'hui à hauteur de 62 % à la Dépense nationale de santé qu'on appelle Dns. Les partenaires au développement qui viennent nous dicter leurs lois n'apportent que 4%, et le reste 34 à 35 %, c'est l'Etat.
Si on vous demandait d'expliquer à un ménage ce qu'il gagne concrètement par rapport à la situation actuelle, que diriez-vous ?
Les 15.000 Fcfa de cotisation par an, c'est pour le très pauvre. Le paysan qui est affilié à une coopérative, sa cotisation est payée à travers sa faitière. Donc lui ne sent pas qu'il a payé quelque chose. Le président avait demandé qu'au moment de l'exportation, on lève un montant, je crois de 1 ou 2% pour financer la caisse sociale agricole. Mais, les très pauvres dont je parle, ce sont des gens qui sont dans les villages qui n'ont pas de plantation, qui ne vont pas au champ et qui sont là à la charge d'autres personnes. Dans les quartiers précaires, on en a aussi. A part ceux-là, tout le monde paye. Même le secteur informel désormais organisé à travers la Chambre des métiers. Chacun paye selon sa capacité contributive.
Que vont devenir les mutuelles existantes ?
Comme il n'y a pas de système d'assurance qui prend en compte tout le monde, des corporations se sont mises ensemble pour créer leur système propre. Mais, dans la loi sur l'assurance maladie, le rôle de ces mutuelles est prévu. Ces assurances vont assurer la couverture complémentaire pour que l'assuré soit couvert à 100%. L'Amu prévoit une place pour le secteur privé.
Y compris les grandes mutuelles comme la Mugef-CI (Mutuelle générale des fonctionnaires et agents de l'Etat de Côte d'Ivoire) ?
Bien sûr !
N'êtes-vous pas préoccupée par les difficultés à venir avec les opérateurs privés, notamment les pharmaciens et les cliniques ? On assiste aujourd'hui, par exemple, à un conflit d'intérêts entre les pharmaciens et la Mugef-CI.
Ce projet a été mené de façon multisectorielle. Pour le conduire, nous avons dégagé quatre grandes priorités. Il y a la composante santé qui a été pilotée par le ministère de la Santé. Les pharmaciens, les infirmiers, les sages-femmes et la Mugef-CI y ont tous travaillé. Les pharmaciens ont posé leurs problèmes au sein de ce comité de pilotage. Ils nous ont dit que comme il s'agit d'un tiers-payant généralisé, cela allait leur créer des problèmes et ils demandent que l'Etat leur verse des subventions. La question est à l'étude. L'Etat doit-il donner des subventions à des privés ? Comment faire pour ne pas qu'ils soient en difficulté vis-à-vis de leurs fournisseurs ? Faut-il les payer journellement ? C'est-à-dire que dès qu'on a fini un acte de soins, automatiquement, l'Amu paye le pharmacien ? Tous ces mécanismes sont à l'étude avec les pharmaciens qui font partie du comité de pilotage. L'autre aspect, c'est la composante cotisation. Comment se fait le mécanisme de cotisation ? Cela a été piloté par le ministère de l'Economie qui a même commandité une étude sur la question. Des projections ont été faites. Il y a une autre composante qui est celle de la sécurité et de l'identification. Elle est chargée de la carte d'adhérent. C'est une carte biométrique pour éviter qu'en dehors du propriétaire, une autre personne l'utilise. Cette assurance maladie est universelle pour éviter la fraude. Parce que tout le monde est couvert. A l'Assemblée nationale, les députés de tous les bords ont estimé qu'avec l'Amu, la Côte d'Ivoire va être considérée comme un eldorado et que tout le monde va venir de la sous-région pour se soigner ici. Nous leur avons expliqué que la carte est individuelle et sécurisée. La dernière composante est la création des organismes. Comment on assoit de façon physique, les structures de l'Amu ? Le nombre des employés, des bénéficiaires, les besoins du pays ? Est-ce que dès le démarrage, il faut couvrir tout le monde ? Ce sont toutes ces questions que nous nous sommes posées. Nous nous sommes rapprochés du Nord avec Bondoukou. Parce qu'on voulait avoir la réaction de cette partie du pays par rapport à ce nouveau projet. On a choisi Soubré parce qu'il y a une forte population de la Cedeao dans cette zone. Les étrangers qui vivent en Côte d'Ivoire contribuent à l'assurance maladie au même titre que les nationaux.
En attendant le lancement du projet, que fait-on des zones qui ont accueilli la phase pilote ?
Il y a eu une démobilisation. Mais, au niveau de la cellule présidentielle chargée de l'Amu, nous continuons de mener la réflexion sans toutefois aller sur les sites pour ne pas déranger l'action gouvernementale en matière d'affaires sociales.
80% des malades qui se rendent dans les cliniques privées sont couverts par une assurance. Et on constate en même temps que les coûts sont élevés. N'avez-vous pas peur qu'avec l'Amu, les tarifs du privé augmentent?
L'Amu signe des conventions avec tous les professionnels de la santé, qu'ils soient du secteur privé ou public. Mais, il faut des centres avec des plateaux techniques fonctionnels. Nous ne souhaitons pas que les adhérents aillent dans des centres qui n'offrent pas des plateaux techniques conséquents et ne bénéficient pas de soins de santé adéquats. Tous les partenaires de la santé doivent être formés et informés. L'Amu va passer des conventions comme les entreprises du secteur privé le font. Les prix vont être homologués. Il ne faudrait pas que les prix écrasent l'adhérent Amu. Les clauses des conventions expliquent les devoirs des uns et des autres.
Comme c'est l'Etat, est-ce qu'on peut imposer des tarifs?
Ce n'est pas l'Etat. Mais, il est derrière et il garantit.
On peut dire par exemple que pour une consultation généraliste, vous ne pouvez pas dépasser un tel montant.
Ce sont des opérateurs économiques. Ils ont des coûts de production à gérer. On ne peut pas leur imposer une somme de façon péremptoire. Nous devons plutôt négocier pour arriver à quelque chose qui arrange tout le monde.
Dans l'une des conditions du succès de l'Amu, vous avez parlé de plateau technique. Dans le public, cela va nécessiter des investissements…
L'Amu est un projet multisectoriel. C'est en ce moment que les Conseils généraux interviennent. Le conseil général de Bondoukou était prêt à inclure le plateau technique dans ses priorités pour que l'adhérent qui vient reçoive des soins de qualité.
Ils avaient prévu à peu près combien de francs pour cela?
Je ne sais pas. Mais le président du conseil général de Bondoukou négociait avec des partenaires extérieurs pour mieux équiper l'hôpital. Certains auraient bien voulu que nous débutions chez eux. En choisissant Soubré et Bondoukou, nous avions des raisons sociologiques.
Est-ce que l'Etat ne pourrait pas aider les collectivités par d'autres mécanismes ?
Le conseil général est un démembrement de l'Etat. S'il est dynamique, il va chercher des partenaires. Les partenaires au développement ne veulent plus tellement financer l'Etat, ils veulent d'une coopération à la base. En plus de l'hôpital qui doit avoir une coopération technique renforcée, l'Amu, en amont, participe au programme de prévention. Avec le ministère de la Santé, on peut initier des campagnes de sensibilisation pour la prévention. Moins il y a de malades, moins l'Amu dépense. Le ministère en charge des Infrastructures économiques fait partie du comité de pilotage, pour ouvrir des voies, les points d'eau etc. C'est un projet d'ensemble. Tout le gouvernement est mobilisé autour du projet. Mais, quand il n'y a pas un gouvernement homogène, où tout le monde adhère au même programme de gouvernement, on ne peut pas réaliser un tel projet. Nous avouons que le projet a connu des grincements de dents au sein même de notre famille politique.
Pourquoi ?
Nous n'en savons rien. Mais, il y avait des sceptiques. Et nous avons démontré que nous pouvons le faire. Les autres ont réussi. Pourquoi pas nous ? Même en France en 1945, quand le pays était détruit, et qu'il n'était pas encore sous le plan Marshall, l'Amu a été mise en place pour construire la solidarité et la paix. Quand l'individu arrive à se soulager, il ne récrimine pas. Regardez les soucis du fonctionnaire quand un parent tombe malade au village, surtout quand le mois n'est pas achevé.
Quels sont les gains en termes de dépenses pour la santé?
Les gains en termes de dépenses de santé certes, mais surtout les gains dans l'amélioration globale du système de santé. L'espérance de vie en Côte d'Ivoire est de 46 ans. Le taux de mortalité chez les enfants est de 107 pour 1000 et 594 femmes sur 1.000 meurent pendant l'accouchement. Avec l'Amu, les taux vont baisser de façon drastique. La productivité va s'accroître. Si les gens sont en bonne santé, ils pourront travailler. L'Amu induit la création d'emplois dans le secteur médical et biomédical. Tous les médecins au chômage pourront s'installer à leur propre compte. Celui qui a plus de moyens améliore son plateau technique. Il peut même s'installer dans un village. Celui qui s'occupe financièrement du malade est soulagé. Il y a à peine 500. 000 salariés qui supportent toute la population. Ils regardent parfois leur parent mourir, impuissants. Ce sont des choses difficiles à supporter. Nous le savons. Voilà que vous devenez des apôtres de l'Amu à travers ce débat que vous avez initié. Il est important de démarrer l'Amu et y apporter des corrections au fur et à mesure.
Sinon la santé devient un business et les populations souffrent…
Il faut une assurance maladie obligatoire. Quand on dit obligatoire, cela ne veut pas dire qu'on vous jette en prison quand vous ne cotisez pas. L'Etat met tellement de pièges que vous ne pouvez pas ne pas payer. La délivrance de certains documents administratifs sera conditionnée par la présentation de sa carte Amu. L'Etat peut utiliser sa force publique pour exiger la carte Amu. Un privé ne peut pas le faire.
Interview réalisée par Kesy B. Jacob et Cissé Sindou