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Économie Publié le mardi 23 mars 2010 | Le Mandat

Scandale dans la filière Café-Cacao - Bolloré et Billon cités - Comment la Côte d’Ivoire a délégué la gestion de sa filière cacao, jusqu’à l’encaissement des taxes…

Dans notre premier dossier paru dans le numéro 101, nous avons mis l’accent sur un fait majeur dans le cacao ivoirien : l’exportation des « poids théoriques » des ports d’Abidjan et San Pedro est la raison d’un manque à gagner de 200 à 300 milliards FCFA par an. A qui profite ce gouffre financier ? Les politiciens, les juges et la police économique fouinent, chacun de leur côté, à la recherche d’indices. Plongée dans le conflit.

Les esprits s’échauffent

Quelques jours après l’annonce de notre enquête consacrée au secteur du cacao ivoirien, début décembre 2009, deux dépêches de Bloomberg proclamaient la « révolution ». Le comité chargé de la réforme de la filière cacao annonçait la réorganisation avec, dès le départ, une recommandation forte : la réduction du rôle des compagnies privées. La directive est incluse dans un rapport envoyé il y a trois semaines au président Laurent Gbagbo lui-même pour approbation. En attendant, les esprits s’échauffent sur les bords de la lagune Ebrié. S’agit-il de recréer la Caisse de stabilisation, démantelée lors de la libéralisation de 1999 et, au passage, apporter un désaveu à une réforme voulue naguère par la Banque mondiale ? Ladite Banque mondiale, épaulée par le FMI, revient aujourd’hui à la charge, conditionnant son assistance de 3 milliards de dollars à une meilleure transparence dans le secteur. L’arrestation, en septembre 2008, d’une vingtaine de personnes impliquées dans la gestion du secteur était-elle un coup de bluff ou le début d’une réforme en profondeur ? Serait-ce le procès des innocents aux mains pleines ? Sont-ils les seuls, sinon où sont les autres ? Comment la libéralisation d’un secteur aussi vital, exportateur de 1,2 million de tonnes par an, a-t-elle pu dériver à ce point ?

Un big bang qui remonte à 2001

L’Etat, désireux de se développer en comptant sur ses propres ressources, doit veiller à l’exactitude de ses pesées. Si les produits ne sont pas correctement pesés, les niveaux de production, et donc les revenus attendus, sont faussés. Les autorités avaient très tôt pris la mesure de cet enjeu et avaient engagé des actions pour restaurer la traçabilité dans ce secteur stratégique de l’économie ivoirienne. L’objectif était de reconstruire le système intérieur, d’assurer la traçabilité tout le long de la chaîne de commercialisation et, surtout, de sécuriser les recettes publiques (DUS en particulier, soit 220 FCFA/kg), tout en fiabilisant les statistiques du commerce extérieur. Malheureusement, l’essentiel n’a jamais été réalisé : on est surpris de voir cette recette principale toujours sous la gestion des sociétés privées. En effet, à l’heure où vous lisez ces lignes, le DUS est toujours perçu par les transitaires et non par l’Etat... Ainsi, les principaux transitaires du pays, notamment le groupe Bolloré et le groupe Billon, contrôlent 90% des volumes transités et, par conséquent, des ressources publiques du secteur économique numéro un de la Côte d’Ivoire. Ces 250 milliards FCFA représentent-ils un crédit très généreux pour la trésorerie de ces prestataires ? On dirait bien. A l’analyse, la vraie cause du fiasco constaté provient moins de la Banque mondiale que des difficultés et des intrigues internes rencontrées dans l’instauration de la traçabilité et de la transparence dans ce secteur économique le plus important du pays. L’aboutissement ultime de ces manœuvres a été, sans aucun doute, d’abandonner cette mission de traçabilité et de pesage à la Chambre de commerce et d’industrie de Côte d’Ivoire (CCI-CI).

Jeu trouble de quelques membres de la Chambre

Paradoxalement, de toutes les taxes instaurées dans ce secteur, le DUS est la seule qui ne soit pas perçue par l’Etat. Ainsi, l’Etat se trouve en incapacité d’entreprendre une prévision budgétaire sur ses rentrées fiscales tirées du café et du cacao, et dépend de quelques opérateurs économiques qui contrôlent une part majeure de ses recettes. Pourquoi cette situation ? Pour les initiés du secteur, la délégation de la pesée et de la traçabilité, notifiée par le décret du 31 octobre 2001, à la Chambre de commerce était une erreur monumentale, compte tenu de l’implication des multinationales et des principaux acteurs dans cette structure. La CCI-CI regroupe, en effet, l’ensemble des acteurs censés être contrôlés dans le cadre de sa mission de traçabilité et de pesage, notamment les plus grandes sociétés exportatrices du secteur café-cacao, les transformateurs, les armateurs, les transitaires, etc. Cette haute instance, présidée par Jean-Louis Billon (lui-même à la tête du 2ème plus grand groupe de transit dans le secteur), dont nos nombreuses tentatives de prise de contact sont restées vaines à ce jour, est à la fois juge et partie. D’aucuns se demandent, dans ces conditions, s’il était vraiment de l’intérêt de ces éminents membres d’instaurer une réelle traçabilité sur toute la filière et de céder l’encaissement des DUS à la douane plutôt qu’aux transitaires.

Bataille rangée pour le contrôle du pesage : la Chambre de commerce contre les ministres de tutelle et la Banque mondiale

Au sujet de l’exécution du pesage par la Chambre des produits soumis aux DUS, les avis des principaux protagonistes, à savoir le Ministère du commerce, le Ministère des finances, le Ministère de l’Agriculture et la Banque mondiale, sont fortement divergents. Le 4 février 2008, le Ministère du commerce adresserait un courrier au président de la Chambre de commerce l’informant de son intention de faire revenir en son sein l’activité de pesage des marchandises générales au cordon douanier. Le lendemain même, soit le 5 février 2008, Jean-Louis Billon réagit à cette décision prise « unilatéralement », menaçant de convoquer une assemblée générale extraordinaire après saisine officielle. La Chambre ne pourrait être dessaisie d’une quelconque activité sur « simple requête », fulmine M. Billon. Ce bras de fer entre le Ministère et la Chambre, théoriquement sous sa tutelle, élève le dossier au niveau de la Primature. Une réunion technique y est organisée le 18 juillet 2008. Le verdict est sans appel : le Ministère est déclaré inapte à exercer l’activité de pesage, non compatible avec sa mission de contrôle de la métrologie. En revanche, la CCI-CI se voit confirmée dans sa mission, sous réserve, indique le rapport de synthèse de la réunion, de « corriger les éventuels dérapages ». Revigorée par sa sortie victorieuse de la bataille qui l’opposait au Ministère du commerce, la Chambre lance, à la mi-juillet 2008, différents appels à manifestation d’intérêt, adressés aux principales sociétés d’inspection. Depuis, l’opération n’est toujours pas bouclée, alimentant les rumeurs sur d’éventuelles disgrâces. Au point que la mise en place, par le gouvernement, en février 2009, d’un comité de réforme de la filière a été interprétée, dans certains milieux, comme le début de retrait du dossier à la CCI-CI. Celle-ci s’est vue signifier par le Ministère des finances et celui de l’agriculture de surseoir à ses appels d’offres, en attendant un bilan exhaustif de l’activité de pesage entre 2003 et 2008. Ce bilan, très attendu, devrait être établi par la Banque mondiale, qui n’ignore pas, reproche un haut fonctionnaire, que le DUS est perçu d’abord par les transitaires. « Ces transitaires sont assez représentés à la Chambre de commerce. Ils perçoivent la taxe, bénéficient d’un crédit transitaire auprès des banques et d’un crédit d’enlèvement auprès de la douane. Comment voulez-vous qu’ils veuillent une réforme réelle du secteur ? », s’insurge un banquier ivoirien, étonné de l’insistance de la Chambre à vouloir organiser ses appels d’offres en dépit de l’avis négatif du Ministère des finances.

Un entêtement mystérieux

« Cet appel à manifestation d’intérêt ne doit pas être conditionné aux résultats d’un audit portant sur des activités antérieures », fait savoir la Chambre en réaction à ceux qui estiment qu’elle devait attendre les recommandations de la Banque mondiale. Malgré des échanges qui tournent à la moutarde entre les différents protagonistes, la Chambre de commerce ira jusqu’au bout de sa logique : l’appel d’offres sera maintenu. Sept sociétés répondront à l’appel à manifestation : Bureau Veritas, SGS, Unicontrol, ACE, Cotecna, Unieveem, Cornelder. Le choix se portera sur Bureau Veritas en octobre 2009. Ce qui déclenchera une plainte de la SGS sur la « régularité des opérations ». Ainsi, les principaux transitaires du pays, notamment le groupe Bolloré et le groupe Billon, contrôlent 90% des volumes transités et, par conséquent, des ressources publiques du secteur économique numéro un de la Côte d’Ivoire. Cette réserve de la SGS provoque un tollé en haut lieu. La Direction des marchés publics invite alors la Chambre à une réunion de travail à laquelle aucune suite ne sera donnée. Le ministre des Finances se saisit du dossier, rappelant à la Chambre qu’elle est soumise au code des Marchés publics, à travers des reproches à peine voilés. Mais, en plus du Ministère des finances, c’est la Banque mondiale qui s’indigne du manque de transparence de l’opération, enjoignant à la Chambre de répondre aux manquements relevés par la SGS. De fil en aiguille, la Chambre a commencé elle-même les activités de pesage depuis le mois de novembre, dans des conditions que nous ne manquerons pas d’éclaircir dans nos prochaines éditions. Que cache cet entêtement ? Quels sont les enjeux de la mission de pesage de ce produit, stratégique pour l’économie ivoirienne, par des sociétés parmi les plus importantes du pays, regroupées dans la Chambre de commerce ? Cette même bataille a-t-elle lieu sur des filières telles que le palmier à huile ou l’hévéa, qui sont contrôlées par le groupe Billon ? Autant de questions auxquelles nous apporterons des réponses dans nos prochaines éditions, dans lesquelles nous examinerons de plus près le rôle des transitaires.

Source : Les Afriques No 102
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