Le Front populaire ivoirien (FPI) a organisé le week-end du 30 avril dernier, une autre édition d’un évènement partisan appelé «Fête de la liberté». Dans le document préparatoire à cette célébration, c’est au Prof Séry Bailly qu’est revenue la tâche de définir ce concept de liberté. C’est ainsi qu’on apprend que la liberté fêtée par le FPI est celle de la parole, laquelle aurait été acquise par l’instauration officielle du multipartisme en Côte d’Ivoire à la date du 30 avril 1990. Puis le FPI présente la suite du combat qui s’imposait à lui désormais comme suit : «Si la parole a été libérée (en 1990) par les Démocrates ivoiriens des mains du PDCI, il restait maintenant à libérer la pensée».
En d’autres circonstances, la «liberté ou libération de pensée» est une expression philosophique qui aurait cloué au pilori le FPI par le simple fait que le parti frontiste l’évoque dans ce contexte. Car, n’est-il pas incongru de précéder la pensée par la parole? Puisque l’évidence établit que «parler, c’est penser préalablement». Selon Platon, Aristote et Descartes «penser, c’est concevoir». Pour Kant et Brunschvicg, «penser, c’est juger intérieurement». Hegel et Hamelin ne les contredisent pas en ajoutant que «penser, c’est raisonner». Alors que veut dire le FPI par la liberté ou la libération de la pensée?
Au-delà de ce qui représente un hyper-pédantisme de la part des intellectuels du FPI en introduisant comme défi politique, la liberté de penser après avoir obtenu la liberté de parole, l’objectivité nous oblige à rechercher le vocabulaire communautaire ivoirien qui permet de comprendre le nouveau défi de liberté du FPI, apparemment mal exprimé. À la question, comment libérer la pensée maintenant, le Prof Bailly répond à sa propre interrogation, d’abord, par une litanie d’abus de pouvoir dont le FPI aurait été victime après l’instauration du multipartisme : arrestations arbitraires, brimades, emprisonnements, pertes d’emplois, exils, voire assassinats de militants frontistes. Donc des injustices persistantes, malgré l’avènement du multipartisme dont la marche du 18 février 1992 aurait été une apothéose de contestation. Ensuite, pour y remédier, «le document préparatoire du FPI» suggère de libérer la pensée en «apportant la liberté dans le monde rural, en encourageant les libertés individuelles assorties de responsabilités et en déchirant les alibis qui maintiennent dans la soumission dirigée». Du coup, la libération de la pensée devient la libération de soi contre la confiscation des libertés démocratiques, reprochée au régime au pouvoir du PDCI.
Ainsi, en prêtant, de bonne foi, la juste conceptualisation qui fait défaut au FPI, on conclut qu’au début des années 90, les deux libertés qui lui étaient chères, sont la liberté de parole acquise par le multipartisme et la liberté de refuser à l’avenir la «pensée unique» imposée par le PDCI, par le biais de manifestation quelconque individuelle ou de groupe.
L’indépendance version FPI
Le conférencier frontiste Alphonse Sahi Voho a pris le relai pour préciser que les libertés démocratiques à conquérir par le FPI seront un tremplin pour acquérir l’indépendance totale, i.e. l’indépendance politique et l’indépendance économique. À cet égard, M. Voho évoque les libertés démocratiques défendues par le FPI, la lutte de ce parti dans la période où l'adversaire était Houphouët-Boigny, celle où il a fallu affronter «ses prétendus héritiers», le combat pour le passage du parti unique au multipartisme. Pour le FPI, la «route de l’indépendance totale est d’amener les libertés démocratiques à maturité». D’où la question suivante, posée pour un débat franc à la Fête de la liberté : Comment assumer pleinement ces libertés dans la Refondation?
Le concept de la Refondation du FPI
Dans le cadre de son intervention, Dr Simone Ehivet Gbagbo nous rappelle que la «Fête de la liberté» est née en 1991, au premier anniversaire du 30 avril 1990, et que le concept de la Refondation a été adoptée par le Congrès du FPI presque trois ans plus tard, au tournant des années 1993-1994. Curieusement, tous les Ivoiriens ont bien assimilé que le FPI et la Refondation sont deux vocables équivalents, voire identiques. A contrario, peu de gens sont au fait que le FPI s’était donné une mission d’indépendance totale, conçue comme étant une «conquête d’indépendance politique et économique». Il s’en suit trois observations : un apriori, la politique de la Refondation et la réalité du terrain.
A priori, la logique amène à comprendre que la Refondation est un concept du FPI incluant la conquête des libertés.
Sur le terrain politique, la Refondation, telle que définie par Dr Simon Gbagbo, est à la fois «une philosophie de la vie en société (à inculquer), un programme de gouvernement (à appliquer), une affirmation des valeurs éthiques (à légiférer) et une vision de l’homme et de l’humanité (à donner en exemple).
Sur le plan pratique, le FPI veut démontrer que la Refondation, c’est «gouverner autrement» (que le PDCI) en établissant une «économie sociale de marché». Et dans le cadre de la Fête de la liberté, «analyser objectivement les facteurs qui ont éloigné ses partisans de cet idéal de rupture (avec le passé). Les événements de 2002 sont certes un alibi incontournable, dit la Première Dame, mais ne conviendrait-il pas d’oser regarder objectivement les autres freins ?»
L’interaction des «a priori», des idées politiques et des actions pratiques met en évidence trois principales causes de l’échec de la Refondation.
Première cause de l’échec de la Refondation : un paradoxe surprenant. L’indépendance totale, i.e. politique et économique, de la Refondation n’est pas un affranchissement par rapport à un tiers pays (néo-colonisateur), la France en l’occurrence. La notion d’indépendance frontiste s’écarte de la clarté de son sens étymologique et se réfère à la démocratie en général et à la liberté de l’individu en particulier. Et ce, par rapport à la dictature d’État. État du PDCI (et dans une moindre mesure, celui du Salut national de Guéï), car le FPI a conçu tout son arsenal philosophique, politique et éthique sur mesure pour un parti d’opposition obnubilé par la chute du parti unique de Houphouët. Le paradoxe est qu’une fois au Pouvoir, les Refondateurs ne voient plus de vertu dans «la liberté de parole et de pensée» contre l’État antidémocratique qu’ils incarnent eux-mêmes maintenant. Du coup, leur philosophie s’est retournée contre eux. La Refondation est manifestement née dans l’houphouëtisme et contre l’houphouëtisme. À force de s’opposer très longtemps, en prônant des vertus auxquelles il ne semble croire que comme instruments d’accès au trône, le FPI ne s’est pas préparé à l’exercice du pouvoir. Ainsi, du statut d’opposant à celui de gestionnaire de l’État, la Refondation est devenue méconnaissable et sans repères.
Deuxième cause de l’échec de la Refondation : les intellectuels de la Refondation, tels Mamadou Koulibaly, Simone Gbagbo et Gnamien Messou, ont pris le vocable d’indépendance politique et économique dans son sens non complaisant, et rament à contre-courant de la politique officielle d’inertie du parti en s’en prenant aux symboles coloniaux comme le 43e BIMA, le franc CFA, etc. Ce qui a favorisé l’émergence de deux clans opposés, l’un : idéologique, mené par Mamadou Koulibaly le président de l’Assemblée nationale, anti-marcoussiste, anti-français mais favorable à l’application des vertus de gouvernance enseignées dans l’opposition; l’autre clan, pragmatique, mené par Affi N’Guessan le président du parti, marcoussiste, opportuniste et en quête désespérément d’un programme gouvernemental réaliste. Deux clans à comportement de gangs haineux prêts à en découdre pour de vrai.
Troisième cause de l’échec de la Refondation : Les notions frontistes de liberté de la parole (arracher le multipartisme à Houphouët ou à ses héritiers), de libération de la pensée (s’auto-affirmer face aux dérives de l’État houphouëtiste) et d’indépendance (face aux bourgeois du PDCI), étant la conjugaison d’efforts individuels bénévoles de protestation, la Refondation n’a pas su se donner un forum de travail en synergie et une vision collective d’intérêt national. Ainsi, une fois au pouvoir, chaque frontiste a continué à voir l’État comme une relique houphouëtiste. En lieu et place d’une planification macroéconomique du développement, celui-ci est vu comme un instrument de redistribution de la richesse nationale en faveur des «pauvres made in Houphouët-land» et dont c’est le tour maintenant de s’embourgeoiser à qui mieux-mieux. Gbagbo n’a-t-il pas dit que «la roue tourne et qu’à chaque nouveau régime, il est normal qu’il y ait de nouveaux riches?». Gbagbo a raison sur un point : Houphouët a favorisé l’émergence d’une bourgeoisie, une vraie bourgeoisie terrienne.
Étant donné le fait que tout le monde voudrait s’embourgeoiser, il importe de préciser que le terme de bourgeoisie répond à une charge juridique. Car s’enrichir n’est pas forcément s’embourgeoiser.
C'est au XIe siècle qu'apparaît la bourgeoisie. Le terme de bourgeois désigne l'habitant du bourg. La bourgeoisie représente alors la classe sociale intermédiaire entre la Noblesse et la paysannerie. Implantée dans les villes dont elle a contribué à l'essor, la bourgeoisie se trouve dans les métiers du commerce, de la finance, de l'artisanat. Constituée d'hommes libres, possédant des droits et une propriété privée, la bourgeoisie s'est développée avec l'industrialisation. À l'origine de la Révolution française et de l'État de droit tel qu'il existe à l'heure actuelle, la bourgeoisie est créditée d’avoir parvenu à abolir les privilèges de la noblesse et à l'écarter du pouvoir, devenant ainsi la nouvelle classe dirigeante. Dans la théorie marxiste, la bourgeoisie est la classe sociale dominante qui, dans un pays capitaliste, détient les moyens de production et exploite le prolétariat en essayant de maintenir le coût de la main d'œuvre le plus bas possible.
En somme, par sa formation, intellectuelle ou pas, mais par son influence politique liée à son poids économique, la bourgeoisie domine la société. Ses biens sont acquis par le travail personnel et privé.
La vraie bourgeoisie
Signalons que parmi les vrais bourgeois, on distingue couramment :
la haute bourgeoisie, classe la plus riche, qui possède les moyens de production (les capitalistes);
la moyenne bourgeoisie constituée des cadres supérieurs, des professions libérales et de ceux disposant d'un patrimoine et de revenus importants;
la petite bourgeoisie composée des cadres moyens ou inférieurs, les petits commerçants, les petits propriétaires agricoles et tous ceux qui par leur mentalité se distinguent du prolétariat.
La moyenne et petite bourgeoisie forment ce que l'on appelle communément la classe moyenne.
On distingue aussi :
La bourgeoisie passive ayant des placements dans l’immobilier ou vivant de rentes;
La bourgeoisie active constituée des entrepreneurs et des capitalistes qui créent, mettent en valeur ou financent des entreprises industrielles ou bancaires.
Au temps de Houphouët-Boigny, il a existé une vraie bourgeoisie. Une bour-geoi-sie terrienne composée de gros planteurs qui ont façonné la société ivoi-rienne. Cette bourgeoisie a soutenu Houphouët-Boigny au moment où celui-ci conduisait la lutte anticoloniale orga-ni-sée jusqu’à la créa-tion du Syndicat Agricole Africain (S.A.A.) en 1944. Ailleurs, dans d’autres régions africaines, la lutte contre le pou-voir étranger fut dirigé par des let-trés, des intel-lec-tuels, cer-tes avi-des de dignité, mais aussi et sur-tout dési-reux d’accé-der au pou-voir, c’est-à-dire de s’assu-rer le mono-pole de l’héritage admi-nis-tra-tif ou économique colonial. En Côte d’Ivoire, l’agri-culture spé-cu-la-tive a cons-ti-tué l’essen-tiel de l’espace vital que Houphouët et ses com-pa-gnons ont cher-ché et réussi à conqué-rir en sacri-fiant les espé-ran-ces, il est vrai, d’autres couches socia-les.
Au lendemain de l’indé-pen-dance, sou-te-nue par Paris en dépit de diver-gen-ces, la classe des plan-teurs impo-sera son pou-voir exclu-sif à l’ensem-ble de la Côte d’Ivoire, avant de se ren-dre compte, en 1964-1965, de la néces-sité de le par-ta-ger avec les autres com-po-san-tes de l’élite du pays. Les fameux «complots» qui ont empoi-sonné l’atmo-sphère durant les pre-miers pas de la Côte d’Ivoire sur la scène inter-na-tio-nale, se pla-cent dans ce contexte. C’est dès le len-de-main même de ces « com-plots », que le pré-si-dent Houphouët-Boigny réa-li-sa l’impos-si-bi-lité de mono-po-li-ser encore longtemps le pouvoir économique et poli-ti-que. La néces-sité de le par-ta-ger un jour avec les dif-fé-ren-tes com-po-san-tes de l’élite lui parais-sait iné-luc-ta-ble. Brimer ou même sim-ple-ment bri-der la bour-geoi-sie d’affai-res nais-sante s’avérait difficile.
Pour faire face à la situa-tion et retar-der, dans la mesure du pos-si-ble, l’échéance fati-di-que du par-tage du pou-voir, il recourra à une tac-ti-que dont on ne peut nier le carac-tère original : il essaiera à la fois de ren-for-cer et d’étendre les assi-ses de la classe des plan-teurs, tout en lâchant pro-gres-si-ve-ment du lest au plan des fonc-tion-nai-res, et en menant un com-bat de retar-de-ment à celui de la bour-geoi-sie d’affai-res et de l’intel-li-gent-sia en géné-ral. Pour attein-dre son objec-tif, il pren-dra l’ini-tia-tive de toute une série de mesu-res pour aug-men-ter quan-ti-ta-ti-ve-ment le nom-bre de plan-teurs, notam-ment en pous-sant les diri-geants du régime à se trans-for-mer en plan-teurs. Il les convo-que donc à Yamoussoukro le 13 mars 1965 et offi-cia-lise sa tac-ti-que en leur décla-rant : «Si j’ai tenu à ce que les res-pon-sa-bles à tous les échelons : poli-ti-que, admi-nis-tra-tif, législatif, se réunissent ici, c’est parce que je veux renou-ve-ler à tous un appel pres-sant : il faut que cha-cun de nous fasse retour à la terre… » Et il pré-cise les nor-mes : cha-que minis-tre doit créer, au mini-mum, une plan-ta-tion de 15 hec-ta-res, cha-que député ou mem-bre du Conseil Économique 10, les chefs de ser-vice 5, etc. «Tous iront bien au-delà de ce que nous atten-dions », dira plus tard le pré-si-dent Houphouët-Boigny qui ajou-tera : « C’est peut-être la plus belle satis-fac-tion de ma car-rière poli-ti-que. »
La fausse bourgeoisie
Sous le régime de Houphouët, il a donc existé des bourgeois, des gens dont la richesse était acquise par l’entremise de propriétés privées. Ce qui n’exclut pas qu’il y ait eu de l’enrichissement illicite, i.e. une fausse bourgeoisie constituée d’une classe de riches dont les biens ont été obtenus, non pas par le travail personnel, mais de façon illégale. C’est dire que c’est le droit ou la loi qui détermine les acquisitions interdites, tels :
Le "dessous de table", "pot de vin", bakchich,
La fraude (falsification de données, de factures),
L’extorsion (obtention d'argent par la coercition ou la force),
La concussion (recevoir ou exiger des sommes non dues, dans l'exercice d'une fonction publique, en les présentant comme légalement exigible),
Le favoritisme (ou népotisme) (favoriser des proches),
Le détournement (vol de ressources publiques par des fonctionnaires),
La distorsion de la concurrence dans les marchés publics.
Ces activités punies par la loi portent un patronyme commun : la corruption. La corruption est l'utilisation abusive d'un pouvoir reçu par délégation à des fins privées comme l'enrichissement personnel ou d'un tiers (famille, ami...). Elle consiste, pour un agent public, un élu, un médecin, un arbitre sportif, un salarié d'entreprise privée, etc. de s'abstenir de faire ou de faciliter quelque chose, du fait de sa fonction, en échange d'une promesse, d'un cadeau, d'une somme d'argent ou d'avantages divers.
On distingue deux types de corruption :
La corruption active pour l'auteur de l'offre de promesses, de présents, etc.
La corruption passive pour celui qui, du fait de sa fonction, accepte ou sollicite cette offre.
Les caractéristiques de la fausse bourgeoisie de la Refondation
Après Mai 68, i.e. l'ensemble des mouvements de révolte survenus en France en mai - juin 1968, révolte dirigée contre la société traditionnelle, le capitalisme, l'impérialisme, et, plus immédiatement, contre le pouvoir gaulliste en place, il en est sorti un adage pour railler le Général de Gaulle : «Tout pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument». Selon le journaliste écrivain Robert Brisebois, «Il y a deux façons de se laisser corrompre en politique : la première, se laisser corrompre tout simplement; l'autre, fréquenter les politiciens». Dans le même registre, le politicien français du 18e siècle, Antoine de Saint-Just a écrit que «les institutions sont la garantie du gouvernement d'un peuple libre contre la corruption des mœurs, et la garantie du peuple et du citoyen contre la corruption du gouvernement». Shakespeare n’est pas demeuré en reste par cette boutade : «Si les empires, les grades, les places ne s'obtenaient pas par la corruption, si les honneurs purs n'étaient achetés qu'au prix du mérite, que de gens qui sont nus seraient couverts, que de gens qui commandent, seraient commandés». C’est dire que la corruption dans l’appareil politique n’est pas une exclusivité ivoirienne.
Ce qui caractérise le régime du FPI :
c’est premièrement l’ampleur du phénomène de corruption, qui s’étend aussi bien verticalement que horizontalement, i.e. dans toutes les classes d’une hiérarchie et dans tous les secteurs d’activités. Les chiffres, on en connaît. Dans la seule filière de café-cacao, un récent rapport des experts des institutions de Bretton Woods, paru dans Jeune Afrique de fin avril dernier, constate la disparition, entre 2002 et 2008, de 370 milliards de F CFA des caisses des organes de gestion de la filière_: détournements répartis comme suit : le Fonds de régulation et de contrôle (183 milliards), le Fonds de développement et de promotion des activités des producteurs de café et de cacao (136 milliards), la Bourse du café et du cacao (43 milliards) et l’Autorité de régulation du café et du cacao (8 milliards). La plupart des dirigeants de ces organes sont détenus à la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan (Maca) depuis juin 2008 dans l’attente d’un procès. Une détention illégale pour couvrir de voleurs et de receleurs encore plus gros.
Vols et recels, c’est bien la seconde caractéristique de la corruption au sein de la Refondation. En juillet 2009, le Président a tenu à assener ses vérités à ses partisans, au cours d’un séminaire organisé par la première Dame pour réfléchir sur la stratégie de campagne, à Mama (village natal du chef de l’État), en ces termes : «Si moi je ne suis pas élu, vos fortunes vous les perdrez. Vos fortunes sont «protégées» parce que je suis au pouvoir. Vous êtes tous devenus riches, arrogants, je ne vous reconnais plus». Il s’agit d’un «cover-up», i.e. d’une complicité pour les vols et d’une bénédiction pour la continuité de l’impunité.
Troisième caractéristique de la corruption au sein de la Refondation, c’est que l’enrichissement illicite est un privilège des gestionnaires du Pouvoir. Un rapport du Secrétariat national à la gouvernance et au renforcement des capacités (Sngrc), une structure rattachée à la Primature, confirme ces accusations de pillage des caisses de l’Etat. Ce rapport, qui a été validé au sortir d’un séminaire tenu à Yamoussoukro, les 20 et 21 janvier 2010, a été remis au Premier ministre Guillaume Soro. Intitulé « Plan national de bonne gouvernance et de lutte contre la corruption », ce document constate, à la suite du commun des Ivoiriens, que les finances publiques sont détournées à des fins personnelles. « L’affaiblissement des institutions de contrôle et l’insuffisante application des mécanismes de sanction ont favorisé au sein du secteur public, la persistance de l’anomalie dans la gestion de la chose publique (...) la corruption et la mauvaise gestion des deniers publics » (p.5), est-il noté dès l’introduction du rapport. Plus loin, le document souligne que « les infractions constitutives de corruption et d’enrichissement illicite sont révélées par les organes classiques de contrôle de l’Etat et/ou par les commissaires aux comptes... » (p.27). Par ailleurs, les experts, auteurs du rapport, relèvent que « la corruption et les autres infractions connexes tels que le blanchissement des capitaux sont des fléaux qui entretiennent le gaspillage des ressources publiques... » (p.27). Par ailleurs, note le rapport, ces pratiques ont pu prospérer parce que « les autorités ivoiriennes affichent une faible volonté à prévenir et à lutter efficacement contre la corruption et l’enrichissement ». En clair, si l’on assiste aujourd’hui à une course effrénée à l’enrichissement illicite, c’est le fruit d’une « absence d’engagement politique affiché pour les questions de corruption et d’enrichissement illicite».
Conséquence du fait que l’enrichissement illicite soit une affaire d’État, la dernière caractéristique attribuable au régime de Gbagbo, c’est que les Refondateurs ne constituent pas une bourgeoisie, mais forment un pouvoir dont la richesse est issu du vol. La Refondation est donc un Pouvoir de voleurs. Selon le terme savant consacré à un tel régime, la Refondation est une kleptocratie.
Dr antoine Ahua Junior
(Universitaire)
En d’autres circonstances, la «liberté ou libération de pensée» est une expression philosophique qui aurait cloué au pilori le FPI par le simple fait que le parti frontiste l’évoque dans ce contexte. Car, n’est-il pas incongru de précéder la pensée par la parole? Puisque l’évidence établit que «parler, c’est penser préalablement». Selon Platon, Aristote et Descartes «penser, c’est concevoir». Pour Kant et Brunschvicg, «penser, c’est juger intérieurement». Hegel et Hamelin ne les contredisent pas en ajoutant que «penser, c’est raisonner». Alors que veut dire le FPI par la liberté ou la libération de la pensée?
Au-delà de ce qui représente un hyper-pédantisme de la part des intellectuels du FPI en introduisant comme défi politique, la liberté de penser après avoir obtenu la liberté de parole, l’objectivité nous oblige à rechercher le vocabulaire communautaire ivoirien qui permet de comprendre le nouveau défi de liberté du FPI, apparemment mal exprimé. À la question, comment libérer la pensée maintenant, le Prof Bailly répond à sa propre interrogation, d’abord, par une litanie d’abus de pouvoir dont le FPI aurait été victime après l’instauration du multipartisme : arrestations arbitraires, brimades, emprisonnements, pertes d’emplois, exils, voire assassinats de militants frontistes. Donc des injustices persistantes, malgré l’avènement du multipartisme dont la marche du 18 février 1992 aurait été une apothéose de contestation. Ensuite, pour y remédier, «le document préparatoire du FPI» suggère de libérer la pensée en «apportant la liberté dans le monde rural, en encourageant les libertés individuelles assorties de responsabilités et en déchirant les alibis qui maintiennent dans la soumission dirigée». Du coup, la libération de la pensée devient la libération de soi contre la confiscation des libertés démocratiques, reprochée au régime au pouvoir du PDCI.
Ainsi, en prêtant, de bonne foi, la juste conceptualisation qui fait défaut au FPI, on conclut qu’au début des années 90, les deux libertés qui lui étaient chères, sont la liberté de parole acquise par le multipartisme et la liberté de refuser à l’avenir la «pensée unique» imposée par le PDCI, par le biais de manifestation quelconque individuelle ou de groupe.
L’indépendance version FPI
Le conférencier frontiste Alphonse Sahi Voho a pris le relai pour préciser que les libertés démocratiques à conquérir par le FPI seront un tremplin pour acquérir l’indépendance totale, i.e. l’indépendance politique et l’indépendance économique. À cet égard, M. Voho évoque les libertés démocratiques défendues par le FPI, la lutte de ce parti dans la période où l'adversaire était Houphouët-Boigny, celle où il a fallu affronter «ses prétendus héritiers», le combat pour le passage du parti unique au multipartisme. Pour le FPI, la «route de l’indépendance totale est d’amener les libertés démocratiques à maturité». D’où la question suivante, posée pour un débat franc à la Fête de la liberté : Comment assumer pleinement ces libertés dans la Refondation?
Le concept de la Refondation du FPI
Dans le cadre de son intervention, Dr Simone Ehivet Gbagbo nous rappelle que la «Fête de la liberté» est née en 1991, au premier anniversaire du 30 avril 1990, et que le concept de la Refondation a été adoptée par le Congrès du FPI presque trois ans plus tard, au tournant des années 1993-1994. Curieusement, tous les Ivoiriens ont bien assimilé que le FPI et la Refondation sont deux vocables équivalents, voire identiques. A contrario, peu de gens sont au fait que le FPI s’était donné une mission d’indépendance totale, conçue comme étant une «conquête d’indépendance politique et économique». Il s’en suit trois observations : un apriori, la politique de la Refondation et la réalité du terrain.
A priori, la logique amène à comprendre que la Refondation est un concept du FPI incluant la conquête des libertés.
Sur le terrain politique, la Refondation, telle que définie par Dr Simon Gbagbo, est à la fois «une philosophie de la vie en société (à inculquer), un programme de gouvernement (à appliquer), une affirmation des valeurs éthiques (à légiférer) et une vision de l’homme et de l’humanité (à donner en exemple).
Sur le plan pratique, le FPI veut démontrer que la Refondation, c’est «gouverner autrement» (que le PDCI) en établissant une «économie sociale de marché». Et dans le cadre de la Fête de la liberté, «analyser objectivement les facteurs qui ont éloigné ses partisans de cet idéal de rupture (avec le passé). Les événements de 2002 sont certes un alibi incontournable, dit la Première Dame, mais ne conviendrait-il pas d’oser regarder objectivement les autres freins ?»
L’interaction des «a priori», des idées politiques et des actions pratiques met en évidence trois principales causes de l’échec de la Refondation.
Première cause de l’échec de la Refondation : un paradoxe surprenant. L’indépendance totale, i.e. politique et économique, de la Refondation n’est pas un affranchissement par rapport à un tiers pays (néo-colonisateur), la France en l’occurrence. La notion d’indépendance frontiste s’écarte de la clarté de son sens étymologique et se réfère à la démocratie en général et à la liberté de l’individu en particulier. Et ce, par rapport à la dictature d’État. État du PDCI (et dans une moindre mesure, celui du Salut national de Guéï), car le FPI a conçu tout son arsenal philosophique, politique et éthique sur mesure pour un parti d’opposition obnubilé par la chute du parti unique de Houphouët. Le paradoxe est qu’une fois au Pouvoir, les Refondateurs ne voient plus de vertu dans «la liberté de parole et de pensée» contre l’État antidémocratique qu’ils incarnent eux-mêmes maintenant. Du coup, leur philosophie s’est retournée contre eux. La Refondation est manifestement née dans l’houphouëtisme et contre l’houphouëtisme. À force de s’opposer très longtemps, en prônant des vertus auxquelles il ne semble croire que comme instruments d’accès au trône, le FPI ne s’est pas préparé à l’exercice du pouvoir. Ainsi, du statut d’opposant à celui de gestionnaire de l’État, la Refondation est devenue méconnaissable et sans repères.
Deuxième cause de l’échec de la Refondation : les intellectuels de la Refondation, tels Mamadou Koulibaly, Simone Gbagbo et Gnamien Messou, ont pris le vocable d’indépendance politique et économique dans son sens non complaisant, et rament à contre-courant de la politique officielle d’inertie du parti en s’en prenant aux symboles coloniaux comme le 43e BIMA, le franc CFA, etc. Ce qui a favorisé l’émergence de deux clans opposés, l’un : idéologique, mené par Mamadou Koulibaly le président de l’Assemblée nationale, anti-marcoussiste, anti-français mais favorable à l’application des vertus de gouvernance enseignées dans l’opposition; l’autre clan, pragmatique, mené par Affi N’Guessan le président du parti, marcoussiste, opportuniste et en quête désespérément d’un programme gouvernemental réaliste. Deux clans à comportement de gangs haineux prêts à en découdre pour de vrai.
Troisième cause de l’échec de la Refondation : Les notions frontistes de liberté de la parole (arracher le multipartisme à Houphouët ou à ses héritiers), de libération de la pensée (s’auto-affirmer face aux dérives de l’État houphouëtiste) et d’indépendance (face aux bourgeois du PDCI), étant la conjugaison d’efforts individuels bénévoles de protestation, la Refondation n’a pas su se donner un forum de travail en synergie et une vision collective d’intérêt national. Ainsi, une fois au pouvoir, chaque frontiste a continué à voir l’État comme une relique houphouëtiste. En lieu et place d’une planification macroéconomique du développement, celui-ci est vu comme un instrument de redistribution de la richesse nationale en faveur des «pauvres made in Houphouët-land» et dont c’est le tour maintenant de s’embourgeoiser à qui mieux-mieux. Gbagbo n’a-t-il pas dit que «la roue tourne et qu’à chaque nouveau régime, il est normal qu’il y ait de nouveaux riches?». Gbagbo a raison sur un point : Houphouët a favorisé l’émergence d’une bourgeoisie, une vraie bourgeoisie terrienne.
Étant donné le fait que tout le monde voudrait s’embourgeoiser, il importe de préciser que le terme de bourgeoisie répond à une charge juridique. Car s’enrichir n’est pas forcément s’embourgeoiser.
C'est au XIe siècle qu'apparaît la bourgeoisie. Le terme de bourgeois désigne l'habitant du bourg. La bourgeoisie représente alors la classe sociale intermédiaire entre la Noblesse et la paysannerie. Implantée dans les villes dont elle a contribué à l'essor, la bourgeoisie se trouve dans les métiers du commerce, de la finance, de l'artisanat. Constituée d'hommes libres, possédant des droits et une propriété privée, la bourgeoisie s'est développée avec l'industrialisation. À l'origine de la Révolution française et de l'État de droit tel qu'il existe à l'heure actuelle, la bourgeoisie est créditée d’avoir parvenu à abolir les privilèges de la noblesse et à l'écarter du pouvoir, devenant ainsi la nouvelle classe dirigeante. Dans la théorie marxiste, la bourgeoisie est la classe sociale dominante qui, dans un pays capitaliste, détient les moyens de production et exploite le prolétariat en essayant de maintenir le coût de la main d'œuvre le plus bas possible.
En somme, par sa formation, intellectuelle ou pas, mais par son influence politique liée à son poids économique, la bourgeoisie domine la société. Ses biens sont acquis par le travail personnel et privé.
La vraie bourgeoisie
Signalons que parmi les vrais bourgeois, on distingue couramment :
la haute bourgeoisie, classe la plus riche, qui possède les moyens de production (les capitalistes);
la moyenne bourgeoisie constituée des cadres supérieurs, des professions libérales et de ceux disposant d'un patrimoine et de revenus importants;
la petite bourgeoisie composée des cadres moyens ou inférieurs, les petits commerçants, les petits propriétaires agricoles et tous ceux qui par leur mentalité se distinguent du prolétariat.
La moyenne et petite bourgeoisie forment ce que l'on appelle communément la classe moyenne.
On distingue aussi :
La bourgeoisie passive ayant des placements dans l’immobilier ou vivant de rentes;
La bourgeoisie active constituée des entrepreneurs et des capitalistes qui créent, mettent en valeur ou financent des entreprises industrielles ou bancaires.
Au temps de Houphouët-Boigny, il a existé une vraie bourgeoisie. Une bour-geoi-sie terrienne composée de gros planteurs qui ont façonné la société ivoi-rienne. Cette bourgeoisie a soutenu Houphouët-Boigny au moment où celui-ci conduisait la lutte anticoloniale orga-ni-sée jusqu’à la créa-tion du Syndicat Agricole Africain (S.A.A.) en 1944. Ailleurs, dans d’autres régions africaines, la lutte contre le pou-voir étranger fut dirigé par des let-trés, des intel-lec-tuels, cer-tes avi-des de dignité, mais aussi et sur-tout dési-reux d’accé-der au pou-voir, c’est-à-dire de s’assu-rer le mono-pole de l’héritage admi-nis-tra-tif ou économique colonial. En Côte d’Ivoire, l’agri-culture spé-cu-la-tive a cons-ti-tué l’essen-tiel de l’espace vital que Houphouët et ses com-pa-gnons ont cher-ché et réussi à conqué-rir en sacri-fiant les espé-ran-ces, il est vrai, d’autres couches socia-les.
Au lendemain de l’indé-pen-dance, sou-te-nue par Paris en dépit de diver-gen-ces, la classe des plan-teurs impo-sera son pou-voir exclu-sif à l’ensem-ble de la Côte d’Ivoire, avant de se ren-dre compte, en 1964-1965, de la néces-sité de le par-ta-ger avec les autres com-po-san-tes de l’élite du pays. Les fameux «complots» qui ont empoi-sonné l’atmo-sphère durant les pre-miers pas de la Côte d’Ivoire sur la scène inter-na-tio-nale, se pla-cent dans ce contexte. C’est dès le len-de-main même de ces « com-plots », que le pré-si-dent Houphouët-Boigny réa-li-sa l’impos-si-bi-lité de mono-po-li-ser encore longtemps le pouvoir économique et poli-ti-que. La néces-sité de le par-ta-ger un jour avec les dif-fé-ren-tes com-po-san-tes de l’élite lui parais-sait iné-luc-ta-ble. Brimer ou même sim-ple-ment bri-der la bour-geoi-sie d’affai-res nais-sante s’avérait difficile.
Pour faire face à la situa-tion et retar-der, dans la mesure du pos-si-ble, l’échéance fati-di-que du par-tage du pou-voir, il recourra à une tac-ti-que dont on ne peut nier le carac-tère original : il essaiera à la fois de ren-for-cer et d’étendre les assi-ses de la classe des plan-teurs, tout en lâchant pro-gres-si-ve-ment du lest au plan des fonc-tion-nai-res, et en menant un com-bat de retar-de-ment à celui de la bour-geoi-sie d’affai-res et de l’intel-li-gent-sia en géné-ral. Pour attein-dre son objec-tif, il pren-dra l’ini-tia-tive de toute une série de mesu-res pour aug-men-ter quan-ti-ta-ti-ve-ment le nom-bre de plan-teurs, notam-ment en pous-sant les diri-geants du régime à se trans-for-mer en plan-teurs. Il les convo-que donc à Yamoussoukro le 13 mars 1965 et offi-cia-lise sa tac-ti-que en leur décla-rant : «Si j’ai tenu à ce que les res-pon-sa-bles à tous les échelons : poli-ti-que, admi-nis-tra-tif, législatif, se réunissent ici, c’est parce que je veux renou-ve-ler à tous un appel pres-sant : il faut que cha-cun de nous fasse retour à la terre… » Et il pré-cise les nor-mes : cha-que minis-tre doit créer, au mini-mum, une plan-ta-tion de 15 hec-ta-res, cha-que député ou mem-bre du Conseil Économique 10, les chefs de ser-vice 5, etc. «Tous iront bien au-delà de ce que nous atten-dions », dira plus tard le pré-si-dent Houphouët-Boigny qui ajou-tera : « C’est peut-être la plus belle satis-fac-tion de ma car-rière poli-ti-que. »
La fausse bourgeoisie
Sous le régime de Houphouët, il a donc existé des bourgeois, des gens dont la richesse était acquise par l’entremise de propriétés privées. Ce qui n’exclut pas qu’il y ait eu de l’enrichissement illicite, i.e. une fausse bourgeoisie constituée d’une classe de riches dont les biens ont été obtenus, non pas par le travail personnel, mais de façon illégale. C’est dire que c’est le droit ou la loi qui détermine les acquisitions interdites, tels :
Le "dessous de table", "pot de vin", bakchich,
La fraude (falsification de données, de factures),
L’extorsion (obtention d'argent par la coercition ou la force),
La concussion (recevoir ou exiger des sommes non dues, dans l'exercice d'une fonction publique, en les présentant comme légalement exigible),
Le favoritisme (ou népotisme) (favoriser des proches),
Le détournement (vol de ressources publiques par des fonctionnaires),
La distorsion de la concurrence dans les marchés publics.
Ces activités punies par la loi portent un patronyme commun : la corruption. La corruption est l'utilisation abusive d'un pouvoir reçu par délégation à des fins privées comme l'enrichissement personnel ou d'un tiers (famille, ami...). Elle consiste, pour un agent public, un élu, un médecin, un arbitre sportif, un salarié d'entreprise privée, etc. de s'abstenir de faire ou de faciliter quelque chose, du fait de sa fonction, en échange d'une promesse, d'un cadeau, d'une somme d'argent ou d'avantages divers.
On distingue deux types de corruption :
La corruption active pour l'auteur de l'offre de promesses, de présents, etc.
La corruption passive pour celui qui, du fait de sa fonction, accepte ou sollicite cette offre.
Les caractéristiques de la fausse bourgeoisie de la Refondation
Après Mai 68, i.e. l'ensemble des mouvements de révolte survenus en France en mai - juin 1968, révolte dirigée contre la société traditionnelle, le capitalisme, l'impérialisme, et, plus immédiatement, contre le pouvoir gaulliste en place, il en est sorti un adage pour railler le Général de Gaulle : «Tout pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument». Selon le journaliste écrivain Robert Brisebois, «Il y a deux façons de se laisser corrompre en politique : la première, se laisser corrompre tout simplement; l'autre, fréquenter les politiciens». Dans le même registre, le politicien français du 18e siècle, Antoine de Saint-Just a écrit que «les institutions sont la garantie du gouvernement d'un peuple libre contre la corruption des mœurs, et la garantie du peuple et du citoyen contre la corruption du gouvernement». Shakespeare n’est pas demeuré en reste par cette boutade : «Si les empires, les grades, les places ne s'obtenaient pas par la corruption, si les honneurs purs n'étaient achetés qu'au prix du mérite, que de gens qui sont nus seraient couverts, que de gens qui commandent, seraient commandés». C’est dire que la corruption dans l’appareil politique n’est pas une exclusivité ivoirienne.
Ce qui caractérise le régime du FPI :
c’est premièrement l’ampleur du phénomène de corruption, qui s’étend aussi bien verticalement que horizontalement, i.e. dans toutes les classes d’une hiérarchie et dans tous les secteurs d’activités. Les chiffres, on en connaît. Dans la seule filière de café-cacao, un récent rapport des experts des institutions de Bretton Woods, paru dans Jeune Afrique de fin avril dernier, constate la disparition, entre 2002 et 2008, de 370 milliards de F CFA des caisses des organes de gestion de la filière_: détournements répartis comme suit : le Fonds de régulation et de contrôle (183 milliards), le Fonds de développement et de promotion des activités des producteurs de café et de cacao (136 milliards), la Bourse du café et du cacao (43 milliards) et l’Autorité de régulation du café et du cacao (8 milliards). La plupart des dirigeants de ces organes sont détenus à la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan (Maca) depuis juin 2008 dans l’attente d’un procès. Une détention illégale pour couvrir de voleurs et de receleurs encore plus gros.
Vols et recels, c’est bien la seconde caractéristique de la corruption au sein de la Refondation. En juillet 2009, le Président a tenu à assener ses vérités à ses partisans, au cours d’un séminaire organisé par la première Dame pour réfléchir sur la stratégie de campagne, à Mama (village natal du chef de l’État), en ces termes : «Si moi je ne suis pas élu, vos fortunes vous les perdrez. Vos fortunes sont «protégées» parce que je suis au pouvoir. Vous êtes tous devenus riches, arrogants, je ne vous reconnais plus». Il s’agit d’un «cover-up», i.e. d’une complicité pour les vols et d’une bénédiction pour la continuité de l’impunité.
Troisième caractéristique de la corruption au sein de la Refondation, c’est que l’enrichissement illicite est un privilège des gestionnaires du Pouvoir. Un rapport du Secrétariat national à la gouvernance et au renforcement des capacités (Sngrc), une structure rattachée à la Primature, confirme ces accusations de pillage des caisses de l’Etat. Ce rapport, qui a été validé au sortir d’un séminaire tenu à Yamoussoukro, les 20 et 21 janvier 2010, a été remis au Premier ministre Guillaume Soro. Intitulé « Plan national de bonne gouvernance et de lutte contre la corruption », ce document constate, à la suite du commun des Ivoiriens, que les finances publiques sont détournées à des fins personnelles. « L’affaiblissement des institutions de contrôle et l’insuffisante application des mécanismes de sanction ont favorisé au sein du secteur public, la persistance de l’anomalie dans la gestion de la chose publique (...) la corruption et la mauvaise gestion des deniers publics » (p.5), est-il noté dès l’introduction du rapport. Plus loin, le document souligne que « les infractions constitutives de corruption et d’enrichissement illicite sont révélées par les organes classiques de contrôle de l’Etat et/ou par les commissaires aux comptes... » (p.27). Par ailleurs, les experts, auteurs du rapport, relèvent que « la corruption et les autres infractions connexes tels que le blanchissement des capitaux sont des fléaux qui entretiennent le gaspillage des ressources publiques... » (p.27). Par ailleurs, note le rapport, ces pratiques ont pu prospérer parce que « les autorités ivoiriennes affichent une faible volonté à prévenir et à lutter efficacement contre la corruption et l’enrichissement ». En clair, si l’on assiste aujourd’hui à une course effrénée à l’enrichissement illicite, c’est le fruit d’une « absence d’engagement politique affiché pour les questions de corruption et d’enrichissement illicite».
Conséquence du fait que l’enrichissement illicite soit une affaire d’État, la dernière caractéristique attribuable au régime de Gbagbo, c’est que les Refondateurs ne constituent pas une bourgeoisie, mais forment un pouvoir dont la richesse est issu du vol. La Refondation est donc un Pouvoir de voleurs. Selon le terme savant consacré à un tel régime, la Refondation est une kleptocratie.
Dr antoine Ahua Junior
(Universitaire)