Les versions divergent, comme il arrive souvent dans des situations à forte teneur émotive. Mais toutes s’accordent à reconnaître que le 31 décembre 2007, à la tête d’une escouade de compagnons, Eugène Djué, chef de l’Union des Patriotes pour la Libération Totale de la Côte d’Ivoire (UPLTCI), s’est rendu au Palais présidentiel. On l’imagine vêtu d’une de ses fameuses chemises manches longues, taillées dans les couleurs nationales, même si on ne voit pas d’ici laquelle de l’orange, le blanc et le vert, l’emporte ce jour-là. Peu importe. Nouvelles ? Quelles nouvelles !
C’est le jour du réveillon de fin d’année, et comme beaucoup d’autres, on est venu rançonner le Vieux père pour aller «faroter » un peu. La lutte est difficile et longue… Il faut s’amuser quand il faut s’amuser. Les maquis et les bars de Yopougon attendent pour ça. Les causes qui font marcher, sont au-dessus du marcheur. Ce jour-là, Djué a marché ou plutôt, il a roulé dans sa 4X4, jusqu’à la résidence du Président de la République. Arrivés sur les lieux à 11 heures, le Maréchal et ses hommes font encore le pied de grue à 15 heures, quand ils voient venir et entrer sans autre forme de procès, une 4X4 Touareg en tout point identique à celle du Général : le Général de jeunes patriotes. Et la préséance, bordel ? Depuis quand les généraux ont-ils barre sur les maréchaux ?
Car, Eugène Djué est maréchal. Membre fondateur de la Fédération Estudiantine et Scolaire (Fesci) en 1990, il était là, avant son cadet qui a confisqué le titre de général, et même avant Guillaume Soro ? Lorsqu’il s’est agi de défendre la république, dés le 23 septembre 2002, c'est-à-dire 4 jours après l’éclatement de la rébellion, il a créé l’UPLTCI, dont les membres paradèrent et paradent encore, ostensiblement dans les rues d’Abidjan ? Aussi, si la rue devait avoir un général, un seul, Dieu et les justes savent que ça ne pouvait être qu’Eugène? Mais comme quelqu’un avait fait main basse sur le grade, il se déclara Maréchal. Général, son grand-frère, c’est pas maréchal ? Alors… On admira son bon cœur et personne ne trouva à redire.
Les colonels et le général devaient penser qu’un maréchal est presque toujours un officier déclinant sinon déchu. En février 2006, les sanctions de l’ONU tombèrent de part et d’autre de la ligne de front. Il s’avéra qu’elles avaient ciblé les seconds couteaux de la crise plutôt que les premiers responsables. Et quelle surprise désagréable d’y retrouver le nom du Maréchal ! Ainsi donc, avec Blé Goudé, Eugène Djué fait office de moutons du sacrifice pour l’ensemble du camp présidentiel. C’est eux qui ont été ciblés par l’Organisation des Nations Unis pour expier les fautes commises de ce côté du front de la crise. Mais à bien y réfléchir, tout ce que Dieu fait est bien : cette sanction improbable valait titre de légitimité. En juillet 2007, l’intéressé a déclaré : « Depuis que l’Onu me dit sanctionné, je suis devenu plus gros. Je n’en suis pas mort». Elle validait la lutte du Maréchal et quoiqu’invisible, elle maculait ses chemises légendaires, à la manière de la décoration dont rêva Méka, le vieux nègre de la médaille.
Les gardes de la résidence
C’est le temps des 4X4. La 4X4 Volkswagen Touareg entre, sort et s’en va. Et l’autre 4x4 qui attend au soleil, voit, pense, se fâche, se calme, se fâche encore et attend toujours. Et la préséance ? Et l’ordre d’arrivé ? On est où la ? Il est 20 heures et le maréchal et sa troupe font toujours le pied de grue. Belle leçon de patience républicaine. 9 heures qu’ils attendent et ils attendraient encore un peu plus, si on leur demandait, l’essentiel étant d’être reçus. Au lieu de quoi, ordre leur est intimé de décamper. Quoi ? Décamper qui ? Ils ont les foutaises hein ! Déçu et indigné par cette décision inattendue, le maréchal prend sa 4x4, et vroom ! vroom !, il va la garer devant l’entrée de la résidence présidentielle. Comme pour dire : voilà, c’est fini ! Si nous on n’entre pas, alors que désormais personne n’entre ou ne sorte de ces lieux.
L’histoire n’indique pas la marque de ladite 4X4. Mais si c’était une Touareg, ou une BMW X5 ça se saurait. Voici donc la modeste 4x4 qu’on a vue garer ici depuis ce matin, qui subitement, vient se garer en désordre à l’entrée du Château. Erreur fatale, erreur de Gaou. Les gardes de la résidence, sans égard pour le grade du conducteur, «ont tabassé le Maréchal Djué et l’ont trainé hors de sa voiture dont ils ont arraché la portière. » Au terme de ce traitement sévère et musclé, le maréchal se retrouvera en clinique. D’une clinique ordinaire à Yopougon, il sera transféré à la Polyclinique Sainte Anne de Cocody. Un maréchal, de surcroit rudoyé par les siens, ça ne se soigne pas à Yopougon, même s’il y habite. Ça prend ses soins dans les beaux quartiers et dans le meilleur centre hospitalier de tout le pays, et aux frais de la princesse, s’il vous plaît. Sur son lit de malade, lui dont la visite au château avait paru inopportune, voit défiler les dignitaires du régime FPI, dont Madame Simon Gbagbo, la première dame.
Quelques semaines après l’événement, le général Blé Goudé démentira avoir rendu visite ce jour là au Président de la république. Et comme à Abidjan, il n’y a pas une seule 4X4 Touareg mais plusieurs dizaines, sinon des centaines ou des milliers, Dieu Merci pour la Côte d’Ivoire, alors une erreur d’appréciation a pu se produire. Mais on ne prête qu’aux riches, et Blé Goudé, semble plus riche d’entrevues et de préséances présidentielles que son aîné de maréchal. C’est cette inégalité des 5 doigts de la main que les jeunes expriment dans la formule : « il y a les uns et il y a les autres. » Le malheur dans la vie vient parfois de ce qu’on se prend pour « les uns », quand les autres vous prennent pour « les autres ».
Cet incident malheureux en tout point regrettable est apparu à certains comme une manœuvre de ceux qui veulent « fragiliser Gbagbo de l’intérieur .» Cette explication cousue des fils blancs du complot intérieur, convaincra qui elle pourra. En revanche, l’observation des faits donne à réfléchir. Quelles sont les conditions de possibilité d’une telle situation ? Quelle représentation du Pouvoir circule dans la tête du jeune patriote pour qu’il pose l’acte audacieux qu’il a posé ? Une telle situation est-elle imaginable devant la résidence du chef d’État du Ghana ou du Burkina Faso ?
Autant l’erreur commise fut grave, autant la correction fut excessive. On peut tenir ce régime de l’excès pour un indicateur des rapports entre le Pouvoir de la Refondation et sa jeunesse. Le geste du maréchal est excessif à au moins deux titres : il vient d’un homme excédé et il déborde le cadre de l’admissible. Il est excessif en ce sens qu’il est inadmissible. Cet excès débordant, c’est la colère noire d’une dignité folle qui réclame du respect en manquant du respect pour l’institution dont il prétend être l’un des plus grands défenseurs. La résidence présidentielle n’est pas le domicile ordinaire de son locataire.
Ce régime de l’excès s’illustre dans le cadre politique de la gestion de la dette entre le pouvoir et sa clientèle. C’est un avatar du clientélisme. La forme démonstrative que l’impatience du maréchal adopte, est en rapport avec les honneurs et les égards qu’il escompte au regard de ses états de services patriotiques. Il vient en ayant droit. Il ne vient pas seulement pour être reçu, il vient pour être rétribué. Une enveloppe confiée à quelques hommes de la garde et qui redescendrait jusqu’à lui, même éventrée, aurait suffi à son bonheur. Il vient réclamer une dette et puisque les gardiens n’en ont cure, il provoque l’incident.
Le geste de colère est une manifestation et comme telle, c’est un appel au public et à la publicité. Mais quel public peut espérer celui qui se donne l’entrée de la résidence présidentielle pour la place Figayo de Yopougon ? Cette action dont la dimension revendicatrice est évidente rappelle des pratiques protestataires d’un autre genre, sous d’autres cieux. On pense au jeun du créancier telle qu’on le retrouve dans la tradition irlandaise et indienne. Le créancier qui n’est pas remboursé, va jeûner devant la porte de son débiteur. Par son auto-mortification, il entend infliger la honte à son débiteur.
Il y va de l’idée du martyre dans ce geste d’impuissance. Le Maréchal Djué porte une revendication statutaire. Il veut être reconnu comme un patriote parmi les patriotes. Certes, il est relativement connu et reconnaissable dans les rues d’Abidjan et de l’intérieur du pays, mais il réclame en cash les honneurs dus à son rang. Par le spectacle de sa colère et le martyre de sa souffrance, il témoigne de l’intensité de son engagement pour Laurent Gbagbo, quitte à banaliser l’entrée de sa résidence. Il fait appel au public des patriotes qui n’ont pas accès au palais et à ses honneurs. Par infraction, il provoque un espace de négociations dont sa bastonnade est le préambule. A l’instar de Gandhi qui jeuna plus contre ses proches que contre ses ennemis, Eugène Djué se braque contre ses amis. Mais à la différence de Gandhi, il n’agit pas par contrition, mais par intérêt personnel et immédiat. « You chope, I chope», même si nous ne mangeons pas les mêmes choses, ni aux mêmes endroits. Finalement, ce maréchal est un vrai stratège. Il transforme sa défaite en victoire et son geste en signe des temps.
Cette histoire projette une des figures du jeune patriote. On l’y retrouve comme un homme ou une femme plus ou moins jeune convaincu d’avoir mérité de la patrie au point où il a le droit à sa reconnaissance, le privilège de l’impunité étant l’un de ses droits. Cette forme de connivence des partisans autour d’un droit acquis dans la lutte politique, pour la jouissance du pouvoir et de ses prérogatives, inscrit dans la logique de la « politique du ventre». « La position conquise de haute lutte, fut-elle relativement subalterne, autorise en outre une accumulation matérielle, susceptible d’être redistribuée au gré de véritables « stratégies oblatives », dans le but de contenter et d’accroître sa clientèle. »
Etat d’exception
Un jeune patriote peut comprendre que le vieux-père ne comble pas entièrement ses attentes, mais il sera déçu de devoir retourner au quartier les mains vides. Or il ne faut pas décevoir les piliers de la défense de la république. Il se crée ainsi un Etat d’exception global dont de proche en proche, les patriotes et leurs leaders, se considèrent les bénéficiaires naturels et exclusifs. L’impunité fait partie des privilèges ainsi escomptées. Dans l’ordre ordinaire de l’État, c’est le citoyen qui se retrouve dans la position du débiteur que les différentes ponctions de l’impôt ou les augmentations intempestives du carburant ou du prix du riz, viennent régulièrement siphonner. Dans La généalogie de la morale, Nietzsche expose cette vérité de l’État : faire de chaque citoyen un débiteur infini. En retour, l’État promet entre autre la sécurité à tous et à chacun. L’État clientéliste inverse la perspective pour une partie des citoyens dont il devient le débiteur en matière de faveurs, de passe-droits. Ce système de la dette peut s’affoler et tomber dans le régime de la dette sorcière. Alors, elle devient infinie, insolvable, le service de la dette l’emportant sur le capital emprunté. La bastonnade devant la résidence présidentielle indique bien qu’il y a quelques limites à ne pas franchir. Quand les abus deviennent énormes, alors l’Etat sévit : certains sont bastonnés, d’autres dégagés de leur poste, d’autres encore se retrouvent en prison.
Quelle histoire !
C’est le temps des 4X4
Le temps des ayants droit et des enfants tyranniques
qui cassent tout
Quand ils n’obtiennent pas les faveurs auxquels ils croient avoir droit.
Quel temps !
C’est la pleine lune des faveurs
En casques bleus, en rébellion ou en galaxie,
Sur le bitume des villes, la réussite roule en véhicules tout terrain.
Le pays dont le chef joue les Papa Noel pour ses partisans est un pays clientéliste.
Le pays où prospère le clientélisme n’est pas un pays libre.
Le pays où l’ordre politique s’arroge, à tort ou à raison, un droit illimité sur les corps, n’est pas encore démocratique.
Pr. Konaté Yacouba
(Universitaire)
C’est le jour du réveillon de fin d’année, et comme beaucoup d’autres, on est venu rançonner le Vieux père pour aller «faroter » un peu. La lutte est difficile et longue… Il faut s’amuser quand il faut s’amuser. Les maquis et les bars de Yopougon attendent pour ça. Les causes qui font marcher, sont au-dessus du marcheur. Ce jour-là, Djué a marché ou plutôt, il a roulé dans sa 4X4, jusqu’à la résidence du Président de la République. Arrivés sur les lieux à 11 heures, le Maréchal et ses hommes font encore le pied de grue à 15 heures, quand ils voient venir et entrer sans autre forme de procès, une 4X4 Touareg en tout point identique à celle du Général : le Général de jeunes patriotes. Et la préséance, bordel ? Depuis quand les généraux ont-ils barre sur les maréchaux ?
Car, Eugène Djué est maréchal. Membre fondateur de la Fédération Estudiantine et Scolaire (Fesci) en 1990, il était là, avant son cadet qui a confisqué le titre de général, et même avant Guillaume Soro ? Lorsqu’il s’est agi de défendre la république, dés le 23 septembre 2002, c'est-à-dire 4 jours après l’éclatement de la rébellion, il a créé l’UPLTCI, dont les membres paradèrent et paradent encore, ostensiblement dans les rues d’Abidjan ? Aussi, si la rue devait avoir un général, un seul, Dieu et les justes savent que ça ne pouvait être qu’Eugène? Mais comme quelqu’un avait fait main basse sur le grade, il se déclara Maréchal. Général, son grand-frère, c’est pas maréchal ? Alors… On admira son bon cœur et personne ne trouva à redire.
Les colonels et le général devaient penser qu’un maréchal est presque toujours un officier déclinant sinon déchu. En février 2006, les sanctions de l’ONU tombèrent de part et d’autre de la ligne de front. Il s’avéra qu’elles avaient ciblé les seconds couteaux de la crise plutôt que les premiers responsables. Et quelle surprise désagréable d’y retrouver le nom du Maréchal ! Ainsi donc, avec Blé Goudé, Eugène Djué fait office de moutons du sacrifice pour l’ensemble du camp présidentiel. C’est eux qui ont été ciblés par l’Organisation des Nations Unis pour expier les fautes commises de ce côté du front de la crise. Mais à bien y réfléchir, tout ce que Dieu fait est bien : cette sanction improbable valait titre de légitimité. En juillet 2007, l’intéressé a déclaré : « Depuis que l’Onu me dit sanctionné, je suis devenu plus gros. Je n’en suis pas mort». Elle validait la lutte du Maréchal et quoiqu’invisible, elle maculait ses chemises légendaires, à la manière de la décoration dont rêva Méka, le vieux nègre de la médaille.
Les gardes de la résidence
C’est le temps des 4X4. La 4X4 Volkswagen Touareg entre, sort et s’en va. Et l’autre 4x4 qui attend au soleil, voit, pense, se fâche, se calme, se fâche encore et attend toujours. Et la préséance ? Et l’ordre d’arrivé ? On est où la ? Il est 20 heures et le maréchal et sa troupe font toujours le pied de grue. Belle leçon de patience républicaine. 9 heures qu’ils attendent et ils attendraient encore un peu plus, si on leur demandait, l’essentiel étant d’être reçus. Au lieu de quoi, ordre leur est intimé de décamper. Quoi ? Décamper qui ? Ils ont les foutaises hein ! Déçu et indigné par cette décision inattendue, le maréchal prend sa 4x4, et vroom ! vroom !, il va la garer devant l’entrée de la résidence présidentielle. Comme pour dire : voilà, c’est fini ! Si nous on n’entre pas, alors que désormais personne n’entre ou ne sorte de ces lieux.
L’histoire n’indique pas la marque de ladite 4X4. Mais si c’était une Touareg, ou une BMW X5 ça se saurait. Voici donc la modeste 4x4 qu’on a vue garer ici depuis ce matin, qui subitement, vient se garer en désordre à l’entrée du Château. Erreur fatale, erreur de Gaou. Les gardes de la résidence, sans égard pour le grade du conducteur, «ont tabassé le Maréchal Djué et l’ont trainé hors de sa voiture dont ils ont arraché la portière. » Au terme de ce traitement sévère et musclé, le maréchal se retrouvera en clinique. D’une clinique ordinaire à Yopougon, il sera transféré à la Polyclinique Sainte Anne de Cocody. Un maréchal, de surcroit rudoyé par les siens, ça ne se soigne pas à Yopougon, même s’il y habite. Ça prend ses soins dans les beaux quartiers et dans le meilleur centre hospitalier de tout le pays, et aux frais de la princesse, s’il vous plaît. Sur son lit de malade, lui dont la visite au château avait paru inopportune, voit défiler les dignitaires du régime FPI, dont Madame Simon Gbagbo, la première dame.
Quelques semaines après l’événement, le général Blé Goudé démentira avoir rendu visite ce jour là au Président de la république. Et comme à Abidjan, il n’y a pas une seule 4X4 Touareg mais plusieurs dizaines, sinon des centaines ou des milliers, Dieu Merci pour la Côte d’Ivoire, alors une erreur d’appréciation a pu se produire. Mais on ne prête qu’aux riches, et Blé Goudé, semble plus riche d’entrevues et de préséances présidentielles que son aîné de maréchal. C’est cette inégalité des 5 doigts de la main que les jeunes expriment dans la formule : « il y a les uns et il y a les autres. » Le malheur dans la vie vient parfois de ce qu’on se prend pour « les uns », quand les autres vous prennent pour « les autres ».
Cet incident malheureux en tout point regrettable est apparu à certains comme une manœuvre de ceux qui veulent « fragiliser Gbagbo de l’intérieur .» Cette explication cousue des fils blancs du complot intérieur, convaincra qui elle pourra. En revanche, l’observation des faits donne à réfléchir. Quelles sont les conditions de possibilité d’une telle situation ? Quelle représentation du Pouvoir circule dans la tête du jeune patriote pour qu’il pose l’acte audacieux qu’il a posé ? Une telle situation est-elle imaginable devant la résidence du chef d’État du Ghana ou du Burkina Faso ?
Autant l’erreur commise fut grave, autant la correction fut excessive. On peut tenir ce régime de l’excès pour un indicateur des rapports entre le Pouvoir de la Refondation et sa jeunesse. Le geste du maréchal est excessif à au moins deux titres : il vient d’un homme excédé et il déborde le cadre de l’admissible. Il est excessif en ce sens qu’il est inadmissible. Cet excès débordant, c’est la colère noire d’une dignité folle qui réclame du respect en manquant du respect pour l’institution dont il prétend être l’un des plus grands défenseurs. La résidence présidentielle n’est pas le domicile ordinaire de son locataire.
Ce régime de l’excès s’illustre dans le cadre politique de la gestion de la dette entre le pouvoir et sa clientèle. C’est un avatar du clientélisme. La forme démonstrative que l’impatience du maréchal adopte, est en rapport avec les honneurs et les égards qu’il escompte au regard de ses états de services patriotiques. Il vient en ayant droit. Il ne vient pas seulement pour être reçu, il vient pour être rétribué. Une enveloppe confiée à quelques hommes de la garde et qui redescendrait jusqu’à lui, même éventrée, aurait suffi à son bonheur. Il vient réclamer une dette et puisque les gardiens n’en ont cure, il provoque l’incident.
Le geste de colère est une manifestation et comme telle, c’est un appel au public et à la publicité. Mais quel public peut espérer celui qui se donne l’entrée de la résidence présidentielle pour la place Figayo de Yopougon ? Cette action dont la dimension revendicatrice est évidente rappelle des pratiques protestataires d’un autre genre, sous d’autres cieux. On pense au jeun du créancier telle qu’on le retrouve dans la tradition irlandaise et indienne. Le créancier qui n’est pas remboursé, va jeûner devant la porte de son débiteur. Par son auto-mortification, il entend infliger la honte à son débiteur.
Il y va de l’idée du martyre dans ce geste d’impuissance. Le Maréchal Djué porte une revendication statutaire. Il veut être reconnu comme un patriote parmi les patriotes. Certes, il est relativement connu et reconnaissable dans les rues d’Abidjan et de l’intérieur du pays, mais il réclame en cash les honneurs dus à son rang. Par le spectacle de sa colère et le martyre de sa souffrance, il témoigne de l’intensité de son engagement pour Laurent Gbagbo, quitte à banaliser l’entrée de sa résidence. Il fait appel au public des patriotes qui n’ont pas accès au palais et à ses honneurs. Par infraction, il provoque un espace de négociations dont sa bastonnade est le préambule. A l’instar de Gandhi qui jeuna plus contre ses proches que contre ses ennemis, Eugène Djué se braque contre ses amis. Mais à la différence de Gandhi, il n’agit pas par contrition, mais par intérêt personnel et immédiat. « You chope, I chope», même si nous ne mangeons pas les mêmes choses, ni aux mêmes endroits. Finalement, ce maréchal est un vrai stratège. Il transforme sa défaite en victoire et son geste en signe des temps.
Cette histoire projette une des figures du jeune patriote. On l’y retrouve comme un homme ou une femme plus ou moins jeune convaincu d’avoir mérité de la patrie au point où il a le droit à sa reconnaissance, le privilège de l’impunité étant l’un de ses droits. Cette forme de connivence des partisans autour d’un droit acquis dans la lutte politique, pour la jouissance du pouvoir et de ses prérogatives, inscrit dans la logique de la « politique du ventre». « La position conquise de haute lutte, fut-elle relativement subalterne, autorise en outre une accumulation matérielle, susceptible d’être redistribuée au gré de véritables « stratégies oblatives », dans le but de contenter et d’accroître sa clientèle. »
Etat d’exception
Un jeune patriote peut comprendre que le vieux-père ne comble pas entièrement ses attentes, mais il sera déçu de devoir retourner au quartier les mains vides. Or il ne faut pas décevoir les piliers de la défense de la république. Il se crée ainsi un Etat d’exception global dont de proche en proche, les patriotes et leurs leaders, se considèrent les bénéficiaires naturels et exclusifs. L’impunité fait partie des privilèges ainsi escomptées. Dans l’ordre ordinaire de l’État, c’est le citoyen qui se retrouve dans la position du débiteur que les différentes ponctions de l’impôt ou les augmentations intempestives du carburant ou du prix du riz, viennent régulièrement siphonner. Dans La généalogie de la morale, Nietzsche expose cette vérité de l’État : faire de chaque citoyen un débiteur infini. En retour, l’État promet entre autre la sécurité à tous et à chacun. L’État clientéliste inverse la perspective pour une partie des citoyens dont il devient le débiteur en matière de faveurs, de passe-droits. Ce système de la dette peut s’affoler et tomber dans le régime de la dette sorcière. Alors, elle devient infinie, insolvable, le service de la dette l’emportant sur le capital emprunté. La bastonnade devant la résidence présidentielle indique bien qu’il y a quelques limites à ne pas franchir. Quand les abus deviennent énormes, alors l’Etat sévit : certains sont bastonnés, d’autres dégagés de leur poste, d’autres encore se retrouvent en prison.
Quelle histoire !
C’est le temps des 4X4
Le temps des ayants droit et des enfants tyranniques
qui cassent tout
Quand ils n’obtiennent pas les faveurs auxquels ils croient avoir droit.
Quel temps !
C’est la pleine lune des faveurs
En casques bleus, en rébellion ou en galaxie,
Sur le bitume des villes, la réussite roule en véhicules tout terrain.
Le pays dont le chef joue les Papa Noel pour ses partisans est un pays clientéliste.
Le pays où prospère le clientélisme n’est pas un pays libre.
Le pays où l’ordre politique s’arroge, à tort ou à raison, un droit illimité sur les corps, n’est pas encore démocratique.
Pr. Konaté Yacouba
(Universitaire)