Pr Théophile Koby Assa est géographe. Ex-directeur de l'Institut de géographie tropicale de l'université de Cocody, il est actuellement à la retraite. Consultant privé en prospective générale et prospective territoriale, il évoque dans cette interview enregistrée à Abidjan, le mercredi 14 avril 2010, l'histoire géographique de la construction d'Abidjan.
Comment expliquez-vous le spectacle de jaillissements de tours au Plateau ?
Pourquoi le Plateau ? Eh bien, parce que c'était le cœur de l'héritage colonial à la suite des plans d'urbanisme (plans Badani et SETAP). Le Plateau devait être une sorte de petit Manhattan que l'artiste chanteur congolais Rochereau a comparé à Montréal au Canada face à son admiration pour l'élégance du jaillissement des immeubles qui surplombent ce quartier. Rien n'a donc été fait au hasard. C'est un bel héritage qu'il nous fallait fructifier.
Comment, selon vous, cet héritage a-t-il été fructifié ?
Il m'a semblé que Bédié (président de la République de 1993 à 1999, NDLR) qui a travaillé dans le sillage de Houphouët avait un plan allant dans le sens de la valorisation et du renforcement de l'héritage de ce dernier. Il me semble que ses priorités allaient dans le sens du renforcement du poids régional d'Abidjan en accordant la priorité à l'économie. Il voulait faire d'Abidjan un hub, une mégapole régionale avec un rayonnement encore plus grand que sous Houphouët. Dans son projet pour " L'éléphant d'Afrique " pour un pays émergent à l'horizon d'une génération, Abidjan avait une place centrale dans la mise en œuvre du processus de redéploiement de la Côte d'Ivoire au seuil du troisième millénaire. Pour y parvenir, il a commencé d'abord par accroître le potentiel énergétique national avec la construction des centrales de production d'électricité à Vridi et à Azito. En un peu plus de six ans de gestion de l'Etat, le régime Bédié avait doublé la production d'énergie électrique de la Côte d'ivoire à partir d'Abidjan, électrifié plus de localités que dans le parcours global du PDCI en quarante ans, au rythme moyen de 120 localités par an. L'Aéroport international Félix Houphouët-Boigny est pour le moment le plus moderne de notre sous région, et c'est une réalisation de Bédié. Le coup d'Etat de 1999 n'a pas permis de poursuivre le projet d'extension et de modernisation de cet aéroport qui était techniquement bouclé. Le palais de la culture est une autre réalisation du régime Bédié dans son projet en faveur du rayonnement de " l'Ivoirité culturelle ". Sur les " 12 travaux de l'Eléphant d'Afrique ", la modernisation de l'aéroport FHB, la construction de la centrale thermique d'AZITO étaient déjà réalisées. Les travaux pour le 3ème pont d'Abidjan (Riviera-Marcory) étaient en cours. Les travaux d'extension du port d'Abidjan étaient adjugés à une société anglo-néerlandaise dont les représentants étaient déjà en place. Les chantiers du prolongement de l'autoroute du Nord, de l'autoroute Abidjan-Bassam, étaient en voie de démarrage. Le démarrage du chantier du 4ème pont d'Abidjan (Sud-Banco, Yopougon-Plateau) était imminent. Le marché de l'abattoir d'Anyama était déjà attribué bien avant le coup d'Etat du 24 décembre 1999. Une salle de conférences de 4.800 places, et des hôtels hors taxes étaient près de voir le jour dans le périmètre aéroportuaire ainsi que le " Parc des expositions de Port-Bouët " et sa marina, qui devaient permettre d'accueillir à Abidjan les plus grands forums et assemblées générales. Il faut ajouter à cela les efforts projetés en direction de Yamoussoukro. Car outre les édifices prestigieux construits à Yamoussoukro du temps du Président Houphouët-Boigny, le Président Bédié, dans sa politique de relance de la capitale politique, avait notamment achevé la résidence du Préfet, ainsi que la voie triomphale qui devait servir de cadre au défilé du 7 août 2000 à Yamoussoukro. Le plan d'urbanisme directeur de Yamoussoukro avait été actualisé par le BNETD, les décisions de réaliser le transfert progressif de la capitale à partir de 2001 en commençant par les institutions, les ministères de l'Intérieur et de l'Agriculture, de tenir des conseils de ministres à Yamoussoukro, et d'y bâtir un palais présidentiel avaient été déjà prises. Le programme d'urbanisme du " Grand Abidjan " avait été adopté en conseil des ministres en 1999 avant le coup d'Etat. Des programmes immobiliers importants (construction de 3 tours sur le site de l'ex-marché du Plateau, construction d'un hôtel 3 étages à l'emplacement actuel de l'AIP par des opérateurs privés) avaient été approuvés par le gouvernement en 1998-1999. Nous pouvons affirmer sans fausse modestie que si le coup d'Etat de 1999 n'avait pas mis un coup d'arrêt au projet de l'Eléphant d'Afrique, le paysage et la personnalité d'Abidjan auraient été tout autre, en bien, et Abidjan aurait conservé son image de la plus belle escale sur le littoral atlantique de l'Afrique Occidentale. La parenthèse de Guéï a été trop brève et s'est achevée dramatiquement. Par respect pour sa mémoire et ceux qui se réclament de lui dans la poursuite de son projet, je préfère ne pas juger son œuvre. Je voudrais cependant saluer son esprit républicain pour avoir signé le décret attestant la décision relative au programme d'urbanisme du " Grand Abidjan " adopté en conseil des ministres en 1999 avant le coup d'Etat. Gbagbo concentre, me semble-t-il, ses efforts sur le transfert de la capitale politique à Yamoussoukro qui est sa priorité. Ce que je constate, c'est que pour le moment, le passage de Gbagbo n'a pas modifié le paysage abidjanais en le tirant vers le haut.
Comment appréciez-vous alors le visage d'Abidjan aujourd'hui ?
Abidjan est une partie de l'âme des Ivoiriens et de nombreux citoyens originaires de l'Afrique de l'Ouest. Abidjan avait une géographie de la nuit, à travers les jeux d'ombre et de lumière sur la lagune ébrié. Les réverbérations des immeubles et de leurs enseignes révèlent qu'Abidjan rayonne et dévoile au visiteur étranger sa modernité. Cependant, aujourd'hui, la géographie diurne avec les embouteillages, l'encombrement des voies modernes par une activité commerciale informelle débordante et hypertrophiée, les pollutions multiformes et l'encombrement humain de certains quartiers, dévoile les problèmes d'Abidjan et les enjeux et défis à relever pour préserver le statut de modernité. De l'autre côté, le cosmopolitisme et le bouillonnement culturel démasquent une autre dimension de l'identité de l'espace abidjanais. Abidjan est de ce point de vue le melting-pot, le creuset de l'Afrique occidentale dans lequel les brassages physiques et culturels entre Ivoiriens, et entre Ivoiriens et étrangers sont en train de modeler le nouvel " homo-ivoirensis " du futur. Vingt cinq pour cent des naissances à Abidjan sont issus d'un croisement ivoirien-étranger depuis plusieurs années. En définitive, je voudrais que vous vous référiez à un jugement de Jeune Afrique L'Intelligent, au début de 2002, qui a écrit qu' " Abidjan est une métropole de plus en plus dégradée et anarchique ".
Quelles sont vos solutions face à " l'informélisation de l'espace " évoquée justement dans cet article que vous citez ?
La ville d'Abidjan se développe aujourd'hui selon une logique dans laquelle le secteur informel prend une importance démesurée qui comble les insuffisances du secteur formel ou légal. Le résultat à Abidjan, est un laisser-faire général et un désordre général dans lesquels les petits métiers qui foisonnent règnent en maîtres et dictent leurs lois. Le temps est venu de la prendre en considération dans ses incidences spatiales pour nous éviter des catastrophes au niveau de leurs conséquences déjà très lourdes sur la dégradation de l'environnement et du cadre de vie à Abidjan. C'est un enjeu majeur du futur qui interpelle tous les candidats à une élection présidentielle dont les reports successifs plongent la Côte d'Ivoire dans des incertitudes de plus en plus critiques et dans une instabilité politique qui rend notre pays et Abidjan de plus en plus vulnérables. Abidjan a été pensée et construite pour rayonner et donner une audience internationale à la Côte d'Ivoire. Ce pari a été réussi du fait de la tradition de réflexion prospective et d'action impulsée lors des vingt premières années de l'indépendance. Cette tradition est relancée depuis trois ans avec le lancement de Côte d'voire 2040 après Côte d'Ivoire 2000, Côte d'Ivoire 2010 et Côte d'Ivoire 2025 sous Houphouët et Bédié. Je souhaite que la ville d'Abidjan qui concentrait 46% des urbains et plus de 20% des Ivoiriens en 1998 soit largement bénéficiaire des retombées de Côte d'Ivoire 2040 pour le plus grand bien des générations futures et émerge comme le pôle économique le plus moderne et le plus attractif de notre sous région qu'elle a toujours voulu être. Notre stratégie de développement doit nous tirer vers le haut, d'un président à l'autre plutôt que vers le bas.
Interview réalisée par André Silver Konan
Comment expliquez-vous le spectacle de jaillissements de tours au Plateau ?
Pourquoi le Plateau ? Eh bien, parce que c'était le cœur de l'héritage colonial à la suite des plans d'urbanisme (plans Badani et SETAP). Le Plateau devait être une sorte de petit Manhattan que l'artiste chanteur congolais Rochereau a comparé à Montréal au Canada face à son admiration pour l'élégance du jaillissement des immeubles qui surplombent ce quartier. Rien n'a donc été fait au hasard. C'est un bel héritage qu'il nous fallait fructifier.
Comment, selon vous, cet héritage a-t-il été fructifié ?
Il m'a semblé que Bédié (président de la République de 1993 à 1999, NDLR) qui a travaillé dans le sillage de Houphouët avait un plan allant dans le sens de la valorisation et du renforcement de l'héritage de ce dernier. Il me semble que ses priorités allaient dans le sens du renforcement du poids régional d'Abidjan en accordant la priorité à l'économie. Il voulait faire d'Abidjan un hub, une mégapole régionale avec un rayonnement encore plus grand que sous Houphouët. Dans son projet pour " L'éléphant d'Afrique " pour un pays émergent à l'horizon d'une génération, Abidjan avait une place centrale dans la mise en œuvre du processus de redéploiement de la Côte d'Ivoire au seuil du troisième millénaire. Pour y parvenir, il a commencé d'abord par accroître le potentiel énergétique national avec la construction des centrales de production d'électricité à Vridi et à Azito. En un peu plus de six ans de gestion de l'Etat, le régime Bédié avait doublé la production d'énergie électrique de la Côte d'ivoire à partir d'Abidjan, électrifié plus de localités que dans le parcours global du PDCI en quarante ans, au rythme moyen de 120 localités par an. L'Aéroport international Félix Houphouët-Boigny est pour le moment le plus moderne de notre sous région, et c'est une réalisation de Bédié. Le coup d'Etat de 1999 n'a pas permis de poursuivre le projet d'extension et de modernisation de cet aéroport qui était techniquement bouclé. Le palais de la culture est une autre réalisation du régime Bédié dans son projet en faveur du rayonnement de " l'Ivoirité culturelle ". Sur les " 12 travaux de l'Eléphant d'Afrique ", la modernisation de l'aéroport FHB, la construction de la centrale thermique d'AZITO étaient déjà réalisées. Les travaux pour le 3ème pont d'Abidjan (Riviera-Marcory) étaient en cours. Les travaux d'extension du port d'Abidjan étaient adjugés à une société anglo-néerlandaise dont les représentants étaient déjà en place. Les chantiers du prolongement de l'autoroute du Nord, de l'autoroute Abidjan-Bassam, étaient en voie de démarrage. Le démarrage du chantier du 4ème pont d'Abidjan (Sud-Banco, Yopougon-Plateau) était imminent. Le marché de l'abattoir d'Anyama était déjà attribué bien avant le coup d'Etat du 24 décembre 1999. Une salle de conférences de 4.800 places, et des hôtels hors taxes étaient près de voir le jour dans le périmètre aéroportuaire ainsi que le " Parc des expositions de Port-Bouët " et sa marina, qui devaient permettre d'accueillir à Abidjan les plus grands forums et assemblées générales. Il faut ajouter à cela les efforts projetés en direction de Yamoussoukro. Car outre les édifices prestigieux construits à Yamoussoukro du temps du Président Houphouët-Boigny, le Président Bédié, dans sa politique de relance de la capitale politique, avait notamment achevé la résidence du Préfet, ainsi que la voie triomphale qui devait servir de cadre au défilé du 7 août 2000 à Yamoussoukro. Le plan d'urbanisme directeur de Yamoussoukro avait été actualisé par le BNETD, les décisions de réaliser le transfert progressif de la capitale à partir de 2001 en commençant par les institutions, les ministères de l'Intérieur et de l'Agriculture, de tenir des conseils de ministres à Yamoussoukro, et d'y bâtir un palais présidentiel avaient été déjà prises. Le programme d'urbanisme du " Grand Abidjan " avait été adopté en conseil des ministres en 1999 avant le coup d'Etat. Des programmes immobiliers importants (construction de 3 tours sur le site de l'ex-marché du Plateau, construction d'un hôtel 3 étages à l'emplacement actuel de l'AIP par des opérateurs privés) avaient été approuvés par le gouvernement en 1998-1999. Nous pouvons affirmer sans fausse modestie que si le coup d'Etat de 1999 n'avait pas mis un coup d'arrêt au projet de l'Eléphant d'Afrique, le paysage et la personnalité d'Abidjan auraient été tout autre, en bien, et Abidjan aurait conservé son image de la plus belle escale sur le littoral atlantique de l'Afrique Occidentale. La parenthèse de Guéï a été trop brève et s'est achevée dramatiquement. Par respect pour sa mémoire et ceux qui se réclament de lui dans la poursuite de son projet, je préfère ne pas juger son œuvre. Je voudrais cependant saluer son esprit républicain pour avoir signé le décret attestant la décision relative au programme d'urbanisme du " Grand Abidjan " adopté en conseil des ministres en 1999 avant le coup d'Etat. Gbagbo concentre, me semble-t-il, ses efforts sur le transfert de la capitale politique à Yamoussoukro qui est sa priorité. Ce que je constate, c'est que pour le moment, le passage de Gbagbo n'a pas modifié le paysage abidjanais en le tirant vers le haut.
Comment appréciez-vous alors le visage d'Abidjan aujourd'hui ?
Abidjan est une partie de l'âme des Ivoiriens et de nombreux citoyens originaires de l'Afrique de l'Ouest. Abidjan avait une géographie de la nuit, à travers les jeux d'ombre et de lumière sur la lagune ébrié. Les réverbérations des immeubles et de leurs enseignes révèlent qu'Abidjan rayonne et dévoile au visiteur étranger sa modernité. Cependant, aujourd'hui, la géographie diurne avec les embouteillages, l'encombrement des voies modernes par une activité commerciale informelle débordante et hypertrophiée, les pollutions multiformes et l'encombrement humain de certains quartiers, dévoile les problèmes d'Abidjan et les enjeux et défis à relever pour préserver le statut de modernité. De l'autre côté, le cosmopolitisme et le bouillonnement culturel démasquent une autre dimension de l'identité de l'espace abidjanais. Abidjan est de ce point de vue le melting-pot, le creuset de l'Afrique occidentale dans lequel les brassages physiques et culturels entre Ivoiriens, et entre Ivoiriens et étrangers sont en train de modeler le nouvel " homo-ivoirensis " du futur. Vingt cinq pour cent des naissances à Abidjan sont issus d'un croisement ivoirien-étranger depuis plusieurs années. En définitive, je voudrais que vous vous référiez à un jugement de Jeune Afrique L'Intelligent, au début de 2002, qui a écrit qu' " Abidjan est une métropole de plus en plus dégradée et anarchique ".
Quelles sont vos solutions face à " l'informélisation de l'espace " évoquée justement dans cet article que vous citez ?
La ville d'Abidjan se développe aujourd'hui selon une logique dans laquelle le secteur informel prend une importance démesurée qui comble les insuffisances du secteur formel ou légal. Le résultat à Abidjan, est un laisser-faire général et un désordre général dans lesquels les petits métiers qui foisonnent règnent en maîtres et dictent leurs lois. Le temps est venu de la prendre en considération dans ses incidences spatiales pour nous éviter des catastrophes au niveau de leurs conséquences déjà très lourdes sur la dégradation de l'environnement et du cadre de vie à Abidjan. C'est un enjeu majeur du futur qui interpelle tous les candidats à une élection présidentielle dont les reports successifs plongent la Côte d'Ivoire dans des incertitudes de plus en plus critiques et dans une instabilité politique qui rend notre pays et Abidjan de plus en plus vulnérables. Abidjan a été pensée et construite pour rayonner et donner une audience internationale à la Côte d'Ivoire. Ce pari a été réussi du fait de la tradition de réflexion prospective et d'action impulsée lors des vingt premières années de l'indépendance. Cette tradition est relancée depuis trois ans avec le lancement de Côte d'voire 2040 après Côte d'Ivoire 2000, Côte d'Ivoire 2010 et Côte d'Ivoire 2025 sous Houphouët et Bédié. Je souhaite que la ville d'Abidjan qui concentrait 46% des urbains et plus de 20% des Ivoiriens en 1998 soit largement bénéficiaire des retombées de Côte d'Ivoire 2040 pour le plus grand bien des générations futures et émerge comme le pôle économique le plus moderne et le plus attractif de notre sous région qu'elle a toujours voulu être. Notre stratégie de développement doit nous tirer vers le haut, d'un président à l'autre plutôt que vers le bas.
Interview réalisée par André Silver Konan