Avant de tomber en disgrâce, Idrissa Seck, ancien Premier ministre sénégalais, fut accusé d’avoir des ambitions démesurées. Ses contempteurs lui reprochaient, entre autres, de vouloir être calife à la place du calife. De l’élève qui se contente d’avoir dix de moyenne à la fin de l’année scolaire alors qu’il peut mieux faire, on dira en revanche qu’il n’est pas assez ambitieux ou qu’il manque d’ambition. La question émerge alors de savoir à quel moment une ambition devient mauvaise.
Chacun de nous ambitionne de réussir dans la vie, d’être connu et reconnu. Il n’y a rien de mauvais à cela. Ce qui est gênant, ce sont les moyens que nous prenons parfois pour réaliser cette ambition. Par exemple, quand nous aliénons notre dignité et notre liberté, quand nous piétinons ou écrasons les autres, quand nous salissons ou détruisons leur réputation auprès du chef. À cette ambition « révélant un individu en recherche maladive d’affirmation de soi, au détriment de toute autre considération », nous devrions préférer l’ambition « qui donne suffisamment de confiance en soi pour entretenir et exploiter ses talents au meilleur sens du terme », conseille Paul Valadier (« Réhabiliter l’ambition », Études, n° 4081, janvier 2008).
Certains ambitieux ont conduit leur communauté à la catastrophe. Je pense ici à Alcibiade « qui, au nom de ses intérêts, a engagé Athènes dans des aventures périlleuses et compromis la démocratie déjà chancelante » (Jacqueline de Romilly, Alcibiade ou les dangers de l’ambition, Paris, Éd. de Fallois, 1995). Aux Etats-Unis, cette dangereuse ambition fut incarnée par George Walter Bush dont la volonté d’instaurer la démocratie en Irak fit plus de mal que de bien autant aux Américains qu’aux Irakiens (saura-t-on jamais combien de personnes perdirent la vie dans cette « aventure ambiguë » et combien de puits de pétrole cette guerre injuste et injustifiée rapporta à Bush et à sa clique?)
Une autre ambition dont nous devrions nous garder, c’est la poursuite d’objectifs inaccessibles. Je m’explique : un élève ou un étudiant, qui rêve de devenir pilote d’avion alors qu’il est nul en mathématiques et en physiques, poursuit une fin inatteignable. C’est un doux rêveur.
Renoncer à des ambitions démesurées ne veut cependant pas dire être sans ambition. Et la bonne ambition est celle qui nous met au service des autres car « on n’a pas une ambition pour soi seul ». Il s’agit aussi d’« envisager de grands desseins aptes à mobiliser les peuples pour un avenir neuf, de voir grand car l’ambition se pervertirait vite si elle ne visait que le souci de soi ou le seul développement de ses talents ou de ses intérêts » (P. Valadier).
Enfin, la bonne ambition est à mille lieues de « la fatigue d’être soi qui anémie le désir, le rend vain, stérilise tout projet, ou génère un malaise grandement partagé sur fond de doute envers soi-même » (Cyrulnik).
L’Afrique est certes malade de la mauvaise gouvernance de ses dirigeants, d’une mauvaise conception de la politique, du tribalisme et tutti quanti. Mais ne souffre-t-elle pas aussi et avant tout d’un manque de confiance en elle-même ? Si elle est « en panne », n’est-ce pas en partie parce qu’elle a cessé d’imaginer au sens où le Brésilien Leonardo Boff entend ce terme ? Je le cite : « Beaucoup de gens comprennent mal l’imagination et pensent qu’elle est synonyme de rêve, de fuite de la réalité, d’illusion passagère. Cependant, dans la réalité, l’imagination signifie quelque chose de plus profond. L’imagination est une forme de liberté. Elle naît de la confrontation avec la réalité et l’ordre établi ; elle surgit du non-conformisme face à une situation toute faite et bien établie. Elle est la capacité de voir l’homme meilleur et plus riche que son environnement culturel et concret ; avoir de l’imagination, c’est avoir le courage de penser et de dire des choses nouvelles et de marcher sur des chemins qui n’ont pas été pratiqués, mais qui ne sont pas dépourvus de signification humaine. » (Jésus-Christ libérateur, Paris, Cerf, 1983, p. 96).
Je ne dis pas que nous devrions imaginer des choses impossibles pour nous-mêmes et pour nos pays. Je plaide pour que nous ne soyons pas rivés au présent. Je souhaite, en d’autres mots, que nous ne nous enfermions pas dans le court-terme, dans l’immédiat. Un peuple digne de ce nom doit voir grand et loin tout en faisant face aux tâches du présent. Mieux vaut donner ici la parole au Congolais Kä Mana. Pour lui, « les dominateurs ne réussissent leurs manœuvres que parce qu’ils savent détruire les rêves et les utopies en nous ». Il ajoute : « Quand un peuple cesse de se rêver comme un peuple grand, digne, capable de se construire un avenir de dignité, de liberté et de prospérité, on peut le dominer pendant des siècles et des siècles, parce qu’il ne se voit plus avec la grande utopie qui mobilise ses forces intérieures. Il nous est arrivé quelque chose de ce genre, à nous Africains et Africaines : les derniers siècles de notre histoire ont beaucoup détruit notre capacité de croire en nos rêves, d’avoir foi en nos utopies. Face à cette faillite de notre imagination créatrice, Jésus montre la voie à suivre. Il a réagi au système de l’empire, aux puissances de la violence et de la torture en proposant la plus grande des utopies : la vie doit vaincre la mort, des nouveaux cieux et une terre nouvelle sont l’horizon absolu et ultime de notre existence. À partir du moment où on a mis cela dans la tête des disciples, la face du monde a changé. Nous sommes des héritiers de cette immense espérance qui doit nous pousser à nous battre pour changer le monde, contre tous les systèmes tortionnaires pour la dignité humaine. C’est là notre devoir… » (K. Mana, « Évangile, culture et société dans la lutte contre la torture en Afrique », FIACAT, Cultures africaines et lutte contre la torture, Paris, 2002, pp. 116-117).
Jcdjéréké@yahoo.fr
Chacun de nous ambitionne de réussir dans la vie, d’être connu et reconnu. Il n’y a rien de mauvais à cela. Ce qui est gênant, ce sont les moyens que nous prenons parfois pour réaliser cette ambition. Par exemple, quand nous aliénons notre dignité et notre liberté, quand nous piétinons ou écrasons les autres, quand nous salissons ou détruisons leur réputation auprès du chef. À cette ambition « révélant un individu en recherche maladive d’affirmation de soi, au détriment de toute autre considération », nous devrions préférer l’ambition « qui donne suffisamment de confiance en soi pour entretenir et exploiter ses talents au meilleur sens du terme », conseille Paul Valadier (« Réhabiliter l’ambition », Études, n° 4081, janvier 2008).
Certains ambitieux ont conduit leur communauté à la catastrophe. Je pense ici à Alcibiade « qui, au nom de ses intérêts, a engagé Athènes dans des aventures périlleuses et compromis la démocratie déjà chancelante » (Jacqueline de Romilly, Alcibiade ou les dangers de l’ambition, Paris, Éd. de Fallois, 1995). Aux Etats-Unis, cette dangereuse ambition fut incarnée par George Walter Bush dont la volonté d’instaurer la démocratie en Irak fit plus de mal que de bien autant aux Américains qu’aux Irakiens (saura-t-on jamais combien de personnes perdirent la vie dans cette « aventure ambiguë » et combien de puits de pétrole cette guerre injuste et injustifiée rapporta à Bush et à sa clique?)
Une autre ambition dont nous devrions nous garder, c’est la poursuite d’objectifs inaccessibles. Je m’explique : un élève ou un étudiant, qui rêve de devenir pilote d’avion alors qu’il est nul en mathématiques et en physiques, poursuit une fin inatteignable. C’est un doux rêveur.
Renoncer à des ambitions démesurées ne veut cependant pas dire être sans ambition. Et la bonne ambition est celle qui nous met au service des autres car « on n’a pas une ambition pour soi seul ». Il s’agit aussi d’« envisager de grands desseins aptes à mobiliser les peuples pour un avenir neuf, de voir grand car l’ambition se pervertirait vite si elle ne visait que le souci de soi ou le seul développement de ses talents ou de ses intérêts » (P. Valadier).
Enfin, la bonne ambition est à mille lieues de « la fatigue d’être soi qui anémie le désir, le rend vain, stérilise tout projet, ou génère un malaise grandement partagé sur fond de doute envers soi-même » (Cyrulnik).
L’Afrique est certes malade de la mauvaise gouvernance de ses dirigeants, d’une mauvaise conception de la politique, du tribalisme et tutti quanti. Mais ne souffre-t-elle pas aussi et avant tout d’un manque de confiance en elle-même ? Si elle est « en panne », n’est-ce pas en partie parce qu’elle a cessé d’imaginer au sens où le Brésilien Leonardo Boff entend ce terme ? Je le cite : « Beaucoup de gens comprennent mal l’imagination et pensent qu’elle est synonyme de rêve, de fuite de la réalité, d’illusion passagère. Cependant, dans la réalité, l’imagination signifie quelque chose de plus profond. L’imagination est une forme de liberté. Elle naît de la confrontation avec la réalité et l’ordre établi ; elle surgit du non-conformisme face à une situation toute faite et bien établie. Elle est la capacité de voir l’homme meilleur et plus riche que son environnement culturel et concret ; avoir de l’imagination, c’est avoir le courage de penser et de dire des choses nouvelles et de marcher sur des chemins qui n’ont pas été pratiqués, mais qui ne sont pas dépourvus de signification humaine. » (Jésus-Christ libérateur, Paris, Cerf, 1983, p. 96).
Je ne dis pas que nous devrions imaginer des choses impossibles pour nous-mêmes et pour nos pays. Je plaide pour que nous ne soyons pas rivés au présent. Je souhaite, en d’autres mots, que nous ne nous enfermions pas dans le court-terme, dans l’immédiat. Un peuple digne de ce nom doit voir grand et loin tout en faisant face aux tâches du présent. Mieux vaut donner ici la parole au Congolais Kä Mana. Pour lui, « les dominateurs ne réussissent leurs manœuvres que parce qu’ils savent détruire les rêves et les utopies en nous ». Il ajoute : « Quand un peuple cesse de se rêver comme un peuple grand, digne, capable de se construire un avenir de dignité, de liberté et de prospérité, on peut le dominer pendant des siècles et des siècles, parce qu’il ne se voit plus avec la grande utopie qui mobilise ses forces intérieures. Il nous est arrivé quelque chose de ce genre, à nous Africains et Africaines : les derniers siècles de notre histoire ont beaucoup détruit notre capacité de croire en nos rêves, d’avoir foi en nos utopies. Face à cette faillite de notre imagination créatrice, Jésus montre la voie à suivre. Il a réagi au système de l’empire, aux puissances de la violence et de la torture en proposant la plus grande des utopies : la vie doit vaincre la mort, des nouveaux cieux et une terre nouvelle sont l’horizon absolu et ultime de notre existence. À partir du moment où on a mis cela dans la tête des disciples, la face du monde a changé. Nous sommes des héritiers de cette immense espérance qui doit nous pousser à nous battre pour changer le monde, contre tous les systèmes tortionnaires pour la dignité humaine. C’est là notre devoir… » (K. Mana, « Évangile, culture et société dans la lutte contre la torture en Afrique », FIACAT, Cultures africaines et lutte contre la torture, Paris, 2002, pp. 116-117).
Jcdjéréké@yahoo.fr