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Politique Publié le jeudi 12 août 2010 | Débats Courrier d’Afrique

Les dirigeants africains et leurs peuples : un douloureux mariage

Les occasions de discuter autour de l’Afrique ne se comptent plus. Cercles informels de rencontres, conférences d’intellectuels, séminaires, colloques, conférences de chefs d’Etat, publications, etc., sont autant d’opportunités qui convoquent régulièrement au pupitre de la réflexion et de la pensée critique, les intelligences du monde entier, particulièrement celles d’Afrique, sur la situation de ce continent. C’est que l’Afrique ne laisse pas dans l’indifférence. Elle n’a pas qu’une histoire, elle est une histoire, elle est même l’Histoire puisque dans cette discipline, de nombreuses thèses concordent à dire que l’Afrique est « le berceau de l’humanité » ; c’est-à-dire l’espace sur lequel, il y a de cela des temps immémoriaux, l’homme est apparu.
Elle est donc là, l’Afrique, ce continent à la fois pareil aux autres et différent des autres ; l’Afrique et ses défis, ses enjeux, ses espoirs, ses désespérances aussi, enfin son destin. Un destin contrarié par des pesanteurs qui interpellent tous les intellectuels africains qui ont pris l’option de questionner les questions ‘‘africaines’’ mal posées, de re-pondre les réponses mal comprises, de poser et reposer sans cesse la problématique des si étranges mais rationnelles infortunes de l’Afrique. Parmi celles-ci, figure en bonne place la question des rapports que les peuples africains entretiennent avec leurs dirigeants en ces moments historiques où le concept politique à la mode invite à l’exercice de gouvernances modernes qu’on appelle aussi bonne gouvernance.

La rencontre avec l’homme blanc

La rencontre avec l’homme blanc s’est faite sur le mode de la violence qui commence par la traite négrière et qui prospère sur le continent, mais avec la complicité des élites noires. Les intellectuels noirs africains, dans leur majorité, refusent d’aborder cette question de la complicité des chefs africains dans l’histoire de la traite négrière. Or, contrairement à la colonisation, la traite négrière n’est pas l’aboutissement d’une défaite militaire de l’Afrique face aux Blancs. Comment donc a pu être possible et, pis, comment a pu prospérer un tel phénomène et durant une si longue période sur le continent, sans la participation pleine et prouvée des chefs noirs à cette pratique1 ?
L’Histoire de l’Afrique est pleine des récits des luttes anticolonialistes, mais elle est muette sur les luttes de résistance à la traite négrière et à l’esclavage. C’est qu’à l’observation, il n’y en a pas eu ou du moins, ces résistances n’ont pas connu l’ampleur et l’âpreté de celles qu’ont menées les leaders noirs face à la colonisation. En réalité, aucun roi, aucun chef africain n’a organisé de vastes opérations de résistance à la traite négrière, contrairement au fait colonial qui, lui, ne s’est véritablement imposé que par la violence militaire. On sait que dans l’histoire des résistances africaines face à l’envahisseur blanc, Samory Touré demeure une figure tutélaire.
L’ampleur et la durée de la traite négrière, puis l’avènement de la colonisation du continent signent les défaites historiques des peuples noirs face au Blanc ; mais elles consacrent surtout les défaites des élites africaines qui, vraisemblablement, ont été incapables de décrypter les énigmes auxquelles, tous (peuples et élites) étaient confrontés. Une illustration en est donnée à travers ces vers de Léopold Sédar Senghor, dans Chaka : « Nous n’avons pas haï les Roses-d’oreilles/Nous les avons reçus comme des messagers des dieux/ Nous leur avons tout donné2… ». Les groupes nominaux et verbaux ‘‘messagers des dieux’’ et ‘‘nous leur avons tout donné’’ traduisent parfaitement la stupéfaction et la naïveté du dirigeant et de son peuple face à l’étranger. Le Blanc avait mystifié le chef et le peuple, ou du moins, le chef et son peuple avaient, eux-mêmes, déifié le Blanc.

Les combats indépendantistes (1940- 1960)

Inutile de s’étendre sur cette période dont les livres d’histoire ont suffisamment rendu compte. Ce qu’il faut en retenir, c’est qu’elle marque un sursaut important de nos peuples conduits par leurs différents leaders. Le Rda notamment, grand rassemblement indépendantiste, a su véritablement donner et imprimer à ce combat, les idéaux, la foi et le rythme nécessaires aux élans libertaires qui animèrent les Africains. C’est donc de manière tout à fait justifiée que les pères de nos indépendances ont été hissés au statut de héros par leurs peuples. La rencontre, qui va déboucher plus tard sur le mariage entre les dirigeants africains et leurs peuples trouve son socle historique dans cette tranche là, de l’Histoire moderne du continent.

La gestion des années des indépendances

Les rapports entre les dirigeants africains et leurs peuples aux lendemains des indépendances connaissent deux moments forts : le temps des partis uniques (1960-1990) et l’expérience du multipartisme (1990-2000).
Les premières années d’indépendance africaine se sont caractérisées par une forte poussée d’espérances. Ibrahim Sy Savané en parle en ces termes : « (…) Ce fut une période de bouillonnement aussi bien politique que culturel, une période d’aspiration à la modernité à un moment où toutes les espérances étaient intactes. Nous étions véritablement à la veille de toutes sortes de bouleversements, et on croyait que toutes les promesses pouvaient être tenues 3».
Ce fut donc une période d’exaltation, un grand moment de foi en une histoire nouvelle, après la période coloniale. De fait, ces espérances étaient fort justifiées. En effet, les leaders africains avaient donné à leurs peuples des raisons pour que ces derniers investissent en eux leur confiance : la victoire et les réussites d’un peuple sont, avant tout, celles de ses dirigeants. En Côte d’Ivoire par exemple, les deux premières décennies de l’indépendance (1960-1980) sont celles au cours desquelles ce pays s’est construit une respectabilité internationale dans de nombreux domaines en s’affirmant aussi bien en sport que dans les arts et la culture. Le nom et l’aura de son chef, à la fois craint, admiré, respecté et respectable surtout, planaient sur l’Afrique, et son audience a atteint une cote internationale. Son prestige personnel devient dès lors celui de son peuple : « et l’Afrique entière tirait profit de ces largesses de la Côte d’Ivoire, un pays pour tous, et que tous entreprirent, en retour, de bâtir et de faire prospérer. Ce pays était, en effet, d’une grande générosité. Félix Houphouët-Boigny, avait dit : Je ne veux pas d’une Côte d’Ivoire oasis de prospérité au milieu d’un océan de misères. Sous son impulsion, les Ivoiriens ont tendu la main à leurs ‘‘frères’’ des autres pays d’Afrique. Leur attirance, indiscutablement exagérée, pour l’étranger, vient, sans doute, de leur culture du bon voisinage, mais plus certainement de l’acceptation collective de leur mission de distributeurs de bonheur et de richesse autour d’eux, de la foi en cet autre messianisme qu’ils se sont forgés. Les Ivoiriens vivent effectivement de ce mythe du donateur et du distributeur, et leur mode de penser et d’agir est entièrement façonné par cette vision nombriliste qu’ils se font d’eux et de leur pays. Ils se croient indispensables au reste de l’Afrique ; ils se prennent pour un peuple d’exception, élu d’un dieu bon et particulièrement partisan et complaisant en leur faveur. Leur hymne national va même jusqu’à proclamer que leur devoir est d’être un modèle de l’espérance promise à l’humanité ; et, forts de cette foi nouvelle, ils vont construire la patrie de la vraie fraternité…

Être le sauveur de l’humanité ! Voilà le mythe secret dans lequel vivent les Ivoiriens. On dit d’eux qu’ils sont bons, et cela flatte leur orgueil. Aucun d’entre eux ne saurait dire ce qu’ils ont fait de particulier pour mériter de tels égards de Dieu, mais ils croient à cette chimère qui les rassure et les agit. C’est leur credo, leur religion, leur source de fierté. Dans le fond, ils sont un peu comme des enfants, ou certaines femmes4 ».

Mais les indépendances furent aussi (elles le demeurent), des moments de grandes déceptions. Ahmadou Kourouma fait tenir à un de ses personnages, dépité par les infortunes qu’il subissait : « A quand la fin des indépendances ? ». Le propos est certainement comique, mais sûrement tragique. Une tragédie qui affecte la psyché collective des peuples lorsqu’ils perdent en eux, toute confiance et espoir face au spectacle affligeant de l’échec de leurs dirigeants. Dans de nombreux pays du continent, l’amertume a indiscutablement succédé à l’euphorie des premiers jours des promesses des indépendances. En effet, moins de trois décennies après ces espérances des premiers moments d’indépendance, la plupart des pays africains connaît la banqueroute : la désillusion est profonde, les plumes des intellectuels se durcissent, les masses sont en proie au doute, le délire religieux connaît une amplitude. Les bustes, statues et monuments de sacralisation des dirigeants tombent sous les coups de boutoir de la vaste désillusion qui finira par emporter, à partir de 1990, les derniers vestiges des partis uniques et, avec eux, leurs chefs charismatiques baptisés ‘‘Grand bâtisseur’’.

Amour et désamour : un étrange contrat de mariage !

Sur le strict plan de la démarche empruntée pour sceller alliance avec le peuple, c’est-à-dire avoir son suffrage, les rapports que le dirigeant africain entretient avec son peuple ne sont pas différents de ceux de la part des leaders politiques de quelque continent que ce soit avec leurs peuples. Ici, en effet, tout opère sous le registre de la séduction qui, théoriquement, doit mener au mariage, dans une sorte de dialectique de la vie conjugale qui met en présence deux protagonistes : un agent convoiteur (le politicien), un sujet convoité (le peuple). Le convoiteur est donc le mari virtuel et le peuple, la femme désirée. Pour réussir à convaincre cette dernière, il faut mettre en place une tactique d’approche appropriée et persuasive. Les moyens utilisés sont classiques : l’argent, le beau discours, les apparences, l’assurance en soi, la promesse de fidélité et d’amour intarissable… Puis, arrive le grand jour, celui de la célébration des noces, respectant en cela, la logique qui prévaut dans l’histoire de la fondation des foyers conjugaux : oui, à l’amant intrépide, dévoué, charmant et charmeur à souhait, revient toujours le corps et le cœur tant désirés de la princesse convoitée. Le peuple, charmé, donne alors ses voix au dirigeant qui aura su, mieux que les autres, l’appâter, le séduire.
Mais, de même que la déception et la désillusion qui mènent au désamour consacrent l’éclatement du foyer conjugal, le comportement du dirigeant africain vis-à-vis du peuple relève, au plan moral, de la trahison. Grisé par les privilèges que donne le pouvoir, le dirigeant africain ne tarde pas à dévoiler son caractère fourbe. Bel et bien envolées, les belles promesses d’hier. Le peuple, ahuri, découvre le vrai visage du leader. A quelques rares exceptions (Rawlings, Sankara, par exemple), les régimes africains étalent les mêmes insuffisances, les mêmes laideurs : incapacités du dirigeant à conduire au mieux les destinées du pays, vols, corruption tribalisme, népotisme, paupérisation à vaste échelle, musellement de la presse d’opinion…, tant de ces déchets de la ‘‘dirigeance’’ qui finissent par ruiner les espoirs du peuple.
Dans la solitude du foyer conjugal, l’épouse, déçue par l’image disqualifiée de l’époux, décide de s’en séparer en demandant le divorce. La loi lui donne la possibilité de le faire. Il va des rapports entre les dirigeants et leurs peuples, comme il va de la vie conjugale. Malheureusement, ici, sur le terrain politique, les choses se présentent sous des aspects différents : en Afrique, le dirigeant disqualifié dit ‘‘non’’ au peuple qui veut l’éconduire ; ce peuple qui réussit parfois et même souvent à l’éconduire. Mais le ‘‘timonier’’ dit ‘‘non’’, s’arc-boute au pouvoir ou le confisque : Houphouët-Boigny, quoique invalide et décrié par le peuple à partir de 1990, peut ainsi demeurer au pouvoir jusqu’à son dernier soupir sur terre. Mais il aura connu la disgrâce. Les cris obscènes de cette foule dans la rue, cette foule saoule de mots d’ordre de leaders de l’opposition ivoirienne d’alors, cette foule déchaînée hurlant ‘‘Houphouët, voleur ! Houphouët, voleur !’’
Bien sûr, Houphouët n’est pas le seul d’entre nos dirigeants à s’être arrimé au pouvoir. Mobutu au Zaïre, Kigbaki au Kenya, Eyadema au Togo, Paul Biya au Cameroun, Mugabe au Zimbabwe, Bongo au Gabon, Tandja au Niger, Robert Guéi, en Côte d’Ivoire ; la liste est loin d’être exhaustive. Il faudrait y ajouter sans doute aussi Laurent Gbagbo, qui ne s’imagine pas, un seul jour, ne plus être à la tête de ce pays. Comme on le comprend : le pouvoir politique en Afrique est doux, doux et doux. « Donnez-moi le pouvoir afin que je vous le rende », avait-il dit à ce peuple. Le peuple lui a donné le pouvoir. Mais il ne le lui redonnera pas. Il a compris que le pouvoir ne se donne pas, pas plus qu’il ne se partage.
Ce n’est, là, qu’un échantillon de la tragédie du mariage que les peuples africains contractent avec leurs dirigeants. Ces dirigeants qui sont tout, sauf des chefs d’Etat. Dans l’opposition, ils étaient des fils du peuple engagés auprès du peuple pour le combat du peuple ; dès qu’élus, ils deviennent, par illumination ou par l’effet des masses populaires, des envoyés de Dieu qui leur a donné le pouvoir : « C’est Dieu qui m’a mis là », déclame, superbe d’hallucination, l’actuel chef d’Etat ivoirien. Qui oserait alors contester son règne fait de jouissances impudiques et paresseuses, ce désolant règne riche en désordre et en désespérances de tous ordres ?
Et presque partout sur le continent africain, c’est à ce type de ‘‘dirigeance’’ qu’il nous est donné d’assister. Le premier réflexe du dirigeant africain n’est pas de se fondre dans le peuple et être avec lui, mais plutôt d’être au-dessus de lui. Parvenus au pouvoir, la plupart des dirigeants africains se comportent en supra hommes, affichent un mépris souverain des aspirations du peuple auquel ils avaient pourtant tout promis pour avoir son suffrage. Leur longévité au pouvoir, leur promptitude à faire usage de la force et de la violence étatiques les rend redoutables aux yeux du peuple qui n’hésite pas alors à les hisser au rang des dieux. On comprend donc pourquoi la plupart des régimes africains sont de type présidentialiste : il s’agit ici d’altérer toute forme de contrepouvoir, chose pourtant si utile dans la construction de la démocratie. Seul maître à bord, le dirigeant, en Afrique, devient le lieu de convergence de toutes les forces. C’est, en réalité, un véritable prédateur, un être dangereux d’autant plus nocif qu’il fige le devenir du peuple qu’il est incapable d’instruire de la moindre utopie productive. L’unique seul rêve qui l’habite est la conservation du pouvoir le plus longtemps possible…
Dans l’ensemble, le dirigeant africain n’estime pas avoir de devoir envers le peuple ; aussi, tout acte qu’il lui arrive de poser dans le sens d’une amélioration des conditions de vie des populations apparaît-il dans l’entendement de ces dernières comme un acte de générosité. On organisera alors des manifestations festives pour exprimer reconnaissance et amour filial au souverain. Ce fut le cas tout au long du règne d’Houphouët ; ce fut le cas durant celui d’Henri Konan Bédié ; c’est le cas avec Laurent Gbagbo ; et ce sera sans doute pareil demain, sous d’autres dirigeants ivoiriens. Il apparaît donc que les peuples africains construisent mal leurs chefs auxquels, à tort, ils attribuent trop souvent des pouvoirs et des droits déraisonnables.

A tort ou par imprudence, les peuples, notamment ceux d’Afrique, ont souvent confié leurs destins à des mains inexpertes. Les dirigeants africains, outre le manque réel d’aptitudes à comprendre les complexités du fonctionnement de l’appareil étatique moderne5 et à le diriger, ont, dans l’ensemble, signé l’échec du continent. Pire que l’échec, ils ont conduit l’Afrique à la honte et au ridicule. On peut donc l’affirmer sans risque de se tromper : « Les dirigeants africains face à leurs peuples, un douloureux mariage ».

Tiburce KOFFI
tiburce_koffi@yahoo.fr ;
www.koffitiburce.blogspot.com
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