Votre rubrique historique reprend ses droits. Alors que l’élection du Président Gbagbo devait clore le chapitre des violences contre la Côte d’Ivoire, la France est restée dans sa logique de déstabilisation permanente d’un régime qu’elle n’arrive pas à contrôler. ‘’Le Saviez-Vous’’ revient en force pour rappeler à ceux qui l’ignorent que les gouvernements français ont toujours organisé des coups d’Etat et des génocides sur le continent noir, lorsque leurs intérêts sont menacés. En voici une énième preuve. Celui qui parle ici à Christine Ockrent, journaliste française et actuelle compagne de Bernard Kouchner, n’est pas n’importe qui. Il s’agit d’Alexandre de Marenches, Directeur des services de renseignement extérieurs français (le Sdece qui est devenu ensuite la Dgse) de 1970 à 1981. Avec lui, suivez comment Jean Bédel Bokassa, en Centrafrique, a été évincé du pouvoir en 1979. Document.
Deux opérations au moins, deux opérations de grande envergure, ont été menées en Afrique sous votre impulsion, par vos Services: Kolwezi et la destitution de Bokassa.
Deux affaires positives, oui, où nous disposions de renseignements précis qui prouvaient, dans les deux cas, les visées libyennes et soviétiques, ce qui justifiait l’intervention de la France. J’aime que vous me questionniez sur ces deux opérations, mais il m’est agréable de savoir que d’autres ne sont connues de personne et je ne les mentionnerai pas...
Sans souci chronologique, parlons d’abord de la Centrafrique: il s’agit de la déposition de Bokassa en 1978 et du coup d’État orchestré par la France, c’est-à-dire par vous ?
On ne prête qu’aux riches! L’opération centrafricaine est une opération qui consistait à débarrasser ce malheureux pays de son « Empereur et à faire en sorte que les Libyens ne prennent pas position au Centre de l’Afrique. La pensée stratégique de Kadhafi était d’occuper le Tchad, puis l’Empire centrafricain situé juste en dessous. De là, il se trouvait dans un lieu stratégique, l’équivalent du plateau de Pratzen en fonction duquel Napoléon avait conçu la manœuvre de la bataille d’Austerlitz (aujourd’hui en Tchécoslovaquie). Une telle vic- toire eût été exploitée soit en direction du golfe de Guinée, soit vers la Corne de l’Afrique et la mer Rouge en donnant la main à l’Ethiopie communiste, complétant ainsi la mise sous influence d’une grande partie du continent africain.
C’était le maître plan de Kadhafi. La Centrafrique est l’un des pays les plus déshérités du monde. Bokassa s’y était fait «élire»! Il s’était lui-même couronné Empereur, le 4 décembre 1977, dans des conditions qui tiennent de la comédie de boulevard. La France lui prodiguait ses faveurs. C’était assez commode pour les grandes chasses. Bokassa était devenu une sorte de garde-chasse privé de la République française...
J’avais alerté depuis un moment le Président Giscard d’Estaing en le prévenant qu’il s’agissait d’une affaire qui tournait mal. Bokassa ne se conduisait pas bien. Il était devenu un grand alcoolique. On a raconté les histoires les plus invraisemblables sur lui. On a même regardé dans le réfrigérateur du palais présidentiel pour voir s’il contenait de la chair humaine, mais il n’y en avait pas.
L’histoire des diamants a été ridiculement montée en épingle, si j’ose dire. La Centrafrique avait une production de diamants industriels, comme plusieurs pays. Mais, quand on dit «diamants, le grand public pense immédiatement à la reine de Saba ou aux bijoux de la Couronne, à la Tour de Londres, à de somptueux solitaires blanc-bleu, à des brillants... Bokassa avait de petits diamants industriels qui ne valaient rien. Il les posait sur des plaquettes qu’il remettait à ses hôtes de passage. J’en parle d’autant plus facilement que je n’en ai jamais reçu. Mais j’en ai vu. J’ai rencontré des gens qui en avaient reçu.
La vérité, c’est que la chasse aux grands animaux de ce pays peut y être pratiquée dans de bonnes conditions. Pourquoi n’y aurait-il pas au sommet de l’Etat des amateurs de grandes chasses? Je ne suis pas contre l’intendance de menus plaisirs, à condition qu’elle ne se confonde pas avec la raison d’Etat. Chacun a le droit d’aller faire du sport et de se livrer aux activités qu’il choisit. Mais, à partir du moment où l’on s’associe avec des gens qui ne sont pas très dignes, on commence à courir un risque politique. Alors là, je me mêle de l’affaire et je dis : «Attention!» On a négligé cet avertissement. Nous avons appris qu’il se rendait en visite chez son ami le colonel Khadafi. J’ai indiqué que le moment était venu. Ainsi avons-nous organisé le 20 septembre 1979, une opération qui portait le nom de code: « Barracuda » en couverture mais nous l’avions appelé entre nous: « Caban ». Nous n’avons pas tiré un seul coup de feu et nous n’avons tué ou blessé personne à Bangui, la capitale de la République centrafricaine. Les parachutistes français ont maintenu l’ordre et David Dacko a pris le pouvoir. C’était une opération comme on devrait l’enseigner dans les écoles de guerre spéciale. La seule différence entre nous et d’autres, c’est que nous n’avons pas fait un ou deux films à la gloire de cette opération ni trois ou quatre romans pour en vanter les mérites.
Une opération modèle est une opération où on obtient le maximum de résultats avec le minimum de casse.
Dans ce genre d’action, il y a un dossier opérationnel qui a été préparé de longue date, on sait où l’on va. On sait ce qu’il faut faire, mais il faut avoir le consentement du décideur politique. A partir du moment où on l’obtient, il faut conjuguer deux sortes de Renseignement, le Renseignement stratégique qui est un renseignement global, politique, psychologique, et il faut faire aussi ce qu’on appelle le Renseignement avant action, c’est-à-dire du renseignement de détail: qu’est-ce qui va se passer, combien de personnels faut-il.., quels rouages tente-t-on de mettre en place. On a donc cherché, et on a trouvé, un brave homme qui avait une qualité importante pour une démocratie, c’est qu’il était le seul citoyen de ce pays à avoir été élu démocratiquement.
M. David Dacko était réfugié politique en France. Il a donc fallu le joindre et lui dire: « Voulez-vous participer à une opération qui délivrerait votre pays de ce mini-tyran alcoolique, Bokassa, et voulez-vous chercher à amener un peu de démocratie dans votre pays? » Ensuite, il a fallu le persuader de courir un risque physique parce que ce n’était pas un homme tout jeune. Il avait des problèmes de santé. Troisièmement, il a fallu lui dire: « Si on fait quelque chose de ce genre, il faut que vous fassiez une déclaration en arrivant. Nous ne sommes pas des colonialistes en train de récupérer une colonie, mais des gens qui ne veulent pas que l’affaire tourne mal et Qu’éventuellement les Libyens arrivent au centre de l’Afrique.
Notre interlocuteur pose la question qu’on se pose en général dans ces cas-là: « A l’arrivée, de quoi va être composé le comité de réception ? On essaie de le rassurer. Finalement on se met d’accord, il prépare son discours. Enfin, on l’aide un peu à le préparer parce qu’il est très désemparé intellectuellement. On insiste surtout sur le fait que, nous, nous ne voulons rien finalement. En plus, c’est vrai.
Concrètement, vous affectez combien d’hommes à une opération de ce genre ?
Ce sont des opérations chirurgicales où le scalpel est
l’instrument principal. Il s’agit donc d’opérations de précision qui ne demandent pas un grand nombre d’hommes: entre cent et cent cinquante personnes environ. Ils sont embarqués sur deux avions du Service.
Une des principales difficultés dans ce genre d’opérations est de penser à l’impensable. Il faut essayer de deviner quels vont être les pannes ou les coups durs qui peuvent survenir.
On décide qu’un certain nombre de gens vont partir et atterrir sur l’aéroport de Bangui. Nos spécialistes connaissent bien la région. Nous avons tous les détails sur le fonctionnement de l’aéroport de Bangui: à quelle heure il ouvre, à quelle heure il ferme, où sont les lumières, qui est dans la tour de contrôle, etc.
Il y a pour protéger le terrain deux autos-mitrailleuses et une compagnie de gardes dont on connaît la tribu. Nous comptons même parmi nos cadres des gens qui parlent la langue. Nous savons d’autre part — ce qui est capital — que les gardes n’ont pas été réglés depuis plusieurs mois. C’est important parce que dans ces pays-là on est très mal payé. On survit à peine. Souvent, les forces locales commettent des exactions un peu comme chez nous le pratiquaient les grandes compagnies du Moyen Age. Il faut bien vivre et, pour vivre, on rançonne souvent la population locale.
Quelqu’un a eu l’idée excellente de dire à la Centrale:
«Attention, la monnaie locale centrafricaine ne vaut rien à cause d’une inflation galopante. Personne n’en veut. Si on apporte des fonds pour payer les cadres et les hommes de la compagnie de gardes, il ne faut pas de l’argent centrafricain.
Nous nous sommes donc munis de francs C.F.A. et de devises des autres pays africains. Le soir de l’opération, on a fait un «atterrissage d’assaut», c’est-à-dire que les avions se sont posés très fort et assez dur sur le terrain de Bangui. La veille, on avait envoyé deux personnes choisies parmi nos aviateurs qui, avec des lampes de poche et sur la piste, ont permis aux avions lourds d’atterrir.
Nous étions probablement les seuls à l’époque, peut-être avec Israel, à disposer de ce genre d’équipe complète, avec des gens de formation et de compétences différentes. Il faut avoir des gens qui se connaissent et qui travaillent ensemble à longueur d’année. Pourquoi? Parce que, si l’on débarque avec un avion lourd à des milliers de kilomètres sur un terrain étranger, ou l’on ignore ce qui va se passer au sol, avoir une aide électronique et les derniers perfectionnements à l’atterrissage, c’est bien; mais, lorsque deux hommes au sol, les camarades des pilotes, qui vivent avec eux, qui se retrouvent au même mess a longueur d’année, s’exercent avec eux, il intervient alors une électronique humaine, qui opère et qui s’appelle la confiance. Elle vaut toutes les techniques du monde.
Cela n’empêche pas les pépins de dernière minute. Voilà qu’on apprend que l’aérodrome allait être de nouveau ouvert pour un avion égyptien qui avait eu des problèmes et qui devait se poser en retard. Patatras! Tout notre plan était à remanier. Cet avion égyptien se trouvait encore dans un pays africain plus au sud. Par une série de hasards et d’adresse et de chance, nous avons réussi en quelques heures à le faire mettre en panne...
J’étais dans mon centre opérationnel, au sous-sol, à Paris, avec toutes les cartes et l’état-major. Nous disposions d’excellents moyens de communication.
Contrairement à certaines opérations menées par des étrangers, j’avais dit à l’officier qui commandait l’opération et qui se trouvait dans le premier avion avec le chef du Service Action, le colonel de M., brillant officier, et qui joua un grand rôle dans la préparation et l’exécution de cette opération impeccable:
« Je n’interviendrai jamais, parce que c’est vous le patron de l’opération. Si vous, vous avez des questions à poser, vous m’interrogez, mais nous, nous n’allons pas vous troubler.» Il a pris ses responsabilités avec beaucoup de compétence.
Nos avions débarquent finalement, guidés par...
... les deux hommes au sol.
Ils se posent. Comme l’avion égyptien a manqué son rendez-vous, l’aéroport de Bangui est fermé. Le personnel de l’aéroport est rentré en ville dans ses foyers. Les hommes sont en tenue de combat. Le président de rechange et sa voiture se trouvent dans le deuxième avion.
Les hommes se précipitent vers le bâtiment où se trouvait la compagnie de gardes, par les portes et par les fenêtres, mitraillette en main. Aussitôt, l’officier qui parle la langue tribale tient le discours suivant: « Nous ne sommes pas ici pour reconquérir quoi que ce soit, mais pour permettre à votre pays de se débarrasser d’un tyran et y ramener, si possible, la démocratie. » Je résume. Ensuite, très habilement, le commandant de l’opération fait dire aussi dans la langue tribale:
«Nous savons que vous n’avez pas été payés depuis trois mois. Veuillez constituer une file le long du mur».
Un trésorier-payeur qui s’installe avec une chaise et une table sort d’une cantine les sesterces qui conviennent. Très habilement aussi, on dit aux officiers: «Messieurs les officiers, vous pouvez rester armés. Nous avons confiance en vous, vous savez ce que vous avez a faire», et à la troupe: «Veuillez poser vos armes à tel endroit.» Pas un coup de fusil n’a été tiré. Les cadres de la compagnie de gardes s’offrent à nous emmener en ville pour nous servir de guides. Nous avons occupé quelques points stratégiques, mais dans une petite ville qui est une capitale, les points stratégiques sont assez facilement repérables. C’est le palais du chef de l’Etat, les centraux téléphoniques, la télévision, une caserne ou deux. Dans cette opération exemplaire, il n’y a pas eu un coup de feu de tiré de part et d’autre, pas de mort, pas de blessé. Là-dessus, le bon président Dacko a fait le lendemain sa proclamation et les affaires sont redevenues normales. Nos gens sont repartis au lever du jour, remplacés par des troupes françaises en uniforme et tout à fait officielles, venues du Tchad.
L’ambassade de France était au courant ?
Personne n’était au courant. Au milieu de la nuit, une agence de presse, qui n’a existé que quelques heures, a diffusé une dépêche selon laquelle il se passait des choses bizarres en Centrafrique. Le Quai d’Orsay a téléphoné à l’ambassadeur à Bangui qui, réveillé, a tendu l’oreille aux multiples bruits de la jungle. Il a dit qu’il n’entendait rien de spécial. Tout se passait bien.
Autrement dit, c’est une information issue de vos propres Services qui l’a alerté sur ce qui se passait à Bangui?
Qui a fait une opération d’accompagnement par une certaine désinformation.
Le Quai d’Orsay a dû être ravi d’être ainsi «informé» de votre opération ?
Je n’ai pas pris le pouls du Quai d’Orsay au cours des jours qui ont suivi. Si l’on veut réussir ce genre d’opérations, il ne faut mettre que le minimum de gens au courant. C’est pourquoi j’ai beaucoup insisté à l’époque et je conseille encore à tous les services de disposer d’unités intégrées air/terre/mer. Sinon, si vous êtes obligé de demander des avions aux différents états-majors, vous aurez des centaines de gens informés, et votre opération ratera, bien entendu.
Lorsque nos amis américains ont fait, en avril 1980, la fameuse opération dans le désert d’Iran, à Tabas, nous avons parlé avec ceux qui ont exécuté cette opération et qui étaient des gens de grande qualité. Le colonel Beckwith qui menait le commando destiné à libérer les otages américains recevait des ordres d’une douzaine de personnes en même temps. C’est insupportable! On a vu le résultat.
In Dans le secret des Princes
Deux opérations au moins, deux opérations de grande envergure, ont été menées en Afrique sous votre impulsion, par vos Services: Kolwezi et la destitution de Bokassa.
Deux affaires positives, oui, où nous disposions de renseignements précis qui prouvaient, dans les deux cas, les visées libyennes et soviétiques, ce qui justifiait l’intervention de la France. J’aime que vous me questionniez sur ces deux opérations, mais il m’est agréable de savoir que d’autres ne sont connues de personne et je ne les mentionnerai pas...
Sans souci chronologique, parlons d’abord de la Centrafrique: il s’agit de la déposition de Bokassa en 1978 et du coup d’État orchestré par la France, c’est-à-dire par vous ?
On ne prête qu’aux riches! L’opération centrafricaine est une opération qui consistait à débarrasser ce malheureux pays de son « Empereur et à faire en sorte que les Libyens ne prennent pas position au Centre de l’Afrique. La pensée stratégique de Kadhafi était d’occuper le Tchad, puis l’Empire centrafricain situé juste en dessous. De là, il se trouvait dans un lieu stratégique, l’équivalent du plateau de Pratzen en fonction duquel Napoléon avait conçu la manœuvre de la bataille d’Austerlitz (aujourd’hui en Tchécoslovaquie). Une telle vic- toire eût été exploitée soit en direction du golfe de Guinée, soit vers la Corne de l’Afrique et la mer Rouge en donnant la main à l’Ethiopie communiste, complétant ainsi la mise sous influence d’une grande partie du continent africain.
C’était le maître plan de Kadhafi. La Centrafrique est l’un des pays les plus déshérités du monde. Bokassa s’y était fait «élire»! Il s’était lui-même couronné Empereur, le 4 décembre 1977, dans des conditions qui tiennent de la comédie de boulevard. La France lui prodiguait ses faveurs. C’était assez commode pour les grandes chasses. Bokassa était devenu une sorte de garde-chasse privé de la République française...
J’avais alerté depuis un moment le Président Giscard d’Estaing en le prévenant qu’il s’agissait d’une affaire qui tournait mal. Bokassa ne se conduisait pas bien. Il était devenu un grand alcoolique. On a raconté les histoires les plus invraisemblables sur lui. On a même regardé dans le réfrigérateur du palais présidentiel pour voir s’il contenait de la chair humaine, mais il n’y en avait pas.
L’histoire des diamants a été ridiculement montée en épingle, si j’ose dire. La Centrafrique avait une production de diamants industriels, comme plusieurs pays. Mais, quand on dit «diamants, le grand public pense immédiatement à la reine de Saba ou aux bijoux de la Couronne, à la Tour de Londres, à de somptueux solitaires blanc-bleu, à des brillants... Bokassa avait de petits diamants industriels qui ne valaient rien. Il les posait sur des plaquettes qu’il remettait à ses hôtes de passage. J’en parle d’autant plus facilement que je n’en ai jamais reçu. Mais j’en ai vu. J’ai rencontré des gens qui en avaient reçu.
La vérité, c’est que la chasse aux grands animaux de ce pays peut y être pratiquée dans de bonnes conditions. Pourquoi n’y aurait-il pas au sommet de l’Etat des amateurs de grandes chasses? Je ne suis pas contre l’intendance de menus plaisirs, à condition qu’elle ne se confonde pas avec la raison d’Etat. Chacun a le droit d’aller faire du sport et de se livrer aux activités qu’il choisit. Mais, à partir du moment où l’on s’associe avec des gens qui ne sont pas très dignes, on commence à courir un risque politique. Alors là, je me mêle de l’affaire et je dis : «Attention!» On a négligé cet avertissement. Nous avons appris qu’il se rendait en visite chez son ami le colonel Khadafi. J’ai indiqué que le moment était venu. Ainsi avons-nous organisé le 20 septembre 1979, une opération qui portait le nom de code: « Barracuda » en couverture mais nous l’avions appelé entre nous: « Caban ». Nous n’avons pas tiré un seul coup de feu et nous n’avons tué ou blessé personne à Bangui, la capitale de la République centrafricaine. Les parachutistes français ont maintenu l’ordre et David Dacko a pris le pouvoir. C’était une opération comme on devrait l’enseigner dans les écoles de guerre spéciale. La seule différence entre nous et d’autres, c’est que nous n’avons pas fait un ou deux films à la gloire de cette opération ni trois ou quatre romans pour en vanter les mérites.
Une opération modèle est une opération où on obtient le maximum de résultats avec le minimum de casse.
Dans ce genre d’action, il y a un dossier opérationnel qui a été préparé de longue date, on sait où l’on va. On sait ce qu’il faut faire, mais il faut avoir le consentement du décideur politique. A partir du moment où on l’obtient, il faut conjuguer deux sortes de Renseignement, le Renseignement stratégique qui est un renseignement global, politique, psychologique, et il faut faire aussi ce qu’on appelle le Renseignement avant action, c’est-à-dire du renseignement de détail: qu’est-ce qui va se passer, combien de personnels faut-il.., quels rouages tente-t-on de mettre en place. On a donc cherché, et on a trouvé, un brave homme qui avait une qualité importante pour une démocratie, c’est qu’il était le seul citoyen de ce pays à avoir été élu démocratiquement.
M. David Dacko était réfugié politique en France. Il a donc fallu le joindre et lui dire: « Voulez-vous participer à une opération qui délivrerait votre pays de ce mini-tyran alcoolique, Bokassa, et voulez-vous chercher à amener un peu de démocratie dans votre pays? » Ensuite, il a fallu le persuader de courir un risque physique parce que ce n’était pas un homme tout jeune. Il avait des problèmes de santé. Troisièmement, il a fallu lui dire: « Si on fait quelque chose de ce genre, il faut que vous fassiez une déclaration en arrivant. Nous ne sommes pas des colonialistes en train de récupérer une colonie, mais des gens qui ne veulent pas que l’affaire tourne mal et Qu’éventuellement les Libyens arrivent au centre de l’Afrique.
Notre interlocuteur pose la question qu’on se pose en général dans ces cas-là: « A l’arrivée, de quoi va être composé le comité de réception ? On essaie de le rassurer. Finalement on se met d’accord, il prépare son discours. Enfin, on l’aide un peu à le préparer parce qu’il est très désemparé intellectuellement. On insiste surtout sur le fait que, nous, nous ne voulons rien finalement. En plus, c’est vrai.
Concrètement, vous affectez combien d’hommes à une opération de ce genre ?
Ce sont des opérations chirurgicales où le scalpel est
l’instrument principal. Il s’agit donc d’opérations de précision qui ne demandent pas un grand nombre d’hommes: entre cent et cent cinquante personnes environ. Ils sont embarqués sur deux avions du Service.
Une des principales difficultés dans ce genre d’opérations est de penser à l’impensable. Il faut essayer de deviner quels vont être les pannes ou les coups durs qui peuvent survenir.
On décide qu’un certain nombre de gens vont partir et atterrir sur l’aéroport de Bangui. Nos spécialistes connaissent bien la région. Nous avons tous les détails sur le fonctionnement de l’aéroport de Bangui: à quelle heure il ouvre, à quelle heure il ferme, où sont les lumières, qui est dans la tour de contrôle, etc.
Il y a pour protéger le terrain deux autos-mitrailleuses et une compagnie de gardes dont on connaît la tribu. Nous comptons même parmi nos cadres des gens qui parlent la langue. Nous savons d’autre part — ce qui est capital — que les gardes n’ont pas été réglés depuis plusieurs mois. C’est important parce que dans ces pays-là on est très mal payé. On survit à peine. Souvent, les forces locales commettent des exactions un peu comme chez nous le pratiquaient les grandes compagnies du Moyen Age. Il faut bien vivre et, pour vivre, on rançonne souvent la population locale.
Quelqu’un a eu l’idée excellente de dire à la Centrale:
«Attention, la monnaie locale centrafricaine ne vaut rien à cause d’une inflation galopante. Personne n’en veut. Si on apporte des fonds pour payer les cadres et les hommes de la compagnie de gardes, il ne faut pas de l’argent centrafricain.
Nous nous sommes donc munis de francs C.F.A. et de devises des autres pays africains. Le soir de l’opération, on a fait un «atterrissage d’assaut», c’est-à-dire que les avions se sont posés très fort et assez dur sur le terrain de Bangui. La veille, on avait envoyé deux personnes choisies parmi nos aviateurs qui, avec des lampes de poche et sur la piste, ont permis aux avions lourds d’atterrir.
Nous étions probablement les seuls à l’époque, peut-être avec Israel, à disposer de ce genre d’équipe complète, avec des gens de formation et de compétences différentes. Il faut avoir des gens qui se connaissent et qui travaillent ensemble à longueur d’année. Pourquoi? Parce que, si l’on débarque avec un avion lourd à des milliers de kilomètres sur un terrain étranger, ou l’on ignore ce qui va se passer au sol, avoir une aide électronique et les derniers perfectionnements à l’atterrissage, c’est bien; mais, lorsque deux hommes au sol, les camarades des pilotes, qui vivent avec eux, qui se retrouvent au même mess a longueur d’année, s’exercent avec eux, il intervient alors une électronique humaine, qui opère et qui s’appelle la confiance. Elle vaut toutes les techniques du monde.
Cela n’empêche pas les pépins de dernière minute. Voilà qu’on apprend que l’aérodrome allait être de nouveau ouvert pour un avion égyptien qui avait eu des problèmes et qui devait se poser en retard. Patatras! Tout notre plan était à remanier. Cet avion égyptien se trouvait encore dans un pays africain plus au sud. Par une série de hasards et d’adresse et de chance, nous avons réussi en quelques heures à le faire mettre en panne...
J’étais dans mon centre opérationnel, au sous-sol, à Paris, avec toutes les cartes et l’état-major. Nous disposions d’excellents moyens de communication.
Contrairement à certaines opérations menées par des étrangers, j’avais dit à l’officier qui commandait l’opération et qui se trouvait dans le premier avion avec le chef du Service Action, le colonel de M., brillant officier, et qui joua un grand rôle dans la préparation et l’exécution de cette opération impeccable:
« Je n’interviendrai jamais, parce que c’est vous le patron de l’opération. Si vous, vous avez des questions à poser, vous m’interrogez, mais nous, nous n’allons pas vous troubler.» Il a pris ses responsabilités avec beaucoup de compétence.
Nos avions débarquent finalement, guidés par...
... les deux hommes au sol.
Ils se posent. Comme l’avion égyptien a manqué son rendez-vous, l’aéroport de Bangui est fermé. Le personnel de l’aéroport est rentré en ville dans ses foyers. Les hommes sont en tenue de combat. Le président de rechange et sa voiture se trouvent dans le deuxième avion.
Les hommes se précipitent vers le bâtiment où se trouvait la compagnie de gardes, par les portes et par les fenêtres, mitraillette en main. Aussitôt, l’officier qui parle la langue tribale tient le discours suivant: « Nous ne sommes pas ici pour reconquérir quoi que ce soit, mais pour permettre à votre pays de se débarrasser d’un tyran et y ramener, si possible, la démocratie. » Je résume. Ensuite, très habilement, le commandant de l’opération fait dire aussi dans la langue tribale:
«Nous savons que vous n’avez pas été payés depuis trois mois. Veuillez constituer une file le long du mur».
Un trésorier-payeur qui s’installe avec une chaise et une table sort d’une cantine les sesterces qui conviennent. Très habilement aussi, on dit aux officiers: «Messieurs les officiers, vous pouvez rester armés. Nous avons confiance en vous, vous savez ce que vous avez a faire», et à la troupe: «Veuillez poser vos armes à tel endroit.» Pas un coup de fusil n’a été tiré. Les cadres de la compagnie de gardes s’offrent à nous emmener en ville pour nous servir de guides. Nous avons occupé quelques points stratégiques, mais dans une petite ville qui est une capitale, les points stratégiques sont assez facilement repérables. C’est le palais du chef de l’Etat, les centraux téléphoniques, la télévision, une caserne ou deux. Dans cette opération exemplaire, il n’y a pas eu un coup de feu de tiré de part et d’autre, pas de mort, pas de blessé. Là-dessus, le bon président Dacko a fait le lendemain sa proclamation et les affaires sont redevenues normales. Nos gens sont repartis au lever du jour, remplacés par des troupes françaises en uniforme et tout à fait officielles, venues du Tchad.
L’ambassade de France était au courant ?
Personne n’était au courant. Au milieu de la nuit, une agence de presse, qui n’a existé que quelques heures, a diffusé une dépêche selon laquelle il se passait des choses bizarres en Centrafrique. Le Quai d’Orsay a téléphoné à l’ambassadeur à Bangui qui, réveillé, a tendu l’oreille aux multiples bruits de la jungle. Il a dit qu’il n’entendait rien de spécial. Tout se passait bien.
Autrement dit, c’est une information issue de vos propres Services qui l’a alerté sur ce qui se passait à Bangui?
Qui a fait une opération d’accompagnement par une certaine désinformation.
Le Quai d’Orsay a dû être ravi d’être ainsi «informé» de votre opération ?
Je n’ai pas pris le pouls du Quai d’Orsay au cours des jours qui ont suivi. Si l’on veut réussir ce genre d’opérations, il ne faut mettre que le minimum de gens au courant. C’est pourquoi j’ai beaucoup insisté à l’époque et je conseille encore à tous les services de disposer d’unités intégrées air/terre/mer. Sinon, si vous êtes obligé de demander des avions aux différents états-majors, vous aurez des centaines de gens informés, et votre opération ratera, bien entendu.
Lorsque nos amis américains ont fait, en avril 1980, la fameuse opération dans le désert d’Iran, à Tabas, nous avons parlé avec ceux qui ont exécuté cette opération et qui étaient des gens de grande qualité. Le colonel Beckwith qui menait le commando destiné à libérer les otages américains recevait des ordres d’une douzaine de personnes en même temps. C’est insupportable! On a vu le résultat.
In Dans le secret des Princes