Le président du ces, Zadi Kessy, propose, dans cette réflexion, la nécessité d’impulser le développement par la base : le ménage. une approche micro économique qui apparaît comme un troisième paradigme du développement
Il peut sembler singulier, a priori, de s’intéresser au rôle du ménage dans le développement économique et social d’un pays, quand on a été longtemps prisonnier du dogme selon lequel l’entreprise et l’etat travaillent solidairement pour le bien-être des ménages. pourtant, il suffit d’observer la misère économique et politique de la plupart des pays africains, la précarité des conditions d’existence que certains dirigeants offrent à leurs peuples pour comprendre que rien n’est aussi éloigné de la vérité que cette théorie illusoire. la côte d’ivoire, notre pays, n’échappe pas aujourd’hui à la situation des autres pays africains. avec 980$ de pib per capital en 20081, en parité de pouvoir d’achat, elle est classée, dans le cia Factbook, à la 188e place sur les 193 etats membres des Nations unies. elle était donc la 6e économie mondiale à avoir créé le moins de richesse par tête d’habitant. elle comptait officiellement 45% de chômeurs, 61% d’analphabètes et 48,9% de sa population, c’est-à-dire près d’un ivoirien sur deux, vivaient en dessous du seuil de pauvreté (moins de 500 F cfa/jour). ce qui signifie, en estimant la taille d’un ménage entre7 et 10 personnes, qu’un ménage ivoirien sur deux ne dispose que d’un revenu journalier compris entre 3500 et 5000 francs pour vivre. avec un tel revenu, il doit couvrir tous ses besoins en nourriture, logement, vêtements, soins médicaux, de scolarisation des enfants, de déplacement et de loisirs, etc. on objectera, sans aucun doute, que la situation est imputable à la longue crise politique et militaire qu’a connue le pays. comme si un etat responsable ne devait pas la paix sociale et la stabilité politique à ses citoyens et à ses entreprises. c’est donc dire que dans le trio d’acteurs du développement économique et social, en afrique, le ménage est sans doute le plus fragile, mais en même temps le plus précieux, car en définitive de lui dépendent à la fois le destin des dirigeants de l’etat et, dans une large mesure, l’essor des entreprises qui n’exploitent que le marché intérieur. il constitue, en effet, sur le plan politique, un inestimable noyau d’électeurs non partisan, mais affectivement et souvent idéologiquement soudé. en outre, sur le plan économique, il correspond au foyer fiscal utilisé dans un certain nombre de pays pour le calcul de l’impôt sur le revenu des personnes physiques. il est également à la fois un bassin essentiel de main d’oeuvre pour les entreprises et un facteur de production indépendant. enfin, sur le plan commercial, il est une source vitale de la consommation, elle-même aiguillon capital de la production. Si donc le ménage est démuni, comme il l’est aujourd’hui en côte d’ivoire, comment peut-il efficacement contribuer aux recettes fiscales de l’etat ? comment peut-il épargner, pour mettre à la disposition de l’économie nationale une partie de l’épargne privée intérieure nécessaire aux investissements avec le minimum d’endettement ? comment peut-il consommer ce que les entreprises produisent et contribuer ainsi à leur essor ? comment peut-il constituer un marché intérieur susceptible de retenir ou d’attirer le plus grand nombre d’entreprises sur le territoire national? le ménage aussi terriblement paupérisé peut-il favoriser et pérenniser la sécurité intérieure, la paix sociale et la stabilité politique du pays, préalables à toute oeuvre de développement ? peut-il continuer d’assumer, sans faille, ses fonctions traditionnelles d’éducation et de socialisation de la jeunesse ainsi que celle d’enracinement moral du citoyen ? tel est le questionnement qui justifie l’examen du rôle du ménage dans la problématique du développement économique et social de la côte d’ivoire d’aujourd’hui. et cet examen s’impose aujourd’hui avec la force et l’urgence de la nécessité impérieuse : la nation ivoirienne est politiquement si clivée, économiquement minée par la question du foncier rural et moralement oxydée par toute sorte d’incivisme, que l’approche macroéconomique du développement semble actuellement poser plus de problèmes qu’elle n’en peut résoudre.c’est pourquoi il n’y aurait nulle outrance à se demander si une démarche plutôt microéconomique, prenant le ménage pour levier principal, ne serait pas mieux appropriée au développement économique et social de la côte d’ivoire. dans une telle hypothèse, il s’agirait de savoir comment le ménage pourrait contribuer plus efficacement à ce développement et, à cet égard, la présente communication suggère deux voies possibles : (i) promouvoir une politique de revenus des ménages ; et (ii) entreprendre des campagnes systématiques de sensibilisation et de formation.
I.- POUR UNE POLITIQUE DE REVENUS DES MENAGES
On entend par politique de revenus des ménages, l’ensemble des dispositions
préconisées en vue d’assurer à ceux-ci des revenus primaires, c’est-à-dire des gains pécuniaires tirés directement de leurs activités économiques salariées ou non, et indirectement de l’exploitation de leur patrimoine, s’ils en ont. Evidemment, apprendre aux ménages à bien gérer ces revenus ou à les accroître constitue également un élément important de cette politique, car la plupart du temps, en dehors des cas patents de chômage, le problème central des ménages réside, avant tout, dans la mauvaise gestion de leurs revenus. En ville, comme à la campagne, il n’est pas rare, en effet, d’entendre les complaintes et les jérémiades de cadres et d’exploitants agricoles sur l’insuffisance
de leurs revenus, alors même qu’ils gagnent bien mieux leur vie que leurs semblables. Et si ces derniers, paradoxalement, mènent une meilleure existence, c’est souvent simplement parce qu’ils savent gérer le peu qu’ils gagnent. En fait, promouvoir une politique de revenus pour les ménages ivoiriens reviendrait aujourd’hui à trouver les meilleures méthodes pour les inciter à créer des richesses et à leur apprendre à gérer rationnellement et de façon disciplinée leurs revenus. Cela consisterait aussi et surtout à leur apprendre à épargner, non seulement pour se prémunir contre les manques, les revers de fortune et les périls futurs, mais encore pour financer à terme des investissements rentables et contribuer au développement de la nation. Une telle politique a déjà été appliquée à une l’échelle réduite d’un village, Yacolidabouo, pour ce qui concerne la création de la richesse et au sein du groupe Cie-Sodeci, pour l’épargne, avec des résultats stimulants. Cette dernière a d’ailleurs été répliquée de façon tout aussi encourageante dans d’autres
pays africains. Les Nouveaux pays industrialisés d’Asie du Sud-Est et de l’Amérique latine ont suivi des voies similaires dans les années 70-90 pour financer les changements structurels de leurs économies tout en s’assurant des taux de croissance très élevés. On note ainsi le lien très éclairant entre les taux de croissance et d’épargne intérieure de la Malaisie, de la Thaïlande, de la Corée et du Chili dans la période 1986-1995. Ces pays ont, en effet, connu, respectivement, des croissances moyennes du Pib de 7,7%, 9,4%, 8% et 7%,
pour des taux moyens d’épargne de35,5%,33,4%, 36,2% et 27,7%. Ces chiffres montrent tout simplement l’importance de l’épargne pour le développement économique et suggèrent ici que plus on épargne, plus on a les moyens d’investir et plus on investit, plus on stimule la croissance et le développement. L’enseignement qui en découle est utile pour notre pays, certes. Il faut cependant souligner que la politique des revenus et de l’épargne dont il est ici question est culturellement déterminée. Et dans l’exemple ci-dessus, trois des pays concernés se rattachent à une tradition culturelle et philosophique qui sacralise le travail ainsi que la vie frugale, source de l’épargne. Il s’agit des trois pays asiatiques, la Malaisie, la Thaïlande et la Corée. Toutefois, cette tradition pourrait et devrait faire l’objet
d’une adaptation, d’une large vulgarisation et d’un apprentissage méthodique dans notre pays, pour les raisons développées dans les lignes qui suivent.
II. - L’éDUCATION ET LA FORMATION :LEVIERS PRINCIPAUX DE LA POLITIQUE DE REVENUS DES MéNAGES
L’une des vérités les plus importantes de la vie économique que l’on passe malheureusement presque toujours sous silence, c’est le fait que l’immense majorité des ménages ivoiriens, voire africains, n’ont pas la même conception de l’activité
économique que ceux qui administrent l’économie nationale, ni encore moins que les
Occidentaux.« Personne n’est censé ignorer l’économie », pour paraphraser Portalis2, comme ceux qui pensent, souvent à tort évidemment, que tous les ménages sont des homo-économicus, maîtrisant toutes les règles de la vie économique et adoptant des décisions toujours rationnelles en la matière. Il suffirait donc, selon eux, que les ménages suivent les orientations macroéconomiques des experts étatiques pour qu’ils atteignent au bien-être économique. En réalité, l’expérience montre que la gestion microéconomique rigoureuse n’est pas la chose la mieux partagée par les agents économiques,
surtout lorsqu’ils appartiennent à des sphères culturelles aussi différentes que celles de l’Occident et de l’Afrique noire. Alors que l’économie de marché est une réalité déjà dès le 16e siècle et imprègne les valeurs économiques et sociales, en Occident, la plupart des sociétés africaines n’entrent en contact avec elle qu’à la fin du 19e, voire au début du 20e siècle. Elles ne vivaient que de l’économie de subsistance, dans laquelle tout ce qui est produit est consommé et ce qui est consommé est directement produit
par le ménage. Le travail humain n’était pas séparé de l’homme et de ses besoins. C’était l’économie conviviale : tout ce dont le ménage avait besoin lui était fourni directement par la nature sans aucun frais financier. Il n’y avait donc pas besoin de calcul économique et donc d’apprendre à gérer, comme aujourd’hui où tout a un coût économique et financier. Toutes les valeurs politiques, sociales et morales des communautés africaines anciennes construites autour de cette conception économique du don de la nature continuent encore de déterminer largement les mentalités, y compris mêmes celles des cadres formés à l’école occidentale et dont certains gèrent au quotidien l’économie
nationale. C’est pourquoi, tout en s’imposant en toute objectivité et avec urgence,
la politique de revenus des ménages, telle que préconisée, ne va pas de soi et se heurte à de fortes résistances psychologiques. Il a fallu plus de vingt ans pour faire admettre au sein du Groupe Cie-Sodeci, le principe du Fonds commun de placement
et autant, sinon plus de temps, pour accréditer auprès des villageois de Yacolidabouo, par exemple, la nécessité de créer des plantations hévéicoles afin d’avoir des revenus mensuels, puis d’apprendre à bien gérer ces revenus et à en épargner une partie. Des expériences menées sur le terrain, à une petite échelle, donnent des résultats très encourageants qu’il s’agit maintenant de vulgariser. A cet égard, le séminaire de formation
de jeunes exploitants agricoles de Yacolidabouo sur le budget familial et le cadre de vie, qui a eu lieu le mois dernier, à Taabo, est un témoignage intéressant. Son intérêt,en effet, réside dans l’importance de la demande qu’il a suscitée dans la Cité de Taabo, dans le village éponyme et même au-delà, en l’absence de toute publicité. La nouvelle du
séminaire s’était propagée comme par capillarité dans l’ensemble du département.D’ailleurs, madame le sous-préfet et monsieur le maire résident de la commune de Taabo, qui étaient venus délibérément me rendre visite, m’ont demandé d’organiser la même formation au profit de leurs administrés. Le chef du village de Taabo, Nanan Kounan, à qui je rendais, pour ma part, une visite de courtoisie a, lui aussi, demandé et obtenu l’organisation d’une formation identique pour les chefs de ménage de sa juridiction. Cela, sous les ovations des notables et de tous les jeunes qui assistaient à
la réception. L’idée, maintenant, est de sensibiliser les pouvoirs publics et les partenaires
au développement, à la nécessité de cette grande subversion pour le développement économique et social réel de la Côte d’Ivoire, pour le plus grand bien de ses
citoyens et de tous ses résidents.
EN GUISE DE CONCLUSION
Le développement économique et social s’est jusqu’ici présenté sous deux paradigmes distincts : celui de l’économie dirigée d’intérêt général et l’actuel modèle issu du
Consensus de Washington. Le premier avait valu à la Côte d’Ivoire sa notoriété africaine et mondiale, grâce à ce qui passait alors pour son « miracle économique ».
De 1960 à 1980, ni la Banque mondiale, ni le Fonds monétaire international n’étaient directement intervenus dans la conduite de la politique économique de la Côte d’Ivoire. Bien au contraire, la Banque avait toujours financé sans réserve, tous les investissements publics présentés par la Côte d’Ivoire. Elle était même le Premier bailleur de fonds
du pays, malgré le modèle de “l’économie dirigée d’intérêt général ” appliqué en Côte d’Ivoire au cours de cette période. Ce modèle qui s’opposait à la détermination de l’économie par les seules initiatives du privé, avait été conçu en France, en 1934, en pleine crise économique3. Il avait été, ensuite, repris à l’époque du Front populaire, par les
techniciens de l’économie coloniale, puis plus tard, sous le Gouvernement de Vichy, par une équipe de technocrates. C’est donc ce modèle qui s’était imposé dans notre pays, sous l’influence directe de Raphaël Saller, Georges Monnet et Jean Millier ministres techniciens dans les premiers gouvernements de la Côte d’Ivoire autonome, puis indépendante.
Mais, à partir de 1981, les Institutions de Bretton Woods ont commencé à remettre en cause l’intervention directe de l’Etat dans les secteurs productifs, lequel a fini par se désengager complètement, à partir de 1990, au profit du secteur privé, comme le recommande le Consensus de Washington. Dès ce moment, les ménages ivoiriens, peu
familiers des valeurs liées à l’économie néolibérale et privés de la tutelle de l’Etat-Providence, sont descendus aux enfers d’où ils ne remonteront probablement jamais.
Ils ne sont pas outillés à cet effet, ni culturellement, ni techniquement et la politique macroéconomique nationale qui ne tient aucun compte réaliste de leur double impréparation ne saurait les aider à en sortir. C’est pourquoi il est urgent d’inaugurer
un troisième paradigme de développement économique et social qui, en Côte d’Ivoire, parte toujours de la réalité concrète des ménages pour élaborer des politiques parfaitement adaptées. Car après tout, ce sont eux l’objet et non le sujet du développement économique et social.
MarceL ZADI KESSY
PRESIDENT DU CES
(1) Banque Mondiale ; World Development Indicators ; 2010
(2) Jean-Etienne-Marie PORTALIS, n’aurait fait que reprendre le vieil adage qu’on lui attribue : Nemocenseturlegemignorare (nul n’est censé ignorer la loi) ...
(3) La Conférence économique de la France métropolitaine et d’Outre-Mer avait introduit le thème du rôle de l’Etat non plus seulement comme financier, mais comme concepteur, et avait ajouté au principe dorénavant admis de l’outillage d’infrastructure celui, plus nouveau, de l’impulsion industrielle. Voir Catherine Coquery-Vidrovitch “ Les
changements économiques en Afrique dans le contexte mondial (1935-1980)” in Unesco; histoire générale de l’Afrique; Abidjan; Nei 1998; pp 323-356
Il peut sembler singulier, a priori, de s’intéresser au rôle du ménage dans le développement économique et social d’un pays, quand on a été longtemps prisonnier du dogme selon lequel l’entreprise et l’etat travaillent solidairement pour le bien-être des ménages. pourtant, il suffit d’observer la misère économique et politique de la plupart des pays africains, la précarité des conditions d’existence que certains dirigeants offrent à leurs peuples pour comprendre que rien n’est aussi éloigné de la vérité que cette théorie illusoire. la côte d’ivoire, notre pays, n’échappe pas aujourd’hui à la situation des autres pays africains. avec 980$ de pib per capital en 20081, en parité de pouvoir d’achat, elle est classée, dans le cia Factbook, à la 188e place sur les 193 etats membres des Nations unies. elle était donc la 6e économie mondiale à avoir créé le moins de richesse par tête d’habitant. elle comptait officiellement 45% de chômeurs, 61% d’analphabètes et 48,9% de sa population, c’est-à-dire près d’un ivoirien sur deux, vivaient en dessous du seuil de pauvreté (moins de 500 F cfa/jour). ce qui signifie, en estimant la taille d’un ménage entre7 et 10 personnes, qu’un ménage ivoirien sur deux ne dispose que d’un revenu journalier compris entre 3500 et 5000 francs pour vivre. avec un tel revenu, il doit couvrir tous ses besoins en nourriture, logement, vêtements, soins médicaux, de scolarisation des enfants, de déplacement et de loisirs, etc. on objectera, sans aucun doute, que la situation est imputable à la longue crise politique et militaire qu’a connue le pays. comme si un etat responsable ne devait pas la paix sociale et la stabilité politique à ses citoyens et à ses entreprises. c’est donc dire que dans le trio d’acteurs du développement économique et social, en afrique, le ménage est sans doute le plus fragile, mais en même temps le plus précieux, car en définitive de lui dépendent à la fois le destin des dirigeants de l’etat et, dans une large mesure, l’essor des entreprises qui n’exploitent que le marché intérieur. il constitue, en effet, sur le plan politique, un inestimable noyau d’électeurs non partisan, mais affectivement et souvent idéologiquement soudé. en outre, sur le plan économique, il correspond au foyer fiscal utilisé dans un certain nombre de pays pour le calcul de l’impôt sur le revenu des personnes physiques. il est également à la fois un bassin essentiel de main d’oeuvre pour les entreprises et un facteur de production indépendant. enfin, sur le plan commercial, il est une source vitale de la consommation, elle-même aiguillon capital de la production. Si donc le ménage est démuni, comme il l’est aujourd’hui en côte d’ivoire, comment peut-il efficacement contribuer aux recettes fiscales de l’etat ? comment peut-il épargner, pour mettre à la disposition de l’économie nationale une partie de l’épargne privée intérieure nécessaire aux investissements avec le minimum d’endettement ? comment peut-il consommer ce que les entreprises produisent et contribuer ainsi à leur essor ? comment peut-il constituer un marché intérieur susceptible de retenir ou d’attirer le plus grand nombre d’entreprises sur le territoire national? le ménage aussi terriblement paupérisé peut-il favoriser et pérenniser la sécurité intérieure, la paix sociale et la stabilité politique du pays, préalables à toute oeuvre de développement ? peut-il continuer d’assumer, sans faille, ses fonctions traditionnelles d’éducation et de socialisation de la jeunesse ainsi que celle d’enracinement moral du citoyen ? tel est le questionnement qui justifie l’examen du rôle du ménage dans la problématique du développement économique et social de la côte d’ivoire d’aujourd’hui. et cet examen s’impose aujourd’hui avec la force et l’urgence de la nécessité impérieuse : la nation ivoirienne est politiquement si clivée, économiquement minée par la question du foncier rural et moralement oxydée par toute sorte d’incivisme, que l’approche macroéconomique du développement semble actuellement poser plus de problèmes qu’elle n’en peut résoudre.c’est pourquoi il n’y aurait nulle outrance à se demander si une démarche plutôt microéconomique, prenant le ménage pour levier principal, ne serait pas mieux appropriée au développement économique et social de la côte d’ivoire. dans une telle hypothèse, il s’agirait de savoir comment le ménage pourrait contribuer plus efficacement à ce développement et, à cet égard, la présente communication suggère deux voies possibles : (i) promouvoir une politique de revenus des ménages ; et (ii) entreprendre des campagnes systématiques de sensibilisation et de formation.
I.- POUR UNE POLITIQUE DE REVENUS DES MENAGES
On entend par politique de revenus des ménages, l’ensemble des dispositions
préconisées en vue d’assurer à ceux-ci des revenus primaires, c’est-à-dire des gains pécuniaires tirés directement de leurs activités économiques salariées ou non, et indirectement de l’exploitation de leur patrimoine, s’ils en ont. Evidemment, apprendre aux ménages à bien gérer ces revenus ou à les accroître constitue également un élément important de cette politique, car la plupart du temps, en dehors des cas patents de chômage, le problème central des ménages réside, avant tout, dans la mauvaise gestion de leurs revenus. En ville, comme à la campagne, il n’est pas rare, en effet, d’entendre les complaintes et les jérémiades de cadres et d’exploitants agricoles sur l’insuffisance
de leurs revenus, alors même qu’ils gagnent bien mieux leur vie que leurs semblables. Et si ces derniers, paradoxalement, mènent une meilleure existence, c’est souvent simplement parce qu’ils savent gérer le peu qu’ils gagnent. En fait, promouvoir une politique de revenus pour les ménages ivoiriens reviendrait aujourd’hui à trouver les meilleures méthodes pour les inciter à créer des richesses et à leur apprendre à gérer rationnellement et de façon disciplinée leurs revenus. Cela consisterait aussi et surtout à leur apprendre à épargner, non seulement pour se prémunir contre les manques, les revers de fortune et les périls futurs, mais encore pour financer à terme des investissements rentables et contribuer au développement de la nation. Une telle politique a déjà été appliquée à une l’échelle réduite d’un village, Yacolidabouo, pour ce qui concerne la création de la richesse et au sein du groupe Cie-Sodeci, pour l’épargne, avec des résultats stimulants. Cette dernière a d’ailleurs été répliquée de façon tout aussi encourageante dans d’autres
pays africains. Les Nouveaux pays industrialisés d’Asie du Sud-Est et de l’Amérique latine ont suivi des voies similaires dans les années 70-90 pour financer les changements structurels de leurs économies tout en s’assurant des taux de croissance très élevés. On note ainsi le lien très éclairant entre les taux de croissance et d’épargne intérieure de la Malaisie, de la Thaïlande, de la Corée et du Chili dans la période 1986-1995. Ces pays ont, en effet, connu, respectivement, des croissances moyennes du Pib de 7,7%, 9,4%, 8% et 7%,
pour des taux moyens d’épargne de35,5%,33,4%, 36,2% et 27,7%. Ces chiffres montrent tout simplement l’importance de l’épargne pour le développement économique et suggèrent ici que plus on épargne, plus on a les moyens d’investir et plus on investit, plus on stimule la croissance et le développement. L’enseignement qui en découle est utile pour notre pays, certes. Il faut cependant souligner que la politique des revenus et de l’épargne dont il est ici question est culturellement déterminée. Et dans l’exemple ci-dessus, trois des pays concernés se rattachent à une tradition culturelle et philosophique qui sacralise le travail ainsi que la vie frugale, source de l’épargne. Il s’agit des trois pays asiatiques, la Malaisie, la Thaïlande et la Corée. Toutefois, cette tradition pourrait et devrait faire l’objet
d’une adaptation, d’une large vulgarisation et d’un apprentissage méthodique dans notre pays, pour les raisons développées dans les lignes qui suivent.
II. - L’éDUCATION ET LA FORMATION :LEVIERS PRINCIPAUX DE LA POLITIQUE DE REVENUS DES MéNAGES
L’une des vérités les plus importantes de la vie économique que l’on passe malheureusement presque toujours sous silence, c’est le fait que l’immense majorité des ménages ivoiriens, voire africains, n’ont pas la même conception de l’activité
économique que ceux qui administrent l’économie nationale, ni encore moins que les
Occidentaux.« Personne n’est censé ignorer l’économie », pour paraphraser Portalis2, comme ceux qui pensent, souvent à tort évidemment, que tous les ménages sont des homo-économicus, maîtrisant toutes les règles de la vie économique et adoptant des décisions toujours rationnelles en la matière. Il suffirait donc, selon eux, que les ménages suivent les orientations macroéconomiques des experts étatiques pour qu’ils atteignent au bien-être économique. En réalité, l’expérience montre que la gestion microéconomique rigoureuse n’est pas la chose la mieux partagée par les agents économiques,
surtout lorsqu’ils appartiennent à des sphères culturelles aussi différentes que celles de l’Occident et de l’Afrique noire. Alors que l’économie de marché est une réalité déjà dès le 16e siècle et imprègne les valeurs économiques et sociales, en Occident, la plupart des sociétés africaines n’entrent en contact avec elle qu’à la fin du 19e, voire au début du 20e siècle. Elles ne vivaient que de l’économie de subsistance, dans laquelle tout ce qui est produit est consommé et ce qui est consommé est directement produit
par le ménage. Le travail humain n’était pas séparé de l’homme et de ses besoins. C’était l’économie conviviale : tout ce dont le ménage avait besoin lui était fourni directement par la nature sans aucun frais financier. Il n’y avait donc pas besoin de calcul économique et donc d’apprendre à gérer, comme aujourd’hui où tout a un coût économique et financier. Toutes les valeurs politiques, sociales et morales des communautés africaines anciennes construites autour de cette conception économique du don de la nature continuent encore de déterminer largement les mentalités, y compris mêmes celles des cadres formés à l’école occidentale et dont certains gèrent au quotidien l’économie
nationale. C’est pourquoi, tout en s’imposant en toute objectivité et avec urgence,
la politique de revenus des ménages, telle que préconisée, ne va pas de soi et se heurte à de fortes résistances psychologiques. Il a fallu plus de vingt ans pour faire admettre au sein du Groupe Cie-Sodeci, le principe du Fonds commun de placement
et autant, sinon plus de temps, pour accréditer auprès des villageois de Yacolidabouo, par exemple, la nécessité de créer des plantations hévéicoles afin d’avoir des revenus mensuels, puis d’apprendre à bien gérer ces revenus et à en épargner une partie. Des expériences menées sur le terrain, à une petite échelle, donnent des résultats très encourageants qu’il s’agit maintenant de vulgariser. A cet égard, le séminaire de formation
de jeunes exploitants agricoles de Yacolidabouo sur le budget familial et le cadre de vie, qui a eu lieu le mois dernier, à Taabo, est un témoignage intéressant. Son intérêt,en effet, réside dans l’importance de la demande qu’il a suscitée dans la Cité de Taabo, dans le village éponyme et même au-delà, en l’absence de toute publicité. La nouvelle du
séminaire s’était propagée comme par capillarité dans l’ensemble du département.D’ailleurs, madame le sous-préfet et monsieur le maire résident de la commune de Taabo, qui étaient venus délibérément me rendre visite, m’ont demandé d’organiser la même formation au profit de leurs administrés. Le chef du village de Taabo, Nanan Kounan, à qui je rendais, pour ma part, une visite de courtoisie a, lui aussi, demandé et obtenu l’organisation d’une formation identique pour les chefs de ménage de sa juridiction. Cela, sous les ovations des notables et de tous les jeunes qui assistaient à
la réception. L’idée, maintenant, est de sensibiliser les pouvoirs publics et les partenaires
au développement, à la nécessité de cette grande subversion pour le développement économique et social réel de la Côte d’Ivoire, pour le plus grand bien de ses
citoyens et de tous ses résidents.
EN GUISE DE CONCLUSION
Le développement économique et social s’est jusqu’ici présenté sous deux paradigmes distincts : celui de l’économie dirigée d’intérêt général et l’actuel modèle issu du
Consensus de Washington. Le premier avait valu à la Côte d’Ivoire sa notoriété africaine et mondiale, grâce à ce qui passait alors pour son « miracle économique ».
De 1960 à 1980, ni la Banque mondiale, ni le Fonds monétaire international n’étaient directement intervenus dans la conduite de la politique économique de la Côte d’Ivoire. Bien au contraire, la Banque avait toujours financé sans réserve, tous les investissements publics présentés par la Côte d’Ivoire. Elle était même le Premier bailleur de fonds
du pays, malgré le modèle de “l’économie dirigée d’intérêt général ” appliqué en Côte d’Ivoire au cours de cette période. Ce modèle qui s’opposait à la détermination de l’économie par les seules initiatives du privé, avait été conçu en France, en 1934, en pleine crise économique3. Il avait été, ensuite, repris à l’époque du Front populaire, par les
techniciens de l’économie coloniale, puis plus tard, sous le Gouvernement de Vichy, par une équipe de technocrates. C’est donc ce modèle qui s’était imposé dans notre pays, sous l’influence directe de Raphaël Saller, Georges Monnet et Jean Millier ministres techniciens dans les premiers gouvernements de la Côte d’Ivoire autonome, puis indépendante.
Mais, à partir de 1981, les Institutions de Bretton Woods ont commencé à remettre en cause l’intervention directe de l’Etat dans les secteurs productifs, lequel a fini par se désengager complètement, à partir de 1990, au profit du secteur privé, comme le recommande le Consensus de Washington. Dès ce moment, les ménages ivoiriens, peu
familiers des valeurs liées à l’économie néolibérale et privés de la tutelle de l’Etat-Providence, sont descendus aux enfers d’où ils ne remonteront probablement jamais.
Ils ne sont pas outillés à cet effet, ni culturellement, ni techniquement et la politique macroéconomique nationale qui ne tient aucun compte réaliste de leur double impréparation ne saurait les aider à en sortir. C’est pourquoi il est urgent d’inaugurer
un troisième paradigme de développement économique et social qui, en Côte d’Ivoire, parte toujours de la réalité concrète des ménages pour élaborer des politiques parfaitement adaptées. Car après tout, ce sont eux l’objet et non le sujet du développement économique et social.
MarceL ZADI KESSY
PRESIDENT DU CES
(1) Banque Mondiale ; World Development Indicators ; 2010
(2) Jean-Etienne-Marie PORTALIS, n’aurait fait que reprendre le vieil adage qu’on lui attribue : Nemocenseturlegemignorare (nul n’est censé ignorer la loi) ...
(3) La Conférence économique de la France métropolitaine et d’Outre-Mer avait introduit le thème du rôle de l’Etat non plus seulement comme financier, mais comme concepteur, et avait ajouté au principe dorénavant admis de l’outillage d’infrastructure celui, plus nouveau, de l’impulsion industrielle. Voir Catherine Coquery-Vidrovitch “ Les
changements économiques en Afrique dans le contexte mondial (1935-1980)” in Unesco; histoire générale de l’Afrique; Abidjan; Nei 1998; pp 323-356