La Commission doit mener des investigations exhaustives et consulter la société civile
(Nairobi, le 23 février 2012) – La Commission nationale chargée d'enquêter sur les violences post-électorales de 2010-2011 en Côte d’Ivoire devrait proroger son mandat de six mois, jusqu’à août 2012, a estimé aujourd'hui Human Rights Watch. Cette prorogation permettrait de mieux assurer la réalisation d'une enquête impartiale et exhaustive sur les crimes commis par toutes les parties, a affirmé Human Rights Watch.
Bien que créée en juillet 2011, la commission n'a commencé ses investigations qu'à la mi-janvier 2012 et est déjà en train de conclure son rapport. Il semble peu probable qu'après un seul mois d'enquête, elle ait été en mesure de documenter de manière adéquate les graves crimes commis pendant le conflit, ni d'identifier leurs auteurs dans les deux camps, a souligné Human Rights Watch.
Lors de rencontres avec Human Rights Watch, des représentants de la société civile ivoirienne, des responsables des Nations Unies et des diplomates ont signalé l'existence de problèmes sérieux concernant la commission. Ils ont notamment cité le fait qu'elle ne comprend aucun représentant des groupes pro-Gbagbo et qu'elle n'a pas suffisamment consulté la société civile, et ont ajouté que la commission semble avoir effectué à ce jour son travail de manière expéditive.
« Le président Ouattara a évoqué à plusieurs reprises la Commission nationale d’enquête comme étant la pierre angulaire des efforts du gouvernement ivoirien pour parvenir à rendre une justice impartiale concernant les crimes horribles qui ont été commis », a déclaré Corinne Dufka, chercheuse senior sur l'Afrique de l’Ouest à Human Rights Watch. « Pour remplir son mandat, la commission doit aller à la rencontre de tous ceux qui ont souffert et été témoins de violations des droits humains, quel qu'en soit le camp responsable. Le gouvernement doit assurer que la commission dispose de suffisamment de temps et d'indépendance pour faire son travail de manière efficace. »
Bien que le décret original créant la commission permette une prorogation de six mois de son mandat, le président Ouattara a récemment déclaré que le rapport de la commission serait achevé fin février ou début mars.
Le président Ouattara a établi la commission par décret le 20 juillet, afin qu’elle mène des enquêtes non judiciaires sur les violations du droit humanitaire international et des droits humains commises entre le 31 octobre 2010 et le 15 mai 2011 en Côte d'Ivoire. Le 10 août, Alassane Ouattara a nommé la magistrate Matto Loma Cissé à la tête de la commission. Celle-ci a été créée après qu'une commission internationale d'enquête établie par l'ONU et des groupes internationaux de défense des droits humains eurent constaté que les deux camps avaient commis des crimes de guerre et selon toute probabilité des crimes contre l'humanité, alors que l'ancien président Laurent Gbagbo tentait de se maintenir au pouvoir après avoir perdu l'élection présidentielle face à Alassane Ouattara.
À ce jour, les procureurs militaire et civil ont inculpé au moins 120 personnes du camp Gbagbo pour des crimes post-électoraux, mais aucun membre des FRCI.
Quand il a été interrogé sur la justice à sens unique qui a jusqu'à présent marqué la Côte d’Ivoire, le président Ouattara a cité la commission nationale d'enquête comme preuve de son engagement en faveur de l'impartialité et a promis de faire en sorte que les personnes qui seront désignées dans le rapport de la commission comme responsables sur le plan criminel soient traduites en justice. La magistrate Cissé a déclaré qu'en termes de justice, « c’est la Commission qui coiffe tout. Elle prend en compte les faits qui sont examinés par la CPI, ceux qui sont ou vont être examinés par la justice…. En fait, c’est pour ouvrir des recours en justice pour les personnes qui se sentent lésées. »
Du fait de la primauté qui lui est accordée, il est essentiel que la commission fasse son travail de manière complète et impartiale, a noté Human Rights Watch.
La commission se compose de 17 membres, dont la plupart ont été nommés par les ministères et par des groupes parlementaires – se trouvant tous sous le contrôle de la coalition politique soutenant M. Ouattara. De hauts fonctionnaires de l'ONU en Côte d’Ivoire et des représentants de la société civile ivoirienne ont unanimement déclaré à Human Rights Watch que la commission était considérée comme un organe politisé et non indépendant.
Des responsables du gouvernement ivoirien et des représentants de la société civile ont fait remarquer que plusieurs sièges au sein de la commission avaient été offerts au Front Populaire Ivoirien (FPI) mais que celui-ci les avait refusés. Cette décision s'inscrit dans le cadre du boycottage général du gouvernement par le FPI, y compris des élections législatives de décembre dernier. Le parti a conditionné sa participation à la commission à la libération de Laurent Gbagbo et d'autres hauts responsables du FPI actuellement détenus. M. Gbagbo a été déféré devant la Cour pénale internationale à La Haye le 29 novembre, sous l'accusation de crimes contre l'humanité. D'autres personnes actuellement en détention ont été impliquées de manière crédible dans de graves crimes par Human Rights Watch, par l'ONU et par d'autres organisations.
Il résulte de tout ceci, selon des responsables de l'ONU et des activistes ivoiriens, que la grande majorité des victimes de violations de leurs droits de la part des Forces républicaines ne se sentent pas en sécurité en témoignant devant la commission. Ceci soulève de sérieuses préoccupations sur le risque d'un rapport biaisé, et exige de plus grands efforts de la part de la commission pour solliciter les témoignages de victimes de violations commises par les forces pro-Ouattara et pour protéger les victimes et les témoins d'éventuelles représailles, a affirmé Human Rights Watch.
« L'apparente décision du FPI d’accorder davantage d'importance à la politique partisane qu'à la nécessité d’aider à faire entendre la voix des victimes d'exactions de la part des Forces républicaines est regrettable et erronée », a déclaré Corinne Dufka. « Mais pour sa part, la commission devrait redoubler d'efforts pour aller à la rencontre de la société civile et des associations de victimes des deux bords, plutôt que de se donner l'image d'un organe partial et politisé. »
Lors des rencontres de Human Rights Watch avec des organisations de défense des droits humains ivoiriennes et des associations de victimes, certains représentants de ces groupes ont déploré le manque d'initiative de la commission en vue de collaborer avec eux pour contacter avec des victimes et des témoins. Le dirigeant d'une importante organisation ivoirienne de défense des droits humains a indiqué à Human Rights Watch que la commission n'avait « jamais expliqué ce qu'elle souhaitait obtenir de nous. Nous étions prêts à apporter tout ce que nous pouvions pour aider mais d'abord nous devons connaître leur méthodologie, savoir ce qu'ils veulent. Ils n'ont jamais été clairs. Nous avions l'impression qu'ils ne voulaient pas vraiment [de notre aide]. »
Le dirigeant d'une autre organisation ivoirienne des droits humains a déclaré que bien que le groupe avait eu des réunions « à titre consultatif » avec la commission avant le début de son travail sur le terrain, celle-ci « n'a pas réellement associé la société civile… rien de concret. On n'a eu aucun rôle en réalité ».
Des responsables de l'ONU et des activistes ivoiriens ont également critiqué le caractère manière expéditif des enquêtes, voire même leur absence totale, dans certaines zones particulièrement touchées par les violations des droits humains, et où il reste d'importantes concentrations de victimes. Un responsable de l'ONU a qualifié les enquêtes de la commission de "cinéma,” précisant que les membres de la commission arrivent et font un rapide décompte des violations commises dans certaines localités ou villages, sans organiser d'entretiens en profondeur. Le travail de la commission n'a pas inclus de visite au Libéria, où quelque 70.000 réfugiés ivoiriens se trouvent toujours – et dont beaucoup ont été soit victimes, soit témoins de graves crimes.
Après avoir pris du retard dans le démarrage de son travail, la commission semble avoir accéléré ses enquêtes afin de respecter un calendrier irréaliste, ce qui suscite des inquiétudes quant au sérieux de son travail. Le 2 janvier, la présidente de la commission, Matto Loma Cissé, a accordé une interview au quotidien gouvernemental ivoirien Fraternité Matin. Elle a déclaré qu'il y avait eu "quatre mois de perdus” après la création de la commission, durant lesquels celle-ci n'avait ni personnel ni bureau central. Mme Cissé a également relevé qu'elle n'avait pu rencontrer avant la fin décembre le président de l'Union des Villes et Communes de Côte d'Ivoire (UVICOCI), qui, a-t-elle dit, avait « promis d’organiser, la première semaine du mois de janvier, une rencontre avec les maires de Côte d’Ivoire pour nous permettre d’aller sur le terrain ».
Après avoir décrit les difficultés rencontrées pour faire démarrer le travail de la commission, qui a débuté le 18 janvier, Mme Cissé a répondu à la question de savoir si même une prolongation de six mois des travaux de la commission ne risquait pas d'être insuffisante. Elle a déclaré: « Pour des personnes qui ne se sont pas encore déployées sur le terrain, jugez-en vous-mêmes. Cependant, je ne dirai pas que cela ne suffit pas. Mais que ceux qui savent lire en tirent les conclusions. » Une prolongation de six mois aurait donné jusqu'à la mi-juillet à la commission pour finir son travail.
Mais maintenant, à en juger par les déclarations publiques du président Ouattara et à celles de responsables gouvernementaux lors d'entretiens avec Human Rights Watch, il semble que la commission a prévu de présenter son rapport à la fin février – un mois seulement après avoir pu véritablement commencer ses recherches sur le terrain. La remise du rapport a semblé prendre davantage d'urgence après que le président Ouattara eut promis en France fin janvier que la commission achèverait ses travaux fin février ou début mars.
Human Rights Watch a appelé le gouvernement ivoirien a faire en sorte que la commission soit en mesure de réaliser un examen complet et en profondeur des crimes post-électoraux. Cela devrait inclure de passer assez de temps à travers tout le pays et au Libéria voisin afin d'établir un climat de confiance et de s'entretenir avec des victimes des deux côtés.
« La commission a été investie de la lourde tâche d'enquêter sur les graves crimes qui ont marqué la période post-électorale en Côte d’Ivoire »,” a conclu Corinne Dufka. “Un rapport incomplet ou biaisé compromettrait les efforts pour rendre justice aux victimes et combler le fossé intercommunautaire qui a été à l'origine d'une décennie de graves violations des droits humains. »
Contexte
À partir de décembre 2010, après que Gbagbo eut refusé de reconnaître les résultats de l’élection, des unités des forces de sécurité d’élite étroitement associées à Gbagbo ont enlevé des responsables politiques locaux membres de la coalition de Ouattara, les traînant hors de restaurants ou hors de chez eux et les forçant à entrer dans des véhicules en faction. Leurs proches ont ensuite retrouvé les corps des victimes à la morgue, criblés de balles.
Des milices pro-Gbagbo gardant des postes de contrôle informels à Abidjan ont assassiné des dizaines de partisans réels ou présumés de Ouattara, les battant à mort à l’aide de briques, les exécutant à bout portant avec des fusils, ou les brûlant vifs. Des femmes actives dans la mobilisation des électeurs – ou qui portaient simplement des tee-shirts pro-Ouattara – ont été prises pour cible et ont souvent été victimes de viols collectifs commis par des membres des forces armées ou des milices contrôlées par Gbagbo.
Alors que la pression internationale s’intensifiait pour que Gbagbo quitte le pouvoir, la violence s’est faite plus effroyable encore, a expliqué Human Rights Watch. La Radiodiffusion Télévision Ivoirienne (RTI), contrôlée par le gouvernement Gbagbo, a incité à recourir à la violence contre les groupes pro-Ouattara et a exhorté les partisans de Gbagbo à ériger des barrages routiers et à « dénoncer toute personne étrangère ». Ces faits ont été, à bien des égards, l’aboutissement de dix années de manipulation par Gbagbo de l’ethnicité et de la citoyenneté, période au cours de laquelle les Ivoiriens du nord ont été traités comme des citoyens de seconde zone et les immigrés ouest-africains comme des indésirables.
Entre février et avril, des centaines de personnes des deux groupes ont été tuées à Abidjan et dans l’extrême ouest du pays, parfois sur la seule base de leur nom ou de leur tenue vestimentaire. Les mosquées et les dirigeants religieux musulmans ont également été pris pour cible.
Les exactions perpétrées par les forces pro-Ouattara n’ont pris une telle ampleur que lorsqu’elles ont entamé leur offensive militaire pour s’emparer du pouvoir dans l’ensemble du pays en mars 2011. Dans l’extrême ouest, surtout dans les villages entre Toulepleu et Guiglo, les membres des Forces républicaines alliées à Ouattara ont tué des civils appartenant aux groupes ethniques pro-Gbagbo, y compris des vieillards incapables de fuir ; ils ont violé des femmes ; et réduit des villages en cendres. À Duékoué, certains membres des Forces républicaines et des milices alliées ont massacré plusieurs centaines de personnes, traînant hors de chez eux, avant de les exécuter, des hommes non armés soupçonnés d’appartenir à des milices pro-Gbagbo.
Par la suite, lors de la campagne militaire visant à s’emparer d’Abidjan et à consolider leur contrôle sur la ville, les Forces républicaines ont à nouveau exécuté des dizaines d’hommes appartenant à des groupes ethniques alignés sur Gbagbo – parfois dans des centres de détention – et elles en ont torturé d’autres.
Au terme du conflit, les forces armées des deux camps avaient commis des crimes de guerre et selon toute probabilité des crimes contre l’humanité, a signalé Human Rights Watch. Une commission d’enquête internationale a présenté un rapport au Conseil des droits de l’homme à la mi-juin, établissant également que des crimes de guerre et de probables crimes contre l’humanité avaient été perpétrés à la fois par les forces pro-Gbagbo et pro-Ouattara. Le Haut-commissariat aux droits de l’homme, les Opérations des Nations Unies en Côte d’Ivoire, la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme et Amnesty International ont tous publié des conclusions similaires.
Immédiatement après la publication par la commission d’enquête internationale 2011 de son rapport, le gouvernement Ouattara a annoncé la création d’une commission nationale d’enquête. Dans la mesure où le gouvernement Ouattara avait expressément demandé la mise en place d’une commission internationale, laquelle avait couvert les mêmes événements et émis des conclusions et des recommandations dénonçant les crimes graves commis par les forces d’Alassane Ouattara appelant l’ouverture d’une enquête, le moment choisi pouvait traduire la volonté du gouvernement de blanchir les responsables. Un journaliste de l’Associated Press a indiqué que « les termes utilisés dans le décret donnaient à penser que la commission réfuterait les accusations [portées par les organisations internationales de défense des droits humains] et chercherait à exonérer les forces d’Alassane Ouattara ».
(Nairobi, le 23 février 2012) – La Commission nationale chargée d'enquêter sur les violences post-électorales de 2010-2011 en Côte d’Ivoire devrait proroger son mandat de six mois, jusqu’à août 2012, a estimé aujourd'hui Human Rights Watch. Cette prorogation permettrait de mieux assurer la réalisation d'une enquête impartiale et exhaustive sur les crimes commis par toutes les parties, a affirmé Human Rights Watch.
Bien que créée en juillet 2011, la commission n'a commencé ses investigations qu'à la mi-janvier 2012 et est déjà en train de conclure son rapport. Il semble peu probable qu'après un seul mois d'enquête, elle ait été en mesure de documenter de manière adéquate les graves crimes commis pendant le conflit, ni d'identifier leurs auteurs dans les deux camps, a souligné Human Rights Watch.
Lors de rencontres avec Human Rights Watch, des représentants de la société civile ivoirienne, des responsables des Nations Unies et des diplomates ont signalé l'existence de problèmes sérieux concernant la commission. Ils ont notamment cité le fait qu'elle ne comprend aucun représentant des groupes pro-Gbagbo et qu'elle n'a pas suffisamment consulté la société civile, et ont ajouté que la commission semble avoir effectué à ce jour son travail de manière expéditive.
« Le président Ouattara a évoqué à plusieurs reprises la Commission nationale d’enquête comme étant la pierre angulaire des efforts du gouvernement ivoirien pour parvenir à rendre une justice impartiale concernant les crimes horribles qui ont été commis », a déclaré Corinne Dufka, chercheuse senior sur l'Afrique de l’Ouest à Human Rights Watch. « Pour remplir son mandat, la commission doit aller à la rencontre de tous ceux qui ont souffert et été témoins de violations des droits humains, quel qu'en soit le camp responsable. Le gouvernement doit assurer que la commission dispose de suffisamment de temps et d'indépendance pour faire son travail de manière efficace. »
Bien que le décret original créant la commission permette une prorogation de six mois de son mandat, le président Ouattara a récemment déclaré que le rapport de la commission serait achevé fin février ou début mars.
Le président Ouattara a établi la commission par décret le 20 juillet, afin qu’elle mène des enquêtes non judiciaires sur les violations du droit humanitaire international et des droits humains commises entre le 31 octobre 2010 et le 15 mai 2011 en Côte d'Ivoire. Le 10 août, Alassane Ouattara a nommé la magistrate Matto Loma Cissé à la tête de la commission. Celle-ci a été créée après qu'une commission internationale d'enquête établie par l'ONU et des groupes internationaux de défense des droits humains eurent constaté que les deux camps avaient commis des crimes de guerre et selon toute probabilité des crimes contre l'humanité, alors que l'ancien président Laurent Gbagbo tentait de se maintenir au pouvoir après avoir perdu l'élection présidentielle face à Alassane Ouattara.
À ce jour, les procureurs militaire et civil ont inculpé au moins 120 personnes du camp Gbagbo pour des crimes post-électoraux, mais aucun membre des FRCI.
Quand il a été interrogé sur la justice à sens unique qui a jusqu'à présent marqué la Côte d’Ivoire, le président Ouattara a cité la commission nationale d'enquête comme preuve de son engagement en faveur de l'impartialité et a promis de faire en sorte que les personnes qui seront désignées dans le rapport de la commission comme responsables sur le plan criminel soient traduites en justice. La magistrate Cissé a déclaré qu'en termes de justice, « c’est la Commission qui coiffe tout. Elle prend en compte les faits qui sont examinés par la CPI, ceux qui sont ou vont être examinés par la justice…. En fait, c’est pour ouvrir des recours en justice pour les personnes qui se sentent lésées. »
Du fait de la primauté qui lui est accordée, il est essentiel que la commission fasse son travail de manière complète et impartiale, a noté Human Rights Watch.
La commission se compose de 17 membres, dont la plupart ont été nommés par les ministères et par des groupes parlementaires – se trouvant tous sous le contrôle de la coalition politique soutenant M. Ouattara. De hauts fonctionnaires de l'ONU en Côte d’Ivoire et des représentants de la société civile ivoirienne ont unanimement déclaré à Human Rights Watch que la commission était considérée comme un organe politisé et non indépendant.
Des responsables du gouvernement ivoirien et des représentants de la société civile ont fait remarquer que plusieurs sièges au sein de la commission avaient été offerts au Front Populaire Ivoirien (FPI) mais que celui-ci les avait refusés. Cette décision s'inscrit dans le cadre du boycottage général du gouvernement par le FPI, y compris des élections législatives de décembre dernier. Le parti a conditionné sa participation à la commission à la libération de Laurent Gbagbo et d'autres hauts responsables du FPI actuellement détenus. M. Gbagbo a été déféré devant la Cour pénale internationale à La Haye le 29 novembre, sous l'accusation de crimes contre l'humanité. D'autres personnes actuellement en détention ont été impliquées de manière crédible dans de graves crimes par Human Rights Watch, par l'ONU et par d'autres organisations.
Il résulte de tout ceci, selon des responsables de l'ONU et des activistes ivoiriens, que la grande majorité des victimes de violations de leurs droits de la part des Forces républicaines ne se sentent pas en sécurité en témoignant devant la commission. Ceci soulève de sérieuses préoccupations sur le risque d'un rapport biaisé, et exige de plus grands efforts de la part de la commission pour solliciter les témoignages de victimes de violations commises par les forces pro-Ouattara et pour protéger les victimes et les témoins d'éventuelles représailles, a affirmé Human Rights Watch.
« L'apparente décision du FPI d’accorder davantage d'importance à la politique partisane qu'à la nécessité d’aider à faire entendre la voix des victimes d'exactions de la part des Forces républicaines est regrettable et erronée », a déclaré Corinne Dufka. « Mais pour sa part, la commission devrait redoubler d'efforts pour aller à la rencontre de la société civile et des associations de victimes des deux bords, plutôt que de se donner l'image d'un organe partial et politisé. »
Lors des rencontres de Human Rights Watch avec des organisations de défense des droits humains ivoiriennes et des associations de victimes, certains représentants de ces groupes ont déploré le manque d'initiative de la commission en vue de collaborer avec eux pour contacter avec des victimes et des témoins. Le dirigeant d'une importante organisation ivoirienne de défense des droits humains a indiqué à Human Rights Watch que la commission n'avait « jamais expliqué ce qu'elle souhaitait obtenir de nous. Nous étions prêts à apporter tout ce que nous pouvions pour aider mais d'abord nous devons connaître leur méthodologie, savoir ce qu'ils veulent. Ils n'ont jamais été clairs. Nous avions l'impression qu'ils ne voulaient pas vraiment [de notre aide]. »
Le dirigeant d'une autre organisation ivoirienne des droits humains a déclaré que bien que le groupe avait eu des réunions « à titre consultatif » avec la commission avant le début de son travail sur le terrain, celle-ci « n'a pas réellement associé la société civile… rien de concret. On n'a eu aucun rôle en réalité ».
Des responsables de l'ONU et des activistes ivoiriens ont également critiqué le caractère manière expéditif des enquêtes, voire même leur absence totale, dans certaines zones particulièrement touchées par les violations des droits humains, et où il reste d'importantes concentrations de victimes. Un responsable de l'ONU a qualifié les enquêtes de la commission de "cinéma,” précisant que les membres de la commission arrivent et font un rapide décompte des violations commises dans certaines localités ou villages, sans organiser d'entretiens en profondeur. Le travail de la commission n'a pas inclus de visite au Libéria, où quelque 70.000 réfugiés ivoiriens se trouvent toujours – et dont beaucoup ont été soit victimes, soit témoins de graves crimes.
Après avoir pris du retard dans le démarrage de son travail, la commission semble avoir accéléré ses enquêtes afin de respecter un calendrier irréaliste, ce qui suscite des inquiétudes quant au sérieux de son travail. Le 2 janvier, la présidente de la commission, Matto Loma Cissé, a accordé une interview au quotidien gouvernemental ivoirien Fraternité Matin. Elle a déclaré qu'il y avait eu "quatre mois de perdus” après la création de la commission, durant lesquels celle-ci n'avait ni personnel ni bureau central. Mme Cissé a également relevé qu'elle n'avait pu rencontrer avant la fin décembre le président de l'Union des Villes et Communes de Côte d'Ivoire (UVICOCI), qui, a-t-elle dit, avait « promis d’organiser, la première semaine du mois de janvier, une rencontre avec les maires de Côte d’Ivoire pour nous permettre d’aller sur le terrain ».
Après avoir décrit les difficultés rencontrées pour faire démarrer le travail de la commission, qui a débuté le 18 janvier, Mme Cissé a répondu à la question de savoir si même une prolongation de six mois des travaux de la commission ne risquait pas d'être insuffisante. Elle a déclaré: « Pour des personnes qui ne se sont pas encore déployées sur le terrain, jugez-en vous-mêmes. Cependant, je ne dirai pas que cela ne suffit pas. Mais que ceux qui savent lire en tirent les conclusions. » Une prolongation de six mois aurait donné jusqu'à la mi-juillet à la commission pour finir son travail.
Mais maintenant, à en juger par les déclarations publiques du président Ouattara et à celles de responsables gouvernementaux lors d'entretiens avec Human Rights Watch, il semble que la commission a prévu de présenter son rapport à la fin février – un mois seulement après avoir pu véritablement commencer ses recherches sur le terrain. La remise du rapport a semblé prendre davantage d'urgence après que le président Ouattara eut promis en France fin janvier que la commission achèverait ses travaux fin février ou début mars.
Human Rights Watch a appelé le gouvernement ivoirien a faire en sorte que la commission soit en mesure de réaliser un examen complet et en profondeur des crimes post-électoraux. Cela devrait inclure de passer assez de temps à travers tout le pays et au Libéria voisin afin d'établir un climat de confiance et de s'entretenir avec des victimes des deux côtés.
« La commission a été investie de la lourde tâche d'enquêter sur les graves crimes qui ont marqué la période post-électorale en Côte d’Ivoire »,” a conclu Corinne Dufka. “Un rapport incomplet ou biaisé compromettrait les efforts pour rendre justice aux victimes et combler le fossé intercommunautaire qui a été à l'origine d'une décennie de graves violations des droits humains. »
Contexte
À partir de décembre 2010, après que Gbagbo eut refusé de reconnaître les résultats de l’élection, des unités des forces de sécurité d’élite étroitement associées à Gbagbo ont enlevé des responsables politiques locaux membres de la coalition de Ouattara, les traînant hors de restaurants ou hors de chez eux et les forçant à entrer dans des véhicules en faction. Leurs proches ont ensuite retrouvé les corps des victimes à la morgue, criblés de balles.
Des milices pro-Gbagbo gardant des postes de contrôle informels à Abidjan ont assassiné des dizaines de partisans réels ou présumés de Ouattara, les battant à mort à l’aide de briques, les exécutant à bout portant avec des fusils, ou les brûlant vifs. Des femmes actives dans la mobilisation des électeurs – ou qui portaient simplement des tee-shirts pro-Ouattara – ont été prises pour cible et ont souvent été victimes de viols collectifs commis par des membres des forces armées ou des milices contrôlées par Gbagbo.
Alors que la pression internationale s’intensifiait pour que Gbagbo quitte le pouvoir, la violence s’est faite plus effroyable encore, a expliqué Human Rights Watch. La Radiodiffusion Télévision Ivoirienne (RTI), contrôlée par le gouvernement Gbagbo, a incité à recourir à la violence contre les groupes pro-Ouattara et a exhorté les partisans de Gbagbo à ériger des barrages routiers et à « dénoncer toute personne étrangère ». Ces faits ont été, à bien des égards, l’aboutissement de dix années de manipulation par Gbagbo de l’ethnicité et de la citoyenneté, période au cours de laquelle les Ivoiriens du nord ont été traités comme des citoyens de seconde zone et les immigrés ouest-africains comme des indésirables.
Entre février et avril, des centaines de personnes des deux groupes ont été tuées à Abidjan et dans l’extrême ouest du pays, parfois sur la seule base de leur nom ou de leur tenue vestimentaire. Les mosquées et les dirigeants religieux musulmans ont également été pris pour cible.
Les exactions perpétrées par les forces pro-Ouattara n’ont pris une telle ampleur que lorsqu’elles ont entamé leur offensive militaire pour s’emparer du pouvoir dans l’ensemble du pays en mars 2011. Dans l’extrême ouest, surtout dans les villages entre Toulepleu et Guiglo, les membres des Forces républicaines alliées à Ouattara ont tué des civils appartenant aux groupes ethniques pro-Gbagbo, y compris des vieillards incapables de fuir ; ils ont violé des femmes ; et réduit des villages en cendres. À Duékoué, certains membres des Forces républicaines et des milices alliées ont massacré plusieurs centaines de personnes, traînant hors de chez eux, avant de les exécuter, des hommes non armés soupçonnés d’appartenir à des milices pro-Gbagbo.
Par la suite, lors de la campagne militaire visant à s’emparer d’Abidjan et à consolider leur contrôle sur la ville, les Forces républicaines ont à nouveau exécuté des dizaines d’hommes appartenant à des groupes ethniques alignés sur Gbagbo – parfois dans des centres de détention – et elles en ont torturé d’autres.
Au terme du conflit, les forces armées des deux camps avaient commis des crimes de guerre et selon toute probabilité des crimes contre l’humanité, a signalé Human Rights Watch. Une commission d’enquête internationale a présenté un rapport au Conseil des droits de l’homme à la mi-juin, établissant également que des crimes de guerre et de probables crimes contre l’humanité avaient été perpétrés à la fois par les forces pro-Gbagbo et pro-Ouattara. Le Haut-commissariat aux droits de l’homme, les Opérations des Nations Unies en Côte d’Ivoire, la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme et Amnesty International ont tous publié des conclusions similaires.
Immédiatement après la publication par la commission d’enquête internationale 2011 de son rapport, le gouvernement Ouattara a annoncé la création d’une commission nationale d’enquête. Dans la mesure où le gouvernement Ouattara avait expressément demandé la mise en place d’une commission internationale, laquelle avait couvert les mêmes événements et émis des conclusions et des recommandations dénonçant les crimes graves commis par les forces d’Alassane Ouattara appelant l’ouverture d’une enquête, le moment choisi pouvait traduire la volonté du gouvernement de blanchir les responsables. Un journaliste de l’Associated Press a indiqué que « les termes utilisés dans le décret donnaient à penser que la commission réfuterait les accusations [portées par les organisations internationales de défense des droits humains] et chercherait à exonérer les forces d’Alassane Ouattara ».