Résumé
Ce n’est pas à torpiller le droit (la justice ?) que ce texte s’intéresse, mais plutôt à situer l’échelon où l’autonomie du droit (la justice ?) prend un sens moins spectral et idéologique. Il (le texte) prend en compte le contexte des sociétés modernes dites complexes car marquées soit par le traumatisme des valeurs culturelles, soit par le polythéisme des valeurs morales ; lieu où la question de savoir ce que valent les vertus reconnues au droit (la justice ?) et à la décision juridique dérivée (la justice ?) n’est pas aisée à trancher ; favorisant, du coup, les logiques de rattrapage des mondes vécus, partagées entre approches normatives (morale et sociologique) et positives (procédurale et déterministe) du droit (la justice ?). Les unes auraient la vertu de la moralité et de la matérialité ; les autres, celle de l’autoréférentialité et de la neutralité axiologique.
PROPOS LIMINAIRES
Comment faire valoir, sur les logiques de rattrapage des mondes vécus colonisés, le paradigme du droit comme moteur d’une réponse collective à la mémoire fendue fondue dans des approches privatives et personnelles de l’histoire ? Pour que l’histoire ne s’écrive plus du seul point de vue des vainqueurs, notre rapport au droit ne devrait-il pas cesser d’être de charme, pour se faire plus lucide et plus convaincant (par les arguments mobilisés) ?
En fait, des tentatives de privatisation de la mémoire collective existent et foisonnent en période de crise. Elles passeraient le plus souvent par le droit, non sans relancer le débat portant sur les approches normatives (morale et sociologique) et positives (procédurale et déterministe) du droit. Les unes auraient la vertu de la moralité et de la matérialité, les autres celle de l’autoréférentialité et de la neutralité axiologique.
Or, en contexte de sociétés modernes dites complexes, car marquées soit par le traumatisme des valeurs culturelles, soit par le polythéisme des valeurs morales, la question de savoir ce que valent de telles vertus reconnues au droit et à la décision juridique dérivée n’est pas aisée à trancher. Cependant, des décisions sont prises tous les jours, de même que le droit est dit ou se dit par les spécialistes du droit, en l’occurrence les juges en accord ou non avec des jurés triés sur le volet, toute chose qui semble révéler que le droit et la juridicisation de la société ont encore de beaux jours à vivre. Ce n’est donc pas à torpiller le droit que ce texte s’intéresse, mais plutôt à situer l’échelon développé par Jürgen Habermas où l’autonomie du droit prend un sens moins systémique (instrumental) et idéologique (illusoire).
I- LOGIQUES DE RATTRAPAGE DES MONDES VECUS COLONISÉS
I-1- Qu’entendre par colonisation du monde vécu ?
Il faut distinguer la colonisation du monde vécu de la colonisation (historique), les deux notions n’ayant de points communs que l’identité du mot (colonisation). Quand Habermas emploie l’expression, « colonisation du monde vécu », il ne l’inscrit pas a priori dans un cadre impérialiste de conquête de territoires peuplés par des « indigènes ». La colonisation du monde est un processus qui s’analyse par opposition violente aux systèmes comme son mode opératoire d’érosion de la culture, de la société et de la personnalité, les trois composantes cardinales du monde de tous les jours. Cette posture méthodologique n’annule pas, cependant, les rapprochements qui suivent.
Même si Habermas n’emploie guère le concept de « colonisation du monde vécu » pour problématiser l’impérialisme occidental et ses effets sur les terres conquises, il n’est pas contradictoire d’associer sur le front des effets les deux processus. L’un consiste en une codification juridique de presque tous les rapports humains, « relations entre parents et enfants, enseignants et élèves, entre voisins », qui entraîne « un dépérissement bureaucratique de la communication ». Il en résulte que « les schèmes de la rationalité économique et administrative envahissent les domaines traditionnellement réservés à la spontanéité morale ou esthétique ». L’autre a consisté en « la désagrégation des sociétés archaïques par des conquérants issus de sociétés étatisées » entraînant la déréglementation des cadres tribaux de perception de soi et le « calvaire », comme le relève Senghor dans Chaka, des peuples colonisés à « tous les pays aux quatre coins de l’horizon soumis à la règle, à l’équerre et au compas. » Ce sont des outils qui signalent l’économie de marché capitaliste et la bureaucratie qui l’accompagne, des ‘’formes normales’’ de la modernité politique, qui se mondialiseraient à volonté. C’est en cela que le diagnostic habermassien est lucide, qui ne situe pas la colonisation dans le seul camp des peuples colonisés mais dans tous les camps où les impératifs des systèmes administratifs et économiques sont de mise. Ils ne peuvent guère échapper à la logique instrumentale de tels systèmes.
Tant que tout se passe à l’intérieur de ces deux systèmes, on ne peut pas à proprement parler, comme le note Michael Löwy, un des contributeurs du numéro spécial de la revue Actuel Marx consacré à Jürgen Habermas, de « pathologie voire de traumatisme. C’est le cas, au contraire, quand la rationalité instrumentale propre à ces deux systèmes, transgresse leurs frontières et pénètre dans la sphère de la reproduction symbolique, c’est-à-dire, quand l’argent et le pouvoir entrent dans des domaines qui relèvent de la compréhension, ou, en d’autres mots, quand les impératifs des sous-systèmes autonomes « colonisent le monde vécu de la communication ». Ce n’est donc pas de façon fortuite et opportuniste que Habermas se sert du concept de colonisation car il renvoie finalement explicitement, à l’échelon de ses conséquences désastreuses, au modèle colonialiste historique et classique : l’invasion de l’extérieur, par une métropole coloniale, d’une société tribale.
Dans la vision dualiste caractéristique de la démarche de Habermas, il faut saisir une totale extériorité entre les systèmes et les mondes vécus et il suffirait d’empêcher « l’intrusion des premiers dans les seconds pour que la société moderne puisse échapper au traumatisme, à la réification, à l’aliénation et plus crucialement à la violence des systèmes. Faut-il opposer à la violence systémique une autre forme de violence ?
I-2- Que disent les logiques de rattrapage ?
À la question de savoir s’il faut opposer à la violence du système, une autre forme de violence, Marx, les continuateurs du marxisme et partant les adeptes de la dictature du prolétariat donnent une suite favorable. À leurs yeux, le jeu institutionnel qui se régénère dans le droit est biaisé dans la mesure où l’État bourgeois aurait un accès privilégié au droit. Celui-ci serait en d’autres mots, un pur reflet de l’ordre bourgeois dominant. Il en résulte la transformation des rapports sociaux inégalitaires en rapports juridiques tout aussi inégalitaires. Pour rattraper ou pour corriger les inégalités, le droit apparaît n’être d’aucun secours tant que l’ordre bourgeois qui le commandite, reste, demeure ou se consolide ; il faut purement et simplement le supprimer. Ce n’est pas l’avis de Habermas qui pense que le droit bourgeois conserve une certaine autonomie relationnelle que le paradigme de la communication, à la différence du paradigme de la production marxiste, met bien en lumière. C’est un paradigme qui appelle le monde vécu comme son support.
Rappelons que Husserl fait partie des auteurs qui contribuèrent à donner au monde de la vie un territoire théorique ; ce territoire censé structurer et donner sens à la connaissance et à sa place dans les théories de la connaissances anté-husserliennes comme post-husserliennes ; dans la première période, c’est du côté de Platon qu’il faut regarder pour comprendre comment ce monde de la vie ne résiste pas à l’allégorie de la caverne ombrageuse et surtout pour comprendre pourquoi il est extrêmement périlleux de lui accorder du crédit ; dans la seconde période, c’est-à-dire celle qui vient après Husserl, il y a des réelles tentatives de repositionnement du monde de la vie dans le champ de la théorie de la connaissance. Celle-ci n’est plus, dans ce contexte, perçue comme idéologie, mais plutôt comme phénoménologie.
De la science de l’idée à celle du phénomène, l’on passe d’une querelle de méthodologies où le curseur oscille indéfiniment entre le fait et l’idée, la factualité et la contrefactualité. C’est l’un des points de départ de la querelle qui oppose Habermas à Apel. Habermas fait en effet partie des penseurs qui réhabilitent, dans les limites de l’action communicationnelle, le monde de la vie. C’est dans le contexte des évidences culturelles de ce monde que l’action communicationnelle peut échapper à l’instrumentalisation orchestrée par les systèmes administratif et économique (capitaliste).
Or, le dépassement de l’instrumentalisation imposée par le système administratif et économique semble être utopique. Toutefois, on peut arguer que si la société comme un monde vécu symbolique est sous l’effet de processus d’entente, de coordination de l’action et de socialisation, processus qui passe par l’agir communicationnel, il reste que telle que développée par Habermas les conditions de la situation idéale de parole ne permettent qu’à une certaine classe « la bourgeoisie » de participer activement dans la société, ce qui conduit à la penser comme une « sphère discriminatoire » qui libère ce qu’elle veut libérer, qui bloque ce qu’elle veut bloquer. C’est le propos, à côté de celui de Axel Honneth, de Nancy Fraser qui souligne le déni de reconnaissance dont sont victimes les publics subalternes. Il n’empêche que Habermas place une entière confiance dans l’Aufklärung et le projet émancipatoire affiché à ses débuts.
II- HISTOIRE ET ÉCRITURE DE L’HISTOIRE DANS LE LANGAGE DU DROIT
Dans l’Espace public, Habermas décrit comment l’histoire de l’Humanité a pris le tournant bourgeois qui la marque depuis lors. Il montre, précisément, comment la bourgeoisie, en évinçant les pouvoirs féodaux, arrive à colorer à sa convenance, le droit (constitutionnel). L’analyse habermassienne est, sur ce point, largement en phase avec le discours marxiste dénonçant le droit bourgeois mobilisé, non pas à des fins d’émancipation collective, mais pour l’hégémonie d’une classe, celle des détenteurs des moyens de production ; Habermas ne valide pas cependant les moyens préconisés en vue du changement : l’action violente. Il la rejette au profit de l’agir communicationnel.
Avant Habermas, Hannah Arendt s’était montrée très critique à l’égard des défenseurs de la dictature du prolétariat. La crise de la culture est un ouvrage exemplaire à cet égard. Si Habermas lui reconnaît le mérite d’avoir cherché à convaincre les acteurs politiques sur la nécessité du dialogue, il explique comment elle ne pouvait pas gagner pareille bataille avec des armes encore tributaires du paradigme de la subjectivité. C’est en tournant résolument le dos au paradigme vieilli du sujet au profit de celui de l’intersubjectivité et donc de la communication que le projet émancipatoire de la Modernité politique peut se poursuivre avec, bien entendu, les institutions bourgeoises.
Sous l’ordre bourgeois, l’État de droit se suffisait à lui-même ; il n’avait guère besoin d’épithètes, tels que démocratique, radical, communicationnel, qui en corrige le manque de légitimité populaire ou l’absence de base normative définie par les Droits de l’Homme. C’est donc en se référant à la démocratie et aux droits de l’homme que l’État de droit peut déployer un langage du droit normatif différent du légalisme de l’État constitutionnel bourgeois des premières heures de la modernité politique.
Parce qu’ils définissent un horizon moral bien connu, les droits de l’homme interprétés en consonance intime avec le droit démocratiquement institué laissent apparaître une approche moralisatrice du droit dont le risque majeur est de ne pas reconnaître certains points de vue moraux au profit d’autres. Comment mettre alors le droit à l’abri de la tentation des hommes de le colorer au gré de leurs inclinations (morales) autrement par un retour au statut ontologique du droit interprété comme sa redécouverte rationnelle.
III- LE LIEN DU DROIT ENTRE LE RATIONNEL ET LE RELATIONNEL
III- 1-Le droit entre politisation et moralisation
Pour que le droit puisse revendiquer son autonomie qui se défend le mieux dans l’approche positive ou dans le positivisme juridique, il eût fallu que la colonisation du monde vécu n’existât pas. En réalité, sous l’angle d’une science positive du droit, on fait croire que le langage juridique est auto-référentiel ou autopoiétique, qu’il n’a pas à s’intéresser au monde de la vie en tant qu’externalités, qu’il n’a pas à convoyer dans sa régulation interne des valeurs substantielles ou compréhensives, fussent-elles dérivées des droits de l’homme. Les insuffisances de cette position sont celles mêmes de la philosophie du sujet et d’un sujet de droit abstrait. L’abstraction de toute individualité différente, concrète constitue, certes, la principale manière de rendre commensurable l’incommensurable en permettant des connexions entre les membres individualisés de la société via des contrats, des actes, des jugements, des décisions administratives, mais cela reste hautement problématique. C’est pourquoi, au rationnel il faut adjoindre le relationnel qui se nourrit à la fois des rapports de forces sociales stratégiques et intercompréhensives.
En privilégiant le point de vue intercompréhensif, Habermas aspire toujours à l’utopie bourgeoise de la raison, propre à l’âge des Lumières, dans laquelle les sphères d’action formellement organisées du bourgeois (l’appareil d’État et l’économie) constituent les bases pour le monde vécu post-traditionnel d’un Homme (sphère privée) et d’un Citoyen (espace public). Même s’il reconnaît que cette image idyllique est constamment démentie par les réalités de la vie bourgeoise, Habermas ne croit pas moins aux potentialités raisonnables de l’agir orienté vers l’intercompréhension présentes dans la compréhension de soi d’une bourgeoisie européenne marquée par l’humanisme.
Que cet attachement viscéral à l’utopie des Lumières contraste avec le pessimisme des premiers auteurs de la Théorie critique tels que Max Horkheimer et Theodor Adorno, cela est évident. En effet, en pensant la vie marquée par l’empreinte de la bourgeoisie comme vie à jamais mutilée , Adorno s’est interdit de comprendre les processus d’apprentissage sociaux à travers lesquels Habermas construit sa théorie de l’évolution sociale. Habermas, en publiant Droit et démocratie, va plus loin en s’intéressant, aujourd’hui, au droit, en le célébrant comme le médium par excellence de l’intégration des sociétés complexes, alors que ses premiers écrits ne s’étaient limités qu’au pouvoir politique, ses ordres de légitimité et à la morale, ses forces dans un monde désenchanté. C’est le propos de Droit et morale que révèle entre autres ce paragraphe : « Max Weber avait tout à fait raison ; en effet, ce n’est qu’en tenant compte du droit lui-même que l’on peut assurer l’indépendance du système du droit. Mais dans la mesure où le droit est lié de façon interne d’un côté à la politique et de l’autre à la morale, la rationalité du droit n’est pas seulement une affaire juridique ». Il faut, en d’autres mots, que le droit et tous ceux qui se réclament de lui, comme ses professionnels, travaillent à réaliser un certain équilibre autour de leur objet, qui devra transcender « l’efficacité rationnelle, scientifique et instrumentale d’un droit calculable ». C’est un nouvel équilibre assis sur la raison susceptible de définir ce que « tous peuvent vouloir dans l’intérêt légitime de chacun ». Certes, en proclamant le caractère inachevé de la modernité, Habermas pariait contre la barbarie de la raison, sa capacité à se tirer d’affaire.
Au seuil des affaires juridiques, c’est cette aptitude de la raison en résonance dans la théorie de la discussion appliquée au droit qu’il faut repérer. Or, bien de repères sociaux en donnent rarement l’occasion ; ceux de la Côte d’Ivoire en crise depuis le 24 décembre 1999 en sont la triste l’illustration, pays où ce qui est en cause, c’est à la fois la juridicisation de la politique et la politisation du droit ; dans le premier cas, sont visés le sens et la nature des codages juridiques des questions sociales et dans le second cas, le débordement politique de la législation en vigueur.
III- 2- L’espace public ivoirien entre juridicisation de la politique et politisation du droit
Par juridicisation de la politique, nous entendons le processus par lequel les actions politiques prennent des formes juridiques pour exister comme telles. A travers le droit, un monde politique s’ouvre et se ferme. L’appellation État de droit en donne la pleine mesure, en ce qu’elle traduisait et désigne encore un état politique saisi par le droit ou la loi. Cependant, l’on peut aller plus loin pour voir en l’expression juridicisation de la politique, la présence massive voire envahissante du droit, ponctuée par la revendication d’une discipline autonome soumettant l’action politique à ses exigences. Il en résulterait une forme de chantage du droit orchestré par ses professionnels. Toutefois, l’on peut penser que, de plus en plus, c’est la politique qui soumet à ses lois le droit.
Et, que l’État de droit en vienne aujourd’hui à désigner ce qui n’était à l’origine qu’un Etat constitutionnel sans rapport nécessaire à la démocratie, cela peut donner une idée des rapports de force entre droit et politique. En réalité, un droit sans politique n’est pas un fait établi de nos jours, mais cela peut désigner à tout le moins une tendance à l’appui de laquelle les développements sur l’autonomie du droit ont concouru. Il est apparu, en effet, que le droit revendique une pureté qu’il ne peut obtenir, qu’en d’autres termes, il est en crise. Le droit et les producteurs du droit entérinent cet état crisique chaque fois que, « pour remplir leur fonction, être efficace et effectif, ils doivent composer avec le social et ses mouvements, sans être aucunement le serviteur docile ».
À l’échelon de la Côte d’Ivoire, cette réflexion ne contredit pas l’état existant du droit sous sa forme la plus achevée, pourrait-on dire, à savoir la constitution ivoirienne. Celle-ci accueille si bien ‘’les changements d’humeur’’ des hommes qu’elle joue au quotidien son autonomie systémique. En tant que système des droits organiques réglementant la vie socio-politique ivoirienne, la constitution s’est saisie, sous le double mode de la description et de l’anticipation, des hasards de l’histoire tels que ceux que décrit Francis Akindès :
« Henri Konan Bédié était président de l’Assemblée nationale en 1993 lorsque décédait Houphouët-Boigny. Il occupait cette fonction depuis 1980. A la mort du premier président, il devint chef d’État en application de l’article 11 de la constitution ivoirienne qui prévoit que le président de l’Assemblée nationale assure l’intérim jusqu’à la tenue des élections dans un délai de quatre-vingt-dix jours. L’accession de Henri Konan Bédié à la tête de l’Etat s’est faite dans un contexte politique tendu en raison des enjeux politiques, économiques et sociaux du moment » .
C’est dire qu’il n’est pas rare que les enjeux politiques du moment conduisent à mettre sous l’éteignoir les lois établies. En Côte d’Ivoire, depuis la rébellion armée de septembre 2002 et même bien avant, les accords, pour la plupart d’entre eux, ont été construits et signés entre parties ivoiriennes au détriment de la Loi constitutionnelle. Ce débordement continu des dispositions constitutionnelles par différents ordres politiques au motif que des accords politiques sont à passer, ne serait pas à critiquer, si le personnel politique ne se retranchait pas au gré des calculs stratégiques derrière la même constitution. Faisons remarquer, avec Sonja Buckel, que les procédures juridiques n’abandonnent pas le droit à la pratique ordinaire mais au contraire elles codent cette pratique sociale dans leur propre sémantique juridique. Les décisions sont, explique-t-elle, ainsi détachées de la distribution sociale du pouvoir et enfouies dans la sphère du droit. Pour elle, les procédures juridiques fonctionnent selon un langage particulier ; une conception du temps spécifique, parce qu’elles demandent un certain savoir technique, et mettent en œuvre des mécanismes sociaux d’exclusion. Pour toutes ces rasions, dit-elle, quand les simples acteurs se retrouvent dans les procédures, ils n’ont plus d’accès immédiat à leurs propres relations ; celles-ci commencent une vie autonome . Seulement, dans le cas de la Côte d’Ivoire, tout porte à croire que les décisions ne sont pas détachées de la distribution sociale du pouvoir. De même, si elles sont enfouies quelque part, ce n’est pas dans la seule sphère du droit. Il y a des sphères qui talonnent le droit, le soumettent à une rude concurrence et font penser à ce qu’écrivait au début du siècle dernier, Emile Faguet en échos au traitement juridique de l’affaire Dreyfus :
« En prononçant, pour clore l’affaire Dreyfus, un arrêt qui ne tient pas debout, la Cour de cassation a simplement obéi au désir de n’être pas anarchiste. C’est à ces conséquences plaisantes et un peu tristes qu’aboutit le fait d’avoir délivré la magistrature de toute responsabilité. Elle peut s’en réjouir, sans doute, rien n’est plus agréable que de le dire : « personne, à moins d’être fou, ne peut s’en prendre à moi ». Cependant, la chose est grave. Une nation jugée par des personnes qui sont irresponsables, qui se savent irresponsables, qui se disent irresponsables, qui montrent qu’ils sont irresponsables et que le pouvoir veut qu’ils soient irresponsables, peut se sentir en danger. Elle peut se demander s’il n’est pas très périlleux pour les particuliers que, la magistrature n’étant que l’État jugeant, tout démêlé entre un particulier et l’Etat soit nécessairement jugé contre le particulier » .
Certes, ces réflexions relèvent de l’application du droit, mais ce n’est pas dit que la production du droit échappe à cette horrible déresponsabilisation. L’une et l’autre n’échappent guère à l’intrusion des pouvoirs politiques dans la vie du droit. Est-ce pour protéger l’Etat de l’anarchie ? En tout cas, concernant toujours la Côte d’Ivoire, le Conseil constitutionnel, en prenant soin, dans ses rendus de novembre 2009 sur les candidats à l’élection présidentielle, de préciser que c’est un faisceau de textes nationaux et internationaux qui ont orienté les décisions, aura tenter, peut-être en vain, de donner la preuve de sa responsabilité en tant que juge constitutionnel.
REMARQUES FINALES
Le postulat de la colonisation du monde vécu, s’il est admis et assumé, ne peut pas ne pas mettre en difficulté les penseurs qui prônent l’autonomie (rationnelle) du droit sans s’ouvrir à l’autonomie relationnelle de celui-ci ; que l’une et l’autre concourent à asseoir, dans un monde colonisé ou traumatisé qu’on cherche à guérir, la décision (vérité) juridique, telle est la conclusion à laquelle nous parvenons. Elle entraîne pour conséquence radicale l’idée que du moment où le droit ne peut en rien échapper aux réquisits juridiques de légitimation, les intellectuels juridiques et les intellectuels organiques ont beau jeu ; les seconds rappellent les mouvements de la société civile tels que les Think-tank, les premiers, ceux des Critical Legal Studies. Le but du jeu ne saurait alors se limiter à remporter des procès dans les cours de justice, mais à activer des catégories subalternisées en vue d’un mouvement social plus large et plus conquérant. Il y va du projet émancipatoire de la Modernité politique et surtout de l’intérêt à accorder à la requête, portée notamment par Pierre Rosanvallon dans le contexte français ; requête selon laquelle, vu que l’auteur du concept de la colonisation du monde vécu, Habermas, semble tourner en rond dans le cercle bien clos du procéduralisme positif , il faut chercher à en sortir en faisant droit à un procéduralisme de type négatif dont la tâche serait de déborder les cadres hégémoniques conservateurs du droit, par le biais de la multiplication des Autorités de régulation (du droit démocratiquement institué) et des cercles d’experts. Qui les mettra en place ? Qui les payera ? Qui contrôlera le contrôleur ? Ces questions intéressent à un plus haut point la Côte d’Ivoire, où la vie du droit se confond avec les enjeux politiques du moment ; elle n’est, par conséquent, éligible ni à l’autonomie rationnelle du droit, ni à son autonomie relationnelle.
M. KOUASSI Yao Edmond
Maître de Conférences
Département de philosophie
Université Alassane Ouattara (U. A. O)
(Côte d’Ivoire)
Bibliographie sélective
AKINDES, Francis, « La crise ivoirienne ou la réinvention risquée d’une nation » in Penser la crise ivoirienne, Repères « International », Paris, Editions MENAIBUC, 2007.
APEL, Karl-Otto, La relation entre morale, droit et démocratie. La philosophie de Jürgen Habermas jugée du point de vue d’une pragmatique transcendantale, traduction de Kervégan, J-F., Paris, PUF « Études philosophiques », 2001.
ARENDT, Hannah, la crise de la culture, traduction de Levy, P. Paris, Gallimard, 1972.
CLAM, Jean, Droit et société chez Luhmann. La contingence des normes, Paris, PUF, 1997.
DWORKIN, Ronald, Prendre les droits au sérieux, traduction de Rossignol (M.J.), Limare F., révisée par Michaut F., Paris, Puf, 1984.
FAGUET, Emile, …Et l’horreur des responsabilités, Paris, Grasset, 1914.
HABERMAS, Jürgen, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, traduction de De Launay, M., Paris, Payot, 1998
HABERMAS, Jürgen, L’Intégration républicaine, Essais de théorie politique, traduction de Rochlitz (R.), Paris, Fayard, 1998.
HABERMAS, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, traduction de Ferry, M., Paris, Fayard, 1997, tome 1 : rationalité de l’agir et rationalisation de la société.
HABERMAS, Jürgen, Logiques des sciences sociales et autres Essais, traduction de Rochlitz R., Paris, Puf, 1987.
HABERMAS, Jürgen, Droit et morale : Tanner lectures, traduction de Bouchindhomme, C. et Rochlitz, R. Paris, Seuil, 1997.
HABERMAS, Jürgen, Droit et démocratie. Entre faits et normes, traduction de Rochlitz, R. et Bouchindhomme, C. Paris, Gallimard, 1992.
HART (Herbert, L.A.), Le concept de droit, traduction de Michel Van De Kerchove, Bruxelles, Presses universitaire Saint-Louis, 1994.
HONNETH, Axel, La société de mépris. Vers une nouvelle théorie critique, traduction de Voirol, O., Rush, P. et Dupeyrix, A., Paris, La découverte, 2006.
KERVEGAN, Jean-François, « Quel est le sens de l’autonomie du droit ? » in Où en est la théorie critique ? Paris, La Découverte, 2003.
ROSANVALLON, Pierre, La légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité et proximité, Paris, Seuil, 2008.
TERRE, François, Le Droit, Paris, Flammarion, 1999.
Ce n’est pas à torpiller le droit (la justice ?) que ce texte s’intéresse, mais plutôt à situer l’échelon où l’autonomie du droit (la justice ?) prend un sens moins spectral et idéologique. Il (le texte) prend en compte le contexte des sociétés modernes dites complexes car marquées soit par le traumatisme des valeurs culturelles, soit par le polythéisme des valeurs morales ; lieu où la question de savoir ce que valent les vertus reconnues au droit (la justice ?) et à la décision juridique dérivée (la justice ?) n’est pas aisée à trancher ; favorisant, du coup, les logiques de rattrapage des mondes vécus, partagées entre approches normatives (morale et sociologique) et positives (procédurale et déterministe) du droit (la justice ?). Les unes auraient la vertu de la moralité et de la matérialité ; les autres, celle de l’autoréférentialité et de la neutralité axiologique.
PROPOS LIMINAIRES
Comment faire valoir, sur les logiques de rattrapage des mondes vécus colonisés, le paradigme du droit comme moteur d’une réponse collective à la mémoire fendue fondue dans des approches privatives et personnelles de l’histoire ? Pour que l’histoire ne s’écrive plus du seul point de vue des vainqueurs, notre rapport au droit ne devrait-il pas cesser d’être de charme, pour se faire plus lucide et plus convaincant (par les arguments mobilisés) ?
En fait, des tentatives de privatisation de la mémoire collective existent et foisonnent en période de crise. Elles passeraient le plus souvent par le droit, non sans relancer le débat portant sur les approches normatives (morale et sociologique) et positives (procédurale et déterministe) du droit. Les unes auraient la vertu de la moralité et de la matérialité, les autres celle de l’autoréférentialité et de la neutralité axiologique.
Or, en contexte de sociétés modernes dites complexes, car marquées soit par le traumatisme des valeurs culturelles, soit par le polythéisme des valeurs morales, la question de savoir ce que valent de telles vertus reconnues au droit et à la décision juridique dérivée n’est pas aisée à trancher. Cependant, des décisions sont prises tous les jours, de même que le droit est dit ou se dit par les spécialistes du droit, en l’occurrence les juges en accord ou non avec des jurés triés sur le volet, toute chose qui semble révéler que le droit et la juridicisation de la société ont encore de beaux jours à vivre. Ce n’est donc pas à torpiller le droit que ce texte s’intéresse, mais plutôt à situer l’échelon développé par Jürgen Habermas où l’autonomie du droit prend un sens moins systémique (instrumental) et idéologique (illusoire).
I- LOGIQUES DE RATTRAPAGE DES MONDES VECUS COLONISÉS
I-1- Qu’entendre par colonisation du monde vécu ?
Il faut distinguer la colonisation du monde vécu de la colonisation (historique), les deux notions n’ayant de points communs que l’identité du mot (colonisation). Quand Habermas emploie l’expression, « colonisation du monde vécu », il ne l’inscrit pas a priori dans un cadre impérialiste de conquête de territoires peuplés par des « indigènes ». La colonisation du monde est un processus qui s’analyse par opposition violente aux systèmes comme son mode opératoire d’érosion de la culture, de la société et de la personnalité, les trois composantes cardinales du monde de tous les jours. Cette posture méthodologique n’annule pas, cependant, les rapprochements qui suivent.
Même si Habermas n’emploie guère le concept de « colonisation du monde vécu » pour problématiser l’impérialisme occidental et ses effets sur les terres conquises, il n’est pas contradictoire d’associer sur le front des effets les deux processus. L’un consiste en une codification juridique de presque tous les rapports humains, « relations entre parents et enfants, enseignants et élèves, entre voisins », qui entraîne « un dépérissement bureaucratique de la communication ». Il en résulte que « les schèmes de la rationalité économique et administrative envahissent les domaines traditionnellement réservés à la spontanéité morale ou esthétique ». L’autre a consisté en « la désagrégation des sociétés archaïques par des conquérants issus de sociétés étatisées » entraînant la déréglementation des cadres tribaux de perception de soi et le « calvaire », comme le relève Senghor dans Chaka, des peuples colonisés à « tous les pays aux quatre coins de l’horizon soumis à la règle, à l’équerre et au compas. » Ce sont des outils qui signalent l’économie de marché capitaliste et la bureaucratie qui l’accompagne, des ‘’formes normales’’ de la modernité politique, qui se mondialiseraient à volonté. C’est en cela que le diagnostic habermassien est lucide, qui ne situe pas la colonisation dans le seul camp des peuples colonisés mais dans tous les camps où les impératifs des systèmes administratifs et économiques sont de mise. Ils ne peuvent guère échapper à la logique instrumentale de tels systèmes.
Tant que tout se passe à l’intérieur de ces deux systèmes, on ne peut pas à proprement parler, comme le note Michael Löwy, un des contributeurs du numéro spécial de la revue Actuel Marx consacré à Jürgen Habermas, de « pathologie voire de traumatisme. C’est le cas, au contraire, quand la rationalité instrumentale propre à ces deux systèmes, transgresse leurs frontières et pénètre dans la sphère de la reproduction symbolique, c’est-à-dire, quand l’argent et le pouvoir entrent dans des domaines qui relèvent de la compréhension, ou, en d’autres mots, quand les impératifs des sous-systèmes autonomes « colonisent le monde vécu de la communication ». Ce n’est donc pas de façon fortuite et opportuniste que Habermas se sert du concept de colonisation car il renvoie finalement explicitement, à l’échelon de ses conséquences désastreuses, au modèle colonialiste historique et classique : l’invasion de l’extérieur, par une métropole coloniale, d’une société tribale.
Dans la vision dualiste caractéristique de la démarche de Habermas, il faut saisir une totale extériorité entre les systèmes et les mondes vécus et il suffirait d’empêcher « l’intrusion des premiers dans les seconds pour que la société moderne puisse échapper au traumatisme, à la réification, à l’aliénation et plus crucialement à la violence des systèmes. Faut-il opposer à la violence systémique une autre forme de violence ?
I-2- Que disent les logiques de rattrapage ?
À la question de savoir s’il faut opposer à la violence du système, une autre forme de violence, Marx, les continuateurs du marxisme et partant les adeptes de la dictature du prolétariat donnent une suite favorable. À leurs yeux, le jeu institutionnel qui se régénère dans le droit est biaisé dans la mesure où l’État bourgeois aurait un accès privilégié au droit. Celui-ci serait en d’autres mots, un pur reflet de l’ordre bourgeois dominant. Il en résulte la transformation des rapports sociaux inégalitaires en rapports juridiques tout aussi inégalitaires. Pour rattraper ou pour corriger les inégalités, le droit apparaît n’être d’aucun secours tant que l’ordre bourgeois qui le commandite, reste, demeure ou se consolide ; il faut purement et simplement le supprimer. Ce n’est pas l’avis de Habermas qui pense que le droit bourgeois conserve une certaine autonomie relationnelle que le paradigme de la communication, à la différence du paradigme de la production marxiste, met bien en lumière. C’est un paradigme qui appelle le monde vécu comme son support.
Rappelons que Husserl fait partie des auteurs qui contribuèrent à donner au monde de la vie un territoire théorique ; ce territoire censé structurer et donner sens à la connaissance et à sa place dans les théories de la connaissances anté-husserliennes comme post-husserliennes ; dans la première période, c’est du côté de Platon qu’il faut regarder pour comprendre comment ce monde de la vie ne résiste pas à l’allégorie de la caverne ombrageuse et surtout pour comprendre pourquoi il est extrêmement périlleux de lui accorder du crédit ; dans la seconde période, c’est-à-dire celle qui vient après Husserl, il y a des réelles tentatives de repositionnement du monde de la vie dans le champ de la théorie de la connaissance. Celle-ci n’est plus, dans ce contexte, perçue comme idéologie, mais plutôt comme phénoménologie.
De la science de l’idée à celle du phénomène, l’on passe d’une querelle de méthodologies où le curseur oscille indéfiniment entre le fait et l’idée, la factualité et la contrefactualité. C’est l’un des points de départ de la querelle qui oppose Habermas à Apel. Habermas fait en effet partie des penseurs qui réhabilitent, dans les limites de l’action communicationnelle, le monde de la vie. C’est dans le contexte des évidences culturelles de ce monde que l’action communicationnelle peut échapper à l’instrumentalisation orchestrée par les systèmes administratif et économique (capitaliste).
Or, le dépassement de l’instrumentalisation imposée par le système administratif et économique semble être utopique. Toutefois, on peut arguer que si la société comme un monde vécu symbolique est sous l’effet de processus d’entente, de coordination de l’action et de socialisation, processus qui passe par l’agir communicationnel, il reste que telle que développée par Habermas les conditions de la situation idéale de parole ne permettent qu’à une certaine classe « la bourgeoisie » de participer activement dans la société, ce qui conduit à la penser comme une « sphère discriminatoire » qui libère ce qu’elle veut libérer, qui bloque ce qu’elle veut bloquer. C’est le propos, à côté de celui de Axel Honneth, de Nancy Fraser qui souligne le déni de reconnaissance dont sont victimes les publics subalternes. Il n’empêche que Habermas place une entière confiance dans l’Aufklärung et le projet émancipatoire affiché à ses débuts.
II- HISTOIRE ET ÉCRITURE DE L’HISTOIRE DANS LE LANGAGE DU DROIT
Dans l’Espace public, Habermas décrit comment l’histoire de l’Humanité a pris le tournant bourgeois qui la marque depuis lors. Il montre, précisément, comment la bourgeoisie, en évinçant les pouvoirs féodaux, arrive à colorer à sa convenance, le droit (constitutionnel). L’analyse habermassienne est, sur ce point, largement en phase avec le discours marxiste dénonçant le droit bourgeois mobilisé, non pas à des fins d’émancipation collective, mais pour l’hégémonie d’une classe, celle des détenteurs des moyens de production ; Habermas ne valide pas cependant les moyens préconisés en vue du changement : l’action violente. Il la rejette au profit de l’agir communicationnel.
Avant Habermas, Hannah Arendt s’était montrée très critique à l’égard des défenseurs de la dictature du prolétariat. La crise de la culture est un ouvrage exemplaire à cet égard. Si Habermas lui reconnaît le mérite d’avoir cherché à convaincre les acteurs politiques sur la nécessité du dialogue, il explique comment elle ne pouvait pas gagner pareille bataille avec des armes encore tributaires du paradigme de la subjectivité. C’est en tournant résolument le dos au paradigme vieilli du sujet au profit de celui de l’intersubjectivité et donc de la communication que le projet émancipatoire de la Modernité politique peut se poursuivre avec, bien entendu, les institutions bourgeoises.
Sous l’ordre bourgeois, l’État de droit se suffisait à lui-même ; il n’avait guère besoin d’épithètes, tels que démocratique, radical, communicationnel, qui en corrige le manque de légitimité populaire ou l’absence de base normative définie par les Droits de l’Homme. C’est donc en se référant à la démocratie et aux droits de l’homme que l’État de droit peut déployer un langage du droit normatif différent du légalisme de l’État constitutionnel bourgeois des premières heures de la modernité politique.
Parce qu’ils définissent un horizon moral bien connu, les droits de l’homme interprétés en consonance intime avec le droit démocratiquement institué laissent apparaître une approche moralisatrice du droit dont le risque majeur est de ne pas reconnaître certains points de vue moraux au profit d’autres. Comment mettre alors le droit à l’abri de la tentation des hommes de le colorer au gré de leurs inclinations (morales) autrement par un retour au statut ontologique du droit interprété comme sa redécouverte rationnelle.
III- LE LIEN DU DROIT ENTRE LE RATIONNEL ET LE RELATIONNEL
III- 1-Le droit entre politisation et moralisation
Pour que le droit puisse revendiquer son autonomie qui se défend le mieux dans l’approche positive ou dans le positivisme juridique, il eût fallu que la colonisation du monde vécu n’existât pas. En réalité, sous l’angle d’une science positive du droit, on fait croire que le langage juridique est auto-référentiel ou autopoiétique, qu’il n’a pas à s’intéresser au monde de la vie en tant qu’externalités, qu’il n’a pas à convoyer dans sa régulation interne des valeurs substantielles ou compréhensives, fussent-elles dérivées des droits de l’homme. Les insuffisances de cette position sont celles mêmes de la philosophie du sujet et d’un sujet de droit abstrait. L’abstraction de toute individualité différente, concrète constitue, certes, la principale manière de rendre commensurable l’incommensurable en permettant des connexions entre les membres individualisés de la société via des contrats, des actes, des jugements, des décisions administratives, mais cela reste hautement problématique. C’est pourquoi, au rationnel il faut adjoindre le relationnel qui se nourrit à la fois des rapports de forces sociales stratégiques et intercompréhensives.
En privilégiant le point de vue intercompréhensif, Habermas aspire toujours à l’utopie bourgeoise de la raison, propre à l’âge des Lumières, dans laquelle les sphères d’action formellement organisées du bourgeois (l’appareil d’État et l’économie) constituent les bases pour le monde vécu post-traditionnel d’un Homme (sphère privée) et d’un Citoyen (espace public). Même s’il reconnaît que cette image idyllique est constamment démentie par les réalités de la vie bourgeoise, Habermas ne croit pas moins aux potentialités raisonnables de l’agir orienté vers l’intercompréhension présentes dans la compréhension de soi d’une bourgeoisie européenne marquée par l’humanisme.
Que cet attachement viscéral à l’utopie des Lumières contraste avec le pessimisme des premiers auteurs de la Théorie critique tels que Max Horkheimer et Theodor Adorno, cela est évident. En effet, en pensant la vie marquée par l’empreinte de la bourgeoisie comme vie à jamais mutilée , Adorno s’est interdit de comprendre les processus d’apprentissage sociaux à travers lesquels Habermas construit sa théorie de l’évolution sociale. Habermas, en publiant Droit et démocratie, va plus loin en s’intéressant, aujourd’hui, au droit, en le célébrant comme le médium par excellence de l’intégration des sociétés complexes, alors que ses premiers écrits ne s’étaient limités qu’au pouvoir politique, ses ordres de légitimité et à la morale, ses forces dans un monde désenchanté. C’est le propos de Droit et morale que révèle entre autres ce paragraphe : « Max Weber avait tout à fait raison ; en effet, ce n’est qu’en tenant compte du droit lui-même que l’on peut assurer l’indépendance du système du droit. Mais dans la mesure où le droit est lié de façon interne d’un côté à la politique et de l’autre à la morale, la rationalité du droit n’est pas seulement une affaire juridique ». Il faut, en d’autres mots, que le droit et tous ceux qui se réclament de lui, comme ses professionnels, travaillent à réaliser un certain équilibre autour de leur objet, qui devra transcender « l’efficacité rationnelle, scientifique et instrumentale d’un droit calculable ». C’est un nouvel équilibre assis sur la raison susceptible de définir ce que « tous peuvent vouloir dans l’intérêt légitime de chacun ». Certes, en proclamant le caractère inachevé de la modernité, Habermas pariait contre la barbarie de la raison, sa capacité à se tirer d’affaire.
Au seuil des affaires juridiques, c’est cette aptitude de la raison en résonance dans la théorie de la discussion appliquée au droit qu’il faut repérer. Or, bien de repères sociaux en donnent rarement l’occasion ; ceux de la Côte d’Ivoire en crise depuis le 24 décembre 1999 en sont la triste l’illustration, pays où ce qui est en cause, c’est à la fois la juridicisation de la politique et la politisation du droit ; dans le premier cas, sont visés le sens et la nature des codages juridiques des questions sociales et dans le second cas, le débordement politique de la législation en vigueur.
III- 2- L’espace public ivoirien entre juridicisation de la politique et politisation du droit
Par juridicisation de la politique, nous entendons le processus par lequel les actions politiques prennent des formes juridiques pour exister comme telles. A travers le droit, un monde politique s’ouvre et se ferme. L’appellation État de droit en donne la pleine mesure, en ce qu’elle traduisait et désigne encore un état politique saisi par le droit ou la loi. Cependant, l’on peut aller plus loin pour voir en l’expression juridicisation de la politique, la présence massive voire envahissante du droit, ponctuée par la revendication d’une discipline autonome soumettant l’action politique à ses exigences. Il en résulterait une forme de chantage du droit orchestré par ses professionnels. Toutefois, l’on peut penser que, de plus en plus, c’est la politique qui soumet à ses lois le droit.
Et, que l’État de droit en vienne aujourd’hui à désigner ce qui n’était à l’origine qu’un Etat constitutionnel sans rapport nécessaire à la démocratie, cela peut donner une idée des rapports de force entre droit et politique. En réalité, un droit sans politique n’est pas un fait établi de nos jours, mais cela peut désigner à tout le moins une tendance à l’appui de laquelle les développements sur l’autonomie du droit ont concouru. Il est apparu, en effet, que le droit revendique une pureté qu’il ne peut obtenir, qu’en d’autres termes, il est en crise. Le droit et les producteurs du droit entérinent cet état crisique chaque fois que, « pour remplir leur fonction, être efficace et effectif, ils doivent composer avec le social et ses mouvements, sans être aucunement le serviteur docile ».
À l’échelon de la Côte d’Ivoire, cette réflexion ne contredit pas l’état existant du droit sous sa forme la plus achevée, pourrait-on dire, à savoir la constitution ivoirienne. Celle-ci accueille si bien ‘’les changements d’humeur’’ des hommes qu’elle joue au quotidien son autonomie systémique. En tant que système des droits organiques réglementant la vie socio-politique ivoirienne, la constitution s’est saisie, sous le double mode de la description et de l’anticipation, des hasards de l’histoire tels que ceux que décrit Francis Akindès :
« Henri Konan Bédié était président de l’Assemblée nationale en 1993 lorsque décédait Houphouët-Boigny. Il occupait cette fonction depuis 1980. A la mort du premier président, il devint chef d’État en application de l’article 11 de la constitution ivoirienne qui prévoit que le président de l’Assemblée nationale assure l’intérim jusqu’à la tenue des élections dans un délai de quatre-vingt-dix jours. L’accession de Henri Konan Bédié à la tête de l’Etat s’est faite dans un contexte politique tendu en raison des enjeux politiques, économiques et sociaux du moment » .
C’est dire qu’il n’est pas rare que les enjeux politiques du moment conduisent à mettre sous l’éteignoir les lois établies. En Côte d’Ivoire, depuis la rébellion armée de septembre 2002 et même bien avant, les accords, pour la plupart d’entre eux, ont été construits et signés entre parties ivoiriennes au détriment de la Loi constitutionnelle. Ce débordement continu des dispositions constitutionnelles par différents ordres politiques au motif que des accords politiques sont à passer, ne serait pas à critiquer, si le personnel politique ne se retranchait pas au gré des calculs stratégiques derrière la même constitution. Faisons remarquer, avec Sonja Buckel, que les procédures juridiques n’abandonnent pas le droit à la pratique ordinaire mais au contraire elles codent cette pratique sociale dans leur propre sémantique juridique. Les décisions sont, explique-t-elle, ainsi détachées de la distribution sociale du pouvoir et enfouies dans la sphère du droit. Pour elle, les procédures juridiques fonctionnent selon un langage particulier ; une conception du temps spécifique, parce qu’elles demandent un certain savoir technique, et mettent en œuvre des mécanismes sociaux d’exclusion. Pour toutes ces rasions, dit-elle, quand les simples acteurs se retrouvent dans les procédures, ils n’ont plus d’accès immédiat à leurs propres relations ; celles-ci commencent une vie autonome . Seulement, dans le cas de la Côte d’Ivoire, tout porte à croire que les décisions ne sont pas détachées de la distribution sociale du pouvoir. De même, si elles sont enfouies quelque part, ce n’est pas dans la seule sphère du droit. Il y a des sphères qui talonnent le droit, le soumettent à une rude concurrence et font penser à ce qu’écrivait au début du siècle dernier, Emile Faguet en échos au traitement juridique de l’affaire Dreyfus :
« En prononçant, pour clore l’affaire Dreyfus, un arrêt qui ne tient pas debout, la Cour de cassation a simplement obéi au désir de n’être pas anarchiste. C’est à ces conséquences plaisantes et un peu tristes qu’aboutit le fait d’avoir délivré la magistrature de toute responsabilité. Elle peut s’en réjouir, sans doute, rien n’est plus agréable que de le dire : « personne, à moins d’être fou, ne peut s’en prendre à moi ». Cependant, la chose est grave. Une nation jugée par des personnes qui sont irresponsables, qui se savent irresponsables, qui se disent irresponsables, qui montrent qu’ils sont irresponsables et que le pouvoir veut qu’ils soient irresponsables, peut se sentir en danger. Elle peut se demander s’il n’est pas très périlleux pour les particuliers que, la magistrature n’étant que l’État jugeant, tout démêlé entre un particulier et l’Etat soit nécessairement jugé contre le particulier » .
Certes, ces réflexions relèvent de l’application du droit, mais ce n’est pas dit que la production du droit échappe à cette horrible déresponsabilisation. L’une et l’autre n’échappent guère à l’intrusion des pouvoirs politiques dans la vie du droit. Est-ce pour protéger l’Etat de l’anarchie ? En tout cas, concernant toujours la Côte d’Ivoire, le Conseil constitutionnel, en prenant soin, dans ses rendus de novembre 2009 sur les candidats à l’élection présidentielle, de préciser que c’est un faisceau de textes nationaux et internationaux qui ont orienté les décisions, aura tenter, peut-être en vain, de donner la preuve de sa responsabilité en tant que juge constitutionnel.
REMARQUES FINALES
Le postulat de la colonisation du monde vécu, s’il est admis et assumé, ne peut pas ne pas mettre en difficulté les penseurs qui prônent l’autonomie (rationnelle) du droit sans s’ouvrir à l’autonomie relationnelle de celui-ci ; que l’une et l’autre concourent à asseoir, dans un monde colonisé ou traumatisé qu’on cherche à guérir, la décision (vérité) juridique, telle est la conclusion à laquelle nous parvenons. Elle entraîne pour conséquence radicale l’idée que du moment où le droit ne peut en rien échapper aux réquisits juridiques de légitimation, les intellectuels juridiques et les intellectuels organiques ont beau jeu ; les seconds rappellent les mouvements de la société civile tels que les Think-tank, les premiers, ceux des Critical Legal Studies. Le but du jeu ne saurait alors se limiter à remporter des procès dans les cours de justice, mais à activer des catégories subalternisées en vue d’un mouvement social plus large et plus conquérant. Il y va du projet émancipatoire de la Modernité politique et surtout de l’intérêt à accorder à la requête, portée notamment par Pierre Rosanvallon dans le contexte français ; requête selon laquelle, vu que l’auteur du concept de la colonisation du monde vécu, Habermas, semble tourner en rond dans le cercle bien clos du procéduralisme positif , il faut chercher à en sortir en faisant droit à un procéduralisme de type négatif dont la tâche serait de déborder les cadres hégémoniques conservateurs du droit, par le biais de la multiplication des Autorités de régulation (du droit démocratiquement institué) et des cercles d’experts. Qui les mettra en place ? Qui les payera ? Qui contrôlera le contrôleur ? Ces questions intéressent à un plus haut point la Côte d’Ivoire, où la vie du droit se confond avec les enjeux politiques du moment ; elle n’est, par conséquent, éligible ni à l’autonomie rationnelle du droit, ni à son autonomie relationnelle.
M. KOUASSI Yao Edmond
Maître de Conférences
Département de philosophie
Université Alassane Ouattara (U. A. O)
(Côte d’Ivoire)
Bibliographie sélective
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ROSANVALLON, Pierre, La légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité et proximité, Paris, Seuil, 2008.
TERRE, François, Le Droit, Paris, Flammarion, 1999.