Jean-Louis Billon, le ministre ivoirien du Commerce, dénonce l’attribution au groupe français de la gestion du deuxième terminal à conteneurs d’Abidjan. Interview.
ECONOMIE
Double victoire pour Vincent Bolloré : après avoir obtenu, en 2004, la gestion du premier terminal à conteneurs du port d’Abidjan dans des conditions contestées, il vient de décrocher la gestion du deuxième terminal. Le groupe français va donc jouir d’un monopole, alors que l’appel d’offres visait à « accroître la compétitivité du port d’Abidjan par le jeu de la concurrence ». Dans une interview exclusive au « Nouvel Observateur », Jean-Louis Billon, ministre ivoirien du Commerce, dénonce les conditions de passation de ce marché, stratégique pour son pays et le reste de l’Afrique de l’Ouest. Interview.
Que pensez-vous de la récente attribution du deuxième terminal à conteneurs du port d’Abidjan au groupement APM Terminals, Bolloré Africa Logistics et Bouygues Travaux publics ?
- L’idée de départ était d’ouvrir à la concurrence le port d’Abidjan et on finit avec un supermonopole multiplié par deux. Ce n’est pas une bonne chose pour notre économie. On aurait voulu brider l’économie ivoirienne, on ne s’y serait pas pris autrement. C’est une situation que je regrette profondément.
Pourtant, l’offre financière de ce groupement a été la meilleure…
- L’offre financière est une chose, le développement de notre économie en est une autre. La compétition est vertueuse. On voit déjà les conséquences du monopole de Bolloré sur le premier terminal: la manutention portuaire y est parmi les plus chères de la sous-région, de 20 à 30% en plus selon certaines estimations. Ce manque de compétitivité engendre des coûts qui se répercutent directement sur le consommateur ivoirien.
Grâce à ce monopole, Bolloré se permet aussi des pratiques anticoncurrentielles, comme les ventes liées : l’armateur CMA-CGM, par exemple, n’a pas d’autre choix que de sous-traiter à Bolloré la manutention de ses navires. Je me demande pourquoi, chaque fois qu’on arrive sous les tropiques, on se permet ce qu’on ne ferait jamais chez soi. Moi, je veux faire respecter la loi. Je me réjouis de la prochaine mise en place de la commission de la concurrence, ainsi que de l’application d’une loi dans ce domaine.
Si les prix pratiqués par Bolloré sur le premier terminal sont si élevés, pourquoi le même consortium a-t-il obtenu le deuxième terminal ?
- J’ai beaucoup d’interrogations à ce sujet… A mes yeux, Bolloré n’aurait même pas dû être admis dans la compétition car l’appel d’offres prévoyait très clairement une mise en concurrence entre les deux terminaux, mais il a réussi à passer cette première barrière. Cela nous a desservis : des concurrents sérieux comme le port de Singapour se sont retirés de la course. En termes de gestion portuaire et de terminaux à conteneurs, c’est pourtant l’exemple à suivre aujourd’hui dans le monde. Mais ils n’ont pas compris la présence de l’exploitant du premier terminal dans cet appel d’offres et ont alors considéré que ce processus n’était qu’un maquillage pour lui attribuer le deuxième terminal. J’avais tenté à l’époque de les convaincre de participer, mais ils ont refusé en qualifiant l’opération de mascarade.
Ce qui vient de se passer leur donne raison et c’est triste. Pour nous qui nous battons pour attirer le maximum d’investisseurs en Côte d’Ivoire, ce n’est pas un bon exemple, comme s’il n’y avait pas de place pour de nouveaux opérateurs. C’est une décision regrettable. Bolloré est le seigneur des transports en Côte d’Ivoire. Les pays de l’intérieur se plaignent de cette situation : avec un opérateur unique, ils n’ont pas de marge pour négocier les prix. C’est déjà bien que Bolloré ait pu conserver le premier terminal, obtenu dans des conditions obscures en 2004. On lui maintient son premier terminal, de grâce ne lui en donnons pas un second !
Vous aviez déjà contesté la façon dont Bolloré avait obtenu la gestion du premier terminal à conteneurs en 2004…
- Tout le monde avait hurlé ! Bolloré l’avait obtenue gratuitement. Il a fallu attendre décembre 2012 pour qu’il paie 20 milliards de francs CFA [30 millions d'euros - par avenant au contrat, NDLR], mais à l’époque il l’avait obtenue finalement de gré à gré faute de concurrents, en méconnaissance de toutes les règles administratives en Côte d’Ivoire. Certaines personnes ont perdu leur emploi, au sein de l’administration, parce qu’elles s’étaient opposées à ce contrat.
Et il ne faut pas oublier qu’il y a eu une marche de protestation, le 25 mars 2004, dont le déclencheur était la signature de ce contrat. Cette marche a été stoppée par des coups de feu et il y a eu plusieurs morts. Bolloré n’avait pas réagi et j’avais, en tant que président de la chambre de commerce et d’industrie, fait un courrier en disant que tous les conteneurs étaient tachés de sang. Donc vous comprenez mon émotion aujourd’hui…
L’obtention de ce deuxième terminal serait donc illégale, selon vous ?
- Elle est en tout cas surprenante. Son offre technique, par exemple, était beaucoup moins intéressante que celle de ses concurrents, mais il a su faire la différence sur l’offre financière. Bolloré était prêt à défendre son monopole coûte que coûte : son groupe a donc proposé une sorte de prime pour se payer le maintien de ce monopole. C’est bien dommage que d’autres ne l’aient pas compris.
Dans le contrat signé en 2004, Bolloré avait exigé qu’aucun autre opérateur ne s’installe dans un périmètre de 13 kilomètres autour du premier terminal.
Aujourd’hui, vous dites que Bolloré s’est payé un monopole… Etes-vous en train de parler de corruption ?
- En 2004, quand je critiquais vivement le contrat sur le premier terminal, j’avais été approché par quelqu’un du groupe Bolloré. Cette personne m’avait fait des propositions pour que je révise ma position, mais je n’avais pas cédé. Je ne serais pas surpris si demain on me disait qu’il y a eu des problèmes de gouvernance dans l’attribution du deuxième terminal.
Avez-vous fait part de vos réserves aux personnes chargées d’étudier les offres pour le deuxième terminal ?
- Avant qu’il ne soit attribué, j’avais fait un courrier à mon collègue des Transports. Je voulais le prévenir que si le deuxième terminal était attribué au même opérateur cela créerait une position dominante, ce que la loi nous interdit. C’est pourquoi je me sens libre aujourd’hui d’en parler.
Un concurrent malheureux de Bolloré sur le deuxième terminal a saisi l’autorité nationale de régulation des marchés publics, qui l’a récemment débouté. Vous avez vous-même écrit à cette institution. Quels sont les recours qui vous restent ?
-J’ai reçu une plainte déposée devant la cour de justice de l’Uemoa [Union économique et monétaire ouest-africaine, NDLR] dénonçant un abus de position dominante, ainsi qu’un recours devant la commission de la concurrence de l’Uemoa. S’il y a une objection de ces instances, l’administration ivoirienne devra revoir sa position. Par ailleurs, on a tous signé une charte d’éthique en entrant au gouvernement, donc ce qui importe, c’est de respecter la loi et de défendre l’intérêt général. Si le président Ouattara se rend compte que l’éthique n’a pas été respectée par ses ministres, je suis sûr qu’il prendra une décision dans l’intérêt de l’économie ivoirienne et non pas dans l’intérêt d’un opérateur fautif, quand bien même il serait un ami. Il tranchera.
Au sein de ce consortium qui a porté plainte, il y a une entreprise, Movis, dirigée par votre frère David Billon. Une entreprise qui fait partie d’un groupe que vous avez longtemps dirigé. N’y a-t-il pas confit d’intérêts ?
-Il y a plus de dix ans, je me suis opposé à la constitution d’un monopole, et la logique reste la même. On ne peut pas me reprocher aujourd’hui d’avoir la même position qu’à l’époque, quand il s’agit de consolider un monopole qui avait été illégalement constitué il y a dix ans. N’importe quelle entreprise concurrente serait la bienvenue pour l’économie ivoirienne : c’est la position monopolistique qui est néfaste à notre économie.
Propos recueillis à Abidjan par Maureen Grisot – Le Nouvel Observateur
ECONOMIE
Double victoire pour Vincent Bolloré : après avoir obtenu, en 2004, la gestion du premier terminal à conteneurs du port d’Abidjan dans des conditions contestées, il vient de décrocher la gestion du deuxième terminal. Le groupe français va donc jouir d’un monopole, alors que l’appel d’offres visait à « accroître la compétitivité du port d’Abidjan par le jeu de la concurrence ». Dans une interview exclusive au « Nouvel Observateur », Jean-Louis Billon, ministre ivoirien du Commerce, dénonce les conditions de passation de ce marché, stratégique pour son pays et le reste de l’Afrique de l’Ouest. Interview.
Que pensez-vous de la récente attribution du deuxième terminal à conteneurs du port d’Abidjan au groupement APM Terminals, Bolloré Africa Logistics et Bouygues Travaux publics ?
- L’idée de départ était d’ouvrir à la concurrence le port d’Abidjan et on finit avec un supermonopole multiplié par deux. Ce n’est pas une bonne chose pour notre économie. On aurait voulu brider l’économie ivoirienne, on ne s’y serait pas pris autrement. C’est une situation que je regrette profondément.
Pourtant, l’offre financière de ce groupement a été la meilleure…
- L’offre financière est une chose, le développement de notre économie en est une autre. La compétition est vertueuse. On voit déjà les conséquences du monopole de Bolloré sur le premier terminal: la manutention portuaire y est parmi les plus chères de la sous-région, de 20 à 30% en plus selon certaines estimations. Ce manque de compétitivité engendre des coûts qui se répercutent directement sur le consommateur ivoirien.
Grâce à ce monopole, Bolloré se permet aussi des pratiques anticoncurrentielles, comme les ventes liées : l’armateur CMA-CGM, par exemple, n’a pas d’autre choix que de sous-traiter à Bolloré la manutention de ses navires. Je me demande pourquoi, chaque fois qu’on arrive sous les tropiques, on se permet ce qu’on ne ferait jamais chez soi. Moi, je veux faire respecter la loi. Je me réjouis de la prochaine mise en place de la commission de la concurrence, ainsi que de l’application d’une loi dans ce domaine.
Si les prix pratiqués par Bolloré sur le premier terminal sont si élevés, pourquoi le même consortium a-t-il obtenu le deuxième terminal ?
- J’ai beaucoup d’interrogations à ce sujet… A mes yeux, Bolloré n’aurait même pas dû être admis dans la compétition car l’appel d’offres prévoyait très clairement une mise en concurrence entre les deux terminaux, mais il a réussi à passer cette première barrière. Cela nous a desservis : des concurrents sérieux comme le port de Singapour se sont retirés de la course. En termes de gestion portuaire et de terminaux à conteneurs, c’est pourtant l’exemple à suivre aujourd’hui dans le monde. Mais ils n’ont pas compris la présence de l’exploitant du premier terminal dans cet appel d’offres et ont alors considéré que ce processus n’était qu’un maquillage pour lui attribuer le deuxième terminal. J’avais tenté à l’époque de les convaincre de participer, mais ils ont refusé en qualifiant l’opération de mascarade.
Ce qui vient de se passer leur donne raison et c’est triste. Pour nous qui nous battons pour attirer le maximum d’investisseurs en Côte d’Ivoire, ce n’est pas un bon exemple, comme s’il n’y avait pas de place pour de nouveaux opérateurs. C’est une décision regrettable. Bolloré est le seigneur des transports en Côte d’Ivoire. Les pays de l’intérieur se plaignent de cette situation : avec un opérateur unique, ils n’ont pas de marge pour négocier les prix. C’est déjà bien que Bolloré ait pu conserver le premier terminal, obtenu dans des conditions obscures en 2004. On lui maintient son premier terminal, de grâce ne lui en donnons pas un second !
Vous aviez déjà contesté la façon dont Bolloré avait obtenu la gestion du premier terminal à conteneurs en 2004…
- Tout le monde avait hurlé ! Bolloré l’avait obtenue gratuitement. Il a fallu attendre décembre 2012 pour qu’il paie 20 milliards de francs CFA [30 millions d'euros - par avenant au contrat, NDLR], mais à l’époque il l’avait obtenue finalement de gré à gré faute de concurrents, en méconnaissance de toutes les règles administratives en Côte d’Ivoire. Certaines personnes ont perdu leur emploi, au sein de l’administration, parce qu’elles s’étaient opposées à ce contrat.
Et il ne faut pas oublier qu’il y a eu une marche de protestation, le 25 mars 2004, dont le déclencheur était la signature de ce contrat. Cette marche a été stoppée par des coups de feu et il y a eu plusieurs morts. Bolloré n’avait pas réagi et j’avais, en tant que président de la chambre de commerce et d’industrie, fait un courrier en disant que tous les conteneurs étaient tachés de sang. Donc vous comprenez mon émotion aujourd’hui…
L’obtention de ce deuxième terminal serait donc illégale, selon vous ?
- Elle est en tout cas surprenante. Son offre technique, par exemple, était beaucoup moins intéressante que celle de ses concurrents, mais il a su faire la différence sur l’offre financière. Bolloré était prêt à défendre son monopole coûte que coûte : son groupe a donc proposé une sorte de prime pour se payer le maintien de ce monopole. C’est bien dommage que d’autres ne l’aient pas compris.
Dans le contrat signé en 2004, Bolloré avait exigé qu’aucun autre opérateur ne s’installe dans un périmètre de 13 kilomètres autour du premier terminal.
Aujourd’hui, vous dites que Bolloré s’est payé un monopole… Etes-vous en train de parler de corruption ?
- En 2004, quand je critiquais vivement le contrat sur le premier terminal, j’avais été approché par quelqu’un du groupe Bolloré. Cette personne m’avait fait des propositions pour que je révise ma position, mais je n’avais pas cédé. Je ne serais pas surpris si demain on me disait qu’il y a eu des problèmes de gouvernance dans l’attribution du deuxième terminal.
Avez-vous fait part de vos réserves aux personnes chargées d’étudier les offres pour le deuxième terminal ?
- Avant qu’il ne soit attribué, j’avais fait un courrier à mon collègue des Transports. Je voulais le prévenir que si le deuxième terminal était attribué au même opérateur cela créerait une position dominante, ce que la loi nous interdit. C’est pourquoi je me sens libre aujourd’hui d’en parler.
Un concurrent malheureux de Bolloré sur le deuxième terminal a saisi l’autorité nationale de régulation des marchés publics, qui l’a récemment débouté. Vous avez vous-même écrit à cette institution. Quels sont les recours qui vous restent ?
-J’ai reçu une plainte déposée devant la cour de justice de l’Uemoa [Union économique et monétaire ouest-africaine, NDLR] dénonçant un abus de position dominante, ainsi qu’un recours devant la commission de la concurrence de l’Uemoa. S’il y a une objection de ces instances, l’administration ivoirienne devra revoir sa position. Par ailleurs, on a tous signé une charte d’éthique en entrant au gouvernement, donc ce qui importe, c’est de respecter la loi et de défendre l’intérêt général. Si le président Ouattara se rend compte que l’éthique n’a pas été respectée par ses ministres, je suis sûr qu’il prendra une décision dans l’intérêt de l’économie ivoirienne et non pas dans l’intérêt d’un opérateur fautif, quand bien même il serait un ami. Il tranchera.
Au sein de ce consortium qui a porté plainte, il y a une entreprise, Movis, dirigée par votre frère David Billon. Une entreprise qui fait partie d’un groupe que vous avez longtemps dirigé. N’y a-t-il pas confit d’intérêts ?
-Il y a plus de dix ans, je me suis opposé à la constitution d’un monopole, et la logique reste la même. On ne peut pas me reprocher aujourd’hui d’avoir la même position qu’à l’époque, quand il s’agit de consolider un monopole qui avait été illégalement constitué il y a dix ans. N’importe quelle entreprise concurrente serait la bienvenue pour l’économie ivoirienne : c’est la position monopolistique qui est néfaste à notre économie.
Propos recueillis à Abidjan par Maureen Grisot – Le Nouvel Observateur