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Politique Publié le lundi 1 juillet 2013 |

Côte d’Ivoire : Actes d’extorsion commis par les forces de sécurité - De lourdes conséquences sur la santé et les moyens de subsistance dans l’ouest du pays

© Par DR
Humanitaire : Human Rights Watch (HRW) active sur la situation des droits de l`Homme dans le monde
Human Rights Watch (Paris) – Les forces de sécurité extorquent régulièrement et ouvertement de l’argent aux barrages routiers dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Ces barrages routiers, mis en place en principe pour lutter contre l’insécurité résultant des incursions transfrontalières et des actes de banditisme, sont devenus une entreprise lucrative et criminelle pour les militaires et les gendarmes, dont les exactions menacent les moyens de subsistance et le prix des denrées alimentaires dans une région déjà dévastée par la crise postélectorale de 2010-2011.

Human Rights Watch a interrogé 82 victimes et témoins d’actes d’extorsion dans l’ouest de la Côte d’Ivoire. Ceux-ci ont déclaré que les principales cibles de cette forme de harcèlement sont les femmes qui vont au marché ou qui en reviennent, les immigrants originaires de pays voisins, les motocyclistes et les conducteurs de véhicules de transports en commun. Même des personnes qui doivent se déplacer pour obtenir des soins médicaux sont visées. Dans un cas, le retard aurait pu contribuer au décès d’un enfant de 3 ans. Il arrive que les membres des forces de sécurité menacent, détiennent illégalement et même passent à tabac les personnes qui ne peuvent ou ne veulent pas les payer.

« Des membres des forces de sécurité s’enrichissent sans vergogne sur le dos des gens dans l’ouest de la Côte d’Ivoire », a affirmé Matt Wells, chercheur sur la Côte d’Ivoire à Human Rights Watch. « Alors que le gouvernement Ouattara avait au départ promis de prendre des mesures énergiques contre l’extorsion aux postes de contrôle, cette pratique se poursuit à grande échelle dans cette région du pays. »

La plupart des conducteurs de véhicules et d’autres résidents de l’ouest de la Côte d’Ivoire ont affirmé constater, depuis l’arrivée au pouvoir d’Alassane Ouattara, une amélioration de la situation sur les principaux axes reliant les villes. Ils ont ainsi souligné une baisse du nombre de postes de contrôle sur ces routes par rapport à l’époque où Laurent Gbagbo était au pouvoir, ainsi qu’une diminution du nombre de détentions arbitraires et de passages à tabac – des pratiques auparavant fréquentes qui visaient les Ivoiriens du Nord et les immigrants d’Afrique de l’Ouest. Cependant, nombre de ces mêmes personnes ont expliqué que la pratique de l’extorsion aux barrages situés sur des routes secondaires était sans doute pire qu’avant.

Le gouvernement ivoirien devrait enquêter sur les membres des forces de sécurité impliqués dans des actes d’extorsion et les poursuivre en justice, a commenté Human Rights Watch. Le gouvernement devrait placer des unités de sa brigade anti-racket dans les grandes villes à travers le pays, et étendre la portée de son « numéro vert » anti-racket à tout le pays pour permettre à la population de signaler les exactions rapidement et anonymement par téléphone. Les efforts menés à Abidjan pour lutter contre l’extorsion ont du mal à parvenir jusqu’à l’ouest du pays.

L’ouest de la Côte d’Ivoire a été à plusieurs reprises le théâtre d’attaques transfrontalières lancées à partir du Libéria, les plus récentes remontant au 13 et 23 mars dans les villages de Zilebly et Petit Guiglo, respectivement. Si cela peut justifier une présence accrue des forces de sécurité dans la région, notamment la mise en place de postes de contrôle, cela ne doit pas servir de prétexte à la pratique de l’extorsion, a commenté Human Rights Watch.

En février et juin 2013, Human Rights Watch s’est rendu dans une cinquantaine de villages situés entre Duékoué et Toulepleu et entre Danané et Zouan-Hounien. Des dizaines de personnes ont été interrogées : des conducteurs, des commerçantes sur les marchés, des propriétaires de petits magasins et de maquis (restaurants), ainsi que des immigrants. Tous ont décrit la pratique fréquente et ouverte de l’extorsion aux barrages routiers et le comportement criminel connexe des forces de sécurité qui y officient.

Human Rights Watch a interrogé des motocyclistes, des chauffeurs de taxi et de minibus et même des cyclistes qui ont tous expliqué qu’ils étaient régulièrement contraints de verser de l’argent aux barrages routiers pour pouvoir poursuivre leur chemin. Les cyclistes paient en général 200 francs CFA (0,40 $US) à chaque barrage, tandis que les conducteurs de véhicules sont souvent tenus de régler entre 1 000 et 2 000 francs CFA (2-4 $). Le conducteur d’un gbaka (minibus) de 20 places basé à Guiglo a raconté à Human Rights Watch que les chauffeurs doivent verser le même montant à chaque poste de contrôle sur chacun des grands axes au départ de Guiglo, même lorsque tous leurs papiers sont en règle.

Les actes d’extorsion sont commis au vu et au su de tous. Human Rights Watch a pu constater à plusieurs reprises que des véhicules étaient retenus à des barrages. En février, près du village de Kahen, un chercheur de Human Rights Watch a été témoin d’une scène où un militaire se plaignait de devoir trouver de la monnaie pour un conducteur qui n’avait pas la somme exacte. Les barrages sur les routes secondaires sont souvent le théâtre d’actes d’extorsion particulièrement abusifs.

Sur les grands axes reliant les villes, toutes les forces de sécurité – dont l’armée, la gendarmerie, les douanes et l’unité des eaux et forêts – se trouvent fréquemment aux postes de contrôle et s’adonnent à des actes d’extorsion. Les conducteurs nous ont souvent déclaré : « Ils sont tous pareils. » Sur les routes secondaires non goudronnées, ce sont principalement les soldats de l’armée nationale, les Forces républicaines (ou FRCI), qui assurent la permanence des barrages et sont les principaux auteurs de tels actes, ont affirmé des victimes et des témoins.

Les motocyclistes et les chauffeurs routiers ont qualifié les actes d’extorsion d’« organisés », suggérant ainsi une pratique systématique. Ils ont précisé qu’en général, ils ne donnent de l’argent qu’une fois par jour à chaque poste de contrôle, les membres des forces de sécurité notant leur nom ou le numéro de leur véhicule lors de leur premier passage. Un chauffeur à Guiglo a affirmé : « On entend un [soldat] crier à son ami,‘Est-ce que la voiture numéro 322 est déjà passée aujourd’hui ? Non ? Bien, vous devez payer 1 000 francs [CFA].’ Ils ne cachent pas le racket. C’est comme si c’était leur droit, comme s’ils en avaient l’autorisation. »

Human Rights Watch a documenté trois cas lors desquels des membres des forces de sécurité ont battu ceux qui refusaient de payer, notamment un jeune homme qui s’est fait fracturer le bras et a dû passer trois jours à l’hôpital. Dans plusieurs autres cas, les forces de sécurité ont contraint les personnes à rester au barrage routier durant plusieurs heures, voire jusqu’au lendemain matin, en attendant que le chauffeur trouve quelqu’un pour lui apporter l’argent à payer.

Human Rights Watch a rendu compte de quatre cas lors desquels des soldats officiant à des barrages routiers ont empêché des personnes d’obtenir des soins d’urgence pour un membre de la famille souffrant. Ainsi, un père de famille qui avait essayé d’amener son enfant de 3 ans gravement malade à l’hôpital a expliqué que les soldats lui avaient réclamé 3 000 francs CFA (6 $). L’homme n’avait pas l’argent et il a supplié les soldats de le laisser passer, mais ceux-ci ont refusé – obligeant l’homme à se rendre à pied au village le plus proche pour y emprunter de l’argent. Plus d’une heure après son arrivée au poste de contrôle, le père versait la somme demandée et pouvait repartir avec son fils. L’enfant est mort avant d’atteindre l’hôpital régional où il aurait pu recevoir les soins dont il avait besoin.

« Certains soldats aux barrages routiers sont si impitoyables dans leur manière de demander de l’argent à tous les passants qu’ils sont même prêts à faire obstacle à ceux qui ont de toute urgence besoin de soins médicaux », a déclaré Matt Wells. « Cette attitude est répugnante, et elle ne fait qu’exacerber le sentiment de méfiance envers les forces de sécurité d’une grande partie de la population dans l’ouest de la Côte d’Ivoire. »

Dans certaines régions de l’ouest du pays, le nombre de barrages routiers et les montants réclamés augmentent les jours de marché afin de profiter de l’affluence des gens qui viennent vendre et acheter des marchandises. Human Rights Watch a rendu compte de la manière dont des membres des forces de sécurité à certains barrages extorquent de l’argent aux femmes qui achètent et vendent des marchandises au marché. Plusieurs marchandes ont ainsi expliqué qu’il leur fallait augmenter leurs prix de vente des denrées alimentaires pour pouvoir couvrir les paiements des sommes extorquées. L’extorsion est si extrême autour du village de Kaade que plusieurs résidents ont déclaré qu’ils craignaient que le marché du dimanche n’y survive pas.

Human Rights Watch a également constaté que des immigrants du Burkina Faso sont la cible d’exactions spécifiques dans la région située aux alentours de Bloléquin. Même lorsqu’ils sont passagers d’un véhicule, les forces de sécurité leur confisquent souvent leurs papiers d’identité aux barrages routiers et leur demandent 1 000 francs CFA avant de leur rendre les papiers, affirmant que ceux-ci sont illégaux car délivrés dans une autre région de la Côte d’Ivoire. Or un représentant du gouvernement a déclaré à Human Rights Watch que ces papiers d’identité sont en réalité valides dans tout le pays.

Human Rights Watch a présenté ses conclusions à des représentants de la Présidence ivoirienne, du bureau du Premier ministre et de l’état-major de l’armée. Ces représentants ont promis d’enquêter rapidement, précisant qu’ils n’auraient « aucune pitié » pour les forces de sécurité impliquées dans des actes d’extorsion. Un représentant a fourni des documents qui renseignent sur la stratégie déployée par l’armée pour améliorer ses résultats dans le domaine des droits humains, y compris aux postes de contrôle. Cette stratégie repose sur une formation aux droits humains, dont une session sur le comportement à adopter aux postes de contrôle, ainsi que sur l’imposition de sanctions aux auteurs d’atteintes aux droits humains. Ce représentant a précisé que le procureur militaire avait engagé des poursuites à l’encontre de plusieurs soldats impliqués dans des actes d’extorsion et de racket.

L’extorsion est un acte illégal en vertu du droit ivoirien. Elle porte également atteinte au droit des personnes à jouir de la liberté de mouvement prévu par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et au droit à la propriété des personnes garanti par la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. Dans certains cas où l’extorsion à un barrage routier a gêné l’accès à des soins de santé ou nui à la sécurité alimentaire, le gouvernement a également enfreint les droits à la santé et à l’alimentation prévus par le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels.

« Le gouvernement Ouattara a placé l’amélioration de l’économie du pays au cœur de son programme politique, mais l’extorsion à laquelle se livrent sans relâche les forces de sécurité dans l’ouest de la Côte d’Ivoire a des répercussions dévastatrices sur les moyens de subsistance de la population », a conclu Matt Wells. « Il est primordial que les autorités ivoiriennes mettent rapidement fin aux abus perpétrés par les forces de sécurité à l’encontre des personnes qu’elles sont censées protéger. »

Un passé marqué par des exactions aux barrages routiers

La pratique de l’extorsion aux barrages routiers existait déjà avant l’arrivée au pouvoir d’Alassane Ouattara. Dans son rapport d’octobre 2010 intitulé « Terrorisés et abandonnés », Human Rights Watch a exposé la pratique fréquente de l’extorsion et du racket qui accablait alors l’ouest de la Côte d’Ivoire. Les forces de sécurité de la moitié sud de cette région, contrôlée à l’époque par le gouvernement Gbagbo, s’en prenaient régulièrement aux Ivoiriens du Nord et aux immigrants ouest-africains pour leur extorquer de l’argent ; dans certains cas, elles allaient même jusqu’à détenir arbitrairement et passer à tabac les personnes qui ne les payaient pas sur-le-champ. Dans la moitié nord du pays – alors sous le contrôle de l’armée rebelle des Forces nouvelles – des soldats dégageaient des bénéfices exorbitants de l’extorsion pratiquée dans les entreprises et aux barrages routiers.

Après avoir pris ses fonctions suite à la crise postélectorale de 2010-2011, le Président Alassane Ouattara a déclaré que les actes d’extorsion perpétrés par les forces de sécurité ne seraient plus tolérés et que les responsables seraient poursuivis en justice et démis de leur fonction. Human Rights Watch avait peu après publié un communiqué félicitant le gouvernement ivoirien pour les mesures prises et pour les progrès réalisés dans la réduction du nombre d’actes d’extorsion le long des routes principales en Côte d’Ivoire. Le gouvernement a créé une unité spéciale anti-racket – composée de membres de la police, de la gendarmerie, des douanes et de l’unité des eaux et forêts – pour venir à bout du problème de l’extorsion. Cependant, cette unité officie principalement à Abidjan et dans les environs.

Extorsion ouverte à l’encontre des conducteurs
Tant sur les routes primaires que secondaires de l’ouest de la Côte d’Ivoire, des membres des forces de sécurité extorquent ouvertement de l’argent aux motocyclistes, aux chauffeurs de taxi et de gbaka (minibus) et même aux cyclistes de passage. Des conducteurs ainsi que des résidents des villages des départements de Guiglo, de Bloléquin et de Danané se sont plaints auprès des autorités locales, notamment auprès du préfet, du sous-préfet et des commandants locaux de la gendarmerie et de l’armée. Ils affirment que la situation reste inchangée après ces plaintes.

Les conducteurs ont expliqué qu’à leur arrivée à un poste de contrôle, les forces de sécurité – en général un soldat des Forces républicaines (FRCI), même si un gendarme est également présent – leur demandent les papiers du véhicule. Si les papiers sont en règle, la personne doit payer pour qu’on les lui rende. S’ils ne sont pas en règle, les forces de sécurité réclament souvent des sommes bien plus importantes.

L’extorsion est généralement bien organisée. Un chauffeur de gbaka qui effectue la liaison Guiglo – Duékoué a déclaré que les agents officiant aux postes de contrôle notent le numéro du véhicule dans un carnet, si bien que les chauffeurs donnent de l’argent une fois par jour à chaque poste de contrôle. Un motocycliste dans un village situé entre Danané et Zouan-Hounien a raconté que, le long de cet axe, les militaires notent le nom du conducteur pour cette même raison. Sur les routes secondaires moins fréquentées, les auteurs de ces actes se contentent parfois de reconnaître les visages. Mais chaque nouvelle journée donne lieu à une nouvelle demande d’argent.

Aux postes de contrôle situés sur la route principale qui relie les villes de l’ouest de la Côte d’Ivoire, la somme extorquée aux conducteurs s’élève en général à 1 000 francs CFA (2 $). Les conducteurs affirment que toutes les forces de sécurité sont impliquées, y compris les militaires, les policiers, les gendarmes, les douaniers et les agents de l’unité des eaux et forêts. Sur les routes secondaires, ce sont des soldats en uniforme militaire qui officient presque exclusivement aux barrages routiers. Ils réclament entre 1 000 et 5 000 francs CFA, comme l’ont affirmé des conducteurs qui empruntent régulièrement ces routes.

Selon des témoignages de résidents corroborés par les observations de Human Rights Watch, certains militaires qui officient aux barrages routiers sur les routes secondaires portent l’ancien uniforme militaire, que le gouvernement a remplacé début 2012. Certains de ces hommes faisaient sans doute partie des combattants supplétifs qui se sont battus aux côtés des Forces républicaines pendant la crise postélectorale. Ces barrages existent au vu et au su de tous, et des résidents ont déclaré en avoir dénoncé un grand nombre aux autorités locales, sans qu’aucune suite n’ait été donnée. Cela révèle une acceptation au moins tacite du rôle permanent que jouent ces combattants supplétifs dans la sécurité, même s’ils ne font pas partie de l’armée.

Un chauffeur de taxi qui effectue régulièrement le trajet entre Guiglo et Bloléquin a raconté à Human Rights Watch qu’il est obligé d’entasser six passagers dans sa voiture prévue pour quatre passagers s’il veut compenser le coût de l’extorsion. Le chauffeur d’un minibus de 20 places s’est lui aussi dit contraint de « surcharger » son véhicule avec 22 à 24 personnes pour pouvoir gagner de l’argent malgré l’extorsion.

En cas de refus de payer, les forces de sécurité empêchent le véhicule de poursuivre sa route – soit en gardant les papiers du conducteur, soit en refusant de lever la barrière. Qui plus est, Human Rights Watch a rendu compte de trois cas au cours desquels des membres des forces de sécurité avaient passé à tabac des conducteurs qui ne les avaient pas payés. Un motocycliste a ainsi décrit ce qui lui était arrivé mi-mai :

Je suis arrivé à un barrage sur une piste juste à l’extérieur [d’un village situé entre Guiglo et Bloléquin]. Ma femme revenait de l’hôpital à Guiglo, alors j’essayais juste de rejoindre le goudron, où elle se trouvait, pour la ramener à notre campement. Au barrage, ils étaient quatre : trois FRCI et un gendarme. Ils m’ont arrêté et demandé mes papiers. Je ne les avais pas pris car j’allais seulement rouler sur la piste de brousse….

Ils ont demandé 5 000 francs CFA et mes clés. J’ai demandé pardon, laissez-moi aller au village retrouver ma femme et chercher de l’argent, et je reviendrai. Je me suis mis à marcher en direction du village [en laissant la moto garée au barrage], et ils m’ont crié que je devais leur donner mes clés.

Ils m’ont attrapé fermement, m’ont [tiré] les mains dans le dos et se sont mis à me donner des coups de poing. [Je me suis couvert la tête] alors qu’ils me frappaient sans cesse. Je ne sais pas si ce sont les coups ou la manière dont ils m’avaient attrapé, mais ils m’ont fracturé le bras. J’ai passé trois jours à l’hôpital. Je ne peux toujours pas travailler au champ. Ce n’est pas facile. Nous ne sommes pas contents. Chaque fois que l’on passe, que l’on ait ses papiers ou non, il faut payer – 1 000 francs [CFA], 2 000 francs, même parfois 5 000 francs.

L’homme était particulièrement peu disposé à remettre ses clés car, dans un autre cas documenté par Human Rights Watch, un soldat avait fait une virée sur une moto détenue à un poste de contrôle et l’avait détruite.

En octobre 2011, le gouvernement ivoirien a créé une unité anti-racket chargée de mettre un terme au phénomène d’extorsion aux barrages routiers et d’arrêter les personnes impliquées. Plusieurs conducteurs de Guiglo ont expliqué à Human Rights Watch que des agents de l’unité étaient venus dans la région au mois de mai et s’étaient même entretenus avec certains. Un de ces conducteurs a précisé qu’ils avaient toutefois vite déchanté quant au sérieux de l’engagement de l’unité, l’extorsion se généralisant de nouveau dès le lendemain du départ des agents.

Dans un village situé entre Guiglo et Bloléquin, un chef communautaire Baoulé a décrit son sentiment de frustration : « Tous les jours, des gens viennent à moi pour se plaindre de l’extorsion. Trop, c’est trop. Les gens vont bientôt se révolter. Quelqu’un va frapper un militaire FRCI, qui va alors ouvrir le feu et tuer cette personne. Après ça, tout le monde dira, ‘Et voilà, c’est encore l’Ouest qui explose’. »

Selon une circulaire interministérielle de juillet 2011, le pays compte 33 postes de contrôle autorisés. Les dizaines d’autres barrages, dont la grande majorité de ceux qui se trouvent à l’Ouest, ne sont pas autorisés et enfreignent le droit des personnes à la liberté de mouvement prévu par l’article 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Même aux postes de contrôle autorisés par la loi, l’extorsion porte atteinte à la liberté de mouvement en rendant difficile le déplacement des personnes. Plusieurs conducteurs ont déclaré que leurs revenus ont été affectés à la fois par les sommes extorquées et du fait que certaines personnes préfèrent éviter de se déplacer à cause des abus perpétrés aux barrages.

Un accès réduit aux soins de santé

L’extorsion aux barrages routiers peut parfois avoir une forte incidence sur la capacité des personnes à recevoir des soins médicaux. En effet, les soldats qui officient à certains barrages, notamment sur les routes secondaires, bloquent la route aux personnes qui tentent de se rendre dans les cliniques ou les hôpitaux des villes et villages voisins afin de leur extorquer de 1 000 à 3 000 francs CFA (2-6 $).

Human Rights Watch a interrogé un Burkinabé qui vit dans un campement à l’extérieur de Kaade, un village situé à une trentaine de kilomètres de la ville de Guiglo en direction de Bloléquin. Cet homme a estimé que les demandes persistantes des soldats à un barrage routier ont entraîné un retard qui a contribué à la mort de son fils de 3 ans :

Mon enfant est tombé gravement malade en févier. Je l’ai emmené à moto depuis le campement, et nous sommes arrivés au barrage [juste à l’extérieur de Kaade, sur la route secondaire]. Les FRCI qui s’y trouvaient ont demandé 3 000 francs [CFA]. Je leur ai dit que mon enfant était très malade et leur ai demandé pardon, mais ils ont refusé et ont continué de demander les 3 000 [francs]. Je n’avais pas autant d’argent sur moi, [j’avais emmené mon garçon dans la précipitation], alors j’ai supplié et supplié, mais ils ont refusé… J’ai dû laisser mon enfant et la moto au barrage et me rendre au village pour demander de l’argent [aux gens]… [Après avoir réuni l’argent nécessaire], je suis allé payer les FRCI et on nous a laissé partir… Cela a pris plus d’une heure au total.

Je me suis précipité d’emmener mon enfant à l’hôpital de Guinkin [à un kilomètre de là], mais ils m’ont dit qu’il fallait l’amener à l’hôpital de Guiglo [le chef-lieu du département]. [Les soldats sur la route principale entre Guinkin et Guiglo n’ont pas demandé de l’argent en voyant l’enfant malade.] Lorsque nous sommes arrivés à Guiglo, on nous a dit que vu l’urgence, il fallait qu’il aille à Daloa. Alors que nous nous apprêtions à partir pour Daloa, mon fils est décédé...

C’est à cause du retard au barrage que mon enfant a perdu la vie… En rentrant [au campement], j’ai dit aux FRCI du barrage que mon enfant était mort à cause d’eux. L’un d’eux m’a regardé et m’a dit : ‘Je m’en fous de ça.’ »

Bien que l’on ignore si le garçon aurait survécu si les soldats n’avaient pas extorqué son père, le retard d’une heure a eu un impact négatif sur ses chances de recevoir un traitement potentiellement salvateur. Dans ce cas précis, les conséquences ont été particulièrement graves, mais Human Rights Watch a rendu compte d’abus similaires commis par des soldats contre des personnes qui tentaient d’obtenir des soins médicaux d’urgence.

Dans le village de Petit Guiglo, Human Rights Watch a interrogé une personne qui avait dû intervenir en avril lorsque des soldats avaient arrêté une femme à un poste de contrôle qui essayait d’emmener son enfant malade dans une clinique de Tinhou, à 20 kilomètres. Les soldats lui réclamaient 1 000 francs CFA (2 $) pour la laisser poursuivre son chemin à moto. Elle a supplié les soldats pour qu’ils la laissent passer en disant qu’elle ne pouvait pas payer, mais ils ont refusé. Le témoin a entendu les supplications de la femme et a payé les 1 000 francs CFA pour elle. Il a expliqué à Human Rights Watch : « Même si l’enfant meurt devant eux, ce n’est pas leur problème. Il faut payer 1 000 francs CFA. »

Human Rights Watch a également interrogé le père de jumeaux nés en début mai. L’un des jumeaux étant décédé au campement et l’autre étant tombé malade, le père avait demandé à un chauffeur de moto de les emmener à l’hôpital le plus proche. À un barrage, un soldat a réclamé 1 000 francs CFA (2 $). Le père a pu négocier pour ne payer que 500 francs CFA, en promettant de payer les 500 francs CFA restants à son retour. Ils sont arrivés à l’hôpital et l’enfant a pu être soigné.

Fin mai, au même barrage près de Kaade où le père de l’enfant de 3 ans avait été arrêté, des soldats ont refusé de laisser passer un homme et son épouse, alors que celle-ci allait bientôt accoucher, tant qu’ils n’avaient pas payé 2 000 francs CFA (4 $). Le mari a confié à Human Rights Watch :

L’accouchement s’annonçait difficile, alors j’ai décidé d’emmener ma femme du campement jusqu’à l’hôpital de Guinkin pour qu’elle puisse accoucher dans de bonnes conditions… J’ai payé [un motocyliste] pour qu’il l’emmène et j’ai suivi à vélo. En arrivant au barrage, j’ai trouvé le chauffeur de moto et ma femme. Trois FRCI les avaient arrêtés et demandaient 2 000 francs [CFA]. Il était environ 19 heures. Nous leur avons demandé pardon, pardon, ma femme va bientôt accoucher. Mais ils ont refusé. Nous avons encore passé une demi-heure à les supplier, mais ils ont dit qu’il fallait les payer pour passer. J’ai fini par donner 1 000 [francs CFA] et le chauffeur en a donné 1 000, et nous sommes allés à l’hôpital.

Ma femme a accouché [moins de cinq heures plus tard] le soir-même, vers minuit. Nous avons dormi à l’hôpital. Le lendemain matin, nous sommes retournés au campement avec ma femme et notre nouveau-né. C’étaient les mêmes FRCI au barrage, et ils ont de nouveau demandé 2 000 francs [CFA]. Nous leur avons encore demandé pardon, mais ils ont dit que si nous ne leur donnions pas 2 000 francs, nous ne pourrions pas partir. Alors nous avons donné les 2 000 [francs CFA].

En vertu de l’article 12 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, les États parties comme la Côte d’Ivoire sont au minimum tenus de proscrire tout comportement qui a une incidence négative sur le droit des personnes à la santé, y compris leur accès aux soins médicaux. En ne réglant pas le problème de l’extorsion implacable aux barrages routiers qui retarde l’accès aux soins médicaux d’urgence, le gouvernement porte atteinte à cette obligation.

Les Burkinabés ciblés par des pratiques abusives

Sous la présidence de Laurent Gbagbo, les forces de sécurité s’en prenaient régulièrement aux immigrants venus de pays voisins – notamment du Burkina Faso et du Mali – en vue de leur soutirer de l’argent et de leur faire subir des abus connexes, comme on peut le lire dans le rapport de Human Rights Watch intitulé « Terrorisés et abandonnés ». Le gouvernement Gbagbo estimait que ces populations immigrantes soutenaient l’opposition et en outre alimentait les tensions foncières entre les groupes ethniques typiquement pro-Gbagbo originaires de la région et les immigrants ouest-africains travaillant de longue date dans les plantations ivoiriennes de cacao et d’hévéa. Le sentiment anti-immigrant qui caractérisait le gouvernement Gbagbo semblait s’étendre jusque dans les rangs des forces de sécurité, qui traitaient souvent les Burkinabés et les Maliens avec une hostilité manifeste.

D’après les entretiens réalisés dans l’ouest de la Côte d’Ivoire auprès de dizaines d’immigrants du Burkina Faso, le problème de l’extorsion ciblée perdure dans la région de Bloléquin, certes avec une animosité moindre. Plusieurs des Burkinabés interrogés par Human Rights Watch ont affirmé que, tout en leur extorquant de l’argent, les membres des forces de sécurité font parfois des remarques sur le fait que les Burkinabés – perçus comme des ouvriers agricoles prospères dans la région – en ont les moyens.

Hormis les jours de marché, les forces de sécurité réclament en général de l’argent aux chauffeurs mais pas à leurs passagers. À Bloléquin et aux alentours, les passagers Burkinabés échappent toutefois souvent à cette règle et sont contraints de payer même lorsque leurs papiers d’identité sont en règle. Cette divergence de traitement équivaut à une discrimination qui empiète sur les droits économiques et sociaux ainsi que sur le droit à la liberté de mouvement à l’intérieur d’un pays prévu par la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale.

Dès l’arrivée d’un véhicule à l’un des barrages routiers du département de Bloléquin – que ce soit une moto, un taxi, un gbaka 20 places ou parfois même un vélo –, les forces de sécurité demandent en général les papiers d’identité des personnes à bord. Des Burkinabés se trouvant à Bloléquin ou aux alentours ont confié à Human Rights Watch que les forces de sécurité avaient pour habitude de leur demander leur carte consulaire et un certificat de résidence. Un Burkinabé du village de Diouya-Dokin, juste à l’extérieur de Bloléquin, a affirmé que les forces de sécurité s’emparent souvent des papiers des immigrants et demandent ensuite à chaque personne de venir dans l’abri pour leur réclamer de l’argent. Il a ajouté : « Cela se produit tous les jours. »

Lorsque des immigrants de pays voisins se déplacent sans leurs papiers d’identité, les membres des forces de sécurité leur extorquent entre 1 000 et 5 000 francs CFA avant de les laisser franchir le barrage routier. Human Rights Watch a interrogé un Burkinabé habitant dans le village de Petit Guiglo et dont les papiers ont été calcinés dans l’incendie de sa maison lors d’une attaque transfrontalière lancée par le Libéria le 23 mars. Lors d’un déplacement effectué le 3 juin de Bloléquin à Petit Guiglo – un trajet de 55 kilomètres comptant cinq barrages routiers –, il a dû payer en tout 8 500 francs CFA (17 $). Il a essayé à chaque poste d’expliquer que ses papiers avaient brûlé, en vain.

Même quand les Burkinabés voyagent avec leurs papiers en bonne et due forme, les forces de sécurité aux postes de contrôle de Bloléquin et des alentours leur extorquent souvent de l’argent. Après la crise postélectorale, des centaines de Burkinabés qui avaient vécu dans d’autres parties de la Côte d’Ivoire sont venus s’installer dans la région de Bloléquin en quête de terres nouvelles pour y cultiver le cacao ou l’hévéa.

Human Rights Watch a interrogé plusieurs Burkinabés arrivés depuis peu d’autres régions. Ceux-ci ont expliqué que les forces de sécurité déclarent souvent que les papiers d’identité des Burkinabés ne sont pas valides parce qu’ils n’ont pas été délivrés à Bloléquin, pour ensuite leur extorquer 1 000 francs CFA à chaque poste de contrôle avant de les laisser passer. Le 6 juin, un résident du village d’Oulaïtaïbly a expliqué à Human Rights Watch qu’il avait payé en tout 4 000 francs CFA (8 $) à quatre barrages pour se rendre à Bloléquin la semaine précédente.

Un représentant du gouvernement officiant dans l’ouest de la Côte d’Ivoire a déclaré à Human Rights Watch que les papiers d’identité délivrés dans une région du pays sont valides sur l’ensemble du territoire ivoirien ; les demandes de ces forces de sécurité ne sont donc pas légales. En effet, un Burkinabé qui s’était récemment rendu de Bloléquin à Abidjan a confié à Human Rights Watch qu’après avoir quitté la région de Bloléquin, les forces de sécurité lui avaient rarement demandé ses papiers aux postes de contrôle et ne l’avaient jamais forcé à donner de l’argent au motif que ses papiers avaient été délivrés dans une autre région.

Par ailleurs, les Burkinabés qui ne s’acquittent pas des sommes réclamées par les forces de sécurité semblent faire plus souvent l’objet d’abus physiques et d’arrestations arbitraires. Un jeune homme de Petit Guiglo a ainsi expliqué qu’il s’était retrouvé à court d’argent à cause des sommes qui lui avaient été extorquées entre Bloléquin et Tinhou. Incapable de payer au barrage situé à la sortie de Tinhou, il a été détenu arbitrairement jusqu’au lendemain matin. Un Burkinabé du village de Dedjéan a commenté :

Je n’avais pas l’argent pour payer les FRCI au barrage à Diboké, alors ils m’ont dit de m’écarter [alors que le véhicule de transport poursuivait sa route]. Si on ne paie pas, on ne bouge pas, on ne récupère pas ses papiers. Ils m’ont fouillé de force pour voir si j’avais de l’argent, pour voir si je mentais, mais je disais la vérité… Je suis resté là jusqu’à ce que quelqu’un vienne payer les 1 000 [francs CFA].

Un chef communautaire burkinabé à Bloléquin a expliqué à Human Rights Watch qu’il devait souvent intervenir dans des cas impliquant des abus liés à des extorsions d’argent. Il a ainsi raconté que début juin, les forces de sécurité avaient battu un jeune Burkinabé et l’avaient forcé à passer la nuit au poste de contrôle parce qu’il refusait de payer les 1 000 francs CFA qu’on lui réclamait au motif que son certificat de résidence avait été délivré dans une autre région. Le chef communautaire burkinabé est intervenu pour libérer le jeune homme le lendemain matin.

Nombre des Burkinabés interrogés par Human Rights Watch ont signalé que l’extorsion aux barrages était « le plus gros problème » auquel la communauté était confrontée dans la région. Le chef communautaire de Bloléquin a précisé que l’extorsion sur les routes secondaires, que les gens empruntent pour se rendre à leur campement, a des répercussions particulièrement pernicieuses : « Imaginez devoir payer 1 000 francs chaque fois que vous allez dans votre champ de riz ou de maïs. Comment faire pour survivre ? On dépense plus qu’on ne gagne. »

Plusieurs chefs communautaires burkinabés ont expliqué à Human Rights Watch qu’au cours des douze derniers mois, ils avaient à plusieurs reprises discuté de la question de l’extorsion ciblant les Burkinabés avec les autorités régionales, y compris avec le préfet, le sous-préfet et des responsables des forces de sécurité. Les chefs communautaires burkinabés ont déclaré que les autorités avaient promis que les choses allaient changer, mais l’extorsion ciblée se poursuit sans relâche. Human Rights Watch a documenté des cas qui se sont produits jusqu’en début juin.

Extorsion les jours de marché et visant les entreprises locales
L’extorsion semble être particulièrement grave les jours de marché, lorsque les habitants des villages et campements environnants se rendent dans un village pour y acheter et y vendre de la nourriture, des vêtements, des articles ménagers et d’autres marchandises. Ces jours-là, des soldats et des gendarmes établissent des barrages de fortune supplémentaires, réclament souvent des sommes plus importantes aux conducteurs qui souhaitent passer et ciblent parfois les femmes venues acheter ou vendre des marchandises. Plusieurs personnes ont précisé que l’extorsion avait entraîné une hausse du prix des denrées alimentaires dans une région où la crise postélectorale a déjà nui considérablement aux récoltes.

Dans un village situé près de Zouan-Hounien, des résidents ont confié à Human Rights Watch que les jours de marché, ils trouvent deux barrages supplémentaires sur les routes menant à leur village. Dans plusieurs villages des départements de Guiglo et de Bloléquin, des motocyclistes ont expliqué que la somme qui leur est d’habitude extorquée, 1 000 francs CFA, augmente, et parfois de beaucoup. Un Burkinabé a raconté à Human Rights Watch que trois soldats et un gendarme qui officiaient à un barrage routier lui avaient réclamé 6 000 francs CFA (12 $) alors qu’il se rendait au marché le 2 juin. Refusant de payer parce qu’il n’avait pas assez d’argent, on lui a pris les clés de sa moto de force. Il a dû se rendre au village à pied pour emprunter de l’argent à un cousin, puis payer les 6 000 CFA pour qu’on lui rende sa moto.

Les habitants d’un village de la région de Guiglo ont déclaré à Human Rights Watch que l’extorsion aux barrages routiers était si grave le dimanche, leur jour de marché, que les gens des campements environnants délaissaient le marché de ce village, lui préférant d’autres marchés nécessitant de passer par des barrages moins nombreux, même s’ils étaient plus loin. Les résidents ont affirmé que jusqu’à 2 000 personnes se rendent au village le jour du marché. Mais aux barrages situés à proximité du village, des membres des forces de sécurité réclament désormais 200 francs CFA par bicyclette et de 1 000 à 5 000 francs CFA par moto, selon les personnes et les marchandises qui sont transportées, et en fonction des caprices des soldats.
Les villageois craignent de voir les affaires de ce marché, essentiel à la subsistance de nombreux habitants, s’effondrer.

Une Malinké vivant à Bloléquin a expliqué que lorsqu’elle se rendait au marché de Tinhou ou qu’elle en revenait, la somme qu’elle devait verser aux barrages routiers dépendait des marchandises qu’elle transportait. Elle a ajouté qu’il faut généralement compter 1 000 francs par barrage, la permanence étant pour la plupart d’entre eux assurée par des soldats, mais un seul étant également exploité par l’unité des eaux et forêts :

Vous allez rire, mais aujourd’hui, c’est pire que pendant les années Gbagbo. Avant, je pouvais me faire entre 5 000 [et] 8 000 francs CFA [en achetant à Tinhou et en revendant à Bloléquin], mais maintenant je ne gagne pratiquement plus rien.

Une vendeuse de poissons aux marchés qui vit dans un village situé entre Danané et Zouan-Hounien a raconté à Human Rights Watch qu’elle devait payer 1 000 francs CFA par caisse de poisson aux forces de sécurité du poste de contrôle en quittant Danané,. Elle a ajouté qu’elle devait doubler ses tarifs pour compenser l’argent perdu du fait de l’extorsion.

Dans le village de Kaade, des résidents ont affirmé que les soldats extorquent également de l’argent aux entreprises locales, notamment aux petits restaurants (« maquis ») et aux magasins. À la mi-mai, les FRCI ont réclamé 500 francs CFA par semaine à chacun des 20 ou 30 entreprises du village. Depuis la fin mai, les soldats ont doublé leurs tarifs. Ils sont tellement persuadés de leur impunité qu’ils remettent des reçushebdomadaires à chaque commerçant. Human Rights Watch a photographié des reçus où l’on peut lire : « Taxes sur les marchés », qui font apparaître le montant, la date et la signature du membre des forces de sécurité. La patronne d’un maquis a commenté :

Tous les dimanches, deux d’entre eux font la tournée de tous les maquis et magasins. Ils prennent 1 000 francs [CFA], en disant que c’est « leur droit » en échange de la sécurité qu’ils apportent. Ce qu’ils font, ce n’est pas bon. Ça joue sur mon commerce. Ils sont là pour nous racketter, pas plus.

L’ouest de la Côte d’Ivoire souffre déjà d’une insécurité alimentaire en raison des conséquences dramatiques de la crise postélectorale et des attaques qui se sont produites plus récemment le long de la frontière libérienne. De nombreux résidents ont fui au Libéria, pays voisin, et viennent seulement de rentrer chez eux. Beaucoup d’entre eux ont confié qu’ils n’avaient pas pu planter de cultures alimentaires ou commerciales l’année dernière, d’où des préoccupations quant à la possibilité d’une pénurie alimentaire cette année. L’extorsion aux barrages routiers, et toutes les répercussions que cette pratique peut avoir sur les marchés locaux, le transport des marchandises et le prix des denrées alimentaires, menace d’aggraver leur situation déjà précaire.

L’article 11 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels prévoit le droit à l’alimentation et à un niveau de vie suffisant. Tout comme dans le cas du droit à la santé, les pays se doivent progressivement de concrétiser ces droits. Cependant, ils sont à tout moment tenus au minimum de ne pas affecter négativement le droit des personnes à l’alimentation et à un niveau de vie adéquat. On pourrait aller jusqu’à dire que du fait de l’extorsion pratiquée par les soldats aux barrages routiers ainsi que dans certains maquis et magasins dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, le gouvernement ivoirien enfreint ces obligations. En outre, à travers la saisie arbitraire d’argent et d’autres biens, l’extorsion aux barrages routiers porte atteinte au droit des personnes à la propriété garanti par l’article 14 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples.

Saisies de biens généralisées aux barrages routiers
Dans plusieurs cas dont Human Rights Watch a rendu compte, les forces de sécurité officiant aux barrages routiers ont pratiqué des saisies flagrantes de biens, sans même tenter d’invoquer des préoccupations d’ordre sécuritaire ou l’absence de papiers d’identité en règle. Un homme âgé d’un village situé près de Bloléquin a ainsi déclaré :

Le 18 avril, je rentrais de mon campement à pied. J’avais [un sac en bois] sur le dos avec dedans mes affaires personneles et cinq escargots que j’avais trouvés. Sur une route secondaire qui mène au village, un FRCI en uniforme militaire avait installé son propre poste de contrôle et a exigé que je lui montre le contenu de mon sac… Il était assis et caché, si bien qu’on ne le voyait pas, mais dès que je commençais à passer devant lui, il m’arrêtait en disant « Poste de contrôle »… Il a regardé [à l’intérieur de mon sac] et a pris trois de mes escargots. Je l’ai imploré en lui disant que c’était mon dîner. Il a répondu : « Moi aussi, je dois manger. »… J’ai dû les lui donner, on est obligé.

Recommandations
Au ministre de l’Intérieur et au ministre délégué à la Défense :

· Déployer des contingents de l’unité anti-racket dans les principales villes à travers le pays, au lieu de baser l’unité uniquement à Abidjan en lui confiant des missions occasionnelles à l’intérieur du pays ;
· Ordonner à l’unité anti-racket d’effectuer des patrouilles régulières, ainsi que de mener des enquêtes complètes sur les membres des forces de sécurité qui pratiquent l’extorsion ou le racket et de les punir – notamment en les démettant de leur fonction et en engageant des poursuites contre eux ;
· Veiller à ce que l’information sur le « numéro vert » anti-racket soit bien diffusé dans tout le pays et que les cas signalés fassent rapidement l’objet d’une enquête. Envisager d’afficher des informations sur ce « numéro vert » dans tous les postes de contrôle autorisés afin de rappeler aux forces de sécurité les conséquences pénales de l’extorsion ; et
· Expliquer publiquement que les papiers d’identité délivrés aux immigrants dans une région du pays sont valides sur l’ensemble du territoire ivoirien. Entrer régulièrement en contact avec les chefs communautaires des pays voisins afin d’identifier les problèmes d’extorsion ciblée et discriminatoire et d’enquêter rapidement sur ces questions.
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