La Côte d’Ivoire compte plus de 16 000 boutiques tenues par des Mauritaniens implantés sur tout l’ensemble du territoire national, confiait le président des boutiquiers mauritaniens, Mohamed Brahim Ould Laghdaf, en décembre 2013 à l’hebdomadaire Top Visage. Signe apparent d’une intégration réussie qui dure depuis plus d’un demi-siècle, mais qui repose sur une organisation difficile à appréhender, en raison du manque criant de données socioéconomiques sur cette communauté et ses activités en Côte d’Ivoire. Incursion dans un univers commercial aux mille inconnues, mais qui est en pleine mutation.
Ali Mohamed a 39 ans et réside en Côte d’Ivoire depuis plus d’une vingtaine d’années. En ce samedi 27 septembre 2014, il attend patiemment les clients dans sa boutique située à proximité du cimetière d’Anono, dans la commune de Cocody (Abidjan-Est). On y trouve un peu de tout : du savon, des produits alimentaires et d’autres articles de grande consommation qui sont exposés sur des étagères compartimentées.
Bercé par des airs de son pays distillés par un petit poste radio posé à un angle du magasin, il est en compagnie de son jeune ‘’frère’’ de 25 ans, Sidi Ibrahim, de race blanche, arrivé en Côte d’Ivoire il y a à peine un mois. Après moult hésitations, Ali accepte, face à notre insistance, d’échanger avec nous. "La boutique ne m’appartient pas, le propriétaire est absent. Donc je ne pourrai pas apporter de réponses à toutes vos questions", prévient-il d’emblée.
Pour lui, il faut un minimum de 3, 5 millions de F CFA pour ouvrir une boutique qui doit fonctionner très tôt le matin et ne fermer que tard dans la nuit. "Moi, j’ouvre vers 6 H du matin et je ferme vers 21 H", précise-t-il, jugeant ses revenus suffisants pour réaliser des économies et envoyer de l’argent à sa femme qui vit au pays avec ses deux enfants dont l’aîné a 5 ans et le cadet, 3 ans.
Durant sa longue carrière de boutiquier qui l’a menée dans plusieurs villes ivoiriennes, il lui est plusieurs fois arrivé de donner des marchandises à crédit à des clients. " Certains remboursent leurs dettes, d’autres font semblant d’avoir d’oublié. Nous ne faisons pas d’histoire à ceux qui ne tiennent pas parole. Nous voulons vivre en paix avec tout le monde", signale-t-il. Quant au paiement des impôts et autres taxes fiscales, c’est l’affaire des patrons. Le propriétaire de la boutique se charge de payer ses taxes à la mairie pour les petits et moyens magasins, et l’impôt synthétique pour les shop plus grands. Quant à l’inventaire des produits, il se fait régulièrement pour évaluer les bénéfices.
"Contrairement à ce que les gens racontent, notre ambassade ne nous aide pas financièrement pour créer nos boutiques", tient-il à clarifier.
Le jeune Sidi qui ne s’exprime pas encore bien en français, s’atèle à préparer du thé. Il fait savoir qu’il est en instance d’apprentissage auprès de son aîné dans une autre officine située à quelque pas de là. Ce dernier, nommé Cheick Ali, la quarantaine révolue, vit en Côte d’Ivoire depuis les années 90, et n’est pas également propriétaire de la boutique qu’il gère à proximité du marché d’Anono. Son commerce, plus grand que le précédent, ne désemplit pas. L’obligeant à interrompre régulièrement l’entretien pour s’occuper d’eux. Selon lui, le salaire mensuel d’un boutiquier peut osciller entre 75 000 à 150 000 FCFA, en fonction de la taille et du chiffre d’affaires du commerce. Mais la réussite d’une boutique, laisse-t-il observer, "dépend avant tout de son emplacement". "Si vous vous êtes dans une zone où il y a de l’affluence au niveau de la clientèle, vous pouvez après quelques mois commencer à faire des bénéfices", dit-il.
Un bon boutiquier, poursuit Cheick, c’est celui qui a été bien formé. A travers un apprentissage rigoureux qui s’apparente à une véritable initiation. Etape cruciale dans un processus d’intégration particulier. Cheick Ali explique.
L’apprentissage, une véritable initiation
Dès l’arrivée d’un aspirant au poste de boutiquier, il est mis à la disposition d’un autre plus expérimenté pour être formé à la vente. Le temps de formation qui peut aller de deux mois à un an dépend de "l’intelligence et de la motivation" du stagiaire, précise Cheick.
"Il y en a qui ne sont pas motivés. Même après plusieurs mois de formation, ils ne se retrouvent toujours pas. Il faut un homme de confiance, un homme sincère pour gérer une boutique", affirme Cheick Ali, dans un français quasi-impeccable. Il faut aussi de "l'endurance, de la patience, de l'honnêteté, de la convivialité avec la clientèle pour réussir en tant que boutiquier", souligne-t-il, sans ambages.
"On le forme jusqu’à ce qu’il soit un bon gestionnaire. On ne commence à le payer que quand il connait les prix des différents produits, sait accueillir les clients et peut bien gérer tout seul une boutique. C’est à partir de là que son patron peut lui fixer un salaire", explique Cheick Ali. Pour lui, une vie de boutiquier se bâtit et se bonifie au fil des ans et des expériences. Pour l’heure, Sidi n’a pas droit au salaire. Il doit apprendre à mieux s’exprimer en français, mais aussi à maîtriser la gestion.
Non loin, sur la même rue, se trouve une superette dénommée "Super prix", encore plus grande et plus achalandée. Elle est gérée par un autre Mauritanien qui se prénomme Mohammed.
Regroupant tout le long de son trottoir plusieurs petites et moyennes boutiques traditionnelles ainsi que des superettes, la rue menant de l’ambassade des Etats Unis à l’échangeur de la Riviera 2, en passant par le cimetière d’Anono, est, à elle seule, la parfaite illustration de l’évolution de l’univers des boutiques mauritaniennes dont les prémices remontent à la fin des années 60.
Au commencement, était le bétail
Selon le vice-président de la communauté mauritanienne, Mouhamedou Abdalah, 60 ans, les premiers migrants mauritaniens sont arrivés en Côte d’Ivoire dans la période coloniale. " Les premières boutiques ont été créées par des vendeurs de bétail mauritaniens, déjà présents en Côte d’Ivoire depuis les années 1937 et 1938, qui voulaient s’intéresser à d’autres types d’activités économiques.
Ainsi, dans la période 1968-1969, s’ouvre à Port-Bouët (Abidjan-Sud), non loin de l’emplacement actuel du centre pilote, la première boutique mauritanienne de Côte d’Ivoire’’, raconte M. Abdalah.
"Ensuite, s’ouvrira dans la même période, la deuxième, au quartier Ancien Koumassi, au niveau du boulevard de Marseille avec un homme nommé Yaraba Ould Brahim. Puis, une troisième avec le sieur Isselmou Béchir du côté de Biétry", poursuit-il, assis sur un matelas posé à même le sol, dans un local niché au premier étage d’un immeuble à Abobo (Abidjan-Nord) qui lui sert de bureau.
Petit-à-petit, les premiers boutiquiers, ayant fructifié leur commerce, emploient certains de leurs concitoyens qu’ils font venir de la Mauritanie. Le processus s’intensifie au point, aujourd'hui, de couvrir le territoire ivoirien, même dans les plus petits hameaux. "Comme vous le constatez, les boutiques appartiennent à des particuliers qui ont décidé d’investir leur argent dans ce commerce. Notre ambassade n’intervient que dans la délivrance des documents administratifs dont l’attestation de non-condamnation qui est établie en Mauritanie. C’est ce document qui permet d’établir un casier judiciaire en Côte d’Ivoire et qui va, à son tour, servir à établir le registre de commerce", insiste ce sexagénaire et ancien boutiquier, tandis que son épouse Aimée, une charmante ivoirienne d’environ 40 ans, assise sur un coussin de sol, prépare du thé.
Dans ce microcosme fait d’une grande discrétion, comprenant plusieurs chaînes de boutiques appartenant à des opérateurs ou groupes d’opérateurs, le boutiquier reste la face visible du système. Vendeur, à la fois gérant de l’échoppe qui offre des produits de première nécessité dans les sous-quartiers des villes, dans les villages et les campements.
Chose importante, c’est que ces opérateurs ont décidé de s’inscrire désormais dans un processus de modernisation de leurs commerces, pour s’adapter aux réalités d’un marché en pleine mutation. Ainsi, les boutiques traditionnelles dont le fonctionnement consistait en un vendeur barricadé derrière une grille métallique de sécurité à travers laquelle il sert ses clients, sont en passe de disparaître. La tendance est, de nos jours, aux superettes et supermarchés où le client peu entrer librement et se servir soi-même, avant de payer à la caisse.
Mutation vers les superettes
"Après plusieurs années dans le commerce de boutiques traditionnelles, au 21ième siècle, nous aspirons à un nouveau système de gestion de nos boutiques. Au fur et à mesure, on verra plusieurs superettes, des supermarchés appartenant à des Mauritaniens présentant un plus bel aspect et participant à un mieux-être de leurs gestionnaires". A en croire Mouhamedou Abdalah, les choses ont évolué. Déjà, la commune de Cocody, quartier résidentiel, compte plus de 150 superettes appartenant à des Mauritaniens, indique-t-il. Un exemple, "Super prix" : un free shop situé à Anono, géré par un Mauritanien qui se prénomme Mohammed. Il refuse de se prêter aux questions de l’AIP en l’absence de son patron. Mais, on peut tout de même constater que cette boutique est mieux fournie qu’une boutique traditionnelle. Dans la commune de Yopougon (Abidjan-Ouest), les superettes sont également de plus en plus en vogue. Dans le sous-quartier de SIDECI, le reporter a pu visiter cinq superettes. La plus importante de celles-ci est la "Boutique du 42", située, comme son nom l’indique, au carrefour du terminus du bus 42. Une boutique qui n’a rien à envier à certaines grandes surfaces de la place.
Mais au-delà d’une simple stratégie markéting, cette nouvelle approche sous-entend également l’intégration progressive de jeunes ivoiriens dans les superettes où ils sont engagés comme ‘’rayonnistes’’. Ce qui n’est pas possible avec les boutiques traditionnelles où l’activité n’est jusque-là que l’apanage que des seuls Mauritaniens. C’est le cas d’une échoppe à quelques encablures du collège Carnot, à Yopougon-Niangon Nord, où les clients sont accueillis par de jeunes ivoiriennes qui les guident dans les rayons, selon leurs besoins. Le gérant, un Mauritanien assis derrière un comptoir, s’occupe de la caisse.
Cette nouvelle démarche qui contribue à booster la consommation des ménages, rend évidente l’importance stratégique des activités de la communauté mauritanienne dans l’essor économique du pays. Elle amène à s’interroger sur l’apport réel de ce commerce dans l’économie ivoirienne, statistiquement parlant.
Une communauté et une activité commerciale difficilement chiffrables
La diaspora mauritanienne vivant en Côte d’Ivoire s’estime approximativement à quelque 40 000 membres, selon l’ambassade de Mauritanie dont le conseiller et attaché de presse, Abib Mohamed, révèle qu’un projet de recensement est en cours, "en vue d’avoir une meilleure estimation".
Mais, pour les responsables de l’instance fédérale de l’association de la communauté des Mauritaniens de Côte d’Ivoire, leurs ressortissants pourraient se chiffrer entre 45 000 et 50 000 membres, si l’on tient compte des enfants. Du côté de l’Office national de l’identification (ONI), structure étatique ivoirienne en charge de la délivrance aux nationaux et aux étrangers des titres d'identité et de suivre l'immigration et l'émigration des populations, l’on ne dispose pas à ce jour de données permettant d’estimer réellement la diaspora mauritanienne en Côte d’Ivoire. Idem pour le bureau de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) à Abidjan. "Nous avons aidé certains ressortissants mauritaniens à quitter la Côte d’Ivoire, au plus fort de la crise postélectorale de 2010-2011, mais la plus part sont revenus et nous les voyons en ville. Nous n’avons pas de données chiffrées sur leur nombre », regrette un fonctionnaire de cette agence intergouvernementale.
Concernant les chiffres d’affaires et l’apport des boutiques mauritaniennes dans le Produit intérieur brut (PIB) ivoirien, Abib Mohamed demande qu’on se réfère aux représentants de la communauté et aux autorités ivoiriennes. Du côté de la direction des Impôts de Côte d’Ivoire, interrogée sur la quote-part de cette communauté au plan fiscal dans le pays, elle nous ramène à son tour à l’ambassade. "Les questions liées aux impôts sont très sensibles", lâche le directeur général adjoint de cette administration fiscale, N’cho Claver, qui a accepté de recevoir le reporter de l’AIP. Il rassure tout de même que des données sur les activités des boutiques mauritaniennes, bien qu’éparses, peuvent être trouvées auprès de leurs services. Mais pour ce faire, il faut que des études soient officiellement commanditées.
Un jeu de ping-pong auquel on est également soumis à la Chambre de commerce et d’industrie de Côte d’Ivoire. "Nous ne disposons pas encore de données sur les activités commerciales des boutiquiers mauritaniens", dit Koua Djédou Claude, chargé d’études au sein de cette chambre consulaire. Il suggère, pour sa part, la piste du ministère du Commerce, de l’Artisanat et de la promotion des PME. A ce niveau aussi, impossible de disposer d’information sur le sujet : "Nous n’avons pas de données claires pour l’heure sur le sujet", relève Tagbo Goua, statisticien affecté au sein de ce ministère. Selon ce dernier, une étude menée par sa structure fin 2013, dénommée "Plan d’urgence de production des statistiques de base (PU-PSB), devrait permettre d’avoir des informations sur le chiffre d’affaires, le montant des masses salariales, la localisation des espaces de commerce, notamment les boutiques, supérettes, supermarchés de façon globale, sans cibler spécifiquement une communauté. Mais, les conclusions de cette enquête qui n’a d’ailleurs pas été menée à son terme, ne sont pas encore connues. Il nous recommande toutefois de voir du côté de l’Institut national de la statistique (INS) dont le rôle est de produire des données sur la vie socioéconomique des populations vivant en Côte d’Ivoire. Là-bas, pas d’information sur le sujet non plus.
Parallèlement, des démarches menées auprès de certaines mairies d’Abidjan afin d’avoir une idée du poids fiscal des boutiques mauritaniennes sont restées sans réponse.
Dernier recours, la Banque centrale des Etat de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO). Un courrier adressé, mi-octobre 2014, à la représentation abidjanaise de cette institution financière régionale, pour avoir des informations concernant le même sujet, ainsi que les transferts de fonds de la diaspora mauritanienne vivant en Côte d’Ivoire, est resté lettre morte.
Toutefois, nos investigations nous révèlent que les Mauritaniens exerçant le commerce en Côte d’Ivoire ne travaillent pas avec les banques commerciales locales : "étant musulmans, nous ne préférons travailler qu’avec les banques islamiques qui fonctionnent selon les lois de l’Islam, en n’appliquant pas de taux d’intérêt aux prêts et en ne prélevant pas d’agios sur les comptes de leurs clients", explique le vice-président de la communauté, Mouhamedou Abdalah. Face à l’inexistence de banque islamique commerciale en Côte d’Ivoire – les banques islamiques présentes étant des banques d’investissement –, les Mauritaniens se résolvent à travailler avec des structures bancaires basées dans leur pays d’origine.
Cependant, cela ne constitue nullement un frein à l’accroissement du volume d’investissements de cette communauté dans le pays-hôte où elle s’intègre progressivement en s’adaptant au quotidien et aux habitudes des populations locales. Ce, à commencer par le style vestimentaire. Car, l’époque où le boutiquier mauritanien se distinguait par son gros boubou assorti d’un pantalon bouffant communément appelé "mougouba" semble révolue. Aujourd’hui, les Mauritaniens s’habillent en jeans, basket, polo et casquette, chemise pagne, etc. Marques ostensibles d’une volonté d’intégration aux communautés nationales, mais surtout d’un esprit plus ouvert qui scrute d’autres domaines économiques. Aller au-delà des boutiques est devenu leur nouveau leitmotiv.
Ouverture vers d’autres secteurs économiques
Les Mauritaniens en Côte d’Ivoire n’entendent plus rester confinés dans les boutiques. Ils explorent d’autres secteurs. L’un de ces nouveaux centres d’intérêt est la pêche. A ce propos, plusieurs accords bilatéraux ont été signés entre la Côte d’Ivoire et la Mauritanie dont ceux du 16 mars 2014 portant sur la coopération en matière de pêche maritime et d’aquaculture. Selon Abib Mohamed, il est prévu l’ouverture d’une ligne maritime entre Abidjan et Nouadhibou, la capitale économique de la Mauritanie.
"Eu égard aux potentialités de la Mauritanie en ressources halieutiques, en mine et en artisanat, la coopération avec ce pays devrait être renforcée dans ces secteurs", analyse le ministère des Affaires étrangères de Côte d’Ivoire.
Naguère membre de la Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest, la Mauritanie a quitté cette organisation en décembre 2000. Nonobstant, ce pays est toujours resté proche de ses voisins subsahariens dont la Côte d’Ivoire où il continue d’avoir une importante diaspora. Une communauté dont le poids dans l’économie nationale, bien que réel, n’est indéniablement pas quantifiable, faute de données statistiques officielles.
Tout le contraire d’autres communautés étrangères vivant dans le pays, au nombre desquelles les Libanais qui pèsent plus de 150.000 emplois avec une masse salariale globale de plus de 180 milliards de FCFA par an, et environ 15% des recettes fiscales, selon les chiffres de la Chambre de commerce et d'industrie libanaise en Côte d'Ivoire.
(AIP)
amak/kkp/tm
Ali Mohamed a 39 ans et réside en Côte d’Ivoire depuis plus d’une vingtaine d’années. En ce samedi 27 septembre 2014, il attend patiemment les clients dans sa boutique située à proximité du cimetière d’Anono, dans la commune de Cocody (Abidjan-Est). On y trouve un peu de tout : du savon, des produits alimentaires et d’autres articles de grande consommation qui sont exposés sur des étagères compartimentées.
Bercé par des airs de son pays distillés par un petit poste radio posé à un angle du magasin, il est en compagnie de son jeune ‘’frère’’ de 25 ans, Sidi Ibrahim, de race blanche, arrivé en Côte d’Ivoire il y a à peine un mois. Après moult hésitations, Ali accepte, face à notre insistance, d’échanger avec nous. "La boutique ne m’appartient pas, le propriétaire est absent. Donc je ne pourrai pas apporter de réponses à toutes vos questions", prévient-il d’emblée.
Pour lui, il faut un minimum de 3, 5 millions de F CFA pour ouvrir une boutique qui doit fonctionner très tôt le matin et ne fermer que tard dans la nuit. "Moi, j’ouvre vers 6 H du matin et je ferme vers 21 H", précise-t-il, jugeant ses revenus suffisants pour réaliser des économies et envoyer de l’argent à sa femme qui vit au pays avec ses deux enfants dont l’aîné a 5 ans et le cadet, 3 ans.
Durant sa longue carrière de boutiquier qui l’a menée dans plusieurs villes ivoiriennes, il lui est plusieurs fois arrivé de donner des marchandises à crédit à des clients. " Certains remboursent leurs dettes, d’autres font semblant d’avoir d’oublié. Nous ne faisons pas d’histoire à ceux qui ne tiennent pas parole. Nous voulons vivre en paix avec tout le monde", signale-t-il. Quant au paiement des impôts et autres taxes fiscales, c’est l’affaire des patrons. Le propriétaire de la boutique se charge de payer ses taxes à la mairie pour les petits et moyens magasins, et l’impôt synthétique pour les shop plus grands. Quant à l’inventaire des produits, il se fait régulièrement pour évaluer les bénéfices.
"Contrairement à ce que les gens racontent, notre ambassade ne nous aide pas financièrement pour créer nos boutiques", tient-il à clarifier.
Le jeune Sidi qui ne s’exprime pas encore bien en français, s’atèle à préparer du thé. Il fait savoir qu’il est en instance d’apprentissage auprès de son aîné dans une autre officine située à quelque pas de là. Ce dernier, nommé Cheick Ali, la quarantaine révolue, vit en Côte d’Ivoire depuis les années 90, et n’est pas également propriétaire de la boutique qu’il gère à proximité du marché d’Anono. Son commerce, plus grand que le précédent, ne désemplit pas. L’obligeant à interrompre régulièrement l’entretien pour s’occuper d’eux. Selon lui, le salaire mensuel d’un boutiquier peut osciller entre 75 000 à 150 000 FCFA, en fonction de la taille et du chiffre d’affaires du commerce. Mais la réussite d’une boutique, laisse-t-il observer, "dépend avant tout de son emplacement". "Si vous vous êtes dans une zone où il y a de l’affluence au niveau de la clientèle, vous pouvez après quelques mois commencer à faire des bénéfices", dit-il.
Un bon boutiquier, poursuit Cheick, c’est celui qui a été bien formé. A travers un apprentissage rigoureux qui s’apparente à une véritable initiation. Etape cruciale dans un processus d’intégration particulier. Cheick Ali explique.
L’apprentissage, une véritable initiation
Dès l’arrivée d’un aspirant au poste de boutiquier, il est mis à la disposition d’un autre plus expérimenté pour être formé à la vente. Le temps de formation qui peut aller de deux mois à un an dépend de "l’intelligence et de la motivation" du stagiaire, précise Cheick.
"Il y en a qui ne sont pas motivés. Même après plusieurs mois de formation, ils ne se retrouvent toujours pas. Il faut un homme de confiance, un homme sincère pour gérer une boutique", affirme Cheick Ali, dans un français quasi-impeccable. Il faut aussi de "l'endurance, de la patience, de l'honnêteté, de la convivialité avec la clientèle pour réussir en tant que boutiquier", souligne-t-il, sans ambages.
"On le forme jusqu’à ce qu’il soit un bon gestionnaire. On ne commence à le payer que quand il connait les prix des différents produits, sait accueillir les clients et peut bien gérer tout seul une boutique. C’est à partir de là que son patron peut lui fixer un salaire", explique Cheick Ali. Pour lui, une vie de boutiquier se bâtit et se bonifie au fil des ans et des expériences. Pour l’heure, Sidi n’a pas droit au salaire. Il doit apprendre à mieux s’exprimer en français, mais aussi à maîtriser la gestion.
Non loin, sur la même rue, se trouve une superette dénommée "Super prix", encore plus grande et plus achalandée. Elle est gérée par un autre Mauritanien qui se prénomme Mohammed.
Regroupant tout le long de son trottoir plusieurs petites et moyennes boutiques traditionnelles ainsi que des superettes, la rue menant de l’ambassade des Etats Unis à l’échangeur de la Riviera 2, en passant par le cimetière d’Anono, est, à elle seule, la parfaite illustration de l’évolution de l’univers des boutiques mauritaniennes dont les prémices remontent à la fin des années 60.
Au commencement, était le bétail
Selon le vice-président de la communauté mauritanienne, Mouhamedou Abdalah, 60 ans, les premiers migrants mauritaniens sont arrivés en Côte d’Ivoire dans la période coloniale. " Les premières boutiques ont été créées par des vendeurs de bétail mauritaniens, déjà présents en Côte d’Ivoire depuis les années 1937 et 1938, qui voulaient s’intéresser à d’autres types d’activités économiques.
Ainsi, dans la période 1968-1969, s’ouvre à Port-Bouët (Abidjan-Sud), non loin de l’emplacement actuel du centre pilote, la première boutique mauritanienne de Côte d’Ivoire’’, raconte M. Abdalah.
"Ensuite, s’ouvrira dans la même période, la deuxième, au quartier Ancien Koumassi, au niveau du boulevard de Marseille avec un homme nommé Yaraba Ould Brahim. Puis, une troisième avec le sieur Isselmou Béchir du côté de Biétry", poursuit-il, assis sur un matelas posé à même le sol, dans un local niché au premier étage d’un immeuble à Abobo (Abidjan-Nord) qui lui sert de bureau.
Petit-à-petit, les premiers boutiquiers, ayant fructifié leur commerce, emploient certains de leurs concitoyens qu’ils font venir de la Mauritanie. Le processus s’intensifie au point, aujourd'hui, de couvrir le territoire ivoirien, même dans les plus petits hameaux. "Comme vous le constatez, les boutiques appartiennent à des particuliers qui ont décidé d’investir leur argent dans ce commerce. Notre ambassade n’intervient que dans la délivrance des documents administratifs dont l’attestation de non-condamnation qui est établie en Mauritanie. C’est ce document qui permet d’établir un casier judiciaire en Côte d’Ivoire et qui va, à son tour, servir à établir le registre de commerce", insiste ce sexagénaire et ancien boutiquier, tandis que son épouse Aimée, une charmante ivoirienne d’environ 40 ans, assise sur un coussin de sol, prépare du thé.
Dans ce microcosme fait d’une grande discrétion, comprenant plusieurs chaînes de boutiques appartenant à des opérateurs ou groupes d’opérateurs, le boutiquier reste la face visible du système. Vendeur, à la fois gérant de l’échoppe qui offre des produits de première nécessité dans les sous-quartiers des villes, dans les villages et les campements.
Chose importante, c’est que ces opérateurs ont décidé de s’inscrire désormais dans un processus de modernisation de leurs commerces, pour s’adapter aux réalités d’un marché en pleine mutation. Ainsi, les boutiques traditionnelles dont le fonctionnement consistait en un vendeur barricadé derrière une grille métallique de sécurité à travers laquelle il sert ses clients, sont en passe de disparaître. La tendance est, de nos jours, aux superettes et supermarchés où le client peu entrer librement et se servir soi-même, avant de payer à la caisse.
Mutation vers les superettes
"Après plusieurs années dans le commerce de boutiques traditionnelles, au 21ième siècle, nous aspirons à un nouveau système de gestion de nos boutiques. Au fur et à mesure, on verra plusieurs superettes, des supermarchés appartenant à des Mauritaniens présentant un plus bel aspect et participant à un mieux-être de leurs gestionnaires". A en croire Mouhamedou Abdalah, les choses ont évolué. Déjà, la commune de Cocody, quartier résidentiel, compte plus de 150 superettes appartenant à des Mauritaniens, indique-t-il. Un exemple, "Super prix" : un free shop situé à Anono, géré par un Mauritanien qui se prénomme Mohammed. Il refuse de se prêter aux questions de l’AIP en l’absence de son patron. Mais, on peut tout de même constater que cette boutique est mieux fournie qu’une boutique traditionnelle. Dans la commune de Yopougon (Abidjan-Ouest), les superettes sont également de plus en plus en vogue. Dans le sous-quartier de SIDECI, le reporter a pu visiter cinq superettes. La plus importante de celles-ci est la "Boutique du 42", située, comme son nom l’indique, au carrefour du terminus du bus 42. Une boutique qui n’a rien à envier à certaines grandes surfaces de la place.
Mais au-delà d’une simple stratégie markéting, cette nouvelle approche sous-entend également l’intégration progressive de jeunes ivoiriens dans les superettes où ils sont engagés comme ‘’rayonnistes’’. Ce qui n’est pas possible avec les boutiques traditionnelles où l’activité n’est jusque-là que l’apanage que des seuls Mauritaniens. C’est le cas d’une échoppe à quelques encablures du collège Carnot, à Yopougon-Niangon Nord, où les clients sont accueillis par de jeunes ivoiriennes qui les guident dans les rayons, selon leurs besoins. Le gérant, un Mauritanien assis derrière un comptoir, s’occupe de la caisse.
Cette nouvelle démarche qui contribue à booster la consommation des ménages, rend évidente l’importance stratégique des activités de la communauté mauritanienne dans l’essor économique du pays. Elle amène à s’interroger sur l’apport réel de ce commerce dans l’économie ivoirienne, statistiquement parlant.
Une communauté et une activité commerciale difficilement chiffrables
La diaspora mauritanienne vivant en Côte d’Ivoire s’estime approximativement à quelque 40 000 membres, selon l’ambassade de Mauritanie dont le conseiller et attaché de presse, Abib Mohamed, révèle qu’un projet de recensement est en cours, "en vue d’avoir une meilleure estimation".
Mais, pour les responsables de l’instance fédérale de l’association de la communauté des Mauritaniens de Côte d’Ivoire, leurs ressortissants pourraient se chiffrer entre 45 000 et 50 000 membres, si l’on tient compte des enfants. Du côté de l’Office national de l’identification (ONI), structure étatique ivoirienne en charge de la délivrance aux nationaux et aux étrangers des titres d'identité et de suivre l'immigration et l'émigration des populations, l’on ne dispose pas à ce jour de données permettant d’estimer réellement la diaspora mauritanienne en Côte d’Ivoire. Idem pour le bureau de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) à Abidjan. "Nous avons aidé certains ressortissants mauritaniens à quitter la Côte d’Ivoire, au plus fort de la crise postélectorale de 2010-2011, mais la plus part sont revenus et nous les voyons en ville. Nous n’avons pas de données chiffrées sur leur nombre », regrette un fonctionnaire de cette agence intergouvernementale.
Concernant les chiffres d’affaires et l’apport des boutiques mauritaniennes dans le Produit intérieur brut (PIB) ivoirien, Abib Mohamed demande qu’on se réfère aux représentants de la communauté et aux autorités ivoiriennes. Du côté de la direction des Impôts de Côte d’Ivoire, interrogée sur la quote-part de cette communauté au plan fiscal dans le pays, elle nous ramène à son tour à l’ambassade. "Les questions liées aux impôts sont très sensibles", lâche le directeur général adjoint de cette administration fiscale, N’cho Claver, qui a accepté de recevoir le reporter de l’AIP. Il rassure tout de même que des données sur les activités des boutiques mauritaniennes, bien qu’éparses, peuvent être trouvées auprès de leurs services. Mais pour ce faire, il faut que des études soient officiellement commanditées.
Un jeu de ping-pong auquel on est également soumis à la Chambre de commerce et d’industrie de Côte d’Ivoire. "Nous ne disposons pas encore de données sur les activités commerciales des boutiquiers mauritaniens", dit Koua Djédou Claude, chargé d’études au sein de cette chambre consulaire. Il suggère, pour sa part, la piste du ministère du Commerce, de l’Artisanat et de la promotion des PME. A ce niveau aussi, impossible de disposer d’information sur le sujet : "Nous n’avons pas de données claires pour l’heure sur le sujet", relève Tagbo Goua, statisticien affecté au sein de ce ministère. Selon ce dernier, une étude menée par sa structure fin 2013, dénommée "Plan d’urgence de production des statistiques de base (PU-PSB), devrait permettre d’avoir des informations sur le chiffre d’affaires, le montant des masses salariales, la localisation des espaces de commerce, notamment les boutiques, supérettes, supermarchés de façon globale, sans cibler spécifiquement une communauté. Mais, les conclusions de cette enquête qui n’a d’ailleurs pas été menée à son terme, ne sont pas encore connues. Il nous recommande toutefois de voir du côté de l’Institut national de la statistique (INS) dont le rôle est de produire des données sur la vie socioéconomique des populations vivant en Côte d’Ivoire. Là-bas, pas d’information sur le sujet non plus.
Parallèlement, des démarches menées auprès de certaines mairies d’Abidjan afin d’avoir une idée du poids fiscal des boutiques mauritaniennes sont restées sans réponse.
Dernier recours, la Banque centrale des Etat de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO). Un courrier adressé, mi-octobre 2014, à la représentation abidjanaise de cette institution financière régionale, pour avoir des informations concernant le même sujet, ainsi que les transferts de fonds de la diaspora mauritanienne vivant en Côte d’Ivoire, est resté lettre morte.
Toutefois, nos investigations nous révèlent que les Mauritaniens exerçant le commerce en Côte d’Ivoire ne travaillent pas avec les banques commerciales locales : "étant musulmans, nous ne préférons travailler qu’avec les banques islamiques qui fonctionnent selon les lois de l’Islam, en n’appliquant pas de taux d’intérêt aux prêts et en ne prélevant pas d’agios sur les comptes de leurs clients", explique le vice-président de la communauté, Mouhamedou Abdalah. Face à l’inexistence de banque islamique commerciale en Côte d’Ivoire – les banques islamiques présentes étant des banques d’investissement –, les Mauritaniens se résolvent à travailler avec des structures bancaires basées dans leur pays d’origine.
Cependant, cela ne constitue nullement un frein à l’accroissement du volume d’investissements de cette communauté dans le pays-hôte où elle s’intègre progressivement en s’adaptant au quotidien et aux habitudes des populations locales. Ce, à commencer par le style vestimentaire. Car, l’époque où le boutiquier mauritanien se distinguait par son gros boubou assorti d’un pantalon bouffant communément appelé "mougouba" semble révolue. Aujourd’hui, les Mauritaniens s’habillent en jeans, basket, polo et casquette, chemise pagne, etc. Marques ostensibles d’une volonté d’intégration aux communautés nationales, mais surtout d’un esprit plus ouvert qui scrute d’autres domaines économiques. Aller au-delà des boutiques est devenu leur nouveau leitmotiv.
Ouverture vers d’autres secteurs économiques
Les Mauritaniens en Côte d’Ivoire n’entendent plus rester confinés dans les boutiques. Ils explorent d’autres secteurs. L’un de ces nouveaux centres d’intérêt est la pêche. A ce propos, plusieurs accords bilatéraux ont été signés entre la Côte d’Ivoire et la Mauritanie dont ceux du 16 mars 2014 portant sur la coopération en matière de pêche maritime et d’aquaculture. Selon Abib Mohamed, il est prévu l’ouverture d’une ligne maritime entre Abidjan et Nouadhibou, la capitale économique de la Mauritanie.
"Eu égard aux potentialités de la Mauritanie en ressources halieutiques, en mine et en artisanat, la coopération avec ce pays devrait être renforcée dans ces secteurs", analyse le ministère des Affaires étrangères de Côte d’Ivoire.
Naguère membre de la Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest, la Mauritanie a quitté cette organisation en décembre 2000. Nonobstant, ce pays est toujours resté proche de ses voisins subsahariens dont la Côte d’Ivoire où il continue d’avoir une importante diaspora. Une communauté dont le poids dans l’économie nationale, bien que réel, n’est indéniablement pas quantifiable, faute de données statistiques officielles.
Tout le contraire d’autres communautés étrangères vivant dans le pays, au nombre desquelles les Libanais qui pèsent plus de 150.000 emplois avec une masse salariale globale de plus de 180 milliards de FCFA par an, et environ 15% des recettes fiscales, selon les chiffres de la Chambre de commerce et d'industrie libanaise en Côte d'Ivoire.
(AIP)
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