Apollos Dan Thé, Ivoirien résidant à Londres (Angleterre) et actuaire de profession au service de grandes banques et compagnies d’assurance anglaise, suisse et américaine, est un spécialiste des risques financiers. Récemment admis comme membre du très prestigieux groupe d’experts du gouvernement anglais, ses avis font autorité en la matière. En ce début d’année, M. Dan Thé a bien voulu parler de son métier et surtout porter un regard critique pour Tribune Ivoirienne sur la gouvernance économique du pays et en dégager les perspectives pour les prochaines années.
Présentez-vous à nos lecteurs et expliquez-nous en quoi consiste votre profession d’actuaire.
Je suis Apollos Dan Thé, Ivoirien. Pour moi, cela suffit en termes de présentation, mais pour donner encore plus de détails à vos lecteurs, je vis à Londres depuis un peu plus de 20 ans, marié, père de 4 enfants. J’ai fait une première partie de mes études universitaires au pays, à l’Université nationale comme ça s’appelait à l’époque, au département de mathématiques et physiques à la Faculté des sciences et techniques et je suis allé continuer mes études en Angleterre où j’ai fait l’actuariat. Je suis actuaire anglais, diplômé avec le titre de Fellow of the UK Institute of Actuaries. L’actuariat n’est pas une discipline très connue du grand public. Même en Angleterre où la discipline existe depuis plus de 50 ans et est la plus avancée en Europe, nous sommes seulement environ 10 000 actuaires diplômés au grade élevé de Fellow of the Institute of Actuaries (FIA), sur une population de 65 millions. Vous comprenez donc que c’est une profession élitiste, très restreinte dont l’accès n’est pas facile et je comprends votre question quand vous demandez ce que c’est l’actuariat.
Un actuaire, de façon simple, c’est un mathématicien qui applique les sciences mathématiques aux problématiques liées à la finance et à l’économie en général. Les actuaires construisent des modèles mathématiques pour résoudre les problèmes complexes liés à la détermination des valeurs financières et économiques aléatoires. Les actuaires travaillent essentiellement dans les banques, les assurances et auprès des gouvernements. J’ai travaillé dans les grandes boîtes de consulting telles que PricewaterhouseCoopers, Kpmg, Zurich Financial Servies. Je conseille beaucoup de grandes banques et assurances anglaises, américaines et suisses et j’ai été recemment admis au panel des experts qui conseillent le gouvernement anglais sur les questions actuarielles.
Comment êtes-vous arrivé à être admis au panel des experts du gouvernement anglais et en quoi consiste votre activité?
Je ne voudrais pas trop insister sur les activités du panel des experts du gouvernement anglais, parce que je ne voudrais pas que des amalgames soient faits entre mes opinions politiques personnelles et ce travail d'expert, ni créer de confusion qui impliquerait le gouvernement anglais. Retenez seulement que pour être membre du panel des actuaires experts du gouvernement anglais, il faut avoir démontré un savoir-faire reconnu. Ce panel est composé de seulement une dizaine d’actuaires sur les 10 000 actuaires qualifiés que nous sommes en Angleterre et je fais partie de ces 10. Comment j’y suis arrivé ? C’est le travail et la croyance en soi, en ses capacités. Vous savez, l’Angleterre est un pays où chacun a son avenir en main. Quelles que soient tes origines, ta nationalité ou la couleur de ta peau, si tu as des capacités, si tu as de la valeur, les Anglais vont te le reconnaître. Ce n’est pas comme dans d’autres pays européens que je ne voudrais pas citer.
Les activités du panel? Il exécute des projets du gouvernement anglais et le conseille quand celui-ci le consulte sur des questions actuarielles, économiques et financières. Par exemple, savoir l’impact économique de la fermeture des anciennes centrales nucléaires et leur remplacement par des centrales de nouvelle génération, ou encore faire l’estimation et la gestion des fonds des comptes dormants dans les banques, des fonds d’assurance et de pension non réclamés, ou encore faire des projections économiques et financières, ou des projections de l’évolution de la population, etc. sont des projets typiques que le panel exécute pour le gouvernement. Aussi, quand le Chancellor of the Exchequer, c’est-à-dire le ministre de l’Economie et des Finances du gouvernement de Sa Majesté doit faire le Budget annuel, il consulte en général le panel sur des questions bien précises liées à certains aspects du Budget. C’est tout ce que je peux dire, je ne peux en dire plus.
La Côte d’Ivoire connaît l’une des croissances économiques les plus performantes d’Afrique voire du monde sous la gouvernance Ouattara; comment expliquez-vous les meilleurs taux de croissance en Afrique et en Côte d’Ivoire?
On peut effectivement dire que la Côte d’Ivoire a eu de belles performances économiques en termes d’évolution du Pib ces dernières années. En 2014, la croissance était de 9% environ et elle est descendue à près de 8% en 2015, selon certaines projections. Ce sont des performances assez bien dans un contexte économique mondial assez terne. Le monde peine à sortir de la récession économique dans laquelle il est plongé suite à l’éclatement de la crise du crédit immobilier dite crise des "Subprimes" qui a commencé aux Etats-Unis en 2008 et qui s’est répandue au monde entier puisque l’économie mondiale est intégrée et quand une crise commence dans une économie comme celle des Etats-Unis, qui est une pièce maîtresse du système économique mondial, il y a forcement de la contagion et toutes les économies, qui sont liées directement ou indirectement à celle des Etats-Unis, sont affectées avec des degrés différents; on appelle cela l’effet domino.
Comme je le disais, les croissances mondiales sont très timides, donc réaliser des taux de 8 à 9% dans un tel contexte, c’est au dessus de la moyenne mondiale.
Mais, qu’est-ce que tout cela veut dire exactement pour le commun des mortels ?
Vous savez, le taux de croissance du Pib est un indicateur économique à prendre avec des pincettes. Les économistes sont unanimes là-dessus; si vous n’interprétez pas bien le taux de croissance du Pib, vous pouvez gravement vous tromper d’observation et d’analyses. Il y a beaucoup de malentendus ou manipulations des esprits peu avertis sur la question du taux de croissance du Pib et il y a un grand besoin d’éclairer certains lecteurs sur cette mesure économique.
Nos lecteurs sont alors tout ouïe.
Le Pib, Produit intérieur brut, est la somme de la production économique nationale générée par les entreprises et les individus qui sont en Côte d’Ivoire.
Le taux de croissance annuelle du Pib, c’est la progression de cette production économique nationale d’une année à une autre exprimée en pourcentage. Le taux de croissance du Pib est utile pour donner une idée du mouvement de l’activité économique d’une année à l’autre, mais il peut être très trompeur. Par exemple, si une année, pour une raison ou une autre, votre activité économique a été perturbée et s’est arrêtée ou a été diminuée, et qu’elle reprend son cours normal les années qui suivent, vous allez afficher un taux de croissance du Pib très élevé. Et pourtant, rien dans le fond n’a changé dans la structure économique du pays; c’est le cas de la Côte d’Ivoire en ce moment.
Oui justement, pouvez-vous nous éclairer davantage sur le cas ivoirien qui nous intéresse?
La Côte d’Ivoire sort d’une décennie de crise armée très intense qui avait fait arrêter beaucoup d’activités économiques un peu partout sur le territoire national. Il y a eu aussi l’effet de la contrebande organisée qui faisait qu’il y avait des fuites énormes de la production nationale vers les pays voisins; on peut citer, entre autres, le Burkina Faso qui était devenu exportateur de cacao alors qu’il n’y a pas un seul plant de cacao dans ce pays. Le cacao de l’Ouest, le coton du Nord, le diamant et l’or du Centre-Nord, disons, toute la production économique nationale des zones qui n’étaient pas sous le contrôle du gouvernement n’était pas comptabilisée puisqu’elle partait dans un circuit économique parallèle et illégal. Quand la crise armée s’arrête et que l’activité économique reprend, que l’Etat retrouve son autorité petit à petit sur les parties Nord et Ouest, et comptabilise l’activité économique de ces régions, cela fait grimper le taux de croissance. Ce n’est pas une situation nouvelle; tous les pays qui sortent de guerre ou de catastrophe à grande échelle, connaissent des taux de croissance élevés.
Donc selon vous, la croissance actuelle n’est pas due aux prouesses du gouvernement actuel?
Enfin, je veux bien être objectif et leur reconnaître des choses qu’ils ont pu faire ici et là, qui ont pu éventuellement contribuer à la croissance, entre autres, l’arrivée de certains investisseurs et l’exécution de grands projets de construction; mais parler de prouesses, le mot est trop fort, je dis non, je n’en vois pas. N’importe quel gouvernement, qui bénéficie d’une reprise des activités nationales dans des conditions de paix et de stabilité, aurait connu le même résultat de forte croissance. C’est la combinaison de la reprise des activités économiques ordinaires, du retour des investisseurs et du rétablissement de l’autorité de l’Etat sur l’étendue du territoire, et donc la diminution des fuites illégales de la production nationale qui sont à la base de cette croissance. Les grands projets, qui ont été réalisés ces dernières années, ont aussi fortement contribué à la croissance, mais ils étaient déjà programmés avec des financements bouclés par les gouvernements précédents; ils ont été stoppés du fait de l’instabilité politique et lorsqu’ils reprennent, ça fait grimper la croissance.
Il y a, toutefois, du crédit à mettre à l’actif de l’équipe gouvernementale actuelle qui a quand même mis ces projets en œuvre, il faut le leur reconnaître, mais pas jusqu’à parler de prouesses parce qu’il n’y a pas eu d’innovation, pas de nouvelles orientations économiques, industrielles ou agricoles. Bien au contraire, on a eu des reculs en matière agricole avec le désastre de la filière de l’hévéa et du recul en matière industrielle avec la diminution des activités telles que Sotra Industries qui fabriquait et exportait des autobus et des bateaux-bus avant, qui ne le fait plus maintenant.
En revanche, il faut remarquer le choix de l’endettement pour soutenir la croissance qui a été fait par le nouveau régime. C’est une approche qui a des avantages dans le court terme et des inconvénients dans le long terme si cet endettement n’est pas maîtrisé et n’est pas utilisé à bon escient dans des projets productifs.
En dépit de cette donne économique plus ou moins embellie, plus de la moitié des Ivoiriens vivent sous le seuil de la pauvreté. Comment expliquez-vous cela?
D’abord, il faut dire qu’un taux de croissance élevé ne veut pas forcement dire que votre économie se porte bien. Pour preuve, ces deux dernières années, pendant que le taux de croissance de la Côte d’Ivoire tourne autour de 9%, celui de la Chine est autour de 7%, celui de l’Afrique du Sud est autour de 1%, celui des Etats-Unis est autour de 3% mais aucune personne sensée n’osera dire que l’économie ivoirienne est meilleure que l’économie des pays que je viens de citer. On ne peut donc pas dire que l’économie ivoirienne se porte bien parce qu’une économie dans laquelle 46 ou 55% de la population viventt en dessous du seuil de pauvreté, n’est pas bonne, malgré les récents taux de croissance. Cela veut dire que cette croissance n’est pas organique, elle n’émane pas d’un changement fondamental de la structure économique de notre pays qui reste toujours dominée par un petit groupe de personnes; le fossé entre les riches et les pauvres s’agrandit.
Vous dites que le pays est dominé par un petit groupe de personnes?
Certainement. La croissance, observée ces derniers temps, est beaucoup plus le fait de la puissante traction des agents économiques d’une certaine élite dominée par des étrangers qui bénéficient de larges ouvertures de la part du gouvernement et non de la faible poussée des agents économiques nationaux qui sont asphyxiés de plus en plus. La répartition des retombées de la croissance se fait aussi dans ces mêmes proportions; le gouvernement libéral que nous avons laisse les puissants écraser les faibles, c’est un gouvernement qui a pris fait et cause pour les puissants, ils ne sont pas des socialistes et ils le disent.
En somme, la croissance ne se reflète pas dans les conditions de vie de l’Ivoirien lambda, parce que la structure de notre économie est dominée par des compagnies et des investisseurs étrangers. Donc, il y a des ponctions et des fuites énormes des gains, ce qui fait que la population locale ne voit que les effets de la croissance mais ne les sent pas.
Quelles solutions préconisez-vous pour que la croissance se ressente dans les ménages ?
Il s’agit de promouvoir et de soutenir les activités des agents économiques locaux, nationaux afin qu’ils jouent un rôle plus grand dans le rebondissement de l’activité économique dans notre pays et qu’ils en tirent bénéfice. Cela doit être une volonté politique du gouvernement qui doit aller au-delà des slogans et des déclarations. Le gouvernement doit soutenir les petits et moyens entrepreneurs, les petites et moyennes entreprises et industries, afin de les rendre compétitives face aux grands groupes qui ont des moyens colossaux. Il ne faut pas non plus s’attendre à ce que le gouvernement distribue de l’argent aux ménages et je ne pense pas que beaucoup de gens s’attendent à cela, mais il faut que le gouvernement agisse pour rétablir les équilibres là où ils ont été fortement dérangés. Par exemple, la filière hévéa, dans laquelle beaucoup de ménages ivoiriens ont investi, est en chute libre depuis des années sans que le gouvernement ne se penche sur une recherche de mécanismes de stabilisation et de soutien. Paradoxalement, on voit le gouvernement faire des exonérations d’impôts et autres facilités à des entreprises étrangères et à de grands hommes d’affaires proches du Pouvoir. Il y a cette propension du gouvernement à s’occuper seulement des «grands» et des «amis» qui doit changer; il faut renverser cette tendance et se rapprocher des masses. Mais là, on va sur un terrain idéologique. Ce gouvernement clame son libéralisme et on sait que les libéraux ont justement cette tendance à être du côté des nantis et non des masses.
Le chômage des jeunes a atteint des proportions alarmantes. Pourquoi, selon vous, plusieurs initiatives des autorités pour réduire ce phénomène du chômage endémique des jeunes surtout n’ont pas donné les résultats escomptés?
La raison du chômage persistant des jeunes, c’est la faiblesse du petit et moyen entreprenariat local, national. Dans tous les pays du monde, ce sont les petites et moyennes entreprises et industries qui résorbent le chômage des jeunes qui n’ont pas de grandes expériences. Mais dans notre pays, ces petites et moyennes entreprises ne reçoivent pas de soutiens effectifs pour les aider à exister et à prospérer afin de recruter des travailleurs. Il y a des structures et initiatives étatiques pour promouvoir le travail des jeunes comme vous le dites, mais ces structures ne reçoivent pas grands moyens et le gouvernement fait plus de la communication que du concret. Il faut une réelle volonté politique pour organiser et aider les petits acteurs économiques, les aider à sortir de l’informel et les organiser en opérant des regroupements, si nécessaires. Il faut organiser et soutenir la formation professionnelle parallèlement. Toutes ces choses sont du devoir du gouvernement, mais si le gouvernement se préoccupe plus des grands businessmen et qu’il n’accorde pas assez d’attention aux petits métiers, on n’y arrivera pas.
Pouvez-vous revenir sur le dernier rapport de la Banque mondiale sur la Côte d’Ivoire avec un satisfecit empreint de nombreuses critiques sur la gouvernance du pays du genre «Oui, mais…» des institutions de Bretton Woods?
En effet, le rapport de la Banque mondiale sur la Côte d’Ivoire publié en décembre dernier félicite notre pays pour sa croissance économique et le critique aussi sur plusieurs points dont notamment sur la question de l’inégalité dans les retombées de la croissance et le rapport dénonce aussi le chômage des jeunes. La Banque mondiale demande au gouvernement de créer des emplois de qualité. C’est vrai que les chiffres officiels disent que le taux de chômage en Côte d’Ivoire est autour de 7%, mais ce chiffre très embelli cache une réalité que la Banque mondiale a bien relevée. Beaucoup de gens, qui ont été comptabilisés comme étant des travailleurs, effectuent de très petits travaux informels qui n’ont pas grande valeur et qui ne leur permettent pas de se prendre en charge. Les conducteurs de wotro (les charrettes), les ramasseurs d’ordures dans les brouettes dans les quartiers, les gérants de cabines, et j’en passe, tous ces gens ont été considérés comme des travailleurs et du coup, le taux de chômage a été très enjolivé et tourne autour de 7%, mieux que dans beaucoup de pays européens développés. Pour comparaison, dans ces temps-ci, le taux de chômage en Angleterre tourne autour de 6% et il est de 11% environ en France. Donc, notre gouvernement déclare qu’il y a plus de chômage en France qu’en Côte d’Ivoire, ou encore que la Côte d’Ivoire a environ le même niveau de chômage que l’Angleterre; vous croyez cela? C’est de la plaisanterie ! C’est vrai que ces ‘wotrotiki’ (les portefaix), vendeuses ambulantes d’oranges, et autres ramasseurs informels d’ordures sont des personnes actives et donc ne sont pas prises en compte dans le lot des chômeurs au sens technique du terme, mais elles exercent une activité qui ne leur donne pas le minimum vital, qui n’est pas répertoriée ni codifiée et qui ne leur garantit aucun niveau de vie acceptable.
Nous sommes donc dans une situation intermédiaire entre chômage et travail. Proclamer que le taux de chômage de la Côte d’Ivoire est de 7% et s’en satisfaire alors que la réalité est autre chose, c’est tout simplement de la communication qui est faite par le gouvernement. Et cette manière d’aborder la question du chômage est très cynique, malicieuse et machiavélique.
Le rapport de la Banque mondiale dénonce aussi la corruption, le favoritisme et le clientélisme qui ont lieu et qui ont progressé ces dernières années.
Le taux de bancarisation avoisine les 15%, et le Premier ministre a exhorté les populations à se tourner vers les mobile banking. N’est-ce pas une fuite en avant?
Sur ce coup, je suis d’accord avec le Premier ministre quand il dirige les populations vers le mobile banking. Les banques ne sont pas des services publics gratuits. Elles sont des entreprises et comme toute entreprise, elles doivent minimiser leurs coûts et maximiser leurs revenus. Avoir des millions de clients qui ne font pas d’épargnes ni de transactions consistantes n’est pas un modèle viable pour les banques.
Tout est lié. On a une population qui est en majorité en dessous du seuil de pauvreté, qui exerce de très petits métiers qui ne sont pas répertoriés ni codifiés ou qui est au chômage, une population à majorité rurale engagée dans la petite agriculture. Cette population n’a pas le profil recherché par les banques et ce n’est pas étonnant que ce soit seulement 15% de la population ivoirienne qui possède un compte bancaire.
Pour cette population, le mobile banking est plutôt une bonne chose puisqu’il est plus en rapport avec leurs besoins de transactions financières de micro-finance qui sont essentiellement du transfert d’argent et de la petite épargne. Bien évidemment, quand la population sera plus entreprenante, plus active économiquement et aura besoin de produits financiers bancaires qui vont avec ses activités économiques, elle va attirer les banques qui verront un intérêt à les avoir comme clients.
Soyons clairs, le mobile banking n’est pas mauvais, ce n’est pas un sous service réservé aux pauvres. C’est plutôt un très bon modèle de produits financiers qui a commencé en Afrique et qui est copié ailleurs. En Europe, les petites transactions financières se font par Internet banking et mobile banking, c’est plus rapide, plus commode. Nous sommes à l’ère digitale et de la communication hyper rapide et à la portée de toute la population; cela révolutionne tous les autres services.
La Côte d’Ivoire s’est engagée dans un processus de privatisation tous azimuts des banques nationales. Pourrait-on y voir un profit pour l’économie ivoirienne en général et le secteur bancaire en particulier?
Je ne vois pas de rapport direct entre privatisation et avancée économique. Certains courants économiques néo classiques le disent mais il y a d’autres courants de pensée qui le contredisent. Rien ne dit que quand une banque appartient au privé elle a forcement de meilleures performances. Au contraire, ce qu’on voit, c’est que quand des banques privées ont des problèmes, elles sont reprises par l’Etat qui les sauve et les stabilise. Cela s’est vu avec la crise bancaire qui a plongé le monde dans la récession; bien de banques privées ont été sauvées par l’Etat.
Le problème qui est posé ici avec la privatisation des banques nationales par ce régime, c’est la question de la nature idéologique du pouvoir en place et de ses accointances avec les grands groupes privés mondiaux qui cherchent à s’approprier des entreprises très rentables. Vous savez, en Europe, actuellement les taux d’intérêt sont très bas, les investissements ne sont pas rentables et donc les multinationales et les investisseurs cherchent des zones où l’investissement est plus rentable et un pays comme la Côte d’Ivoire est une cible idéale. Un pays à forte croissance, qui est très tourné vers l’extérieur, qui a un régime libéral, très enclin à favoriser les grands groupes privés. Ce pays offre de bonnes perspectives d’affaires très juteuses et c’est la ruée. L’économie ivoirienne ne va pas tirer grand profit de cette ruée tant que l’Etat n’aide pas les nationaux à être plus compétitifs, étant donné que le privé national est très faible et ne peut pas tenir seul face aux grands groupes étrangers. Les bénéfices seront rapatriés dans les pays des investisseurs et on parlera de boom économique ivoirien, mais l’Ivoirien même ne sentira rien de ce boom. Notre économie est comme une mère porteuse, on rend service aux autres.
La Côte d’Ivoire qui sort de la guerre connaît un boom dans le BTP … et la ruée des investisseurs. Quel commentaire en faites-vous?
C’est clair qu’après les destructions, il faut reconstruire. Les bâtiments, infrastructures routières et autres édifices ont été fortement dégradés par 10 ans de crise armée, d’occupation, de sabotages et de bombardements. Il faut les refaire et faire aussi de nouvelles œuvres. C’est ce qui explique le boom du BTP. De ce point de vue, c’était prévisible et normal.
En revanche, ce qui est surprenant, c’est la part belle faite aux entreprises étrangères dans le BTP. On voit des entreprises burkinabè et marocaines entre autres, ravir des marchés importants, souvent dans des conditions pas très transparentes qui ont été dénoncées par certains rapports. Ce n’est pas tant un problème que des entreprises africaines ravissent des marchés chez nous, il faut seulement que cela se fasse dans la transparence et surtout qu’on donne la priorité aux entreprises nationales. Je remarque que le Bnetd (Bureau national d’études techniques et de développement) joue les seconds rôles désormais alors que c’est quand même notre entreprise nationale par excellence dans le domaine des grands travaux; et si nous ne lui donnons pas les marchés chez nous, on contribue à sa mort.
Une fois de plus, le constat est clair: boom des BTP en Côte d’Ivoire, mais pas grand chose pour les Ivoiriens. Mon allégorie d’économie mère porteuse est vérifiée ici encore. Je dirai qu’après les récompenses ici et là entre copains et partenaires, il faut maintenant que ce régime revienne à la préférence nationale qui est en principe le mode opératoire de tout gouvernement pour que la croissance profite aux Ivoiriens.
Selon vous, quels sont les freins à l’entreprenariat des nationaux pour un développement économique réel?
Je crois avoir suffisamment élaboré ce point. L’entreprenariat des nationaux est plombé par deux choses principales, la faiblesse des capitaux privés nationaux et le manque réel d’initiatives concrètes du gouvernement pour aider les petits et moyens entrepreneurs.
Etant donné que nous n’avons pas assez d’Ivoiriens nantis pour investir massivement en tant que privé dans la création d’entreprises, il n’y a que l’Etat seul qui peut le faire et l’Etat en a les moyens. Il faut un vrai plan d’aide à l’entreprenariat, créer une banque de l’entreprenariat qui va faire du «Private Equity», c’est-à-dire faire des prêts, prendre des parts de capital et donner de l’assistance technique et de gestion aux jeunes entreprises, les aider à se stabiliser et grandir et plus tard, la banque vend ses parts aux nationaux privés. L’Etat gagne, le privé national gagne, donc l’économie ivoirienne gagne. Vous savez, la création de nouvelles entreprises est très risquée et sans aide, il n’y a pas beaucoup de personnes qui y réussissent. La volonté de travail des jeunes ivoiriens est évidente. Avant, les Ivoiriens ne voulaient pas faire les petits boulots physiquement exigeants mais cette tendance a été renversée et les Ivoiriens font toute sorte de travail désormais. Il faut que l’Etat les aide maintenant à améliorer les emplois, les sortir de l’informel et en créer de nouveaux et cela passe par favoriser l’entreprenariat.
Le gouvernement vient de mettre sur pied un nouveau Plan national de développement (Pnd 2015-2020) d’une valeur de 29.000 milliards de Fcfa. Croyez-vous que ce deuxième plan ivoirien sera la panacée aux maux qui minent le secteur économique?
Je n’ai pas vu les détails de ce plan et donc je ne peux pas faire de commentaires de fond, mais ce que je peux dire, tant que la structure de notre économie ne sera pas ajustée, tout plan qui sera bâti sur cette structure, ne produira pas de retombées pour les Ivoiriens. Il faut inclure dans ce Plan de développement la question du rééquilibrage en faveur des masses et revenir à l’ivoirisation de l’économie. Ce régime a fait du rattrapage ethnique, il est temps de faire le rattrapage national.
Quelles perspectives pour les économies africaine et ivoirienne en 2016 ?
L’Afrique est le continent d’avenir, et cela est déjà en marche; il ne s’agit pas d’avenir très lointain, mais immédiat. Aujourd’hui, avec la crise mondiale qui persiste, les investisseurs occidentaux, surtout européens font une ruée vers l’Afrique où les secteurs miniers, financiers, télécommunication pour ne citer que ces secteurs, sont en plein essor et font de grands retours sur investissements. On voit aussi que les grands groupes viennent s’installer sur le continent pour prendre des avances sur la compétition qui s’annonce. Les pays africains sont actifs sur les bourses européennes désormais et y empruntent directement par les ventes des Eurobonds, alors qu’avant, personne ne les considérait comme des pays capables de venir intervenir sur les marchés de capitaux.
L’Afrique commence, en effet, à intégrer plus rapidement l’économie mondiale. Cela présente donc de bonnes perspectives, mais pour qui?
Pour le moment, ces perspectives bénéficient aux investisseurs étrangers et c’est à ce niveau que nos gouvernements, nos entreprises nationales et les individus doivent se mettre au diapason de cette mondialisation qui est venue nous trouver devant nos portes. Il faut améliorer les approches afin d’avoir le contrôle de la situation et de se battre pour avoir plus de retombées. Il ne faut pas espérer que des parts des gains seront données gratuitement; il faut quitter l’esprit de cadeau et d’assistanat et adopter désormais une posture de combativité et de compétitivité.
En 2016, je pense que la Côte d’Ivoire va continuer sur sa lancée de croissance positive, mais il y a quand même des craintes. Notre niveau d’endettement a fortement augmenté, et plus tu es endetté, moins tu attires les investisseurs. Donc, notre lune de miel avec les investisseurs est en train de prendre fin et on risque de voir l’autre face de la médaille, où les remboursements des dettes vont plomber notre croissance, ralentir notre développement et nous mettre en difficultés. Comme bien de pays africains, depuis quelques années, notre pays lance des Eurobonds et emprunte sur les marchés internationaux de façon un peu abusive. C’est la nouvelle bulle sur les marchés de capitaux et elle est favorisée par le surplus de fonds qui existe dans les marchés de capitaux, mais il faut saisir cette opportunité avec raison et parcimonie, et surtout, utiliser à bon escient les fonds empruntés pour engager des projets de développement qui vont accroître la capacité économique des locaux, des nationaux, car ce sont eux qui vont rembourser ces crédits. Mais pour le moment, ce gouvernement favorise plutôt les étrangers et là, c’est un très gros problème. Notre pays s’endette pour enrichir des étrangers et pourtant, ce sont les Ivoiriens qui devront rembourser les prêts.
La Côte d’Ivoire risque-t-elle de vivre le scénario grec?
Le cas de la Grèce est là pour nous montrer les effets négatifs de l’endettement incontrôlé et la mauvaise utilisation de l’argent emprunté. On n’est pas encore dans la situation de la Grèce, mais il faut toujours faire le rappel afin que le gouvernement sache que le risque existe parce que tous ces Eurobonds qu’on vend à tour de bras ont forcement des collatéraux, c’est-à-dire des garanties, des clauses qui permettent aux créanciers de prendre le contrôle de certains de nos avoirs si nous n’arrivons pas à rembourser. Et personne ne sait vraiment ce que le gouvernement a mis comme collatéraux des Eurobonds qu’il vend.
Pour rappel, compte tenu de la banqueroute de la Grèce, ses créanciers ont quasiment pris le contrôle de ce pays, aucune loi ne peut passer désormais au Parlement grec tant qu’elle n’est pas validée par un panel mis en place par les créanciers qui doit certifier que les lois prises par les députés grecs ne vont pas contre l’accord de réajustement économique et de remboursement imposé à la Grèce. Quand j’entends certains dire qu’on ne met pas un pays en prison et donc on peut faire ce qu’on veut et prendre autant de crédit qu’on veut, je me demande sur quelle planète ils se trouvent. La Grèce est bel et bien un pays «en prison», parce que ce pays n’est plus libre de ses faits et gestes.
Un mot sur le dernier remaniement ministériel?
Pas grand chose à dire, ce n’était qu’un petit réaménagement finalement. On n’a pas eu de grands chamboulements. Mais pour moi, ce ne sont pas les individus qui occupent les postes qui importent, c’est la politique globale, l’orientation du gouvernement qui m’importe. C’est un gouvernement dont la politique générale est trop libérale; dans un pays composé à majorité de pauvres comme le nôtre, appliquer un ultralibéralisme comme le fait ce régime est tout simplement méchant et inhumain. Il gagnerait à venir un peu vers le centre et adopter des politiques un peu plus en faveur des masses et donner un peu plus de poids à la préférence nationale.
Interview réalisée par Amos BEONAHO
Présentez-vous à nos lecteurs et expliquez-nous en quoi consiste votre profession d’actuaire.
Je suis Apollos Dan Thé, Ivoirien. Pour moi, cela suffit en termes de présentation, mais pour donner encore plus de détails à vos lecteurs, je vis à Londres depuis un peu plus de 20 ans, marié, père de 4 enfants. J’ai fait une première partie de mes études universitaires au pays, à l’Université nationale comme ça s’appelait à l’époque, au département de mathématiques et physiques à la Faculté des sciences et techniques et je suis allé continuer mes études en Angleterre où j’ai fait l’actuariat. Je suis actuaire anglais, diplômé avec le titre de Fellow of the UK Institute of Actuaries. L’actuariat n’est pas une discipline très connue du grand public. Même en Angleterre où la discipline existe depuis plus de 50 ans et est la plus avancée en Europe, nous sommes seulement environ 10 000 actuaires diplômés au grade élevé de Fellow of the Institute of Actuaries (FIA), sur une population de 65 millions. Vous comprenez donc que c’est une profession élitiste, très restreinte dont l’accès n’est pas facile et je comprends votre question quand vous demandez ce que c’est l’actuariat.
Un actuaire, de façon simple, c’est un mathématicien qui applique les sciences mathématiques aux problématiques liées à la finance et à l’économie en général. Les actuaires construisent des modèles mathématiques pour résoudre les problèmes complexes liés à la détermination des valeurs financières et économiques aléatoires. Les actuaires travaillent essentiellement dans les banques, les assurances et auprès des gouvernements. J’ai travaillé dans les grandes boîtes de consulting telles que PricewaterhouseCoopers, Kpmg, Zurich Financial Servies. Je conseille beaucoup de grandes banques et assurances anglaises, américaines et suisses et j’ai été recemment admis au panel des experts qui conseillent le gouvernement anglais sur les questions actuarielles.
Comment êtes-vous arrivé à être admis au panel des experts du gouvernement anglais et en quoi consiste votre activité?
Je ne voudrais pas trop insister sur les activités du panel des experts du gouvernement anglais, parce que je ne voudrais pas que des amalgames soient faits entre mes opinions politiques personnelles et ce travail d'expert, ni créer de confusion qui impliquerait le gouvernement anglais. Retenez seulement que pour être membre du panel des actuaires experts du gouvernement anglais, il faut avoir démontré un savoir-faire reconnu. Ce panel est composé de seulement une dizaine d’actuaires sur les 10 000 actuaires qualifiés que nous sommes en Angleterre et je fais partie de ces 10. Comment j’y suis arrivé ? C’est le travail et la croyance en soi, en ses capacités. Vous savez, l’Angleterre est un pays où chacun a son avenir en main. Quelles que soient tes origines, ta nationalité ou la couleur de ta peau, si tu as des capacités, si tu as de la valeur, les Anglais vont te le reconnaître. Ce n’est pas comme dans d’autres pays européens que je ne voudrais pas citer.
Les activités du panel? Il exécute des projets du gouvernement anglais et le conseille quand celui-ci le consulte sur des questions actuarielles, économiques et financières. Par exemple, savoir l’impact économique de la fermeture des anciennes centrales nucléaires et leur remplacement par des centrales de nouvelle génération, ou encore faire l’estimation et la gestion des fonds des comptes dormants dans les banques, des fonds d’assurance et de pension non réclamés, ou encore faire des projections économiques et financières, ou des projections de l’évolution de la population, etc. sont des projets typiques que le panel exécute pour le gouvernement. Aussi, quand le Chancellor of the Exchequer, c’est-à-dire le ministre de l’Economie et des Finances du gouvernement de Sa Majesté doit faire le Budget annuel, il consulte en général le panel sur des questions bien précises liées à certains aspects du Budget. C’est tout ce que je peux dire, je ne peux en dire plus.
La Côte d’Ivoire connaît l’une des croissances économiques les plus performantes d’Afrique voire du monde sous la gouvernance Ouattara; comment expliquez-vous les meilleurs taux de croissance en Afrique et en Côte d’Ivoire?
On peut effectivement dire que la Côte d’Ivoire a eu de belles performances économiques en termes d’évolution du Pib ces dernières années. En 2014, la croissance était de 9% environ et elle est descendue à près de 8% en 2015, selon certaines projections. Ce sont des performances assez bien dans un contexte économique mondial assez terne. Le monde peine à sortir de la récession économique dans laquelle il est plongé suite à l’éclatement de la crise du crédit immobilier dite crise des "Subprimes" qui a commencé aux Etats-Unis en 2008 et qui s’est répandue au monde entier puisque l’économie mondiale est intégrée et quand une crise commence dans une économie comme celle des Etats-Unis, qui est une pièce maîtresse du système économique mondial, il y a forcement de la contagion et toutes les économies, qui sont liées directement ou indirectement à celle des Etats-Unis, sont affectées avec des degrés différents; on appelle cela l’effet domino.
Comme je le disais, les croissances mondiales sont très timides, donc réaliser des taux de 8 à 9% dans un tel contexte, c’est au dessus de la moyenne mondiale.
Mais, qu’est-ce que tout cela veut dire exactement pour le commun des mortels ?
Vous savez, le taux de croissance du Pib est un indicateur économique à prendre avec des pincettes. Les économistes sont unanimes là-dessus; si vous n’interprétez pas bien le taux de croissance du Pib, vous pouvez gravement vous tromper d’observation et d’analyses. Il y a beaucoup de malentendus ou manipulations des esprits peu avertis sur la question du taux de croissance du Pib et il y a un grand besoin d’éclairer certains lecteurs sur cette mesure économique.
Nos lecteurs sont alors tout ouïe.
Le Pib, Produit intérieur brut, est la somme de la production économique nationale générée par les entreprises et les individus qui sont en Côte d’Ivoire.
Le taux de croissance annuelle du Pib, c’est la progression de cette production économique nationale d’une année à une autre exprimée en pourcentage. Le taux de croissance du Pib est utile pour donner une idée du mouvement de l’activité économique d’une année à l’autre, mais il peut être très trompeur. Par exemple, si une année, pour une raison ou une autre, votre activité économique a été perturbée et s’est arrêtée ou a été diminuée, et qu’elle reprend son cours normal les années qui suivent, vous allez afficher un taux de croissance du Pib très élevé. Et pourtant, rien dans le fond n’a changé dans la structure économique du pays; c’est le cas de la Côte d’Ivoire en ce moment.
Oui justement, pouvez-vous nous éclairer davantage sur le cas ivoirien qui nous intéresse?
La Côte d’Ivoire sort d’une décennie de crise armée très intense qui avait fait arrêter beaucoup d’activités économiques un peu partout sur le territoire national. Il y a eu aussi l’effet de la contrebande organisée qui faisait qu’il y avait des fuites énormes de la production nationale vers les pays voisins; on peut citer, entre autres, le Burkina Faso qui était devenu exportateur de cacao alors qu’il n’y a pas un seul plant de cacao dans ce pays. Le cacao de l’Ouest, le coton du Nord, le diamant et l’or du Centre-Nord, disons, toute la production économique nationale des zones qui n’étaient pas sous le contrôle du gouvernement n’était pas comptabilisée puisqu’elle partait dans un circuit économique parallèle et illégal. Quand la crise armée s’arrête et que l’activité économique reprend, que l’Etat retrouve son autorité petit à petit sur les parties Nord et Ouest, et comptabilise l’activité économique de ces régions, cela fait grimper le taux de croissance. Ce n’est pas une situation nouvelle; tous les pays qui sortent de guerre ou de catastrophe à grande échelle, connaissent des taux de croissance élevés.
Donc selon vous, la croissance actuelle n’est pas due aux prouesses du gouvernement actuel?
Enfin, je veux bien être objectif et leur reconnaître des choses qu’ils ont pu faire ici et là, qui ont pu éventuellement contribuer à la croissance, entre autres, l’arrivée de certains investisseurs et l’exécution de grands projets de construction; mais parler de prouesses, le mot est trop fort, je dis non, je n’en vois pas. N’importe quel gouvernement, qui bénéficie d’une reprise des activités nationales dans des conditions de paix et de stabilité, aurait connu le même résultat de forte croissance. C’est la combinaison de la reprise des activités économiques ordinaires, du retour des investisseurs et du rétablissement de l’autorité de l’Etat sur l’étendue du territoire, et donc la diminution des fuites illégales de la production nationale qui sont à la base de cette croissance. Les grands projets, qui ont été réalisés ces dernières années, ont aussi fortement contribué à la croissance, mais ils étaient déjà programmés avec des financements bouclés par les gouvernements précédents; ils ont été stoppés du fait de l’instabilité politique et lorsqu’ils reprennent, ça fait grimper la croissance.
Il y a, toutefois, du crédit à mettre à l’actif de l’équipe gouvernementale actuelle qui a quand même mis ces projets en œuvre, il faut le leur reconnaître, mais pas jusqu’à parler de prouesses parce qu’il n’y a pas eu d’innovation, pas de nouvelles orientations économiques, industrielles ou agricoles. Bien au contraire, on a eu des reculs en matière agricole avec le désastre de la filière de l’hévéa et du recul en matière industrielle avec la diminution des activités telles que Sotra Industries qui fabriquait et exportait des autobus et des bateaux-bus avant, qui ne le fait plus maintenant.
En revanche, il faut remarquer le choix de l’endettement pour soutenir la croissance qui a été fait par le nouveau régime. C’est une approche qui a des avantages dans le court terme et des inconvénients dans le long terme si cet endettement n’est pas maîtrisé et n’est pas utilisé à bon escient dans des projets productifs.
En dépit de cette donne économique plus ou moins embellie, plus de la moitié des Ivoiriens vivent sous le seuil de la pauvreté. Comment expliquez-vous cela?
D’abord, il faut dire qu’un taux de croissance élevé ne veut pas forcement dire que votre économie se porte bien. Pour preuve, ces deux dernières années, pendant que le taux de croissance de la Côte d’Ivoire tourne autour de 9%, celui de la Chine est autour de 7%, celui de l’Afrique du Sud est autour de 1%, celui des Etats-Unis est autour de 3% mais aucune personne sensée n’osera dire que l’économie ivoirienne est meilleure que l’économie des pays que je viens de citer. On ne peut donc pas dire que l’économie ivoirienne se porte bien parce qu’une économie dans laquelle 46 ou 55% de la population viventt en dessous du seuil de pauvreté, n’est pas bonne, malgré les récents taux de croissance. Cela veut dire que cette croissance n’est pas organique, elle n’émane pas d’un changement fondamental de la structure économique de notre pays qui reste toujours dominée par un petit groupe de personnes; le fossé entre les riches et les pauvres s’agrandit.
Vous dites que le pays est dominé par un petit groupe de personnes?
Certainement. La croissance, observée ces derniers temps, est beaucoup plus le fait de la puissante traction des agents économiques d’une certaine élite dominée par des étrangers qui bénéficient de larges ouvertures de la part du gouvernement et non de la faible poussée des agents économiques nationaux qui sont asphyxiés de plus en plus. La répartition des retombées de la croissance se fait aussi dans ces mêmes proportions; le gouvernement libéral que nous avons laisse les puissants écraser les faibles, c’est un gouvernement qui a pris fait et cause pour les puissants, ils ne sont pas des socialistes et ils le disent.
En somme, la croissance ne se reflète pas dans les conditions de vie de l’Ivoirien lambda, parce que la structure de notre économie est dominée par des compagnies et des investisseurs étrangers. Donc, il y a des ponctions et des fuites énormes des gains, ce qui fait que la population locale ne voit que les effets de la croissance mais ne les sent pas.
Quelles solutions préconisez-vous pour que la croissance se ressente dans les ménages ?
Il s’agit de promouvoir et de soutenir les activités des agents économiques locaux, nationaux afin qu’ils jouent un rôle plus grand dans le rebondissement de l’activité économique dans notre pays et qu’ils en tirent bénéfice. Cela doit être une volonté politique du gouvernement qui doit aller au-delà des slogans et des déclarations. Le gouvernement doit soutenir les petits et moyens entrepreneurs, les petites et moyennes entreprises et industries, afin de les rendre compétitives face aux grands groupes qui ont des moyens colossaux. Il ne faut pas non plus s’attendre à ce que le gouvernement distribue de l’argent aux ménages et je ne pense pas que beaucoup de gens s’attendent à cela, mais il faut que le gouvernement agisse pour rétablir les équilibres là où ils ont été fortement dérangés. Par exemple, la filière hévéa, dans laquelle beaucoup de ménages ivoiriens ont investi, est en chute libre depuis des années sans que le gouvernement ne se penche sur une recherche de mécanismes de stabilisation et de soutien. Paradoxalement, on voit le gouvernement faire des exonérations d’impôts et autres facilités à des entreprises étrangères et à de grands hommes d’affaires proches du Pouvoir. Il y a cette propension du gouvernement à s’occuper seulement des «grands» et des «amis» qui doit changer; il faut renverser cette tendance et se rapprocher des masses. Mais là, on va sur un terrain idéologique. Ce gouvernement clame son libéralisme et on sait que les libéraux ont justement cette tendance à être du côté des nantis et non des masses.
Le chômage des jeunes a atteint des proportions alarmantes. Pourquoi, selon vous, plusieurs initiatives des autorités pour réduire ce phénomène du chômage endémique des jeunes surtout n’ont pas donné les résultats escomptés?
La raison du chômage persistant des jeunes, c’est la faiblesse du petit et moyen entreprenariat local, national. Dans tous les pays du monde, ce sont les petites et moyennes entreprises et industries qui résorbent le chômage des jeunes qui n’ont pas de grandes expériences. Mais dans notre pays, ces petites et moyennes entreprises ne reçoivent pas de soutiens effectifs pour les aider à exister et à prospérer afin de recruter des travailleurs. Il y a des structures et initiatives étatiques pour promouvoir le travail des jeunes comme vous le dites, mais ces structures ne reçoivent pas grands moyens et le gouvernement fait plus de la communication que du concret. Il faut une réelle volonté politique pour organiser et aider les petits acteurs économiques, les aider à sortir de l’informel et les organiser en opérant des regroupements, si nécessaires. Il faut organiser et soutenir la formation professionnelle parallèlement. Toutes ces choses sont du devoir du gouvernement, mais si le gouvernement se préoccupe plus des grands businessmen et qu’il n’accorde pas assez d’attention aux petits métiers, on n’y arrivera pas.
Pouvez-vous revenir sur le dernier rapport de la Banque mondiale sur la Côte d’Ivoire avec un satisfecit empreint de nombreuses critiques sur la gouvernance du pays du genre «Oui, mais…» des institutions de Bretton Woods?
En effet, le rapport de la Banque mondiale sur la Côte d’Ivoire publié en décembre dernier félicite notre pays pour sa croissance économique et le critique aussi sur plusieurs points dont notamment sur la question de l’inégalité dans les retombées de la croissance et le rapport dénonce aussi le chômage des jeunes. La Banque mondiale demande au gouvernement de créer des emplois de qualité. C’est vrai que les chiffres officiels disent que le taux de chômage en Côte d’Ivoire est autour de 7%, mais ce chiffre très embelli cache une réalité que la Banque mondiale a bien relevée. Beaucoup de gens, qui ont été comptabilisés comme étant des travailleurs, effectuent de très petits travaux informels qui n’ont pas grande valeur et qui ne leur permettent pas de se prendre en charge. Les conducteurs de wotro (les charrettes), les ramasseurs d’ordures dans les brouettes dans les quartiers, les gérants de cabines, et j’en passe, tous ces gens ont été considérés comme des travailleurs et du coup, le taux de chômage a été très enjolivé et tourne autour de 7%, mieux que dans beaucoup de pays européens développés. Pour comparaison, dans ces temps-ci, le taux de chômage en Angleterre tourne autour de 6% et il est de 11% environ en France. Donc, notre gouvernement déclare qu’il y a plus de chômage en France qu’en Côte d’Ivoire, ou encore que la Côte d’Ivoire a environ le même niveau de chômage que l’Angleterre; vous croyez cela? C’est de la plaisanterie ! C’est vrai que ces ‘wotrotiki’ (les portefaix), vendeuses ambulantes d’oranges, et autres ramasseurs informels d’ordures sont des personnes actives et donc ne sont pas prises en compte dans le lot des chômeurs au sens technique du terme, mais elles exercent une activité qui ne leur donne pas le minimum vital, qui n’est pas répertoriée ni codifiée et qui ne leur garantit aucun niveau de vie acceptable.
Nous sommes donc dans une situation intermédiaire entre chômage et travail. Proclamer que le taux de chômage de la Côte d’Ivoire est de 7% et s’en satisfaire alors que la réalité est autre chose, c’est tout simplement de la communication qui est faite par le gouvernement. Et cette manière d’aborder la question du chômage est très cynique, malicieuse et machiavélique.
Le rapport de la Banque mondiale dénonce aussi la corruption, le favoritisme et le clientélisme qui ont lieu et qui ont progressé ces dernières années.
Le taux de bancarisation avoisine les 15%, et le Premier ministre a exhorté les populations à se tourner vers les mobile banking. N’est-ce pas une fuite en avant?
Sur ce coup, je suis d’accord avec le Premier ministre quand il dirige les populations vers le mobile banking. Les banques ne sont pas des services publics gratuits. Elles sont des entreprises et comme toute entreprise, elles doivent minimiser leurs coûts et maximiser leurs revenus. Avoir des millions de clients qui ne font pas d’épargnes ni de transactions consistantes n’est pas un modèle viable pour les banques.
Tout est lié. On a une population qui est en majorité en dessous du seuil de pauvreté, qui exerce de très petits métiers qui ne sont pas répertoriés ni codifiés ou qui est au chômage, une population à majorité rurale engagée dans la petite agriculture. Cette population n’a pas le profil recherché par les banques et ce n’est pas étonnant que ce soit seulement 15% de la population ivoirienne qui possède un compte bancaire.
Pour cette population, le mobile banking est plutôt une bonne chose puisqu’il est plus en rapport avec leurs besoins de transactions financières de micro-finance qui sont essentiellement du transfert d’argent et de la petite épargne. Bien évidemment, quand la population sera plus entreprenante, plus active économiquement et aura besoin de produits financiers bancaires qui vont avec ses activités économiques, elle va attirer les banques qui verront un intérêt à les avoir comme clients.
Soyons clairs, le mobile banking n’est pas mauvais, ce n’est pas un sous service réservé aux pauvres. C’est plutôt un très bon modèle de produits financiers qui a commencé en Afrique et qui est copié ailleurs. En Europe, les petites transactions financières se font par Internet banking et mobile banking, c’est plus rapide, plus commode. Nous sommes à l’ère digitale et de la communication hyper rapide et à la portée de toute la population; cela révolutionne tous les autres services.
La Côte d’Ivoire s’est engagée dans un processus de privatisation tous azimuts des banques nationales. Pourrait-on y voir un profit pour l’économie ivoirienne en général et le secteur bancaire en particulier?
Je ne vois pas de rapport direct entre privatisation et avancée économique. Certains courants économiques néo classiques le disent mais il y a d’autres courants de pensée qui le contredisent. Rien ne dit que quand une banque appartient au privé elle a forcement de meilleures performances. Au contraire, ce qu’on voit, c’est que quand des banques privées ont des problèmes, elles sont reprises par l’Etat qui les sauve et les stabilise. Cela s’est vu avec la crise bancaire qui a plongé le monde dans la récession; bien de banques privées ont été sauvées par l’Etat.
Le problème qui est posé ici avec la privatisation des banques nationales par ce régime, c’est la question de la nature idéologique du pouvoir en place et de ses accointances avec les grands groupes privés mondiaux qui cherchent à s’approprier des entreprises très rentables. Vous savez, en Europe, actuellement les taux d’intérêt sont très bas, les investissements ne sont pas rentables et donc les multinationales et les investisseurs cherchent des zones où l’investissement est plus rentable et un pays comme la Côte d’Ivoire est une cible idéale. Un pays à forte croissance, qui est très tourné vers l’extérieur, qui a un régime libéral, très enclin à favoriser les grands groupes privés. Ce pays offre de bonnes perspectives d’affaires très juteuses et c’est la ruée. L’économie ivoirienne ne va pas tirer grand profit de cette ruée tant que l’Etat n’aide pas les nationaux à être plus compétitifs, étant donné que le privé national est très faible et ne peut pas tenir seul face aux grands groupes étrangers. Les bénéfices seront rapatriés dans les pays des investisseurs et on parlera de boom économique ivoirien, mais l’Ivoirien même ne sentira rien de ce boom. Notre économie est comme une mère porteuse, on rend service aux autres.
La Côte d’Ivoire qui sort de la guerre connaît un boom dans le BTP … et la ruée des investisseurs. Quel commentaire en faites-vous?
C’est clair qu’après les destructions, il faut reconstruire. Les bâtiments, infrastructures routières et autres édifices ont été fortement dégradés par 10 ans de crise armée, d’occupation, de sabotages et de bombardements. Il faut les refaire et faire aussi de nouvelles œuvres. C’est ce qui explique le boom du BTP. De ce point de vue, c’était prévisible et normal.
En revanche, ce qui est surprenant, c’est la part belle faite aux entreprises étrangères dans le BTP. On voit des entreprises burkinabè et marocaines entre autres, ravir des marchés importants, souvent dans des conditions pas très transparentes qui ont été dénoncées par certains rapports. Ce n’est pas tant un problème que des entreprises africaines ravissent des marchés chez nous, il faut seulement que cela se fasse dans la transparence et surtout qu’on donne la priorité aux entreprises nationales. Je remarque que le Bnetd (Bureau national d’études techniques et de développement) joue les seconds rôles désormais alors que c’est quand même notre entreprise nationale par excellence dans le domaine des grands travaux; et si nous ne lui donnons pas les marchés chez nous, on contribue à sa mort.
Une fois de plus, le constat est clair: boom des BTP en Côte d’Ivoire, mais pas grand chose pour les Ivoiriens. Mon allégorie d’économie mère porteuse est vérifiée ici encore. Je dirai qu’après les récompenses ici et là entre copains et partenaires, il faut maintenant que ce régime revienne à la préférence nationale qui est en principe le mode opératoire de tout gouvernement pour que la croissance profite aux Ivoiriens.
Selon vous, quels sont les freins à l’entreprenariat des nationaux pour un développement économique réel?
Je crois avoir suffisamment élaboré ce point. L’entreprenariat des nationaux est plombé par deux choses principales, la faiblesse des capitaux privés nationaux et le manque réel d’initiatives concrètes du gouvernement pour aider les petits et moyens entrepreneurs.
Etant donné que nous n’avons pas assez d’Ivoiriens nantis pour investir massivement en tant que privé dans la création d’entreprises, il n’y a que l’Etat seul qui peut le faire et l’Etat en a les moyens. Il faut un vrai plan d’aide à l’entreprenariat, créer une banque de l’entreprenariat qui va faire du «Private Equity», c’est-à-dire faire des prêts, prendre des parts de capital et donner de l’assistance technique et de gestion aux jeunes entreprises, les aider à se stabiliser et grandir et plus tard, la banque vend ses parts aux nationaux privés. L’Etat gagne, le privé national gagne, donc l’économie ivoirienne gagne. Vous savez, la création de nouvelles entreprises est très risquée et sans aide, il n’y a pas beaucoup de personnes qui y réussissent. La volonté de travail des jeunes ivoiriens est évidente. Avant, les Ivoiriens ne voulaient pas faire les petits boulots physiquement exigeants mais cette tendance a été renversée et les Ivoiriens font toute sorte de travail désormais. Il faut que l’Etat les aide maintenant à améliorer les emplois, les sortir de l’informel et en créer de nouveaux et cela passe par favoriser l’entreprenariat.
Le gouvernement vient de mettre sur pied un nouveau Plan national de développement (Pnd 2015-2020) d’une valeur de 29.000 milliards de Fcfa. Croyez-vous que ce deuxième plan ivoirien sera la panacée aux maux qui minent le secteur économique?
Je n’ai pas vu les détails de ce plan et donc je ne peux pas faire de commentaires de fond, mais ce que je peux dire, tant que la structure de notre économie ne sera pas ajustée, tout plan qui sera bâti sur cette structure, ne produira pas de retombées pour les Ivoiriens. Il faut inclure dans ce Plan de développement la question du rééquilibrage en faveur des masses et revenir à l’ivoirisation de l’économie. Ce régime a fait du rattrapage ethnique, il est temps de faire le rattrapage national.
Quelles perspectives pour les économies africaine et ivoirienne en 2016 ?
L’Afrique est le continent d’avenir, et cela est déjà en marche; il ne s’agit pas d’avenir très lointain, mais immédiat. Aujourd’hui, avec la crise mondiale qui persiste, les investisseurs occidentaux, surtout européens font une ruée vers l’Afrique où les secteurs miniers, financiers, télécommunication pour ne citer que ces secteurs, sont en plein essor et font de grands retours sur investissements. On voit aussi que les grands groupes viennent s’installer sur le continent pour prendre des avances sur la compétition qui s’annonce. Les pays africains sont actifs sur les bourses européennes désormais et y empruntent directement par les ventes des Eurobonds, alors qu’avant, personne ne les considérait comme des pays capables de venir intervenir sur les marchés de capitaux.
L’Afrique commence, en effet, à intégrer plus rapidement l’économie mondiale. Cela présente donc de bonnes perspectives, mais pour qui?
Pour le moment, ces perspectives bénéficient aux investisseurs étrangers et c’est à ce niveau que nos gouvernements, nos entreprises nationales et les individus doivent se mettre au diapason de cette mondialisation qui est venue nous trouver devant nos portes. Il faut améliorer les approches afin d’avoir le contrôle de la situation et de se battre pour avoir plus de retombées. Il ne faut pas espérer que des parts des gains seront données gratuitement; il faut quitter l’esprit de cadeau et d’assistanat et adopter désormais une posture de combativité et de compétitivité.
En 2016, je pense que la Côte d’Ivoire va continuer sur sa lancée de croissance positive, mais il y a quand même des craintes. Notre niveau d’endettement a fortement augmenté, et plus tu es endetté, moins tu attires les investisseurs. Donc, notre lune de miel avec les investisseurs est en train de prendre fin et on risque de voir l’autre face de la médaille, où les remboursements des dettes vont plomber notre croissance, ralentir notre développement et nous mettre en difficultés. Comme bien de pays africains, depuis quelques années, notre pays lance des Eurobonds et emprunte sur les marchés internationaux de façon un peu abusive. C’est la nouvelle bulle sur les marchés de capitaux et elle est favorisée par le surplus de fonds qui existe dans les marchés de capitaux, mais il faut saisir cette opportunité avec raison et parcimonie, et surtout, utiliser à bon escient les fonds empruntés pour engager des projets de développement qui vont accroître la capacité économique des locaux, des nationaux, car ce sont eux qui vont rembourser ces crédits. Mais pour le moment, ce gouvernement favorise plutôt les étrangers et là, c’est un très gros problème. Notre pays s’endette pour enrichir des étrangers et pourtant, ce sont les Ivoiriens qui devront rembourser les prêts.
La Côte d’Ivoire risque-t-elle de vivre le scénario grec?
Le cas de la Grèce est là pour nous montrer les effets négatifs de l’endettement incontrôlé et la mauvaise utilisation de l’argent emprunté. On n’est pas encore dans la situation de la Grèce, mais il faut toujours faire le rappel afin que le gouvernement sache que le risque existe parce que tous ces Eurobonds qu’on vend à tour de bras ont forcement des collatéraux, c’est-à-dire des garanties, des clauses qui permettent aux créanciers de prendre le contrôle de certains de nos avoirs si nous n’arrivons pas à rembourser. Et personne ne sait vraiment ce que le gouvernement a mis comme collatéraux des Eurobonds qu’il vend.
Pour rappel, compte tenu de la banqueroute de la Grèce, ses créanciers ont quasiment pris le contrôle de ce pays, aucune loi ne peut passer désormais au Parlement grec tant qu’elle n’est pas validée par un panel mis en place par les créanciers qui doit certifier que les lois prises par les députés grecs ne vont pas contre l’accord de réajustement économique et de remboursement imposé à la Grèce. Quand j’entends certains dire qu’on ne met pas un pays en prison et donc on peut faire ce qu’on veut et prendre autant de crédit qu’on veut, je me demande sur quelle planète ils se trouvent. La Grèce est bel et bien un pays «en prison», parce que ce pays n’est plus libre de ses faits et gestes.
Un mot sur le dernier remaniement ministériel?
Pas grand chose à dire, ce n’était qu’un petit réaménagement finalement. On n’a pas eu de grands chamboulements. Mais pour moi, ce ne sont pas les individus qui occupent les postes qui importent, c’est la politique globale, l’orientation du gouvernement qui m’importe. C’est un gouvernement dont la politique générale est trop libérale; dans un pays composé à majorité de pauvres comme le nôtre, appliquer un ultralibéralisme comme le fait ce régime est tout simplement méchant et inhumain. Il gagnerait à venir un peu vers le centre et adopter des politiques un peu plus en faveur des masses et donner un peu plus de poids à la préférence nationale.
Interview réalisée par Amos BEONAHO