Depuis quelque temps, le débat sur la dette ivoirienne fait rage dans les journaux, dans les conférences presse, sur les journaux en ligne et sur les réseaux sociaux. Chacun y va de son analyse, de ses commentaires et critiques, souvent en dehors du champ de la rationalité économique. Ceci contribue à brouiller davantage le phénomène de l’endettement, pourtant simple si l’on fait l’effort de le comprendre. Pour avoir consacré un livre l’économie sur l’endettement international (cf. l’endettement international : mythe ou réalité en Afrique ?, 2019, éditions l’Harmatan, Paris), je voudrais apporter, ici, ma modeste contribution au débat, en dehors de toute idéologie ou analyse partisane.
I.LA DETTE, UN FACTEUR DE CROISSANCE
Pour un pays, la dette (D) est une ressource complémentaire à ses ressources propres (qui sont principalement des ressources fiscales); c’est donc une partie du capital financier. Les pays empruntent auprès des banques et institutions financières, sur le marché financier international, auprès d’autres pays et des multinationales etc., pour augmenter leurs ressources financières.
Or, la théorie traditionnelle de la croissance économique identifie trois facteurs déterminants de la croissance économique : le capital (K), le travail (L) et le progrès technique (λ). D’où la fonction de production
f (Y) = f (K, L, λ ) , Y étant la production nationale représentée par le PIB.
Cela veut dire que c’est à partir des différentes combinaisons du capital, du travail (ressources humaines) et du progrès technique (innovations et technologies) que l’on réalise le PIB (la somme des valeurs ajoutées), c’est-à-dire toutes les richesses créées dans un pays, au bout d’une année. Bien entendu, d’autres facteurs de production, tels que l’environnement sociale, la stabilité politique, l’utilisation optimale des facteurs de production etc., ont été déterminés dans des publications récentes (cf. Croissance économique sans développement en Afrique, Djelhi Yahot, 2019, éditions le Harmattan, Paris). Mais, ces publications ne remettent nullement en cause, la théorie néoclassique de la croissance économique, ci-avant présentée.
L’on comprend bien que la dette D étant une partie du capital K, elle contribue nécessairement à la production de richesses dans un pays. C’est indéniable ; aussi, la théorie économique a-t-elle été confirmée par les faits :
-après la Seconde guerre mondiale, le Plan Marshall (un financement américain) a permis de reconstruire l’Europe détruite ;
-la Corée du Sud a réalisé son développement économique, à partir de 1945, principalement sur financements étrangers ; les États-Unis, le Japon et les autres pays de l’OCDE - guerre froide aidant- ont financé massivement le développement de la Corée du Sud, pour donner l’exemple de réussite du système capitaliste par rapport à l’obscurantisme dans le système communiste, en l’occurrence, en Corée du Nord.
II. LE RISQUE D’INSOLVABILIT EST INEXISTANT
Comme l’emploi de tout capital, celui de la dette (D) comporte des risques. L’idéal est que la dette soit remboursée à l’échéance convenue. Mais, pour diverses raisons, un pays peut ne pas être en mesure de rembourser le capital emprunté (la dette). Il est, dans ce cas, en défaut de paiement ; on dit aussi qu’il est surendetté ou en situation d’insolvabilité; ce fut le cas de la plupart des pays en développement dans les années 1980- 1990 ; c’est ce que l’on a appelé la crise de la dette.
Ce problème de l’endettement des pays en développement a été au cœur des préoccupations dans les relations économiques internationales, au cours des années 1980-1990. La détérioration des termes de l’échange dans les années 1970-1980 avait réduit considérablement les revenus d’exportation – les principales ressources de revenus - des pays en développement ; au même moment, la crise du pétrole, dès 1973, avait alourdi leurs factures dans les transactions extérieures. Ces pays se sont donc trouvés dans l’impossibilité de faire face aux remboursements de leur dette : c’est donc la crise de l’endettement qui a commencé dès le début des années 1980, précisément en Août 1982, au Mexique, le pays par lequel le malheur est arrivé ; Les pays africains dont la Côte d’Ivoire ont particulièrement souffert de cette crise. En 1986, la Côte d’Ivoire a décrété un moratoire sur le remboursement de sa dette extérieure quand le Mexique et le Chili ont déclaré défaut de paiement.
L’ampleur de la crise était telle que tout le système financier et bancaire international était menacé. Presque toutes les plus grandes américaines et européennes avaient consenti d’importants prêts aux pays pauvres et aux pays à revenu intermédiaire et étaient pratiquement menacées de faillite. Par conséquent, les différents acteurs (les créanciers publics et privés, d’un côté, et de l’autre, les pays endettés) impliqués, ont élaboré et mis en place, différentes solutions pour résoudre l’insolvabilités des pays en développement surendettés : provisionnement de la part des banques privées, rachat de dette, rééchelonnement de dette, plan Baker, Plan Brady, Plan Miyazawa, termes de Naples, termes de Toronto, Initiative PPTE( pour une réduction de la dette des pays pauvres lourdement endettés, allant jusqu’à 90%) et Initiative d’Allégement de la Dette Multilatérale ( IADM) pour une réduction à 100% de la dette multilatérale contractée par les pays pauvres lourdement endettés, auprès du FMI, de L’Agence Internationale de Développement (IDA), filiale de la Banque Mondiale, et du Fonds Africain de Développement (FAfD).
À la suite d’exécution satisfaisante des différents programmes d’ajustement structurel, sous l’égide du FMI et de la Banque Mondiale, la Côte d’Ivoire a été éligible à l’Initiative PPTE en 1998.
Pour éviter que les pays en développement ne se soient surendettés à nouveau, des organisations internationales (FMI, Banque Mondiale, Union européenne, UEMOA, CEDEAO), ont imposé le taux d’endettement maximum de 70%, soit
Tmax = D/PIB ˂ 70 %
En d’autre termes, la dette (D) d’un pays ne doit pas dépasser 70% de son PIB. Les auteurs estiment qu’au-dessus de cette proportion, le pays serait insolvable, c’est-à-dire incapable de faire face au remboursement de sa dette. Mais, pourquoi 70%, et non 50%, 60% ou 80% ? Le choix de ce plafond parait donc arbitraire, pas tout à fait rationnel (cf. plus loin)
Mais, si l’on s’en tient à ce taux, le montant total de la dette de la Côte d’Ivoire importe peu ; ce qu’il faut regarder pour apprécier la situation du pays, c’est bien ce rapport
D/PIB
pour la Côte d’Ivoire ; or, selon les publications de la Banque Mondiale, ce taux est de 49,2% pour la Côte d‘Ivoire en 2022 ; En d’autres termes,
D/ PIB = 49,2%
est le taux d’endettement de la Côte d’Ivoire ; il est donc nettement en dessous du taux maximal de 70%. Ainsi, le montant total de la dette ivoirienne « projeté à 21.117,4 Milliards de FCFA en 2022 », que l’on fait circuler sur les réseaux sociaux ou brandit dans les conférences de presse ou dans les débats de profanes, n’a aucune signification véritable, sinon que d’entretenir la confusion. Ce montant de 21.11,4 milliards de FCFA n’impacte pas négativement l’économie ivoirienne. Il est plutôt une composante du capital productif.
À titre de comparaison, le montant total de la dette des États-Unis, du Royaume-Uni, de l’Allemagne, du Japon et de la France se chiffre en dollars, à 19.188, 1 milliards, 8.981 milliards, 4.713 milliards, 4.698 milliards, 2.441 milliards, respectivement. Pourtant les États-Unis demeurent la première économie du monde, le japon la troisième, derrière la Chine ; l’Allemagne est la première économie de l’Union européenne ; Tous ces pays cités ont réalisé des performances économiques bonnes ou remarquables avant la COVID-19 et acceptables malgré cette pandémie. Même si Reinhart et Rogoff (2010) ont révélé que sans le montant abyssal de leur dette, le taux de croissance économique des États- Unis aurait été plus élevé dans les années 2008 - 2010, d’autres économistes (Michael Boskin,2013) ont montré que l’impact de la dette était nettement moindre. Un tel cas était, sans doute, dû à des allocations moins optimale d’une partie de la dette américaine.
III. LA CÔTE D’IVOIRE DOIT S’ENDETTER AUTANT QUE POSSIBLE
Dans ce débat, je voudrais aller un peu plus loin, pour démontrer, d’une part, que le taux maximum de 70% n’est pas rationnel, parce qu’il ne reflète pas la réalité économique, et d’autre part, que la Côte d’Ivoire comme tout autre pays, sans respect de ce ratio, peut s’endetter autant qu’elle le voudra, pour financer son développement, sans aucun risque, à condition de rentabiliser sa dette (ce qu’elle a d’ailleurs fait, comme nous le verrons plus loin).
3.1. Le taux maximum de 70% ne reflète pas la réalité économique
Des économistes, Sims (2001) et Reinhart, Savastano et Rogoff (2003), ont montré que des pays ayant des taux d’endettement entre 30% et 50%, donc nettement en dessous de 70%, ont déclaré défaut de paiement entre 1970 et 2001, et entre 1979 et 2002, respectivement). Par contre, on observe, à partir des données statistiques du FMI et de la Banque Mondiale, que des pays aux taux d’endettement extrêmement élevés, n’ont jamais fait faillite, et ont, au contraire, réalisé des performances économiques bonnes ou remarquables ; on peut citer notamment le japon (266%), les USA (137%) L’Espagne (118,4%), la France (113%), l’Allemagne (142%) etc. (cf. plus loin).
Des économistes ont également identifié des facteurs qui déterminent l’insolvabilité (ou la solvabilité) d’un pays tels que la forte aversion au risque des investisseurs (Weber, 2005), le niveau soutenable de l’épargne de précaution (Barro,1979), l’excédent budgétaire primaire (Bachellerie 2005), l’instabilité politique(Oosterlinck(2005), etc.
3.2. Le taux DETTE/ PIB est erroné
Le taux maximum de 70%, ne peut refléter la réalité économique, pour une autre raison : il est mathématiquement et économiquement erroné. En réalité, le PIB qui est la somme des valeurs ajoutées des secteurs primaire, secondaire et tertiaire d’un pays, est créé, dans une très large proportion par le secteur privé. L’État ne peut donc l’utiliser comme revenu propre pour faire face à ses engagements. En réalité, le taux d’endettement traditionnel
D/ PIB
est un concept administratif, donc plus arbitraire que scientifique, qui oublie la très forte pondération de la contribution des agents économiques privés dans la création du PIB, donc de la richesse nationale.
Mais, l’autre grosse erreur, c’est de soutenir, implicitement ou explicitement, par la formule de ce taux d’endettement traditionnel (de surcroit erroné), que l’on peut collecter jusqu’à 70% du PIB d’un pays pour faire face à ses engagements. Or, cela est inacceptable pour les contribuables et irrationnel du point de vue de la théorie économique, sauf à oublier la courbe de Laffer et à vouloir tuer complètement l’activité économique, puisque dans ce cas, le taux d’endettement s’apparente au taux d’imposition ou de pression fiscale (ce qui revient à la même chose) qui serait trop élevé pour les contribuables et contreproductif pour l’État, pour cause d’évasions fiscales. Mais, c’est impensable, inacceptable et irrationnel (cf. courbe de Laffer). L’État ne peut pas allouer la très large proportion du PIB qui ne fait pas partie de son revenu, au règlement de ses dépenses.
Ce n’est donc pas le PIB qui sert à rembourser la dette d’un pays puisqu’il n’est pas le fait de l’État, il n’est pas le revenu de l’État ; c’est plutôt le budget de l’État (G), une infime portion du PIB collectée de force par l’État pour financer son budget, qui sert, entre autres dépenses, au remboursement de la dette. Donc, la solvabilité d’un pays doit être mesurée par le rapport entre la dette(D) et le budget de l’État(G), soit
D/G
qui reflète parfaitement la réalité économique.
Le budget étant toujours nettement inférieur au PIB d’un pays, on peut aisément comprendre pourquoi les pays à taux irrationnel traditionnel
D/PIB
extrêmement élevé, ne souffrent pas d’insolvabilité, et connaissent de bonnes performances économiques.
On peut noter aussi que le nouveau taux D/ G (que nous avons introduit) dans d’analyse économique (Djelhi Yahot, 2019) et repris ici, implique une solvabilité plus importante dans le processus d’endettement d’un pays, quand le taux traditionnel et erroné (D/PIB) la sous-estime nettement, le PIB étant nettement supérieur au budget G. Ceci explique, d’ailleurs, pourquoi des pays, naguère classés faussement surendettés, par référence au taux maximum de 70%, ne connaissent pas de faillite, et réalisent plutôt de bonnes performances économiques ; c’est aussi la raison pour laquelle, depuis 2010, beaucoup de pays, tous niveaux de développement confondus, se sont fortement endettés , dépassant le taux maximum de 70% : des pays développés, USA(137,7%,%), Grande Bretagne( 102,3%),%), Allemagne(142%), Japon(266%),Canada(112,1%),France(113%),Espagne(118,4) ,Italie(150,8%),Belgique(108,7), etc., s’endettent autant, sinon plus que des pays en développement à taux d’endettement traditionnels au – dessus de 70%, tels que la Mauritanie (73,1%), le Rwanda( 81,1%),le Sénégal ( 81,7%) et la Zambie(170,7%). Ces différents taux d’endettement enregistrés en 2021 montrent bien que l’endettement est un facteur important de croissance, prisé même par les pays développés qui ont connu et maintenu de bonnes performances économiques avant et même pendant la COVID-19.
Évidemment, le budget d’un pays étant principalement constitué par le prélèvement fiscal sur le PIB, si ce dernier augmente, le total des ressources fiscales (G) augmente proportionnellement. Mais, les deux agrégats ne sont ni similaires ni substituables ou interchangeables, dans leurs allocations respectives et dans l’usage qu’on en fait dans l’économie d’un pays.
Ramenée au niveau des agents économiques, l’explication peut être aisément comprise : le fonctionnaire de l’État ou le travailleur du secteur privé ne peuvent pas emprunter auprès d’une banque en fonction des revenus de l’État ou de l’employeur. Leur solvabilité dépend uniquement du montant de leurs propres rémunérations (et autres revenus propres, s’ils en ont). Ils ne rembourseront le crédit accordé qu’à partir de leurs revenus propres, et non de ceux de leurs employeurs (l’État ou l’entreprise privée).
De même, l’État ne peut s’endetter ou rembourser ses dettes qu’en fonction de ses revenus propres, c’est-à-dire, son budget, et non pas en fonction du PIB qui est essentiellement, le revenu du secteur privé.
3.3. La rentabilisation de la dette
La seule et unique solution aux problèmes de surendettement d’un pays, c’est la rentabilisation de sa dette, de sorte à ce que la dette s’auto-rembourse ; c’est ce que j’ai démontré, entre autres, dans mon livre intitulé « L’endettement international : mythe ou réalité en Afrique ?», publié en 2019, à Paris, aux éditions l’Harmattan.
Aussi, la dette d’un pays peut-elle être rentabilisée de deux manières :
- par le placement de la dette à taux d’intérêt supérieur au taux d’intérêt débiteur servi sur la dette contractée ; or, il est aisé de savoir, entre deux taux d’intérêt, le plus élevé ; il suffit simplement de les regarder ;
- par l’allocation de la dette au financement de projet rentable ; ici, il suffit que la valeur actualisée nette(VAN) du projet soit supérieure à celle de l’encours de la dette. Or, il existe, en sciences économiques, une formule pour calculer la valeur actualisée nette de tout projet d’investissement. Il s’agit de l’utiliser simplement.
Ces deux cas de figure sont valables pour tout pays. Depuis quelques années, la Côte d’Ivoire, grâce aux financements extérieurs, investit massivement, entre autres, dans les infrastructures économiques (routes, ponts, métro d’Abidjan, ports, aéroports, système de péage, énergie et télécommunications). Or, la théorie économique (cf., Robert Lucas,1978; Paul Romer, 1986 : Robert Barro, 1988, des lauréats de Prix Nobel d’Économie ; Temple,1999 ; Boot, 2002 ; Willoughby, 2003) a démontré que les infrastructures économiques, non seulement sont rentables, mais contribuent à améliorer la rentabilité du secteur privé. Elles impactent positivement et significativement la croissance économique à travers l’amélioration des échanges et de la division du travail, la stimulation de la concurrence sur les marchés, la répartition plus efficace des activités économiques sur le territoire national (par l’analyse économie d’échelle / coûts de transfert), la diffusion de nouvelles technologies, l’accès à de nouvelles ressources etc.
Dire donc que l’endettement actuel de la Côte d’Ivoire est excessif et hypothèque l’avenir du pays, n’est ni exact ni rationnel économiquement, quel que soit l’angle sous lequel on aborde le sujet, tel que nous venons de le faire ; tant du point de vue de la rationalité économique que des faits, la Côte d’Ivoire ne court aucun risque à s’endetter pour collecter des ressources financières additionnelles, pour financer rationnellement son développement économique.
En matière d’endettement, ce n’est ni le taux d’endettement (quel que soit le type) ni le montant total de la dette qui permettent d’apprécier scientifiquement l’impact de la dette sur l’économie d’un pays ; c’est plutôt l’allocation que le pays en fait. Tant que l’allocation de la dette reste optimale, c’est-à-dire allouée à des investissements rentables, le pays ne court aucun risque et doit s’endetter ; c’est ne pas le faire quand les conditions de rentabilisation de la dette (par auto - remboursement) existent qui est pénalisant pour le pays parce qu’on le prive inutilement de ressources financières disponibles (à l’extérieur ou à l’intérieur) pour le financement de son économie.
La science économique n’est pas une idéologie ; c’est une science, certes sociale, mais fortement mathématisée depuis les marginalistes ; Or, il n’y a pas plus rationnel que les mathématiques. Quand les faits économiques confirment la théorie économique, comme c’est le cas en matière d’endettement alloué efficacement, il n’y a plus de marge de manœuvre pour des interprétations idéologiques et autres, qui sont, dans ces conditions, hors du champ de réflexion de la rationalité économique.
Dr DJELHI YAHOT MOLIÈRE