Dans le débat de saison sur la trahison et/ ou la démission des intellectuels ouvert par le quotidien Nord-Sud, il nous semble normal de mêler notre apport à ceux des principaux animateurs qui ont livré leurs contributions sous forme d’interview ; nous les avons lues avec beaucoup d’attention et d’intérêt.
Pour sûr, notre irruption à un débat auquel nous n’avons pas été associé, illustre, à bien des égards, la perception et le rôle de l’intellectuel que notre article se propose de développer et de préciser.
Commençons par une remarque. Les intervenants, outre le fait qu’ils peuvent légitimement revendiquer le statut d’hommes de culture, notamment professeurs à l’Université pour l’essentiel ou créateur (écrivain), se présentent, au sens habituel de ce verbe, mais aussi et surtout en son sens le plus fort : c’est-à-dire présenter leur « état actuel », comme des hommes politiques bien connus de leurs concitoyens. Dès lors une confusion peut être facilement et faussement établie entre l’intellectuel et l’homme politique : ainsi , note le professeur Koulibaly, « Tous les intellectuels sont politiquement marqués » ; même s’il reste vrai que les deux statuts ne sont pas incompatibles, il y a lieu de définir clairement ce qu’ est un intellectuel. Pour ce faire, nous nous appuyons très fortement sur le livre de Jean-Paul Sartre, «Plaidoyer pour les intellectuels».
Sartre part d’un reproche récurrent : l’intellectuel est quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas et qui prétend avoir le sentiment d’être le dépositaire de valeurs universelles, la justice, la vérité et à la croisée des deux, la liberté, ce qui lui permet d’avoir prise, par son intervention, sur le cours historique de la communauté nationale. Voyons tout cela de plus près.
Dans le cas de la France, l’affaire Dreyfus est l’acte fondateur de la grande geste de l’intellectuel : c’est elle qui aurait donné le mot et la chose, c’est-à-dire son application à une personne. En effet, lorsque Emile Zola intervient de manière absolument retentissante dans L’Aurore du 13 Janvier 1898 en publiant son fameux «J’accuse», il engage dans ce combat la notoriété d’un écrivain célèbre, lu dans l’Europe entière. Mais de quoi se mêle-t-il : dans quelle mesure la condamnation d’un capitaine accusé de trahison au bénéfice de l’étranger intéresse-t-elle Zola ? Pourquoi s’occupe-t-il de ce qui ne l’intéresse pas ? A vrai dire son objectif est de provoquer un nouveau procès, mais devant une justice civile, loin du huis clos des tribunaux militaires : à l’évidence, Zola est sorti de sa compétence. Originellement donc, remarque Sartre, « l’ensemble des intellectuels apparaît comme une diversité d’hommes ayant acquis quelque notoriété par des travaux qui relèvent de l’intelligence (science exacte, science appliquée, médecine, littérature, etc.) et qui abusent de cette notoriété pour sortir de leur domaine et critiquer la société et les pouvoirs établis au nom d’une conception globale et dogmatique de l’homme.»
Bien sûr, l’intellectuel, au sens sartrien du mot a ses ancêtres ; ce sont d’abord les clercs, religieux ou laïcs, depuis des siècles, et en particulier depuis le XVIIIème siècle avec les philosophes des Lumières qui intervenaient constamment dans les débats de la cité. La nouveauté est que depuis Zola, le rôle des intellectuels change d’échelle : le temps est venu de leur intervention collective dans la sphère civique. De l’initiative isolée (cas de Victor Hugo qui a payé de son exil son opposition au Second Empire), on passe à une intervention collective. (Cas du Manifeste des 121 lors de la guerre d’Algérie) Les signataires font suivre leur nom de la mention de leur activité professionnelle : écrivain ou professeur. Apparaît de la sorte un trait essentiel de l’engagement des intellectuels : prise de position collective, par le biais de manifestes ou de pétitions, pour peser sur l’opinion, avec l’idée qu’une telle prise à témoin est légitimée par le statut de ces hommes de science ou de création. Un cadre est ainsi dessiné : se compter pour ne pas s’en laisser conter
Sartre, encore lui, pose ironiquement la question : l’intellectuel a-t-il une fonction ? Si oui, qui l’a mandaté pour l’exercer ?
En tout cas si l’intellectuel a une figure affirmée, tout à la fois dénonciateur des éventuelles injustices et énonciateur des meilleures voies pour les réparer et empêcher leur renouvellement, sa fonction reste bien souvent problématique dans la mesure où sa mission n’échappe pas à la compromission. Essayons- nous à une catégorisation :
-Les intellectuels « experts ». Ils ne sortent jamais de leurs domaines de compétence ; Sartre fournit l’exemple du physicien qui travaille sur la fission de l’atome pour perfectionner les engins de la guerre atomique. Ajoutons le professeur de droit qui est invité à la télévision pour expliquer une disposition de la Constitution. Sartre refuse de les qualifier d’ « intellectuels », dans le premier cas, il s’agit d’un savant, dans le second, d’un brillant professeur. Voilà tout.
-Les intellectuels organiques : c’est vrai, ils sont tous politiquement marqués ; ils mettent leur savoir au service des partis politiques qui les instrumentalisent à volonté. Ils ne possèdent aucune autonomie et se révèlent dangereux dans une situation de crise. Les intellectuels allemands sous le nazisme viennent immanquablement à l’esprit. Bien entendu, il n’y a pas qu’eux : les intellectuels organiques prospèrent partout et sous tous les régimes, en Afrique notamment. L’essentiel pour eux est d’assurer la sécurité du ventre. (Suivez notre regard…)
-Les intellectuels vrais : C’est le Voltaire de l’affaire Calas (ce protestant accusé d’avoir tué son fils qui voulait se convertir au catholicisme) ; c’est Sartre lui-même lorsqu’il distribue des tracts à Boulogne- Billancourt et qui inspire ces réflexions à de Gaulle : «On n’arrête pas Voltaire !» ; c’est Martin Luther King lorsqu’il fait un rêve prophétique…
Nous voudra-t-on de recourir à Sartre pour les mots de la fin ? Lisons plutôt: « Produit de sociétés déchirées, l’intellectuel témoigne d’elles parce qu’il a intériorisé leur déchirure. C’est donc un produit historique. En ce sens aucune société ne peut se plaindre de ses intellectuels sans s’accuser elle-même car elle n’a que ceux qu’elle fait».
Par le Dr. Cissé Idriss
Université de Cocody UFR Langues, Littérature et Civilisations
Pour sûr, notre irruption à un débat auquel nous n’avons pas été associé, illustre, à bien des égards, la perception et le rôle de l’intellectuel que notre article se propose de développer et de préciser.
Commençons par une remarque. Les intervenants, outre le fait qu’ils peuvent légitimement revendiquer le statut d’hommes de culture, notamment professeurs à l’Université pour l’essentiel ou créateur (écrivain), se présentent, au sens habituel de ce verbe, mais aussi et surtout en son sens le plus fort : c’est-à-dire présenter leur « état actuel », comme des hommes politiques bien connus de leurs concitoyens. Dès lors une confusion peut être facilement et faussement établie entre l’intellectuel et l’homme politique : ainsi , note le professeur Koulibaly, « Tous les intellectuels sont politiquement marqués » ; même s’il reste vrai que les deux statuts ne sont pas incompatibles, il y a lieu de définir clairement ce qu’ est un intellectuel. Pour ce faire, nous nous appuyons très fortement sur le livre de Jean-Paul Sartre, «Plaidoyer pour les intellectuels».
Sartre part d’un reproche récurrent : l’intellectuel est quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas et qui prétend avoir le sentiment d’être le dépositaire de valeurs universelles, la justice, la vérité et à la croisée des deux, la liberté, ce qui lui permet d’avoir prise, par son intervention, sur le cours historique de la communauté nationale. Voyons tout cela de plus près.
Dans le cas de la France, l’affaire Dreyfus est l’acte fondateur de la grande geste de l’intellectuel : c’est elle qui aurait donné le mot et la chose, c’est-à-dire son application à une personne. En effet, lorsque Emile Zola intervient de manière absolument retentissante dans L’Aurore du 13 Janvier 1898 en publiant son fameux «J’accuse», il engage dans ce combat la notoriété d’un écrivain célèbre, lu dans l’Europe entière. Mais de quoi se mêle-t-il : dans quelle mesure la condamnation d’un capitaine accusé de trahison au bénéfice de l’étranger intéresse-t-elle Zola ? Pourquoi s’occupe-t-il de ce qui ne l’intéresse pas ? A vrai dire son objectif est de provoquer un nouveau procès, mais devant une justice civile, loin du huis clos des tribunaux militaires : à l’évidence, Zola est sorti de sa compétence. Originellement donc, remarque Sartre, « l’ensemble des intellectuels apparaît comme une diversité d’hommes ayant acquis quelque notoriété par des travaux qui relèvent de l’intelligence (science exacte, science appliquée, médecine, littérature, etc.) et qui abusent de cette notoriété pour sortir de leur domaine et critiquer la société et les pouvoirs établis au nom d’une conception globale et dogmatique de l’homme.»
Bien sûr, l’intellectuel, au sens sartrien du mot a ses ancêtres ; ce sont d’abord les clercs, religieux ou laïcs, depuis des siècles, et en particulier depuis le XVIIIème siècle avec les philosophes des Lumières qui intervenaient constamment dans les débats de la cité. La nouveauté est que depuis Zola, le rôle des intellectuels change d’échelle : le temps est venu de leur intervention collective dans la sphère civique. De l’initiative isolée (cas de Victor Hugo qui a payé de son exil son opposition au Second Empire), on passe à une intervention collective. (Cas du Manifeste des 121 lors de la guerre d’Algérie) Les signataires font suivre leur nom de la mention de leur activité professionnelle : écrivain ou professeur. Apparaît de la sorte un trait essentiel de l’engagement des intellectuels : prise de position collective, par le biais de manifestes ou de pétitions, pour peser sur l’opinion, avec l’idée qu’une telle prise à témoin est légitimée par le statut de ces hommes de science ou de création. Un cadre est ainsi dessiné : se compter pour ne pas s’en laisser conter
Sartre, encore lui, pose ironiquement la question : l’intellectuel a-t-il une fonction ? Si oui, qui l’a mandaté pour l’exercer ?
En tout cas si l’intellectuel a une figure affirmée, tout à la fois dénonciateur des éventuelles injustices et énonciateur des meilleures voies pour les réparer et empêcher leur renouvellement, sa fonction reste bien souvent problématique dans la mesure où sa mission n’échappe pas à la compromission. Essayons- nous à une catégorisation :
-Les intellectuels « experts ». Ils ne sortent jamais de leurs domaines de compétence ; Sartre fournit l’exemple du physicien qui travaille sur la fission de l’atome pour perfectionner les engins de la guerre atomique. Ajoutons le professeur de droit qui est invité à la télévision pour expliquer une disposition de la Constitution. Sartre refuse de les qualifier d’ « intellectuels », dans le premier cas, il s’agit d’un savant, dans le second, d’un brillant professeur. Voilà tout.
-Les intellectuels organiques : c’est vrai, ils sont tous politiquement marqués ; ils mettent leur savoir au service des partis politiques qui les instrumentalisent à volonté. Ils ne possèdent aucune autonomie et se révèlent dangereux dans une situation de crise. Les intellectuels allemands sous le nazisme viennent immanquablement à l’esprit. Bien entendu, il n’y a pas qu’eux : les intellectuels organiques prospèrent partout et sous tous les régimes, en Afrique notamment. L’essentiel pour eux est d’assurer la sécurité du ventre. (Suivez notre regard…)
-Les intellectuels vrais : C’est le Voltaire de l’affaire Calas (ce protestant accusé d’avoir tué son fils qui voulait se convertir au catholicisme) ; c’est Sartre lui-même lorsqu’il distribue des tracts à Boulogne- Billancourt et qui inspire ces réflexions à de Gaulle : «On n’arrête pas Voltaire !» ; c’est Martin Luther King lorsqu’il fait un rêve prophétique…
Nous voudra-t-on de recourir à Sartre pour les mots de la fin ? Lisons plutôt: « Produit de sociétés déchirées, l’intellectuel témoigne d’elles parce qu’il a intériorisé leur déchirure. C’est donc un produit historique. En ce sens aucune société ne peut se plaindre de ses intellectuels sans s’accuser elle-même car elle n’a que ceux qu’elle fait».
Par le Dr. Cissé Idriss
Université de Cocody UFR Langues, Littérature et Civilisations