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Politique Publié le mardi 10 novembre 2009 | Nord-Sud

Pr Lemassou Fofana (Rdr) : “La naissance d`une idéologie d`exclusion : l`Ivoirité”

Né le 29 juin 1957 à Mankono, République de Côte d'Ivoire, Lemassou Fofana, archéologue et islamologue, spécialiste du Moyen Âge africain, Docteur de troisième cycle de l'Université de Paris IV (Sorbonne) est actuellement chargé de recherche à l'Université de Cocody et Directeur de l'Institut d'Histoire, d'Art et d'Archéologie Africains (IHAAA, UFR des sciences de l'homme et de la société). Au plan politique, il est membre de la cellule de formation politique du RDR et a été successivement chef de cabinet et directeur de cabinet de la Secrétaire Générale de ce parti entre 1998 et 2006. Il est actuellement membre du Bureau Politique du RDR et conseiller au cabinet du président Alassane Dramane Ouattara. Le professeur Fofana vient de publier un livre intitulé ''Côte d'Ivoire, La longue marche du RDR(Rassemblement des républicains)''. Nous vous proposons de larges extraits du premier chapitre qui montre l'utilisation politique du concept de l'Ivoirité par le pouvoir Bédié.


Aussi surprenant que cela puisse paraître, c'est au sein du PDCI-RDA, parti de Félix Houphouët-Boigny, fondateur de l'un des mouvements panafricains les plus solides, que naît peu après le décès de celui-ci, l'ivoirité, cette idéologie de l'exclusion.
Le 7 décembre 1993, quelques heures à peine après l'annonce du décès de Félix Houphouët-Boigny, Henri Konan Bédié, président de l'Assemblée nationale et se présentant comme dauphin constitutionnel, fait irruption sur le plateau du journal télévisé de 20 heures, encadré par une escouade de gendarmes et « s'auto proclame» président de la république; il ordonne alors à l'ensemble des Ivoiriens de se « mettre à sa disposition.

Par cette « intrusion inattendue », il inaugure son régime par la violence car sa « maladresse politique », s'apparente à un Coup d'Etat militaire. En effet, quelle différence peut-on faire entre la prise de pouvoir du nouveau président et celle d'une junte militaire?

Dès lors, le régime de Henri Konan Bédié apparaît à une partie des Ivoiriens comme un pouvoir violent et, pire, comme un pouvoir illégitime car n'ayant pas reçu l'onction des militants de son propre parti et de la cour suprême. Les réactions que suscitent sa prise de pouvoir, notamment la désapprobation des démocrates, créent chez les partisans du nouveau président, « un complexe d'illégitimité» qu'ils tenteront de transcender en inventant le concept d'Ivoirité.

I. Qu'est-ce que l'Ivoirité?
La théorie de l'ivoirité est un concept ultranationaliste qui privilégie la préférence nationale.
Notons néanmoins que le terme d'ivoirité ne date pas de l'ère Bédié; il est employé pour la première fois par l'artiste et écrivain, « grioticien », Dieudonné Niangoran Porquet, dans un article intitulé « Ivoirité et authenticité » paru en 1974 dans Fraternité Matin, journal pro gouvernemental. Pour cet auteur, il s'agit d'une synthèse culturelle originale entre la savane et la forêt afin de produire une culture ivoirienne authentique. Cet amoureux de la culture mandingue, théoricien de « la griotique» et de la « griologie », se présente comme un défenseur de la nouvelle culture ivoirienne authentique. Sa théorie ne rencontrera pas l'adhésion de la classe intellectuelle et le concept passera inaperçu.

C'est ce néologisme qui refait surface lors de la convention du PDCI-RDA à Yamoussoukro en octobre 1995. Dans le discours programme de Henri Konan Bédié, il s'agit de définir des repères, des valeurs culturelles à partir desquelles les Ivoiriens et les non Ivoiriens se reconnaîtront. L'opposition Ivoiriens/non Ivoiriens introduite dans ce discours prend alors une connotation qui sera exploitée systématiquement par ses partisans. Très rapidement, Ivoiriens signifiera « autochtones» et non Ivoiriens, « Ivoiriens douteux». En réalité, cette idéologie, est une propagande introduite dans l'imaginaire social afin de créer deux blocs identitaires
- les Ivoiriens 100%, autochtones, de souche et d'origine multiséculaire;
- les Ivoiriens douteux dont la figure emblématique est d'abord Alassane Ouattara, opposant, ancien Premier ministre qui aurait « contesté » la prise de pouvoir de Henri Konan Bédié.

Par extension, les Ivoiriens douteux concernent la communauté d'Alassane Dramane Ouattara. Et au delà de sa communauté, l'amalgame est entretenu entre les Ivoiriens douteux et les étrangers. Dès lors, les représentations se cristallisent autour du clivage « eux et nous » c'est-à-dire entre les « authentiques » et les « douteux ». Une équation est subtilement introduite dans l'imaginaire populaire en Côte d'Ivoire:
ADO = militant RDR= gens du nord =musulmans =étranger.
Le devoir de la communauté nationale va résider dans la recherche de la pureté nationale qui s'impose par la primauté du sang et de la terre. Les Ivoiriens naturalisés ou l'Ivoirien qui ne vit pas dans sa zone d'origine doit faire la preuve de sa nationalité ivoirienne. On entendra alors l'expression : « ce n'est pas parce qu'il a ses papiers, qu'il est Ivoirien ». Dès lors, une naturalisation de l'identité ivoirienne s'opère; elle devient ce que l'on acquiert à la naissance et que l'on ne peut acquérir autrement. La vie sociale se cristallise et se radicalise autour de l'ethnicisme.

L'établissement de nouvelles cartes d'identité est mis à profit pour rechercher les origines des acquérants dont on doute naturellement de la nationalité. On ira faire des enquêtes dans les villages d'origine des uns et des autres car les pièces administratives fournies pour l'obtention de la carte d'identité ne sont plus une preuve juridique de la nationalité.
La propagande s'amplifie au fur et à mesure que l'on s'approche des élections de 2000 et particulièrement à partir de 1998, période pendant laquelle, tous les observateurs de la vie politique ivoirienne, sont convaincus qu'Alassane Dramane Ouattara ne renoncera jamais à son combat: confondre ses détracteurs en se présentant aux élections présidentielles. Cette volonté d'Alassane Dramane Ouattara de briguer la magistrature suprême est interprétée par les tenants de l'Ivoirité comme une volonté « d'envahissement» de la Côte d'Ivoire par les étrangers. Le discours idéologique se construit alors autour de « la victimisation» des Ivoiriens, victimes d'un « complot des étrangers ». Ainsi, l'Ivoirité se présente comme un sursaut national, cette conscience qui naît de l'histoire commune de la volonté du peuple ivoirien à résister à l'envahisseur. Une revue au nom évocateur, Racines est créée à cet effet par un groupe d'intellectuels dont les principaux animateurs sont membres de la Curdiphe (Cellule Universitaire de Recherche et de Diffusion des Idées du Président Henri Konan Bédié). Pour l'un des grands idéologues de ce mouvement, Niamkey Koffi, « Houphouet-Boigny était le président des Africains et Henri Konan Bédié est le président des Ivoiriens ».

Aussitôt, toute une construction idéologique se fait autour de la pureté identitaire qui va reposer sur la falsification de l'histoire, la victimisation des Ivoiriens et la « bouc-émisserisation» des étrangers.

II.La falsification de l'histoire
(…)[Ndlr, Rappel sur le peuplement de la Côte d'Ivoire notamment l'arrivée des Dioula en Basse Côte d'Ivoire, la migration voltaïque etc.]
La nationalité ivoirienne est ainsi octroyée à ceux qui sont nés sur le sol ivoirien avant 1960 et qui, de ce fait, sont considérés comme Ivoiriens d'origine. Par ailleurs, ceux qui sont présents sur le sol ivoirien avant 1960, nés hors de la Côte d'Ivoire ont le droit uniquement à la nationalité ivoirienne, s'ils en font la demande. C'est cette catégorie d'Ivoiriens relativement nombreuse que les tenants de l'ivoirité accuseront de falsification de la carte nationale d'identité. Les tenants de la thèse de « l'Ivoirité » exploiteront en schématisant ce long mouvement migratoire, par la division de la population en deux grands groupes:
- « les Ivoiriens de la basse Côte d'Ivoire sont les vrais Ivoiriens »,
- « Les Nordistes sont des traîtres et des Ivoiriens de seconde zone ou de circonstance ».
Selon les théoriciens de l'Ivoirité, « l'identité ivoirienne ne peut être revendiquée aujourd'hui que par les populations du sud qui seules passent pour être les premiers habitants, de la Côte d'Ivoire. Toutes les autres populations sont suspectées de ne pas être complètement ivoiriennes: les ressortissants des pays étrangers (Burkina Faso, Sénégal et autres implantées en Côte d'Ivoire depuis l'époque coloniale) mais aussi les Mandé communément désignés sous le nom de « Dioula », constituant la majeure partie des populations du Nord et des grands centres urbains. »

III. La victimisation et la bouc-émisserisation
La falsification de l'histoire vise en réalité à augmenter la propagande de la victimisation des « vrais Ivoiriens ». Ceux-ci sont victimes d'Alassane Dramane Ouattara, du RDR, des Dioula, des étrangers. Ces stéréotypes sont fixés dans les esprits afin d'alimenter la peur. La Côte d'Ivoire est « envahie » par les étrangers. Très rapidement, le taux d'étrangers monte entre 30 et 40%, parfois 50%.
Subtilement, un livre d'histoire au programme scolaire parlant de l'installation des populations Mandé pendant la période précoloniale, emploie l'expression « envahisseurs » avec définition à l'appui pour qualifier le peuplement de la Côte d'Ivoire par les populations Mandé.

Cette idéologie de la peur se nourrit également de la question religieuse. Les populations du Nord et les étrangers, étant majoritairement musulmans, on essaie de donner une coloration religieuse à l'Ivoirité, qui est présentée dès lors comme l'idéologie de défense de la chrétienté. Jean Noël Loucou, soutiendra que « Alassane Dramane Ouattara est le porte flambeau des musulmans » (6), qui après une reconnaissance sociale et économique veulent une reconnaissance politique. L'islam présent sur le territoire ivoirien depuis le XIè siècle est ainsi décrit comme la religion des étrangers.
Enfin, la victimisation se nourrit également du dynamisme économique des populations étrangères et de la communauté Dioula. Niamkey Koffi, professeur de philosophie et actuel porte-parole du président Henri Konan Bédié accuse la communauté étrangère et les Dioula de constituer de véritables « cartels » dans certains secteurs d'activités. Dans le monde rural, la question foncière est exploitée abondamment. Les populations burkinabé et étrangères, installées dans les zones forestières et qui, au prix d'efforts soutenus, ont acquis quelques plantations, sont accusées de spolier les autochtones de leurs terres. On pousse les paysans du sud ouest à expulser les Lobi, les Dagari, les Mossi de la zone de Tabou. Ce drame se soldera par des centaines de morts et des disparitions en 1999.

Pour défendre cette thèse, les tenants de ce mouvement s'appuient sur trois grands vecteurs ou moyens de propagande : la presse, les intellectuels et les lois. (…)

2. Les intellectuels au service de la crise identitaire
La naissance et le développement de l'Ivoirité sont intéressants pour l'historien car elles obéissent à la formulation intellectuelle de toutes les idéologies nationalistes et extrémistes qui ont légitimé tant de drames dans l'histoire de l'humanité. La question identitaire en Côte d'Ivoire est en réalité une problématique de l'histoire universelle.
Dès l'avènement d'Alassane Dramane Ouattara à la primature en 1990 et devant les succès de son action, la gauche démocratique, notamment le FPI, refusera le débat politique et orientera son combat sur la nationalité du Premier ministre : dérouté, le FRI s'emploiera à longueur de journée à présenter Alassane Dramane Ouattara comme un étranger. Cette orientation avait l'avantage pour la gauche démocratique de susciter au sein de l'opinion une certaine méfiance à l'égard du Premier ministre et d'occulter ses succès économiques et sociaux.

Aussi, s'attèlent-ils à démontrer que la privatisation des sociétés publiques dont les bilans étaient catastrophiques avant l'arrivée d'Alassane Dramane Ouattara obéissait à une main mise des étrangers sur l'économie au détriment des Ivoiriens. Alassane Quattara devenait ainsi le porte flambeau des étrangers en Côte d'Ivoire. Durant trois ans (1990 à 1993), l'hebdomadaire Le nouvel horizon et le quotidien La voie développeront des articles tendant à démontrer la prétendue nationalité voltaïque d'Alassane Dramane Ouattara.

Le doute semé dans l'esprit d'une partie des populations entre 1990 et 1993 sera entretenu et renforcé dès 1994 par le PDCI-RDA en quête de légitimité politique.
Comme dans la Grèce antique, à Athènes, notamment au IVe siècle, la question de l'autochtonie est développée pour légitimer le nouveau pouvoir. « Nous sommes les bons autochtones nés d'une terre dont les habitants sont restés les mêmes depuis les origines sans discontinuité», telle est la ligne de défense des Athéniens de l'époque devant la transformation de leur société au IVe siècle. « Les autres cités Grecques, sont des cités d'immigrés, des cités d'étrangers dont il faut se méfier », soutenaient les Athéniens.

L'idéologie de l'ivoirité, qui privilégie la pureté ethnique, s'observe donc dans toutes les civilisations où le besoin de légitimation conduit les hommes politiques à privilégier la pureté de la race. La manifestation la plus dramatique de cette idéologie de la pureté raciale est celle du régime nazi en Europe entre 1939 et 1945.

L'historien Pierre Kipré traduit avec éloquence l'idéologie de la pureté en ces termes : «Je suis Ivoirien, non pas par adoption mais par les fibres les plus multiséculaires de ma famille. Je ne suis pas devenu Ivoirien, et sur tout ce qui concerne les problèmes de mon pays, j'ai le droit, en tout cas même si on me l'ôtait, je m'arroge le droit de donner mon point de vue» (13)

La classification des citoyens entre « Ivoiriens de souche» et « Ivoiriens de circonstance» est permanente chez les intellectuels théoriciens de l'ivoirité. Un autre historien, Jean-Noël Loucou, systématisera cette théorie en insistant lourdement sur l'importance des étrangers au plan démographique. Dans une interview accordée à Benoît Scheuer, il soutiendra que: « Alassane Ouattara est le porte flambeau des musulmans ». Il ajoute en effet, qu'après avoir acquis la reconnaissance sociale et économique, ceux-ci ont besoin d'une reconnaissance politique.
Pour exclure définitivement Ouattara et ses « amis étrangers» du jeu politique, le PDCI-RDA adopte, le 23 novembre 1994, une nouvelle loi portant code électoral. Dans ce texte, les articles 49 et 50 sont sans équivoque:
- Article 49 « Nul ne peut être élu président de la république s'il n'est âgé d'au moins quarante ans révolus et s'il n'est Ivoirien de naissance, né de père et de mère eux mêmes Ivoiriens. Il doit n'avoir jamais renoncé à la nationalité ivoirienne. Il doit, en outre, avoir résidé de façon continue en Côte d'Ivoire pendant les cinq années qui précèdent la date des élections. Les décisions de l'alinéa 3 ne s'appliquent pas aux Ivoiriens choisis par l'Etat de Côte d'Ivoire pour servir dans des organisations internationales ou multinationales. »
- Article 50 «Sont inéligibles: ... les personnes ayant obtenu la nationalité d'un autre Etat.
L'allusion à Alassane Dramane Ouattara ne souffre d'aucun doute. Comme le dit avec ironie Aimé Mian du quotidien La voie, il aurait été plus courageux de la part du pouvoir de mentionner noir sur blanc que «M. Alassane Dramane Ouattara ; ancien Premier ministre de la République de Côte d'Ivoire, de père Burkinabé et de mère Ivoirienne ; pour avoir momentanément renoncé à la nationalité ivoirienne après avoir obtenu la nationalité d'un autre Etat, le Burkina Faso; ne résidant pas de façon
continue en Côte d'Ivoire pendant les cinq années précédant les futures élections parce qu'en poste au FMI à Washington depuis 1994, ne peut être président de la république» (14)o
Au total, face à l'espérance démocratique que suscite la naissance du RDR dans l'opinion nationale, le pouvoir d'alors s'emploiera à détruire cette dynamique.
La première phase va consister à créer un environnement propice au désordre politique et à légitimer dans l'opinion toutes les manœuvres destinées à empêcher l'entrée d'Alassane Dramane Ouattara dans le jeu politique national.
Ainsi, l'on fait ressortir la peur du mouvement migratoire pour légitimer le déni de nationalité à de nombreux citoyens. On diabolise à l'extrême la base électorale du RDR et l'on suscite une division artificielle entre Nord et Sud et entre chrétiens et musulmans.

Dès lors que l'on est assuré de cet endoctrinement identitaire, on passera alors à la seconde phase, celle d'empêcher le retour en Côte d'Ivoire d'Alassane Dramane Ouattara.

(5) Simon Piere Ekanza, Côte d'Ivoire: de l'ethnie à la nation, une histoire à bâtir, Éditions du CERAP, pp.21-22.
(6) Jean-NoëI Loucou, interview Benoit Scheuer, Côte d'Ivoire poudrière identitaire, 2001.
(7) Le national, n°657 du 13 février 2001.
(8) Le national, n°629 du 9 janvier 2001.
(9) Le national, n°571 du 7novembre 2000.
(10) Le national, n°632 du 12janvier 2000.
(11)Le duel du 3 au 10 octobre2007.
(12) Le bucheron n°62 du 12 janvier 2001.
(13) Télévision Ivoirienne le 25 avril 1990.
(14) La voie, n° 947 des 19 et 20 novembre 1994
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