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Société Publié le mercredi 25 novembre 2009 | Nord-Sud

Awa Diabaté, alias Chêrêmêrê : “Depuis 14 ans, je suis apprentie-gbaka”

Rendue singulière et presque populaire par son métier d’apprentie-gbaka, Chêrêmêrê a accepté d’ouvrir son cœur à votre quotidien préféré. Au cours d’une journée, Diabaté Awa, de son vrai nom, nous a montré sa façon à elle de ‘‘sciencer’’ la vie…

Difficile de passer inaperçue malgré l’ambiance tonitruante qui règne à Abobo-gare entre passants, commerçants et les files interminables de gbaka (véhicules de transport commun) qui arrivent d’Anyama ou Pk18. Accrochée à la portière d’un gbaka, une fille, qui a tout d’un garçon, lance : « Ça gbra (ça descend)!», au chauffeur. C’est l’étonnement et tout le monde la regarde. Une apprentie gbaka ? Le fait est rare, voire rarissime à Abidjan. Ce métier pénible et mal vue étant réservé aux garçons. Et encore, il faut être un dur, un infatigable. À première vue, on pourrait se méprendre et la confondre à un garçon en voyant sa silhouette mince coiffée d’une casquette blanche, son pantalon noir déchiré tendantieusement au niveau des cuisses et des pieds et sa chemise bleue qui couvre un tee-shirt. Ce n’est qu’en faisant attention à sa poitrine légèrement saillie par deux petits seins et à ses sandales de femme qu’on se rend compte que c’est bien une fille. Elle a un visage émacié, de teint noir, avec de petites pommettes dures et un regard vif et défiant de vieux routier. Ses grosses lèvres de garçon mâchant un chewing-gum. Et sur cette face rigide, il n’y a que ses oreilles perforées chacune de plusieurs trous et le mascara sous les yeux qui laissent un leger charme de fille. « Chêrêmêrê ! La go dure ! » : Les apprentis gbaka la saluent avec un respect digne d’un caïd de quartier. Des passagers qui ont déjà pris place dans d’autres gbaka stationnés sur le trottoir, lèvent la main vers elle. Chêrêmêrê, munie d’une clope (cigarette), répond presqu’indifféremment aux salutations. Elle tire habilement deux bouffées de fumée, les fait ressortir comme un vrai mec, frappe la portière de son véhicule pour presser les clients. Ensuite, d’un geste leste, elle s’agrippe à la portière du véhicule, soulève ses jambes minces un moment, et fait des accrobaties spectaculaires. Le chauffeur reprend la chaussée, fait vrombir le moteur et le gbaka file en trombe vers Adjamé… Cette image frappe, éblouit, et, en même temps, suscite des interrogations...
Nous attendons Chêrêmêrê sur le trottoir. Une heure après, son véhicule réapparaît, revenant d’Adjamé. Curieux comme une belette, nous prenons place dans le gbaka. Destination Anyama. Pendant le trajet, elle reste accrochée à la porte, demande de temps en temps les arrêts : «marché de nuit !...dépot 9 !... » Et, quand un client demande à descendre, elle lance au chauffeur d’une voix porteuse : « ça gbra !» ou « serrer ! ». Puis, elle saute au sol avant l’arrêt du véhicule, presse les clients de payer en frappant la portière comme une obsédée. Les passagers plaisantent beaucoup avec elle, l’inondent de questions. Elle leur répond en nouchi (langage de la rue) avec un ton de gaieté, comme si elle est contente de se savoir un centre d’intérêt pour les gens. Nous tentons en vain d’en savoir plus sur elle. Elle ne peut nous accorder le moindre temps, « elle bosse ».
Alors, ayant reçu son emploi du temps, nous débarquons ce vendredi, chez elle à Abobo-pompe, derrière Abobo-Avocatier. C’est l’un de ces petits quartiers où l’on s’engouffre entre les maisons précaires et les ruelles pleines de flaques d’eau, sans aucun repère. Sauf qu’ici, notre seul repère est le nom Chêrêmêrê. La connaissez-vous ? Evidemment, elle est bien connue dans le lieu. Blanchisseurs, tailleurs, gérants de cabine, chacun nous indique où trouver le domicile de l’apprentie gbaka.

1995, l’année de ses débuts

Elle habite dans une cour à deux bâtiments au bout du quartier. Derrière, c’est un ravin et la brousse. La porte au rideau violet de l’un de ses bâtiments est celle de Chêrêmêrê. Il est 9h, elle s’y trouve encore, selon une fille qui fait la vaisselle. C’est sa cousine, elle va l’appeler. Chêrêmêrê sort torse nue, puis, surprise de nous voir, elle disparaît vite dans la maison. Elle y reste pendant une dizaine de minutes. Puis, elle ressort, vêtue d’un tee-shirt et d’un pantalon court de couleur marron, toujours coiffée de sa casquette. C’est un complexe qu’elle a, nous expliquera-t-elle plus tard. La casquette lui permet de cacher sa face dure de garçon. C’est son jour de repos. Les jours comme-ça, elle n’en a que deux dans la semaine : le vendredi et le mardi. « Vous avez de la veine, je sortais à l’instant même», fait-elle remarquer de sa voix qui porte comme un mégaphone. Elle ne s’assoit jamais à la maison, ajoute sa cousine et son frère, chez qui Chêrêmêrê habite, car elle va chez sa tante à Treichville, avenue 16, rue 25. Cette dernière est presqu’une mère pour elle, ses parents biologiques n’étant plus depuis 1998. A l’allure d’un dure-à-cuire, elle s’assoit sur un tabouret près de nous. Ses parents, dit-elle, n’ont jamais su le métier qu’elle exerce. Bien que ce soit en 1995 que Chêrêmêrê fait son premier voyage dans un gbaka en temps qu’apprentie. « Sûrement, ils ne seraient pas d’accord que j’exerce ce métier », explique-t-elle, la face perlant de sueur comme si elle venait de faire un marathon. Elle est plutôt d’un tempérament bouillonnant, selon elle. Et c’est ce tempérament, à l’entendre, qui fait d’elle la première apprentie gbaka en Cô­te d’Ivoire. Comment tout ceci a-t-il commencé ? En 1995, lorsqu’elle cherchait sa pitance quotidienne de bar en bar à Koumassi en tant que strip-teaseuse. Il faut le dire, elle a toujours volé de ses propres ailes depuis l’âge de 9 ans étant, issue d’une famille plutôt pauvre.

“Je veux être chauffeur de gbaka”

Elle s’appelle Awa Diabaté à l’état civil. « À cause de mes amis qui étaient tous des apprentis gbakas, j’ai quitté les bars pour m’aventurer dans le transport », raconte-t-elle en essuyant son visage avec une pochette. Son premier voyage, accrochée à la portière d’un gbaka, s’est effectué sur la ligne Abobo - Adjamé zoo. Ça n’a pas été facile. « J’ai pris un long palu avant de m’adapter, parce que j’ai eu mal au corps après. Mais, je ne prenais pas le métier au sérieux », explique-t-elle. C’est en ce moment que ses amis apprentis lui trouvent ce nom de Chêrêmêrê. « Je ne sais même pas d’où est-ce qu’ils sortent avec un tel nom, ni ce que cela signifie », confesse-t-elle. Après tant d’années passées à faire le métier en dilettante, c’est finalement en 2007 qu’elle décide de faire de l’apprentie gbaka son unique travail. Elle va tenter, par la suite, d’initier plusieurs filles à ce métier sans y parvenir. Ces dernières trouvent cela insupportable. Mais, n’est-ce pas en réalité le cas pour une fille?

“J’aurai dû être un mec”

Chêrêmêrê sort un paquet de cigarette de sa poche et allume une clope, elle tire quelques bouffées et répond avec conviction: « Je crois que j’aurais dû être un mec ». Elle ajoute : « j’aime ce métier. Je cours, je saute sur les gbakas mieux que les garçons, et en plus, je fais de bonnes recettes». Et pour les risques ? Elle n’en voit pas du tout. Vraiment ? Nous lui rappelons que Moïse, l’un de ses patrons, qui fait la ligne Abobo-Adjamé pense qu’elle est plutôt fragile: « Elle se blesse tout le temps », nous a-t-il dit. Elle semble contrariée par cette remarque, comme un boxeur qui refuse qu’on étale ses faiblesses devant son adversaire. Entre deux bouffées de fumée, elle explique que depuis près de 14 ans qu’elle exerce ce métier, c’est seulement récemment qu’elle est tombée du gbaka. « C’était la première fois que je tombais d’un gbaka. Et en plus, c’était la faute d’une cliente. J’avais dépassé son arrêt, elle m’a interpellée vivement, j’ai signalé le chauffeur et j’ai voulu sauter aussitôt au sol. Mais, ma main est restée coincée à la portière et je suis tombée », raconte-t-elle en nous montrant des blessures cicatrisées à la main et à la cuisse. Quel avenir il y a-t-il pour une femme d’exercer un tel métier ? Chêrêmêrê gagne entre 7.000 et 8.000 Fcfa par jour lorsqu’elle travaille et elle économise pour devenir chauffeur de gbaka. « C’est un avenir», affirme-t-elle. Sa cousine, assise sur une dalle de la cour, écoute avec intérêt. Elle n’est pas de cet avis. Et elle intervint énergiquement : si ça ne tenait qu’à elle, Awa Diabaté ne serait jamais devenue Chêrêmêrê, elle serait commerçante. Les deux filles se taquinent. «C’est vrai qu’elle est respectueuse, ajoute la cousine. Mais, elle a commencé ce métier depuis 1995 et n’a encore rien réalisé ». Lorsque Chêrêmêrê parvient à mettre quelques sous de côté, elle préfère encore aller boire de la bière avec ses petits copains. Ah oui, l’alcool, elle l’adore bien ! Et, l’apprentie-gbaka, âgée de 25 ans ( nous restons prudent sur son âge, car elle n’a pu montrer sa pièce), n’a pas froid aux yeux en le disant : «J’aime la bière et quand je n’en gagne pas, je prends du café noir.» D’ailleurs, elle en a envie et elle ne peut plus se retenir. Elle propose d’aller au bord de l’autoroute au « Dépôt 9 » où se trouve un kiosque de café noir. Sur le chemin, comme une star, on l’appelle de partout, on crie son nom. Et elle répond : « Alors, mon fils, ça va! Ma vieille mère choco ! Vieux môgô, ce n’est pas comme-ça, hein ! Tu ne ‘‘science’’ même pas». Elle marche les jambes et les bras écartés. Elle est, dit-elle, sans façon, jamais rancunière. « C’est pour ça que je m’entends avec tout le monde ».

“Les policiers ne me rackettent pas!”

Sur ce point, ses patrons la trouvent…économique. Que ce soit Moïse où Diakité avec qui elle travaille en ce moment. Chêrêmêrê est pleine de qualité que rechercherait n’importe quel chauffeur pour son apprenti. Lorsqu’elle est à la porte d’un gbaka, les clients, toujours surpris de voir une fille exercer ce métier, veulent monter dans son véhicule. Mais, il n’y a pas que ça. « Les policiers ne me sifflent pas. Le Cecos (Centre de commandement des opérations de sécurité), ne rackette pas le gbaka quand je suis là. Surtout, le Cecos 23, 22 et 21. Ce sont mes vieux pères (grands frères), ils me respectent », affirme-t-elle avec fierté. (Nous avons eu le temps de le constater la première fois que nous sommes montés dans son véhicule). Elle est aussi connue des syndicalistes qui évitent de trop emmerder le chauffeur quand ils la voient. Mais, surtout, elle ne « gbéré » pas (cacher une partie de la recette), selon ses propres termes. «Les chaufeurs aiment ça. Quand je veux gbêrê, c’est pour payer mon paquet de cigarette, ma pochette ou mon café noir», ajoute-elle. En plus, je suis sentimentale dans mon travail. Quand le client n’a rien pour payer le trajet, je le transporte gratuitement.»
De sa démarche de fille coriace, elle arrive à un kiosque de café noir, au « Dépôt 9 ». Elle empoigne sur le champ le gérant par les cols, le brutalise. Ils plaisantent en riant. Les clients, des habitués du coin, la saluent avec respect, mais se méfient de nous. «La vieille mère Chêrêmêrê!», saluent-ils. Elle prend son « expresso bien serré », le troisième de la journée, dit-elle. «Hier, j’ai travaillé de 4 h à 22h». Elle a donc besoin de se remettre à bloc. Elle avale son café noir, d’un trait. La jeune fille se gave toujours de stimulants. «La seule chose que je ne fais pas, c’est consommer la drogue». Sur ce, elle va acheter trois cigarettes dans un tablier à côté et les empoche.

“Les autres apprentis me respectent”

Des gbakas venant d’Anyama stationnent devant elle sur le trottoir pour descendre des clients. Les apprentis la saluent avec respect. S’ils la respectent, dit-elle, c’est parce qu’elle travaille bien et non parce qu’elle est fille. Et, Dieu merci, elle n’a jamais eu d’embrouille avec eux. Tout ceci est bien beau, mais, a-t-elle quelqu’un dans sa vie ? Bien entendu ! « Il habite Treichville. C’est un démarcheur qui aide les personnes à échanger les vieux billets de banque ». Avec lui, elle a une fille de 8 ans : Kadi. Cette dernière habite chez sa tante à Treichville. Et c’est pour Kadi qu’elle se bat. Son prince charmant, selon elle, n’est pas dérangé par ce qu’elle fait. Au contraire, il est jaloux et a peur qu’elle le trompe. « C’est parce que nous nous voyons rarement, deux fois par mois au plus». Mais, alors, comment gèrent-ils leur sexualité ? Chêrêmêrê n’aime pas ce terme, parce qu’elle n’est pas très…branchée question sexualité. Elle n’aime pas faire l’amour. «La plupart de mes amis sont des garçons. En plus, le métier est tellement risqué qu’il faille éviter de faire l’amour avant d’aller travailler. C’est pour ça que nous faisons au plus l’amour deux fois dans le mois », explique-t-elle. Son mec prend cela du bon côté. Décidemment, drôle de couple, drôle de fille, drôle de vie, c’est ce que l’on peut retenir de ce nom : Chêrêmêrê.

Raphaël Tanoh
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