“ Je suis comblé, parce qu’à vrai dire, j’ai pensé qu’après un bon dîner, on allait dire des toasts, on allait applaudir et chacun allait s’en aller. Mais, Laurent Gbagbo m’avait préparé un guet- apens. D’abord en transformant ce grand dîner en une sorte de causerie de famille autour du feu.
J’essaierai de me placer dans la même optique, faite de simplicité, mais pour dire des choses très directes. Ces mots me viennent du cœur et ils ont plus de valeur que les textes que l’on se met à écrire ou à modifier, ou que l’on fait d’ailleurs écrire à des collaborateurs.
Mon cher Laurent Gbagbo, je suis très content d’être ici, ce soir. Non seulement d’avoir eu l’opportunité de parler aux hommes politiques ivoiriens qui font la Côte d’Ivoire aujourd’hui. C’est-à-dire les leaders des différents partis politiques ; ceux qui ont la responsabilité de sortir la Côte d’Ivoire de cette situation pour l’emmener au niveau qu’elle n’aurait jamais dû quitter. C’est-à-dire un pays leader en Afrique de l’Ouest et dans notre continent.
Votre pays a traversé des épreuves très dures. Un jour, un journal d’ici a écrit : «le Sénégal a pris la place de la Côte d’Ivoire dans le monde». J’ai dit, parlant de l’auteur de l’article : «le pauvre, il n’a rien compris ! C’est la Côte d’Ivoire qui n’a pas pris sa place ; mais, moi, j’ai pris la mienne». Si la Côte d’Ivoire avait pris sa place, nous serions deux Chefs d’Etat africains dans les rencontres internationales où, souvent, j’étais seul.
Cela montre l’estime que j’ai pour la Côte d’Ivoire. La Côte d’Ivoire représente beaucoup de choses pour moi. Et, comme nous sommes en famille, je vais vous dire un certain nombre de choses. Car, je pense qu’il est toujours bon que les anciens évoquent des souvenirs, témoignent pour les jeunes. Parce que ce sont des choses que vous n’avez pas la possibilité de connaître. J’évoque un souvenir pour lequel aucun d’entre vous n’était né à ce moment-là. Parce que cela s’est passé en 1951, à Paris. J’étais en activité dans la FEANF (Ndlr : Fédération des Etudiants d’Afrique Noire Francophone) ; et j’étais le Secrétaire Général des Etudiants du RDA (Ndlr : Rassemblement Démocratique Africain). C’est là que j’ai connu le Président Houphouët-Boigny. Et, depuis, je ne l’ai pratiquement plus jamais quitté. Je l’ai suivi, bien que, rentré en Afrique, j’ai milité dans d’autres partis. Mais, ceux qui sont un peu plus vieux, notamment, Fologo (ndlr : actuel Président du Conseil Economique et Social de la Côte d’Ivoire) savent que je venais souvent, ici, pour être reçu par le Président Houphouët-Boigny.
Je suis peut-être l’un des rares personnages qui peut dire, aujourd’hui, qu’assez souvent, à Yamoussoukro, nous avons partagé un déjeuner, ensuite une promenade dans sa plantation. Toujours en parlant et en évoquant des souvenirs. Les magnétophones n’existaient pas à l’époque. Donc, je n’ai pas noté tout ce qu’on a pu se dire. Mais, cela m’a donné l’idée d’écrire un livre. Puisque j’étais dans des conditions où je pouvais obtenir de lui, spontanément, beaucoup de renseignements. Il répondait aussi à mes questions. Houphouët-Boigny m’aimait. Et, beaucoup plus tard, lorsque j’ai créé le journal “Demain l’Afrique”, avec Emmanuel Dioulo (ndlr : ancien maire de la ville d’Abidjan), Gérard Kamanda, Vice- Président de l’OUA (Ndlr : Organisation de l’Unité Africaine)- moi, j’étais très loin de ce journal- je l’ai créé, je l’ai financé, mais, je ne surveillais pas son évolution. J’étais à Dakar et chaque fois que le Directeur sortait un numéro, il m’appelait pour me demander mon avis. Et, je lui disais : «c’est très bien. fonce !». Et, un jour, Dioulo me raconte que Houphouët- Boigny lui a demandé qui était derrière ce journal. Il a répondu : «c’est Abdoulaye Wade». Et, Houphouët- Boigny de répliquer en ces termes : «c’est un garçon sérieux ; il faut l’aider». C’est ainsi que Houphouët-Boigny a appelé le rédacteur en chef de “Demain l’Afrique’’ et il lui a donné beaucoup d’argent. Je ne vais pas vous donner de chiffre, parce que vous allez avoir des vertiges. Par la suite, ce journal est mort. D’ailleurs, les gens disaient que c’est le seul journal au monde qui est mort parce qu’il avait beaucoup d’argent. En général, les journaux meurent parce qu’ils ont des difficultés. Ce journal avait vraiment de la baraka. Le rédacteur en chef a eu beaucoup d’argent, ce qui l’a rendu un peu fou. Donc, finalement, le journal est tombé en faillite. Mais, beaucoup de personnes ont encore en mémoire ce journal, “Demain l’Afrique’’. Parce que c’était un organe qui permettait surtout aux intellectuels, aux hommes de culture, d’avoir des échanges. Je reviens pour dire que j’ai indiqué, tout à l’heure, au Président Gbagbo, que mon père a vécu en Côte d’Ivoire après la guerre 1914-1918. Mon oncle a vécu à Grand-Bassam depuis la fin de la guerre 1914-1918 jusqu’en 1945. Il s’est marié et a eu des enfants avec une ivoirienne. Moi-même, j’ai travaillé, ici, en tant que consultant de la BAD et de l’OUA. J’ai passé la moitié du temps ici et l’autre moitié à Addis-Abeba. Je connais Abidjan. J’ai eu beaucoup d’amis. Les uns sont morts ; les autres sont ici. C’est dire que quelque chose m’attache à Abidjan, à la Côte d’Ivoire. Et que, pour moi qui connaît un peu les possibilités économiques de la Côte d’Ivoire, ses ressources naturelles et ses ressources humaines, je regrette que la Côte d’Ivoire ait connu toutes ces difficultés ; parce qu’aujourd’hui, elle aurait été certainement le moteur de l’Afrique de l’Ouest. Moi, je n’ai pas de pétrole au Sénégal… Je me serais contenté de la deuxième place derrière la Côte d’Ivoire. Et je n’aurais pas manqué de mérite, parce que je n’ai pas de ressources autres que les ressources humaines. Quelque chose me lie à Gbagbo. Il s’est retrouvé mis en prison par Houphouët. Moi, j’étais Ministre d’Etat de Diouf. On nous a dit qu’on a mis Gbagbo en prison. Je n’entends pas de réaction. J’ai dit à Abdou Diouf : «mais, on ne va pas le laisser en prison ! Bien que lui, il est socialiste, moi je suis un libéral. Mais, quand même, on ne peut pas le laisser en prison !». Abdou Diouf a dit : «mais qu’est-ce que tu vas faire ?». Moi, je vais aller voir Houphouët. Il n’a rien dit. Je suis allé pour que Houphouët m’accorde une audience. Je l’ai retrouvé à Paris. On a parlé de beaucoup de choses et je lui ai dit : “Mais, Monsieur le Président, Gbagbo, il faut le sortir. Il ne faut pas le laisser en prison». Il me dit : «Gbagbo venait ici. C’est mon enfant». Mais, justement raison de plus. Il me répond en ces termes : «il a été condamné ; il a fait appel. Il faut qu’il se décide par rapport à son appel. On va le laisser partir». Il y avait aussi un Avocat Sénégalais, Me Badara Cissé, qui faisait la liaison. Je lui ai dit : «vas dire à Gbagbo que Houphouët va le libérer». Gbagbo lui dit : «il faut voir mes amis membres du Comité directeur et autres». Après, il me dit : «le Comité directeur dit avoir pris acte, mais, il demande qu’Houphouët s’engage par écrit». Je dis : “Quelle catastrophe !». Et puis après, il a été libéré. Alors, ce sont des souvenirs. Et même lorsqu’il était opposé à Konan Bédié, chaque fois que je venais ici, il venait me voir et on parlait de beaucoup de choses. Vous savez, les différences idéologiques existent. Je ne peux pas dire que cela n’existe pas. Encore que les journaux du Sénégal ont dit que moi, je ne suis pas un libéral ; je suis un socialiste. J’ai un de mes amis socialiste ou marxisant qui m’a dit : «Avec ce que tu fais, nous, quand nous allons arriver au pouvoir, qu’est- ce que nous allons faire ? Tu fais beaucoup de socialisme, notamment l’habitat et autres». Donc, beaucoup de choses nous lient, notamment notre attachement commun au panafricanisme. Parce que, moi, j’atteste que, depuis que nous nous connaissons, je n’ai jamais vu Laurent Gbagbo développer des idées isolationnistes. Je ne l’ai entendu parler que de l’unité de l’Afrique, du panafricanisme. Nous en avons parlé, lui, Obasanjo et moi, à Yamoussoukro, parce qu’on voulait passer à une unité politique supérieure.
Cela a toujours été une obsession pour moi, mais cela s’est mal terminé avec Obasanjo. Mais, on s’est réconciliés après. Parce qu’il ne me connaissait pas. Il a fallu que Pedro Pirès lui dise que vous vous trompez. Sérigne Diop, qui est un Professeur de Droit avait mon livre intitulé “Un Destin pour l’Afrique’’. Il le lui a tendu et il lui a dit ceci : «Président, il y a longtemps que Maitre Abdoulaye Wade défend l’unité du continent». Alors, j’ai dit à Obasandjo : «Il y a longtemps que j’ai proposé un gouvernement continental. Et à l’époque où je le faisais, toi, tu étais encore au garde-à-vous».
Tout cela s’est passé devant Monsieur Gbagbo. Nous nous sommes battus pour beaucoup de choses. Malheureusement, la vie est ce qu’elle est.
Je crois qu’un des grands dangers pour des gens qui veulent travailler ensemble, c’est de rester longtemps sans se voir. Parce que ce sont les gens qui nous amènent à avoir une opinion sur les autres. Vous aimez les histoires, je vais vous en raconter une. Il y a des gens qui sont venus me voir pour me dire : «Monsieur le Président, Gbagbo t’aime bien, mais c’est Mme Gbagbo qui ne veut pas te voir, même en peinture». J’ai dit : «Ah, bon ! Et pourquoi?». Je n’ai pas eu de réponse.
Et, l’autre jour, à Libreville, lors des obsèques de Monsieur Bongo, j’étais assis, et Madame Gbagbo était de l’autre côté avec les Sarkozy, et, moi, j’étais avec d’autres personnes dans une grande salle. Et quand il s’est agi d’aller signer dans le livre de condoléances, chacun se levait et allait le faire à tour de rôle. Alors, Madame Gbagbo s’est levée. Elle a traversé la salle et elle est venue me saluer. J’étais surpris ; mais pas tellement surpris. J’ai beaucoup apprécié ce geste et plusieurs autres personnes avec moi. Et, pourtant, tout le monde pensait qu’on allait se crêper les chignons. Mais, moi, je n’en avais pas. Alors, j’ai beaucoup apprécié le geste. Cela veut dire qu’il faut se voir souvent ; il faut se parler. Pour éviter certaines choses, parce qu’il y a des gens qui sont faits pour raconter des histoires pour rien. Parce que nous sommes condamnés à être ensemble. Nous sommes condamnés à être des partenaires dans la construction de l’Afrique.
Madame Gbagbo, merci ! C’est vrai que je ne l’avais pas rencontrée avant ; je ne la connaissais pas. Mais, ce geste, je ne l’oublierai jamais. Je voudrais ajouter que la plus haute distinction que vous venez de me donner me comble. Mais, c’est ce que je disais, Laurent Gbagbo a préparé son coup. Si vous m’aviez mis dans le secret, moi aussi, j’aurais emmené quelque chose ; mais, il m’a tendu un guet-apens. Je suis très touché par cette distinction. Je suis très touché par les cadeaux. Vous savez que j’adore la peinture. Moi, je suis musicien. Dans ma jeunesse, je jouais à la guitare, au violon, dans un orchestre des étudiants à Pointilly. J’adore la musique ; j’adore, également la peinture, et cette peinture que vous m’avez donnée, je l’ai regardée et j’en connais la valeur. Et je l’apprécie. L’autre peinture, je ne sais pas quel nom lui a donné son auteur. Est-ce la Marquise ? Est-ce la Diaspora ? Tout le monde sait que je suis Afrique et Diaspora en même temps. Là-aussi, Monsieur et Madame Gbagbo ont bien préparé leur coup pour me combler. Je vous en remercie et je suis très sensible à ce geste. Je veux dire simplement que mon frère Gbagbo qui m’a donné aujourd’hui l’opportunité d’être en plein dans les difficultés de la Côte d’Ivoire, c’est un privilège exceptionnel. C’est nous qui avons désigné Blaise Compaoré pour faire cette médiation. Il la fait très bien et je lui rends hommage pour les résultats qu’il a obtenus. Certes, il y a encore quelque chose à faire. Comme le dit Gbagbo, il reste 20% à faire. Mais, il faut vraiment rendre hommage à notre collègue pour tout ce qu’il a fait. Mais, le fait d’être ici aujourd’hui, de connaître certains des hommes politiques m’a donné l’occasion de parler aux uns et aux autres. Avec Gbagbo, nous avons parlé de la situation de la Côte d’Ivoire, mais, au delà, nous avons parlé d’une évolution de l’UEMOA, de notre Banque Centrale qui doit devenir une véritable banque de financement. Cela dit, j’ai écouté tous les partis politiques et j’ai essayé de comprendre. Finalement, je suis arrivé à la conclusion qu’en fait, ce qui vous manque, c’est que vous n’avez jamais discuté autour d’une table. Alors ils me disent : «Nous avons discuté». Et moi, je leur rétorque ceci : «c’est vrai que vous avez discuté, mais par des intermédiaires, à deux ou à trois». Mais moi, ce dont je parle, c’est autre chose. Pourquoi vous ne vous asseyez pas tous autour d’une table pour vous poser toutes les questions et les examiner une à une ? On vous enferme comme on enferme les Papes jusqu’à ce que la fumée blanche sorte. Il faut sortir avec une solution pour sortir la Côte d’Ivoire de cette situation. Cela est possible. Notre engagement patriotique doit vous pousser à rechercher une solution. Cette situation de ce pays, aujourd’hui, ne doit pas durer trop longtemps. C’est vrai, l’ambition politique, c’est un droit. Mais, tout le monde ne peut pas être Président, je suis désolé ! Tout le monde ne peut pas l’être. On se bat pour l’être, mais quand on ne l’est pas -je l’ai dit à l’envoyé de Madame Clinton, il y a trois jours, combien de fois je pouvais déstabiliser Diouf parce que j’avais les forces populaires avec moi -, mais jamais cela ne m’est venu à l’esprit. J’ai secoué un peu, mais je savais où m’arrêter. Parce que je me suis dit jamais je n’irai au Palais en marchant sur des cadavres. Je n’ai jamais franchi ce pas. J’avais ma méthode qui consistait à être patient et en me disant qu’en mobilisant mes forces, j’y arriverais un jour où on ne pourra plus truquer les élections. C’est ce qui est arrivé.
Mais cela m’a coûté 27 ans, le fait d’être dans l’opposition. Mais, aujourd’hui, les gens créent un parti, et, demain, ils veulent être Présidents. Ça aussi, c’est un peu d’illusion. On ne peut pas devenir Président avec le nœud papillon. Il faut se battre. C’est un combat permanent. Mais, surtout, il faut beaucoup de patience. Parce que la politique, ce n’est pas une machine, ce n’est pas de la géométrie. Ce sont les hommes qui animent la politique… J’ai fini de discuter avec tout le monde. Je pars optimiste. Certains vous diront : “Wade, il est toujours optimiste”. Je pars optimiste parce que ce qui vous différencie aujourd’hui, tous les leaders politiques, à mon avis, c’est peu de choses. Il faut seulement que chaque leader politique, en défendant ses positions, fasse la part des choses. Et je suis sûr que vous trouverez vous-mêmes la solution qu’il faut. Ce que je peux dire, c’est que nous, nous attendons la Côte d’Ivoire ; la Côte d’Ivoire que nous avons connue. La Côte d’Ivoire, pays rayonnant en Afrique et dans le monde. C’est cela que nous attendons et c’est cela que j’attends, personnellement, des leaders politiques de la Côte d’Ivoire.
Parce qu’après tout, on peut être Président du Conseil Economique et Social, Président de l’Assemblée Nationale et même Ministre d’Etat comme je l’ai été, mais cela ne m’a pas empêché d’être Président de la République, alors que j’avais toutes les forces avec moi. Parce que quand on a une occasion comme celle-ci, étant le doyen des Chefs d’Etat dans notre sous-région, quand je viens ici, heureusement que dans notre tradition on respecte les plus anciens ; étant un héritier d’Houphouët-Boigny- tous ceux qui me connaissent savent un peu que j’en ai emprunté beaucoup à Houphouët-Boigny- donc, quand il y a une occasion comme celle-ci, je me dois de vous parler avec le cœur et en toute simplicité. Pour l’amour de votre pays, pour l’amour de l’Afrique parce que la Côte d’Ivoire doit être amenée à jouer son rôle dans notre continent. Nous allons vers des lendemains difficiles en Afrique. Alors, il ne faut pas qu’on y aille seuls. Il faut qu’on se concerte. C’est ce que Gbagbo me disait. Qu’on y aille ensemble ; qu’on construise quelque chose ensemble pour nous faire respecter. Ensemble, nous pouvons faire beaucoup.
Parce que nous avons tout en Afrique. La question de l’Union Africaine telle qu’elle a été posée.
J’ai été un partisan féroce des Etats-Unis d’Afrique au sommet entre les différents pays. Je le dis avec sincérité, j’étais prêt à être Gouverneur du Sénégal dans les Etats-Unis d’Afrique. Cela ne m’aurait diminué en rien. J’aurais eu certainement plus de voix que le Président d’un petit Sénégal. Bien entendu, je me débrouille, et les africains disent que c’est formidable. Mais, je me serais valorisé davantage dans un plus grand ensemble. Donc, il nous faut aller vers cet objectif. Le schéma que j’ai présenté au sommet de l’Union Africaine pourrait ménager, je crois, les susceptibilités et les égoïsmes, tout en nous permettant de faire un pas de plus vers les Etats-Unis d’Afrique. Mon cher Gbagbo, merci de m’avoir invité. Vous tous, merci de m’écouter vous parler. C’est le privilège de l’âge.
Je vous remercie
J’essaierai de me placer dans la même optique, faite de simplicité, mais pour dire des choses très directes. Ces mots me viennent du cœur et ils ont plus de valeur que les textes que l’on se met à écrire ou à modifier, ou que l’on fait d’ailleurs écrire à des collaborateurs.
Mon cher Laurent Gbagbo, je suis très content d’être ici, ce soir. Non seulement d’avoir eu l’opportunité de parler aux hommes politiques ivoiriens qui font la Côte d’Ivoire aujourd’hui. C’est-à-dire les leaders des différents partis politiques ; ceux qui ont la responsabilité de sortir la Côte d’Ivoire de cette situation pour l’emmener au niveau qu’elle n’aurait jamais dû quitter. C’est-à-dire un pays leader en Afrique de l’Ouest et dans notre continent.
Votre pays a traversé des épreuves très dures. Un jour, un journal d’ici a écrit : «le Sénégal a pris la place de la Côte d’Ivoire dans le monde». J’ai dit, parlant de l’auteur de l’article : «le pauvre, il n’a rien compris ! C’est la Côte d’Ivoire qui n’a pas pris sa place ; mais, moi, j’ai pris la mienne». Si la Côte d’Ivoire avait pris sa place, nous serions deux Chefs d’Etat africains dans les rencontres internationales où, souvent, j’étais seul.
Cela montre l’estime que j’ai pour la Côte d’Ivoire. La Côte d’Ivoire représente beaucoup de choses pour moi. Et, comme nous sommes en famille, je vais vous dire un certain nombre de choses. Car, je pense qu’il est toujours bon que les anciens évoquent des souvenirs, témoignent pour les jeunes. Parce que ce sont des choses que vous n’avez pas la possibilité de connaître. J’évoque un souvenir pour lequel aucun d’entre vous n’était né à ce moment-là. Parce que cela s’est passé en 1951, à Paris. J’étais en activité dans la FEANF (Ndlr : Fédération des Etudiants d’Afrique Noire Francophone) ; et j’étais le Secrétaire Général des Etudiants du RDA (Ndlr : Rassemblement Démocratique Africain). C’est là que j’ai connu le Président Houphouët-Boigny. Et, depuis, je ne l’ai pratiquement plus jamais quitté. Je l’ai suivi, bien que, rentré en Afrique, j’ai milité dans d’autres partis. Mais, ceux qui sont un peu plus vieux, notamment, Fologo (ndlr : actuel Président du Conseil Economique et Social de la Côte d’Ivoire) savent que je venais souvent, ici, pour être reçu par le Président Houphouët-Boigny.
Je suis peut-être l’un des rares personnages qui peut dire, aujourd’hui, qu’assez souvent, à Yamoussoukro, nous avons partagé un déjeuner, ensuite une promenade dans sa plantation. Toujours en parlant et en évoquant des souvenirs. Les magnétophones n’existaient pas à l’époque. Donc, je n’ai pas noté tout ce qu’on a pu se dire. Mais, cela m’a donné l’idée d’écrire un livre. Puisque j’étais dans des conditions où je pouvais obtenir de lui, spontanément, beaucoup de renseignements. Il répondait aussi à mes questions. Houphouët-Boigny m’aimait. Et, beaucoup plus tard, lorsque j’ai créé le journal “Demain l’Afrique”, avec Emmanuel Dioulo (ndlr : ancien maire de la ville d’Abidjan), Gérard Kamanda, Vice- Président de l’OUA (Ndlr : Organisation de l’Unité Africaine)- moi, j’étais très loin de ce journal- je l’ai créé, je l’ai financé, mais, je ne surveillais pas son évolution. J’étais à Dakar et chaque fois que le Directeur sortait un numéro, il m’appelait pour me demander mon avis. Et, je lui disais : «c’est très bien. fonce !». Et, un jour, Dioulo me raconte que Houphouët- Boigny lui a demandé qui était derrière ce journal. Il a répondu : «c’est Abdoulaye Wade». Et, Houphouët- Boigny de répliquer en ces termes : «c’est un garçon sérieux ; il faut l’aider». C’est ainsi que Houphouët-Boigny a appelé le rédacteur en chef de “Demain l’Afrique’’ et il lui a donné beaucoup d’argent. Je ne vais pas vous donner de chiffre, parce que vous allez avoir des vertiges. Par la suite, ce journal est mort. D’ailleurs, les gens disaient que c’est le seul journal au monde qui est mort parce qu’il avait beaucoup d’argent. En général, les journaux meurent parce qu’ils ont des difficultés. Ce journal avait vraiment de la baraka. Le rédacteur en chef a eu beaucoup d’argent, ce qui l’a rendu un peu fou. Donc, finalement, le journal est tombé en faillite. Mais, beaucoup de personnes ont encore en mémoire ce journal, “Demain l’Afrique’’. Parce que c’était un organe qui permettait surtout aux intellectuels, aux hommes de culture, d’avoir des échanges. Je reviens pour dire que j’ai indiqué, tout à l’heure, au Président Gbagbo, que mon père a vécu en Côte d’Ivoire après la guerre 1914-1918. Mon oncle a vécu à Grand-Bassam depuis la fin de la guerre 1914-1918 jusqu’en 1945. Il s’est marié et a eu des enfants avec une ivoirienne. Moi-même, j’ai travaillé, ici, en tant que consultant de la BAD et de l’OUA. J’ai passé la moitié du temps ici et l’autre moitié à Addis-Abeba. Je connais Abidjan. J’ai eu beaucoup d’amis. Les uns sont morts ; les autres sont ici. C’est dire que quelque chose m’attache à Abidjan, à la Côte d’Ivoire. Et que, pour moi qui connaît un peu les possibilités économiques de la Côte d’Ivoire, ses ressources naturelles et ses ressources humaines, je regrette que la Côte d’Ivoire ait connu toutes ces difficultés ; parce qu’aujourd’hui, elle aurait été certainement le moteur de l’Afrique de l’Ouest. Moi, je n’ai pas de pétrole au Sénégal… Je me serais contenté de la deuxième place derrière la Côte d’Ivoire. Et je n’aurais pas manqué de mérite, parce que je n’ai pas de ressources autres que les ressources humaines. Quelque chose me lie à Gbagbo. Il s’est retrouvé mis en prison par Houphouët. Moi, j’étais Ministre d’Etat de Diouf. On nous a dit qu’on a mis Gbagbo en prison. Je n’entends pas de réaction. J’ai dit à Abdou Diouf : «mais, on ne va pas le laisser en prison ! Bien que lui, il est socialiste, moi je suis un libéral. Mais, quand même, on ne peut pas le laisser en prison !». Abdou Diouf a dit : «mais qu’est-ce que tu vas faire ?». Moi, je vais aller voir Houphouët. Il n’a rien dit. Je suis allé pour que Houphouët m’accorde une audience. Je l’ai retrouvé à Paris. On a parlé de beaucoup de choses et je lui ai dit : “Mais, Monsieur le Président, Gbagbo, il faut le sortir. Il ne faut pas le laisser en prison». Il me dit : «Gbagbo venait ici. C’est mon enfant». Mais, justement raison de plus. Il me répond en ces termes : «il a été condamné ; il a fait appel. Il faut qu’il se décide par rapport à son appel. On va le laisser partir». Il y avait aussi un Avocat Sénégalais, Me Badara Cissé, qui faisait la liaison. Je lui ai dit : «vas dire à Gbagbo que Houphouët va le libérer». Gbagbo lui dit : «il faut voir mes amis membres du Comité directeur et autres». Après, il me dit : «le Comité directeur dit avoir pris acte, mais, il demande qu’Houphouët s’engage par écrit». Je dis : “Quelle catastrophe !». Et puis après, il a été libéré. Alors, ce sont des souvenirs. Et même lorsqu’il était opposé à Konan Bédié, chaque fois que je venais ici, il venait me voir et on parlait de beaucoup de choses. Vous savez, les différences idéologiques existent. Je ne peux pas dire que cela n’existe pas. Encore que les journaux du Sénégal ont dit que moi, je ne suis pas un libéral ; je suis un socialiste. J’ai un de mes amis socialiste ou marxisant qui m’a dit : «Avec ce que tu fais, nous, quand nous allons arriver au pouvoir, qu’est- ce que nous allons faire ? Tu fais beaucoup de socialisme, notamment l’habitat et autres». Donc, beaucoup de choses nous lient, notamment notre attachement commun au panafricanisme. Parce que, moi, j’atteste que, depuis que nous nous connaissons, je n’ai jamais vu Laurent Gbagbo développer des idées isolationnistes. Je ne l’ai entendu parler que de l’unité de l’Afrique, du panafricanisme. Nous en avons parlé, lui, Obasanjo et moi, à Yamoussoukro, parce qu’on voulait passer à une unité politique supérieure.
Cela a toujours été une obsession pour moi, mais cela s’est mal terminé avec Obasanjo. Mais, on s’est réconciliés après. Parce qu’il ne me connaissait pas. Il a fallu que Pedro Pirès lui dise que vous vous trompez. Sérigne Diop, qui est un Professeur de Droit avait mon livre intitulé “Un Destin pour l’Afrique’’. Il le lui a tendu et il lui a dit ceci : «Président, il y a longtemps que Maitre Abdoulaye Wade défend l’unité du continent». Alors, j’ai dit à Obasandjo : «Il y a longtemps que j’ai proposé un gouvernement continental. Et à l’époque où je le faisais, toi, tu étais encore au garde-à-vous».
Tout cela s’est passé devant Monsieur Gbagbo. Nous nous sommes battus pour beaucoup de choses. Malheureusement, la vie est ce qu’elle est.
Je crois qu’un des grands dangers pour des gens qui veulent travailler ensemble, c’est de rester longtemps sans se voir. Parce que ce sont les gens qui nous amènent à avoir une opinion sur les autres. Vous aimez les histoires, je vais vous en raconter une. Il y a des gens qui sont venus me voir pour me dire : «Monsieur le Président, Gbagbo t’aime bien, mais c’est Mme Gbagbo qui ne veut pas te voir, même en peinture». J’ai dit : «Ah, bon ! Et pourquoi?». Je n’ai pas eu de réponse.
Et, l’autre jour, à Libreville, lors des obsèques de Monsieur Bongo, j’étais assis, et Madame Gbagbo était de l’autre côté avec les Sarkozy, et, moi, j’étais avec d’autres personnes dans une grande salle. Et quand il s’est agi d’aller signer dans le livre de condoléances, chacun se levait et allait le faire à tour de rôle. Alors, Madame Gbagbo s’est levée. Elle a traversé la salle et elle est venue me saluer. J’étais surpris ; mais pas tellement surpris. J’ai beaucoup apprécié ce geste et plusieurs autres personnes avec moi. Et, pourtant, tout le monde pensait qu’on allait se crêper les chignons. Mais, moi, je n’en avais pas. Alors, j’ai beaucoup apprécié le geste. Cela veut dire qu’il faut se voir souvent ; il faut se parler. Pour éviter certaines choses, parce qu’il y a des gens qui sont faits pour raconter des histoires pour rien. Parce que nous sommes condamnés à être ensemble. Nous sommes condamnés à être des partenaires dans la construction de l’Afrique.
Madame Gbagbo, merci ! C’est vrai que je ne l’avais pas rencontrée avant ; je ne la connaissais pas. Mais, ce geste, je ne l’oublierai jamais. Je voudrais ajouter que la plus haute distinction que vous venez de me donner me comble. Mais, c’est ce que je disais, Laurent Gbagbo a préparé son coup. Si vous m’aviez mis dans le secret, moi aussi, j’aurais emmené quelque chose ; mais, il m’a tendu un guet-apens. Je suis très touché par cette distinction. Je suis très touché par les cadeaux. Vous savez que j’adore la peinture. Moi, je suis musicien. Dans ma jeunesse, je jouais à la guitare, au violon, dans un orchestre des étudiants à Pointilly. J’adore la musique ; j’adore, également la peinture, et cette peinture que vous m’avez donnée, je l’ai regardée et j’en connais la valeur. Et je l’apprécie. L’autre peinture, je ne sais pas quel nom lui a donné son auteur. Est-ce la Marquise ? Est-ce la Diaspora ? Tout le monde sait que je suis Afrique et Diaspora en même temps. Là-aussi, Monsieur et Madame Gbagbo ont bien préparé leur coup pour me combler. Je vous en remercie et je suis très sensible à ce geste. Je veux dire simplement que mon frère Gbagbo qui m’a donné aujourd’hui l’opportunité d’être en plein dans les difficultés de la Côte d’Ivoire, c’est un privilège exceptionnel. C’est nous qui avons désigné Blaise Compaoré pour faire cette médiation. Il la fait très bien et je lui rends hommage pour les résultats qu’il a obtenus. Certes, il y a encore quelque chose à faire. Comme le dit Gbagbo, il reste 20% à faire. Mais, il faut vraiment rendre hommage à notre collègue pour tout ce qu’il a fait. Mais, le fait d’être ici aujourd’hui, de connaître certains des hommes politiques m’a donné l’occasion de parler aux uns et aux autres. Avec Gbagbo, nous avons parlé de la situation de la Côte d’Ivoire, mais, au delà, nous avons parlé d’une évolution de l’UEMOA, de notre Banque Centrale qui doit devenir une véritable banque de financement. Cela dit, j’ai écouté tous les partis politiques et j’ai essayé de comprendre. Finalement, je suis arrivé à la conclusion qu’en fait, ce qui vous manque, c’est que vous n’avez jamais discuté autour d’une table. Alors ils me disent : «Nous avons discuté». Et moi, je leur rétorque ceci : «c’est vrai que vous avez discuté, mais par des intermédiaires, à deux ou à trois». Mais moi, ce dont je parle, c’est autre chose. Pourquoi vous ne vous asseyez pas tous autour d’une table pour vous poser toutes les questions et les examiner une à une ? On vous enferme comme on enferme les Papes jusqu’à ce que la fumée blanche sorte. Il faut sortir avec une solution pour sortir la Côte d’Ivoire de cette situation. Cela est possible. Notre engagement patriotique doit vous pousser à rechercher une solution. Cette situation de ce pays, aujourd’hui, ne doit pas durer trop longtemps. C’est vrai, l’ambition politique, c’est un droit. Mais, tout le monde ne peut pas être Président, je suis désolé ! Tout le monde ne peut pas l’être. On se bat pour l’être, mais quand on ne l’est pas -je l’ai dit à l’envoyé de Madame Clinton, il y a trois jours, combien de fois je pouvais déstabiliser Diouf parce que j’avais les forces populaires avec moi -, mais jamais cela ne m’est venu à l’esprit. J’ai secoué un peu, mais je savais où m’arrêter. Parce que je me suis dit jamais je n’irai au Palais en marchant sur des cadavres. Je n’ai jamais franchi ce pas. J’avais ma méthode qui consistait à être patient et en me disant qu’en mobilisant mes forces, j’y arriverais un jour où on ne pourra plus truquer les élections. C’est ce qui est arrivé.
Mais cela m’a coûté 27 ans, le fait d’être dans l’opposition. Mais, aujourd’hui, les gens créent un parti, et, demain, ils veulent être Présidents. Ça aussi, c’est un peu d’illusion. On ne peut pas devenir Président avec le nœud papillon. Il faut se battre. C’est un combat permanent. Mais, surtout, il faut beaucoup de patience. Parce que la politique, ce n’est pas une machine, ce n’est pas de la géométrie. Ce sont les hommes qui animent la politique… J’ai fini de discuter avec tout le monde. Je pars optimiste. Certains vous diront : “Wade, il est toujours optimiste”. Je pars optimiste parce que ce qui vous différencie aujourd’hui, tous les leaders politiques, à mon avis, c’est peu de choses. Il faut seulement que chaque leader politique, en défendant ses positions, fasse la part des choses. Et je suis sûr que vous trouverez vous-mêmes la solution qu’il faut. Ce que je peux dire, c’est que nous, nous attendons la Côte d’Ivoire ; la Côte d’Ivoire que nous avons connue. La Côte d’Ivoire, pays rayonnant en Afrique et dans le monde. C’est cela que nous attendons et c’est cela que j’attends, personnellement, des leaders politiques de la Côte d’Ivoire.
Parce qu’après tout, on peut être Président du Conseil Economique et Social, Président de l’Assemblée Nationale et même Ministre d’Etat comme je l’ai été, mais cela ne m’a pas empêché d’être Président de la République, alors que j’avais toutes les forces avec moi. Parce que quand on a une occasion comme celle-ci, étant le doyen des Chefs d’Etat dans notre sous-région, quand je viens ici, heureusement que dans notre tradition on respecte les plus anciens ; étant un héritier d’Houphouët-Boigny- tous ceux qui me connaissent savent un peu que j’en ai emprunté beaucoup à Houphouët-Boigny- donc, quand il y a une occasion comme celle-ci, je me dois de vous parler avec le cœur et en toute simplicité. Pour l’amour de votre pays, pour l’amour de l’Afrique parce que la Côte d’Ivoire doit être amenée à jouer son rôle dans notre continent. Nous allons vers des lendemains difficiles en Afrique. Alors, il ne faut pas qu’on y aille seuls. Il faut qu’on se concerte. C’est ce que Gbagbo me disait. Qu’on y aille ensemble ; qu’on construise quelque chose ensemble pour nous faire respecter. Ensemble, nous pouvons faire beaucoup.
Parce que nous avons tout en Afrique. La question de l’Union Africaine telle qu’elle a été posée.
J’ai été un partisan féroce des Etats-Unis d’Afrique au sommet entre les différents pays. Je le dis avec sincérité, j’étais prêt à être Gouverneur du Sénégal dans les Etats-Unis d’Afrique. Cela ne m’aurait diminué en rien. J’aurais eu certainement plus de voix que le Président d’un petit Sénégal. Bien entendu, je me débrouille, et les africains disent que c’est formidable. Mais, je me serais valorisé davantage dans un plus grand ensemble. Donc, il nous faut aller vers cet objectif. Le schéma que j’ai présenté au sommet de l’Union Africaine pourrait ménager, je crois, les susceptibilités et les égoïsmes, tout en nous permettant de faire un pas de plus vers les Etats-Unis d’Afrique. Mon cher Gbagbo, merci de m’avoir invité. Vous tous, merci de m’écouter vous parler. C’est le privilège de l’âge.
Je vous remercie