Invité de la Radio France internationale, le chef de l'Etat ivoirien, Laurent Gbagbo, s'est prononcé, hier, sur la situation sociopolitique de la Côte d'Ivoire, ses relations avec l'extérieur, notamment ses pays voisins et la France. Voici l'intégralité de cet entretien. RFI: Monsieur le Président, merci de nous accueillir et d'avoir accepté cet entretien et bienvenu dans le débat africain. Nous sommes ici dans le cadre des assemblées annuelles de la Banque africaine de développement. Assemblées qui se tiennent à Abidjan, 7 ans après le déménagement de la Bad à Tunis. Quel sens cela a pour vous ? Or, vous avez dû entendre comme nous tous que certains estiment que le président de la BAD a voulu vous donner un coup de pouce juste avant les élections… Laurent Gbagbo: Pourquoi il ne me donnerait pas de coup de main ? Non, ce n'est pas cela qui est essentiel. Ce qui est essentiel, c'est que beaucoup de personnes n'avaient pas envie de venir à Abidjan, n'avaient pas envie de venir en Côte d'Ivoire et nous sommes là. Ils sont tous venus parce que nous avons eu un record de participation. On a préparé ces assemblées-là en tablant sur au maximum 1.500 personnes. Mais là, on est à 2200. Il y a des raisons purement bancaires, mais il y a aussi des raisons extra bancaires. Il y en a qui voulaient voir l'état d'Abidjan, l'état de la Côte d'Ivoire. Voir si c'est l'insécurité qu'on décrit et si la situation se normalise. Nous sommes heureux. La Ville d'Abidjan n'est pas plus dangereuse que beaucoup d'autres où il n'y a pas la guerre. RFI : Donc, pour vous, ces assemblées annuelles, c'est une façon de montrer au monde que la Côte d'Ivoire est fréquentable du point de vue de la sécurité ? L.G. : C'est pour montrer au monde ce qu'est la Côte d'Ivoire. C'est tout. Elle n'est ni meilleure ni pire que les autres parties du monde. RFI : Monsieur le Président, à quel horizon pensez-vous que la BAD puisse revenir à Abidjan, à la maison comme vous dites ? L.G. : Nous, politiques ivoiriens, nous sommes prêts. Nous l'avons montré. Ce qui reste, c'est le problème des techniciens. Quand j'en ai discuté avec Kaberuka et puis d'autres, ils ont dit qu'ils vont reconstruire un autre siège de la BAD. Je leur ai proposé un terrain à Yamoussoukro. Mon dada aujourd'hui, c'est de construire Yamoussoukro. Mais, vraiment, ça dépend d'eux. RFI : ça dépend des techniciens ou ça dépend aussi d'autres choses ? L.G. : Autres choses ! Si eux, les techniciens font la politique sous prétexte de technicité, ça, c'est leur affaire. Ce n'est plus la nôtre… RFI : Alors Monsieur le Président, on sait qu'il y avait une marche qui devrait avoir lieu ; elle n'a pas eu lieu. Tout le monde craignait des tensions, mais on peut imaginer que là c'est juste pour une question de fierté nationale pour une période donnée. Or, ceux qui parlent du retour définitif de la BAD, parlent d'un climat de sécurité de longue durée. Est-ce que vous pouvez leur affirmer qu'ils seront en sécurité ici ? L.G. : Mais Madame, je crois même que c'est insultant qu'on nous pose une telle question. Je disais à quelqu'un, il n'y a pas longtemps, quand, à Paris, les banlieues ont brûlé pendant un mois et demi, pendant ce temps, on continuait les réunions à l'Unesco. Vous avez vu les scènes à la télévision, les scènes à Athènes, en Grèce; mais les gens continuaient d'aller à Athènes ne ce serait-ce que pour voir comment il faut leur apporter de l'aide. Madame, vous savez qu'on a eu 17 ans de guerre civile en Ethiopie. On n'a pas délocalisé le siège de l'OUA. La guerre civile a fait rage à Brazzaville, on n'a pas délocalisé le siège de l'OMS. RFI: Est-ce que vous voulez dire que la délocalisation de la BAD était un geste politique ? L.G. : Je pense que c'était injuste et qu'il n'y avait aucune raison objective de quitter Abidjan pour aller ailleurs. RFI: Monsieur le Président, l'appréhension des gens de la Bad est peut-être partagée par beaucoup d'Africains et non-Africains qui se disent qu'après 8 ans de crise, peut-être, tout n'est pas terminé. Est-ce que la crise est derrière vous ? L.G. : Madame, qu'est-ce que vous voulez que je fasse avec des sceptiques indécrottables ? Je ne peux rien faire pour eux. L'essentiel, c'est de voir Abidjan, d'aller à Yamoussoukro, à Korhogo, à Odienné, c'est de circuler en Côte d'Ivoire. RFI: Il y a de temps à autre des flambées de violence? L.G. : Mais oui! Mais est-ce que vous pouvez me citer un pays où ça n'existe pas ? Abidjan n'est pas la ville la plus dangereuse. RFI: On ne parle pas d'Abidjan seulement, Monsieur le Président. Quand les gens attendent parler des morts à Gagnoa, les gens se disent: la guerre n'est pas totalement finie en Côte d'Ivoire. L.G. : D'abord, la Bad n'est pas à Gagnoa. RFI.: Les gens ne parlent pas seulement de la Bad. Je vous disais que les inquiétudes de la Bad sont partagées. L.G. : Il y a eu 5 morts à Gagnoa. Vous voulez que je vous cite des villes où il y a 5 morts tous les jours. RFI : Monsieur le Président, quand vous posez la question : “Qu'est-ce vous voulez que je fasse ?”, on pourrait peut-être répondre par tenir des élections par exemple. L.G. : Mais oui, les élections se feront par les Ivoiriens, pour les Ivoiriens, quand les Ivoiriens seront prêts. Moi, je suis toujours étonné quand les gens viennent et m'interrogent comme si, eux, ils sont plus soucieux des élections ivoiriennes que nous. ça me fait rire. Comment quelqu'un peut avoir la prétention de croire que lui est plus soucieux des élections dans notre pays que nous ? RFI: Vous, en tant qu'homme politique, en tant que président de la République, quel chronogramme souhaiteriez-vous pour ces élections ? L.G. : Mais, il n'y a pas ce que je souhaite. Il y a ce qui doit se faire. Et ce qui doit se faire est en train de se faire. On ne sortira pas de l'année 2010 sans faire des élections. ça, j’en suis certain. Mais s'il vous plaît, faites comprendre à tous ceux qui vous écoutent qu’ils ne peuvent pas être plus soucieux de la sortie de crise en Côte d'Ivoire que les Ivoiriens. Ils ne peuvent pas être plus soucieux de la rentrée dans la paix officielle que le président de la République de Côte d'Ivoire. Qu'ils ne peuvent pas aimer la Côte d'Ivoire plus que le président de la République de Côte d'Ivoire. Il faut leur faire comprendre cela. RFI : Qu'est-ce qui reste à faire ? L.G. : Pour le moment, le Premier ministre a commencé, depuis le 27 mai, à contrôler la liste provisoire. Il faut la contrôler. Il y a les cas de réclamations simples. Il y a des cas de réclamations plus compliquées qui vont devant les tribunaux. Ensuite, il faut faire la réunification du pays en plaçant notamment des postes de douane sur toute la frontière, en donnant les pouvoirs de gestion dans les départements aux préfets, etc. Ce sont ces choses qui sont les principales choses qui restent à faire. Nous sommes en train de les faire. RFI: Monsieur le Président, dans l'ordre, en commençant par la liste électorale, vous dites qu'ils faut la contrôler. Est-ce que tout le monde est bien d'accord aussi bien dans l'opposition que dans La Majorité présidentielle surtout que la manière de contrôler comme vous le dites ? L.G. : ça, je n'en sais rien, parce que je ne suis pas maître d'œuvre de la manière de contrôler. Le Premier ministre recueille les avis, à droite et à gauche, pour définir une manière. Vous voyez, il n'y a pas de liste électorale consensuelle. Mais il peut y avoir une manière consensuelle d'établir la liste électorale. C'est cette manière-là que le Premier ministre est en train de chercher. RFI : Peut-on trouver ce consensus ? L.G. : Je n'en sais rien. Parce que ce n'est pas mon travail. C'est le travail du Premier ministre. Mais quand il l'aura trouvé, il me le dira. RFI: Monsieur le Président, il y a la question des listes électorales, il y a la question de la réunification. Qui dit réunification dit réunification de l'armée aussi. Le désarmement, où en êtes-vous ? On a l'impression que, là aussi, les choses n'avancent pas beaucoup. L.G. : Oui, mais, Madame, je ne suis pas en charge de la question. Mais ça m'intéresse. J'ai fait ma part. J'ai signé les décrets pour réintégrer déjà dans l'armée nationale ceux qui en étaient sortis avant 2000. Je les ai déjà réintégrés. Je leur ai même fait les rappels de solde et je les ai alignés sur leurs frères d'armes. Donc cela relève de moi. Et je l'ai fait. Et donc j'avance dans la réunification de l'armée. J'attends que le travail soit fait sur le terrain pour passer à une autre étape. RFI: C’est-à-dire ? L.G. : L'autre étape, c'est la réintégration réelle et l'affectation dans les unités existantes de ceux qui n'y sont pas encore. Mais j'attends qu'on me fasse des propositions. Le Premier ministre travaille à cela. RFI: Donc on peut dire que le retard, pour le moment, c'est le Premier ministre qui l'aurait pris, et pas vous? L.G. : Non, non et non! Je ne parle pas dans ce sens-là. Ce n'est pas ça. Je veux dire qu'il y a là un travail technique, un travail administratif et un travail psychologique. La donnée la plus importante, c'est le travail psychologique. Ce sont des gens qui sont restés 8 ans avec des armes dans les maquis, quand on leur dit : “Revenez à la vie normale”, ce n'est pas simple. Ce n'est pas simple pour celui qui le leur dit; et ce n'est pas simple pour celui qui doit revenir à la vie normale et laisser tomber son fusil. Donc on travaille doucement, doucement. La donnée psychologique est très importante. RFI: Oui, justement, Monsieur le Président, cette guerre, cette crise c'est selon que vous l'appelez, a créé des situations de rente pour certaines personnes, a donné des occupations pour d'autres. Est-ce qu'aujourd'hui, il y a des blocages qui sont d'ordre purement économique pour en finir avec cette crise ? L.G. : Si c'est l'ordre économique seulement, ce n'est pas grave. Parce que tout ce qui est d'ordre économique, on trouve une solution. Je préfère dire d'ordre psychologique. Parce que, même celui qui gagne sa vie, avec le petit fusil qu'il a dans sa gibecière avec les quelques cartouches qu'il a, ce n'est pas l'ordre économique seulement, parce que l'ordre économique, on peut lui donner ce qu'il gagne par jour, par mois, on peut lui donner ça. ça, c'est simple… RFI: Mais il n'y a pas que des militants, il y a des politiques aussi ? L.G. : Je veux dire qu'on peut leur donner ça. Même les politiques, s'il ne s'agit que d'argent, on peut leur donner de l'argent. Mais c'est l'ordre psychologique de savoir qu'ils ne sont plus ce qu'ils sont et qu'ils deviennent des citoyens normaux, c'est-à-dire souvent anonymes. Cela, c'est très important. RFI: Donc vous convenez qu’on n'est pas tout à fait sorti de la crise ? L.G. : J'ai dit que nous sommes en train de régler les problèmes de la liste électorale et de la réunification. Si les deux problèmes étaient réglés, on aurait déjà fini les élections. RFI: Monsieur le Président, l'encasernement des premiers volontaires pour l'armée nouvelle issus de l'ex-rébellion doit débuter le 15 juin, il est prévu de créer quatre groupements d'instruction en lieu et place des dix zones précédentes commandées par ce qu'on a appelé les com'zones. Alors on va passer de 10 à 4 vu qu'il y a 6 com'zones qui vont devoir disparaître. Que vont-ils devenir ? LG : Ce sont des hommes, des citoyens ivoiriens. Ils vont devenir ce que deviennent tous les autres citoyens ivoiriens. RFI: J'aurais une question qui est presque d'ordre régional. Monsieur le Président, des analystes ont trouvé que la guerre de Côte d'Ivoire n'étaient pas seulement une guerre pour des raisons politiques, qu'il y a avait des raisons de partage de ressources. Partage de ressources entre le nord et le sud, d'une part, partage de ressources entre la Côte d'Ivoire et les pays voisins d'autre part. Aujourd'hui, vous avez des pays qui exportent du cacao sans être producteurs. Vous avec des pays qui exportent du bois. Est-ce qu'il faudra une sorte de conférence régionale ? L.G. : Ecoutez, Madame! Nous, on avance comme on doit avancer. On fait trop de spéculations qui, à mon avis, ne mènent pas souvent loin. Il y a certains qui me disent : “Vous savez, tel pays exporte maintenant du cacao”. Je dis : “Qu'est-ce que cela fait ?”. Le jour où la guerre sera finie, où la crise sera finie, on aura placé des douanes, ce sera fini de tout cela. RFI : Monsieur le Président, est-ce un sujet tabou ? On a l'impression que vous avez un peu de mal pour parler clairement de cette question. Pour quelle raison ? Est-ce que c'est un tabou? L.G. : Mais il n'y a aucune question tabou. Dès l'instant où j'ai accepté de parler avec vous, c'est que j'ai accepté de répondre à toutes vos questions. Je vous dis que la piste sur laquelle vous vous aventurez ne m'intéresse pas beaucoup comme piste. Parce qu'elle n'amène à aucune solution. Des gens ont pris des armes. Pour moi, c'est une prise d'armes politique. Ce n'est pas la première tentative de coup d'Etat. On a eu 1999. Ensuite, quand j'ai été élu à la fin d'octobre 2000, il y a eu une autre tentative. En 2001 et enfin celle de septembre 2002, qui s'est muée en rébellion, pour moi, tout ça c'est la même chose. Tout ça, c'est le même coup d'Etat décliné en plusieurs phases. Parce que l'objectif n'a pas été atteint. RFI: Donc la motivation principale dans votre analyse… L.G. : Pour moi, c’est politique. C'est pour le changement du régime par la force. Je pense que la Côte d'Ivoire vient de démontrer que cette manière de faire n'a pas prospéré. RFI: Donc toutes les questions à la fois économique, identitaire qui étaient évoquées tout au long de cette crise, vous pensez que ce n’était qu’un prétexte et qu'il ne faut pas revenir là-dessus ? L.G. : Mais, je veux bien que chacun parle de ce qu'il veut, mais je vous parle de ce que, moi, je vois, que je sens et de ce que je sais. RFI: Vous, en tant que président et future candidat, vous allez rencontrer ces problèmes encore une fois ? L.G. : Mais quels problème? RFI: Monsieur le Président, j'aimerais bien comprendre. Est-ce qu'on peut dire que l'effet générateur de toute cette crise, était politique, mais est-ce qu'aujourd'hui, les blocages ne sont pas d'ordre économique ? L.G. : Je ne vois pas de blocage économique. Si vous en voyez, vous le déclinez. Mais moi, je n'en vois pas. RFI: Madeleine a évoqué le problème du cacao… L.G. : Ce sont des faits marginaux. C'est marginal qu'on exporte… Je ne sais pas si vous savez ce que nous produisons en cacao. Qu'à la marge, quelques pays exportent quelques tonnages qui sont minimes par rapport à ce gagne la Côte d'Ivoire avec son cacao. RFI: On insiste sur cette question parce que nous avons en mémoire votre discours, il y a deux ans, à Katiola, où vous chiffrez, à l'époque, en dizaine de milliards le manque à gagner pour l'Etat de Côte d'Ivoire par tous ces trafics. On a un peu le sentiment, aujourd'hui en 2010 que votre discours a changé. Mais ce que nous voulons savoir, c'est quelle est la bonne version. Est-ce que c’est le discours de Laurent Gbagbo en 2008 à Katiola ou celui d'aujourd'hui? L.G. : Prenez les deux. RFI: Est-ce que ça veut dire que vous savez qu'il y a un manque à gagner pour les Ivoiriens à travers ces trafics de cacao, de bois. Et vous l'acceptez comme tel. Est-ce que c'est le prix à payer pour s'entendre avec les voisins? L.G. : Je pense que vous êtes trop arc-boutés sur un problème qui pour nous, n'est pas un grand problème. RFI: Et la question de l'immigration. Parce que ça fait partie d'une certaine forme de partage de ressources ? L.G. : L'immigration. Est-ce qu'il y a un pays en Afrique de l'Ouest où l'immigration est aussi forte qu'ici ? Il y a deux pays que je trouve similaires : l'Afrique du Sud et la Côte d'Ivoire. C'est une donnée de la nature, une donnée aussi de notre relative réussite économique. Je disais même, il y a quelques heures, à des amis qu'après les élections, il faudra qu’on fasse un débat sur la nationalité. Parce que faire ce débat aujourd'hui, ce serait irresponsable. Mais, après les élections, il faudra faire pour voir. Parce qu'il y a beaucoup de cas de fraude qui sont des cas des gens qui sont nés ici. Comme nous avons le droit de sang et non pas le droit de sol, ceux qui naissent ici, dans nos hôpitaux ont l'extrait d'acte naissance de nos registres d'état civil, mais ne sont pas pour autant Ivoiriens. RFI: Est-ce que vous aimeriez qu'on change la loi sur la nationalité ? L.G. : Je n'aimerais rien du tout. Je vous dis qu'il faudra qu'on en discute pour voir ce qu'on fait. RFI: C'est-à-dire envisager de passer au droit du sol ? L.G. : Je n'en sais rien. Je vous dis qu'il serait temps qu'on en discute. Depuis 1960, quand on prend les journaux officiels, on voit le nombre de naturalisations. RFI: Vous avez vous-même beaucoup naturalisé. L.G. : Oui, beaucoup ! Je suis avec Houphouet-Boigny, peut-être un peu plus que lui, celui qui a par an, signé le plus de décret de naturalisation. RFI: Monsieur le Président, est-ce avec l'état actuel de l'économie ivoirienne, vous avez la capacité d'accueillir tous ces prétendants à l'immigration dans votre pays ? L.G. : ça fait aussi partie de ce pour quoi il faut qu'on discute. Mais il faut qu'on discute après les élections parce que maintenant la politique politicienne, la campagne électorale va s'emparer de ce sujet et puis on n'aboutira à rien de sérieux. Ce qui pose le plus de problème, c'est le sol, la terre. C'est sur la terre que se focalisent toutes les contradictions. Entre migrants intérieurs et, deuxièmement ,entre Ivoiriens et ceux qui viennent d'autres pays. RFI : On assiste à une sorte de retour de la Côte d’Ivoire sur la scène internationale à travers ces assemblées annuelles de la BAD. En même temps, on se souvient qu’en 2003, vous étiez un peu ostracisé. Alors je vous demande aujourd’hui… L.G : C’est peu de dire que j’étais ostracisé. Les gens croyaient que j’étais déjà tombé. Je voudrais préciser cela. Et ceux qui ont des oreilles entendront. RFI : Vous pensez à qui ? L.G. : A ceux qui croyaient que j’étais déjà tombé. RFI : Justement, il y a eu des contractions avec vos voisins comme le Burkina Faso, accusé officiellement de soutenir les rebelles. Vous avez eu des problèmes avec la France. On a l’impression que vous vous entendez mieux maintenant avec le Burkina Faso.… L.G. : Oui, mais parce qu’on a parlé, on a discuté, c’est tout. Et on a avancé. Vous savez, on ne choisit pas ses voisins tout comme on ne choisit pas ses frères. Mais quand un problème naît et qu’on est capable de s’asseoir pour discuter et qu’on en discute à fond, on trouve des solutions et on avance. RFI : Et, avec la France, parce que c’est l’autre pays avec lequel vous avez des problèmes…? L.G. : Oui, mais on a jamais discuté. Donc on n’a pas encore trouvé de solutions. Avec la France, on ne s’est jamais assis pour discuter. RFI : ça veut dire qu’il y a un contentieux entre vous et la France aujourd’hui ? L.G. : Ecoutez, moi, je n’ai jamais fait mystère de l’implication de l’Etat français à travers les personnes de Jacques Chirac et de Dominique de Villepin. Je n’ai jamais fais mystère de leur implication dans la tentative de renversement de mon régime. Ce n’est pas aujourd’hui que je vais dire le contraire. Mais, nous ne nous sommes jamais assis avec l’Etat français pour discuter de ces questions-là. RFI : Vous êtes persuadé, Monsieur, le président d’avoir été victime de tentative de coup d’Etat par la France… L.G. : Mais, j’en suis sûr. RFI : En avez-vous les preuves ? L.G. : (Rire). Ecoutez, passez à une autre question! RFI : Monsieur le Président, avant de passer à un autre sujet, vous avez évoqué tout à l’heure le rôle qu’auraient joué le président Chirac et le Premier ministre De Villepin dans la tentative de renverser votre régime. Aujourd’hui, ils ne sont plus au pouvoir… L.G. : C’est dans les journaux en France. (Rire) RFI : Mais, aujourd’hui ,avec le président Sarkozy, est-ce que vous avez renoué le dialogue ? L.G. : Oui, chaque fois qu’il y a le besoin, chaque fois qu’on se rencontre, on se salue, on cause. Mais, nous n’avons pas encore discuté du différend entre la Côte d’Ivoire et la France. Ce n’est pas Sarkozy. C’est Chirac et De Villepin. Mais, pour moi, c’est l’Etat français. Alors, nous n’avons pas encore discuté du fond. RFI : Le sommet de Nice aurait peut-être été une excellente occasion pour que vous et votre homologue français puissiez vous rencontrer. Vous ne trouvez pas ? LG : Je ne trouve pas que ce soit une bonne solution que d’aller au sommet de Nice pour discuter d’un différend que j’estime fondamental. Il faut qu’on en discute d’abord et, après, je pourrai faire un déplacement. RFI :Concrètement, qu’est-ce que vous attendez de la France ? L.G. : Que nous discutions. RFI : Qu’ils envoient un émissaire, puisque vous ne pouvez pas y aller. Vous dites qu’on discute d’abord et j’irai après ? L.G. : Peu importe. Ou bien, s’ils veulent que moi, j’envoie un émissaire, je peux le faire, mais qu’on discute. Quand j’ai discuté avec Compaoré, je ne suis pas allé à Ouagadougou. Moi, j’étais ici. C’est quelqu’un qui a été à Ouagadougou. Ce sont deux personnes qui se sont rencontrées ailleurs et puis, progressivement, ça été à Ouagadougou, puis à Bobo-Dioulasso, etc. Il y a des modalités de discussion. RFI : Est-ce que ça veut dire, Monsieur le Président, que tant qu’il n’y aura pas clairement cette démarche de dire que soit on envoie un émissaire, soit on me demande d’envoyer un et on discute, vous ne mettrez pas les pieds en France ? L.G : Il n’y a pas de raison, madame, que j’aille en France tant qu’on n’a pas discuté du différend qui continue d’opposer l’Etat français et l’Etat de Côte d’ Ivoire. Il n’y a pas de raison que j’aille en visite en France. RFI : Ce différend porte sur quoi exactement? L.G. : La tentative pour un pays qui est de renverser un chef d’Etat légalement élu, légitime et légitimé par une élection démocratique et populaire. Tant qu’on envisage les relations comme ça, je ne suis pas d’accord. Je ne suis pas d’accord avec cette manière de voir des relations entre deux Etats. RFI : Aujourd’hui la France ne vous traite-t-elle pas avec toute la dignité due à votre rang comme un chef d’Etat souverain ? L.G : Bien entendu que si elle me traite bien. Mais, je dis qu’il y a un différend qui est né de l’attitude de ceux qui dirigeaient l’Etat français. Ce différend-là, on en parle ou on n’en parle pas. J’attends que ceux qui doivent prendre les initiatives les prennent. Sinon, moi, je suis chez moi. RFI : Quand on vous écoute, on voit que cette crise, notamment le rôle que vous attribuez à la France, vous a beaucoup marqué ? L.G. : Oui, parce que je ne comprends pas que des dirigeants d’un Etat s’arrogent le droit de vouloir faire partir de là où le peuple l’a mis un dirigeant d’un autre Etat. Je ne conçois pas ça du tout. RFI : Est-ce qu’à titre personnel, l’homme Laurent Gbagbo, qui a été élu président en 2000, est le même aujourd’hui, après cette crise ? L.G. : On ne peut pas rester le même après une crise qui a duré si longtemps. On peut rester le même homme dans ses convictions, dans sa démarche. Mais, je veux dire, on accumule beaucoup de connaissances, de nouvelles pratiques. On accule beaucoup d’analyses nouvelles, on accumule beaucoup de connaissances des hommes, des hommes politiques, on accumule beaucoup de choses et, naturellement; on évolue, on change. Le tout, c’est de tout faire, de prier pour ne pas changer dans le mauvais sens. RFI : Vous avez l’impression que vous avez changé dans le bon sens? L.G. : Je ne crois pas avoir changé dans le mauvais sens. Je suis devenu même très tolérant envers les autres. RFI : Monsieur le Président, après une crise pareille, on se demande comment est gérée la crise. Est-ce que vous dites que vous avez géré comme il se devait cette crise. Vous avez l’impression que vous avez commis des erreurs ? L.G. : On peut commettre des erreurs quand on est homme et qu’on travaille. Mais, pour l’essentiel, ce que je m’étais fixé comme objectif quand j’ai vu la crise commencer, c’est que l’Etat reste debout. Madame, je puis vous affirmer que l’Etat de Côte d’Ivoire est resté debout. Il ne s’est pas effondré. Et c’est parce que l’Etat de Côte d’ Ivoire ne s’est pas effondré qu’on parle d’élection. Voilà ce qui est pour moi le point capital. J’ai bien géré la crise. RFI : Est-ce que vous pouviez éviter cette crise? L.G. : Je n’en sais rien. RFI : C’est la question que vos amis intellectuels notamment vous ont dit que vous pouviez l’éviter… L.G. : Madame, laissez les intellectuels. Posez-moi des questions. RFI : Si c’était à refaire, qu’auriez-vous fait ? L.G : Cette crise n’est pas née avec moi. Je vous dis que la crise a commencé avec le coup d’Etat du 24 décembre 1999. Je n’étais pas président de la République. On est dans la continuité du coup d’Etat de 1999. Qui s’est prolongé en septembre 2000 et qui a continué en janvier-février 2001, puis en septembre 2002. Donc, ce n’est pas à moi qu’il faut poser la question. Il faut vous poser la question sur comment la Côte d’Ivoire était. Mon travail n’est pas d’aller demander à mes prédécesseurs comment ils ont fait pour qu’on en arrive là. Mon problème, c’est que je suis là. La crise se présente. Je dois faire face. RFI : Monsieur le Président, c’est vrai que la Côte d’Ivoire a bien résisté. L’Etat ne s’est pas effondré et même, l’an dernier, pour la première fois depuis que vous êtes élu, le taux de croissance en Côte d’Ivoire était plus important que le taux de croissance de la démographie. Bientôt, vous allez faire campagne et il va falloir que vous présentiez un bilan. Quel est le bilan de la refondation après 10 ans de pouvoir ? L.G. : Mais, je n’ai pas commencé à faire campagne, donc ce n’est pas sur RFI que je vais commencer à faire campagne. Je dois quand même signaler que quand je faisais campagne en 2000, RFI m’a royalement ignoré. Mais, je ne suis pas rancunier. Je rappelle simplement les faits. Mais, je veux simplement dire que quand on fait campagne, il y a beaucoup de choses qui rentrent en ligne de compte. Il y a son bilan et le mien est loin d’être négatif. D’abord, j’ai fait résister l’Etat. L’Etat est en place. L’Etat fonctionne. Quand on dit aujourd’hui qu’on fait la réunification, c’est qu’on fait progresser l’Etat dans les régions d’où il était parti. Donc, l’Etat est là. Ça, c’est le premier point du bilan. Ensuite, sur les autres points, il y a la décentralisation. Ceux qui ne voulaient pas voter la loi sur la décentralisation, ils sont nombreux aujourd’hui à être présidents des conseils généraux. Mais, on a pas terminé ça. On a quand même fait voter la loi sur l’assurance maladie. A cause de la guerre, on n’a pas pu la mettre en pratique. .. RFI : Justement, Monsieur le Président, on est dans un nouveau contexte. Est-ce que vous avez de nouvelles priorités qui n’étaient pas celles de 2000 ? L.G. : Non, non ! Les priorités sont les mêmes. Aujourd’hui, il faut faire l’assurance-maladie universelle en Côte d’Ivoire comme dans la plupart des pays pauvres. Si on ne le fait pas, on expose les habitants de son pays à la maladie et à la mort. Je crois que ça, c’est une priorité. Il faut faire l’école gratuite et obligatoire. Je le disais en 2000, je le redis aujourd’hui, il faut le faire. La crise nous a bloqués, mais il faut le faire. RFI : Vous avez prononcé le mot de la pauvreté qui a fortement progressé. Il y a deux ans, le taux de pauvreté qui était affiché atteignait 49%, ce qui est très important. Est-ce que vous pensez que ce taux va décliner inéluctablement ? C’est ça qu’ils attendent, les Ivoiriens ? L.G. : Oui, mais vous ne savez pas ce que les Ivoiriens attendent. Moi, je le sais. Et, c’est pourquoi, quand on les interroge, ils disent que c’est Gbagbo que nous voulons. Nous sommes un panel de candidats. Regardez-nous, nous tous. Et demandez aux Ivoiriens qui pour eux est plus apte à faire reculer la pauvreté. Ils vous répondront que c’est Gbagbo. C’est ça qui est l’essentiel. Nous avons une chance énorme en Côte d’Ivoire. Dans cette campagne, c’est que les principaux candidats ont déjà gouverné. Ils ont déjà gouverné. Donc, ce n’est plus une élection où quelqu’un qui n’a jamais gouverné va venir vendre des rêves. Tout le monde a gouverné et les Ivoiriens ont vu chacun à l’œuvre. RFI : Vous voulez dire que la pauvreté était aussi importante du temps de vos prédécesseurs? L.G. : Elle était bien là. Mais, maintenant, il y a la guerre en plus. Aucun d’entre eux n’a connu la guerre. Moi, je l’ai connue. Il y a des choses dont je peux parler dont eux ne peuvent parler. RFI : Il n’y a pas que la pauvreté. Là, vous affrontez une coalition assez forte avec un ancien Premier ministre et un ancien président de la République. Et si on se fie à ce qu’on dit sur la Côte d’Ivoire, il y a aussi des identités qui jouent. Alors d’où vous vient cette confiance de dire “Je vais gagner. Si vous demandez aux Ivoiriens celui qui est capable de réduire la pauvreté, ils vont dire, c’est Laurent Gbagbo” ? L.G. : Madame, venez le jour des élections. Revenez le jour des résultats. RFI : Mais en attendant… L.G. : Non, non ! Revenez ! Moi, je dis qu’une élection se joue sur sa valeur propre. Mais, ça se fait aussi en comparaison avec les autres. Or, on a la chance que chacun d’entre nous a déjà gouverné. Les Ivoiriens savent ce que chacun fait et ce que chacun a fait. C’est cela que je veux dire. RFI : Et la guerre, Monsieur le Président ? L.G : Mais, ce n’est pas moi qui ai fait la guerre. C’est contre moi qu’on a fait la guerre. Moi, justement, pendant que j’étais dans l’opposition, je n’ai jamais fait la guerre. RFI : Est-ce que vous ne craignez pas que vos adversaires vous disent que vous brandissez la guerre comme une excuse pour tout expliquer ou tout justifier ? L.G. : Ils ont déjà commencé à le dire. Je ne le crains pas. Sinon pourquoi je n’aurais pas fait la loi sur l’école gratuite et obligatoire. Pourquo je n’aurais pas mis en pratique la loi sur l’assurance-maladie universelle qui est déjà votée. Pourquoi je ne l’aurais pas fait si ce n’était pas la guerre ? RFI : A vous écouter, la fracture posée par cette guerre ne va pas peser sur le choix des électeurs… L.G. : On va s’expliquer. La guerre va peser dans la campagne électorale. Chacun va expliquer de quel côté il était. Chacun va dire de quel côté il s’est rangé. Du côté du peuple ou du côté de ceux qui nous ont agressés. RFI : Si j’insistais sur ces questions de guerre, de prétexte comme le disent vos adversaires, c’est qu’il y a aussi des questions de gouvernance. La preuve en est que vous avez commencé à nettoyer les écuries d’Augias dans la filière café-cacao. Vous avez envoyé des dirigeants en prison. On attends d’ailleurs les procès. Est-ce que ce n’était pas aussi à cause d’une question de gouvernance que la pauvreté augmentait en Côte d’Ivoire ? L.G. : Monsieur Navarro, moi, je vais vous dire une chose. (…) Les vols dans la filière café-cacao ont commencé exactement après le mois de janvier 2003. C'est-à-dire après la réunion de Linas-Marcoussis. Quand Gbagbo a été donné comme partant comme tombé. Mes adversaires ne peuvent pas parler de ça. Parce que quand eux ils étaient au pouvoir, les gens qui étaient soupçonnés d’avoir détourné des fonds publics, on ne les mettait pas en prison. Sous moi, ceux qui sont soupçonnés, on les arrête. RFI : Aujourd’hui, Monsieur le Président, avez-vous des soupçons sur d’autres secteurs? L.G. : Oui, il y a d’autres secteurs… RFI : Lesquels ? L.G. : Je ne vais pas en parler pour le moment parce que si je n’ai pas encore saisi le procureur, c’est parce que les soupçons ne sont pas encore suffisamment étayés. Dès que les soupçons seront étayés, je saisi le procureur. RFI : Le coup de balai va continuer ? L.G. : Ah oui, on ne peut pas gouverner un pays en laissant au dehors des gens qui pillent l’économie nationale. RFI :On arrive à la fin de cette émission. Monsieur le Président, je termine juste par l’Afrique. L’Afrique vous a-t-elle soutenu ? Vous a-t-elle déçu pendant toute cette crise? L.G. : Moi, j’ai un combat à mener, je le mène. Je le gagne ou je le perds, mais je le mène. Je n’attends pas que les autres viennent à mon secours avant de mener le combat que j’ai à mener. RFI : Dans ce combat, quelle a été votre principale arme ? L.G. : La tranquillité, la lecture de la Bible, la vigueur dans la résistance. RFI : Et le peuple dans tout ça ? L.G. : Le peuple a fait son devoir. Le peuple a élu quelqu’un et il voit des gens qui veulent dégager ce quelqu’un-là. Le peuple a fait son devoir. Il a suivi son bulletin de vote. Il voit qu’il a élu quelqu’un et qu’on veut le dégager, il vient s’interposer entre ceux qui veulent le dégager et celui qu’on veut dégager. RFI : Est-ce que ce n’est pas jouer avec le feu ? L.G : Mais, jouer quoi ? RFI : Sur la mobilisation du peuple comme si c’était une armée qui entend protéger un régime. Est-ce que c’est au peuple de protéger un régime ? L.G. : Qu’est-ce que vous voulez ? (Rire). Je vous demande encore qu’est-ce que vous voulez ? Si c’était quelqu’un de très impopulaire qui avait fui, vous diriez voilà, vous arrivez au pouvoir, vous truquez les élections et personne ne vous soutient. Vous vous trouvez en face de quelqu’un qu’on veut enlever et pour lequel le peuple descend dans la rue et puis vous lui reprochez cela. Qu’est-ce que vous voulez au juste, Madame. Propos recueillis sur RFI par Robert Krassault et Coulibaly Zié Oumar
Politique Publié le lundi 31 mai 2010 | Notre Voie