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Société Publié le jeudi 12 août 2010 | Le Nouveau Réveil

Enquête / Abidjan: Marcory, Treichville, Cocody, Yopougon : Au cœur du monde de la drogue

Entre ceux qui fument un joint dans le salon VIP d'un bar de Biétry, et ceux qui " chassent le dragon " dans un fumoir de Treichville ou qui fument du "Sékou Touré " dans les encablures d'une gare routière d'Adjamé, le monde de la consommation de la drogue à Abidjan se construit et se développe. Durant plusieurs mois, nous avons été sur les pistes de ce monde parallèle pour en déterminer les modes de consommation, les lieux de vente, les catégories de consommateurs, les prix pratiqués sur le marché, la nature des drogues vendues, etc. Plongée au cœur d'un monde qui ne se cache (presque) plus.

Le samedi 15 mai dernier, par un début d'après-midi ensoleillé, M. François Kouamé est au cimetière de Yopougon. Cet enseignant au lycée technique de Cocody a la gorge nouée, les yeux embués de larmes. Sa nièce, une " jeune fée de 16 ans ", selon ses termes, vient d'être portée en terre. Une semaine plus tôt, elle avait rendu l'âme aux urgences du Centre hospitalier et universitaire (Chu) de Yopougon. Sur le certificat de genre de mort, le médecin a écrit : " coma stade 4 ", résultant d'une overdose de drogue. M. François Kouamé n'en revient pas : " Elle était une fille tranquille, un peu introvertie à la suite du décès dans un accident de la circulation, de ses parents. Je n'ai pas compris pourquoi elle a commencé à faire des fugues, à fréquenter des bars et à se droguer au point où elle a été internée à deux reprises au centre de désintoxication de Bingerville. Pourtant, plus jeune, elle se plaignait de moi, quand je fumais encore de la cigarette ".
La mort prématurée de la nièce de M. Kouamé, emportée par la consommation non maîtrisée d'une drogue dont on ne saura peut-être jamais la nature, est symptomatique de cette nouvelle jeunesse ivoirienne qui a décidé (avec ou contre son gré) de fumer son…âme.
Une jeunesse qui s'est trouvée une figure emblématique : l'artiste " zouglou " Petit Denis, avec ses overdoses et ses interpellations répétées.

CHASSEUR DE DRAGON
Marcory. Non loin du grand marché. La nuit tombe sur une commune trempée par des pluies diluviennes au début du mois de juin dernier. Dans la petite cour cimentée de Diakiss ; Asko, un homme formé à l'école des loubards des années 90, a rendez-vous avec son dealer. Diakiss est absent. " C'est le boss, il vient seulement à la fin du mois pour désintéresser les policiers. C'est comme ça depuis que je connais ce coin. On n'a jamais été embêté par la police ", explique en riant, Asko. Il dit ne pas craindre que son nom apparaisse dans un article de presse : " au moins je serai une star devant les copains ". La maison de Diakiss est un crack-house, qui est aussi bien un " djassa ", entendez un endroit de vente au détail de la drogue, qu'un fumoir, appelé " talouèk ", dans le monde parallèle de la drogue. Le crack-house de Diakiss n'est pas un " valval ", c'est-à-dire, un espace de consommation à ciel ouvert, comme l'est, par exemple, le cimetière municipal de Williamsville.
Dans la cour de Diakiss, on se croirait dans le Bronx (New York) des années 80. En effet, de chaque côté du mur, des hommes assis sur des bancs en bois, fument tranquillement des joints. Ceux-ci dégagent une odeur âcre. Les hommes paraissent pour la plupart en parfaite santé, hormis un adolescent aux cheveux " afro ", portant des vêtements griffés, qui semble regarder les nouveaux visiteurs sans les voir. Lui, il " chasse le dragon ". Traduction : il inhale de la fumée d'héroïne chauffée sur du papier aluminium. Chaque fois qu'il inhale la fumée, il semble s'endormir les secondes qui suivent. Debout, une jeune fille, maigre comme un bambou, les nerfs à fleur de peau et des vaisseaux sanguins saillants, hume un caillou blanc qui lui fait balancer la tête dans tous les sens. Dans un coin de la cour, près du robinet, un crachoir. Le dealer d'Asko est dans l'une des trois pièces de la maison. Asko l'a déjà prévenu par sms, de la quantité qu'il souhaite avoir. C'est dire que le milieu de la drogue utilise aussi les technologies de l'information et de la communication…

LE PARFUM DU DIABLE
Les échanges, ici, se font dans le silence. Ainsi, Asko tend-il un billet de 5.000 FCFA au dealer. Celui-ci lui remet un petit sachet blanc. Aussitôt, Asko sort de la pièce non éclairée, où on a l'impression d'étouffer, tant le mélange d'odeur de cigarette, de drogue, de sueur humaine et de poussière, est suffocante.
Asko va se placer auprès de la jeune fille anorexique et découvre le sachet blanc. Il en sort un petit caillou blanc qu'il casse en petits morceaux. C'est du crack. Obtenu en mélangeant du bicarbonate de soude à de la cocaïne. Chez Diakiss, on ne vend que de la drogue dure : du crack appelé cailloux ou " gor " et de l'héroïne, le " pao " fabriqué dans les mêmes conditions que le crack, sauf qu'à la différence du crack, il se présente sous une couleur jaunâtre.
Asko allume une cigarette mais ne la fume pas. Il la pose sur le banc et la laisse se consumer. Il sort une petite pipe de son pantalon jeans puis s'étire longuement, comme s'il s'apprêtait à livrer une partie de lutte. A l'aide d'une lame, il pousse la cendre de cigarette dans la pipe et jette les bouts de cailloux sur la cendre, puis il sort son briquet et allume la pipe. Il ne fume pas la pipe mais inhale la fumée qui s'en dégage. Cette fumée-là, qui dégage un parfum nauséeux de déchets toxiques, c'est le " parfum du diable ", ainsi dit dans le milieu, parce qu'une fois inhalé, " on ne peut plus s'en passer ", souligne Asko.
Ici, le gramme de crack, c'est-à-dire la " dose adulte ", comme celle que prend Asko, est vendue à 5.000 FCFA. Le demi-gramme à 3.000 FCFA. C'est à ce prix que le caillou d'héroïne est vendu. L'héroïne est aussi vendue au " quarter ", entendez au quart de gramme, à 1.000 FCFA. C'est la dose préférée des jeunes collégiens des quartiers chics de Cocody et du quartier résidentiel de Biétry. Il s'achète aussi à Treichville non loin du 18ème arrondissement de police, au quartier Apolo, à l'avenue 15 rue 7.
A l'avenue 12 rue 11 de la même commune, il existe un fumoir à la réputation établie. En effet, c'est l'un des rares " djassa " où on trouve du speedball. Le speedball est la " sainte des saintes " des drogues dures consommées en Côte d'Ivoire. La drogue des " django ", autrement dit, des durs. Le speedball est le mélange de deux drogues dures : l'héroïne et la cocaïne. Un cocktail potentiellement mortel ! On se l'injecte avec une seringue. Les consommateurs sont généralement des bandits de grands chemins, des junkys indécrottables et inguérissables, ceux que les Allemands appellent les " Drogen Abhängige " ou des soldats. Le samedi 29 mai 2007, par exemple, la police a interpellé 191 personnes dans sept fumoirs d'Abidjan, au cours d'une vaste opération " coup de poing ". Parmi les personnes interpellées se trouvait un militaire, selon le communiqué du ministère de l'Intérieur publié quatre jours plus tard. Le communiqué dénonçait les fumoirs comme étant " une nouvelle catégorie de commerce honteux par lesquels des individus mettent à la disposition d`autres individus, en toute illégalité, des drogues de toutes natures en leur assurant un espace pour les consommer ".
Avant septembre 2002, date du début de la crise armée qui les a contraints à être plus discrets, des militaires français étaient des consommateurs et/ou des revendeurs de speedball, dans certains bars de Biétry. Selon l'Observatoire géopolitique des drogues (OGD) de France, " plusieurs soldats servant au 43ème BIMA purgeaient une peine de plusieurs années de prison pour usage ou revente " de stupéfiants, en 1994.

DROGUE VIP
De jeunes cadres d'entreprises privées ou publiques, ainsi que des artistes qui ont assez d'argent pour s'acheter régulièrement de la drogue dure se retrouvent souvent dans des bars à Abidjan. De nombreux bars situés à l'avenue 21 de Treichville, ont des espaces pour Very important personalities (VIP).
La plupart de ceux qui fréquentent ces bars ne se doutent pas qu'on y vend et consomme de la drogue. Ces endroits sont pourtant facilement identifiables : vigiles musculeux affichant des airs de chiens battus, contrôles au faciès à l'extérieur, blocs VIP interdits aux non habitués, grande piste de danse. Dans ces bars, point de coke inhalé ni d'héroïne injecté. On y vend plutôt des joints d'héroïne et de cocaïne. Coût : 2.000 FCFA pour le premier et 4.000 FCFA pour le second.
Ces drogues sont très rarement à l'état pur. De nombreux accrocs l'ignorent. Asko, lui, se défend de consommer " n'importe quoi " mais ne nie pas la pratique. En effet, de nombreux (sinon tous) revendeurs malins ajoutent d'autres substances, telles la chaux ou la craie, à la coke pour accroître leur marge bénéficiaire. C'est ce qui explique les fréquentes overdoses, puisqu'en fin de compte le consommateur final de crack consomme tout sauf de la cocaïne pure.
Le dealer d'Asko est un détaillant qui achète les 5 grammes de coke à l'état " pur " à 80.000 FCFA, soit un gramme à 16.000 FCFA. Après le mélange avec le bicarbonate de soude, le détaillant obtient cinq fois plus que la quantité originelle. Il revend le caillou de crack ainsi obtenu à 5.000 FCFA le gramme, soit un chiffre d'affaires de 125.000 FCFA sur les 5 grammes de coke achetés.
" Avant, au temps du vieux père Pololo (un loubard médiatique d'Abidjan, des années 80-90 qui a été éliminé dans des circonstances floues par la junte militaire en 2000, NDLR), il fallait se rendre à l'avenue 15, rue 17 (de Treichville) pour avoir un caillou. Ce sont les durs qui en prenaient à cette époque, parce que le caillou s'achetait à 30.000 FCFA ", raconte Asko.
Explication de la chute du prix, par la loi du marché : la quantité de drogue offerte a énormément augmenté sur la place.
" Avant, le seul talouèk que je connaissais était à Treichville, chez une ressortissante du Ghana ", indique Asko. Le nom de code de cette dernière : " Vieille chinoise ". Celle-ci est manifestement la pionnière de la création des fumoirs à Abidjan.

SEKOU TOURE ET MARIE-JEANNE
Depuis lors, les fumoirs poussent comme des champignons à Abidjan. Les sections anti-drogue de la police, de la gendarmerie et de la douane ont démantelé, depuis 2006, plus de 2.000 fumoirs à Abidjan. Chaque semaine, ce sont au bas mot, entre 50 et 70 personnes qui sont appréhendées, soit pour consommation, soit pour détention, soit encore pour vente de drogue. Ces chiffres record fournis par la Direction de la police des stupéfiants et de la drogue (DPSD) montrent aussi bien la détermination des autorités à lutter contre le phénomène avec des moyens modestes, que la hargne de la mafia locale du trafic de stupéfiants à gagner de nouvelles âmes à perdre.
Le 30 décembre 2009, rien que la section anti-drogue de la gendarmerie nationale a procédé à la destruction de plus de 900 kg de drogue représentant les saisies effectuées au cours du dernier trimestre de l'année 2009. Stupéfiant ! Sur la quantité saisie, 210 kg de cannabis en partance pour Ossybissa, (Si tu ne sais pas, il faut demander, traduction littérale de l'Ashanti, langue la plus parlée au Ghana). Dans ce campement, situé sur l'île Boulay, les agents chargés de la lutte contre les stupéfiants s'aventurent très rarement.
Les dealers d'Ossybissa fournissent le marché de Yopougon, d'Adjamé et d'Abobo en marihuana.
A Yopougon (bas-fond de Siporex, Yaoséhi), à Adjamé (sous l'échangeur après le zoo, bas-fond de la nouvelle gare, derrière la grande mosquée) ou à Abobo (dépôt 9, Derrière Rails), les quartiers populaires de la capitale, ou encore au cimetière de Williamsville, le " valval " géant de 50 ha, les accrocs aux drogues ne se cachent pas. Dans ces endroits, les fumeurs de " ganja ", de " kangbé ", de " gban ", de " tchoukounou ", de " l'herbe de Marley ", les noms divers de la marihuana, appelée par les jeunes branchés des milieux rasta de Port-Bouêt " Marie-Jeanne ", ne se sentent guère troublés.

PROCHES DE LA TOMBE
La marihuana est considérée dans le milieu comme la drogue des pauvres. En effet, elle est consommée tout comme l'Imménoctal (IM10, surnommée " Sékou Touré ", pour ses dégâts sur l'organisme), par les jeunes désœuvrés de Yopougon et de Koumassi (quartier Divo), par les aboyeurs et autres arracheurs de sacs à mains, des gares routières d'Adjamé et d'Abobo.
On reconnaît facilement ces derniers à la nouvelle gare d'Adjamé par leurs dents abîmées, leurs corps squelettiques, leurs haleines de baleine, leurs yeux rougis et leur hyperactivité.
Ceux qui fréquentent le " valval " de Williamsville peuvent être facilement observés à travers les miradors des immeubles qui entourent la grande nécropole. Des loques humaines aux déhanchements fantomatiques, comme balancées de tous côtés par le vent.
Qu'ils soient dans les ghettos d'Adjamé ou d'Abobo ou qu'ils vivent dans des maisons plus ou moins modestes à Cocody ou à Treichville, les consommateurs de drogue d'Abidjan ont tous un point commun. Ils sont quotidiennement plus proches que jamais des tombes que leurs " homologues " de Williamsville profanent sans ménagement.



Des zones de transit bien connues
20 mai dernier. A la barre du tribunal des flagrants délits du Plateau, Lazare Yougoné Tizié, un petit dealer bien connu au quartier Banco 2 de Yopougon, confesse publiquement qu'il s'approvisionne à Ossybissa, un campement situé sur l'île Boulay de Yopougon, dans la banlieue d'Abidjan. Ce dimanche du lendemain de la célébration de l'indépendance (7 août) de la Côte d'Ivoire est un jour ordinaire dans ce campement. Dans la cour du chef de la communauté ghanéenne, majoritairement résidente de l'île, un gospel ashanti, distillé par un vieux transistor, semble rythmer l'avancée sur la lagune ébrié, d'une pinasse qui roule plutôt rapidement. Dans ce lieu, les bateaux-bus de la Société des transports abidjanais (Sotra, transport public) refusent de s'aventurer, préférant comme site de débarquement, la paisible Eden City voisine. On s'y rend donc à bord de pinasses, des bateaux construits de façon artisanale. La pinasse qui accoste ce dimanche contient des sacs de 50 kg solidement attachés. Ils sont déchargés par les occupants du bateau de fortune, qui ne se soucient guère de leur entourage.
" Il ne fait l'ombre d'aucun doute que c'est du cannabis ou du marihuana ", dénonce Jérôme Danho, un jeune homme qui travaille en tant que rabatteur dans un restaurant de l'île Boulay. Il dit ne pas supporter les activités illicites à Ossybissa.
A Abidjan, certains lieux à l'instar d'Ossybissa, sont réputés zones de transit de la drogue. C'est le cas de Colombie, un quartier précaire au nom évocateur, situé à Cocody entre le zoo et le carrefour Duncan des Deux-Plateaux. C'est le cas aussi de Gobelet, un autre quartier précaire de Cocody, logé dans un ravin entre les Deux-Plateaux Vallons et le commissariat du 30è arrondissement d'Attoban. Dans ce quartier, la douane anti-drogue a saisi, le 5 septembre 2007, la quantité surréaliste de 1,62 tonne de chanvre indien. Il y a 17 ans, c'était presque la quantité totale (1,63 tonne de drogue) qui était saisie à Abidjan, au cours du premier semestre, selon les chiffres de l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC).
Un autre quartier : Yaoséhi, dans la commune de Yopougon. Le 20 juillet 2009, les populations de ce quartier précaire se sont soulevées contre les policiers du 16è arrondissement, situé non loin, accusés de ne rien faire pour éradiquer la commercialisation de la drogue qui se fait au vu de tous.
Aujourd'hui, les saisies concernent toutes sortes de drogues. Outre les drogues dures, il y a aussi des psychotropes ou drogues synthétiques. Les plus courants de ces psychotropes sont l'Immenoctal (IM10) ou "Sekou Touré", les amphétamines et le Mandrax. Ces drogues sont consommées dans les milieux des travailleurs de l'informel. Ceux qui n'ont pas assez d'argent pour se rendre dans un salon VIP d'un bar de Treichville ou de Biétry et qui en ont suffisamment pour ne pas " s'empoisonner ", selon l'expression d'Asko, avec du " fôtô " (de la colle forte) imbibé dans un mouchoir et aspiré violemment.
André Silver Konan
kandresilver@yahoo.fr



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