Toute l`attention des Ivoiriens est actuellement concentrée, presque exclusivement, sur nos querelles politiques. Trêve de palabres, pour tourner nos regards vers l`avenir et parler du progrès face au contexte le plus peuplé d`incertitudes, au début d`un mandat présidentiel, dans l`histoire de notre pays. La Côte d`Ivoire est une terre de prospective depuis l`aube de l`indépendance. L`incontournable Houphouët-Boigny a inauguré cette tradition en 1973 (Côte d`Ivoire 2000) poursuivie en 1983 (Côte d`Ivoire 2010) et en 1993-95 (Côte d`Ivoire 2025). Une quatrième étude prospective, Côte d`Ivoire 2040, était en cours au moment où le régime FPI s`effondrait. Il n`y a donc pas eu de rupture dans la tradition ivoirienne de réflexion sur le long terme. Le secteur privé (CGECI) vient d`entrer dans le mouvement avec sa propre étude, Côte d`Ivoire 2040. Ces études ont-elles été exploitées ? Pourquoi alors avons- nous connu tant de difficultés malgré les nombreux éclairages prospectifs ? Où va la Côte d`Ivoire avec Ouattara et quelles sont les chances de son succès ?
Pour apprécier ce que l`avenir nous réserve avec Ouattara, il faut partir des héritages du passé et du présent laissés par ses devanciers Houphouët, Bédié et Gbagbo. Le legs des deux premiers présidents a reposé sur de nombreuses études parmi lesquelles des réflexions prospectives ignorées du public qui avaient tracé des sillons prometteurs pour notre avenir commun. L`héritage des Refondateurs est un champ de ruines. On peut épiloguer longuement sur l`utilité des premières études prospectives au vu de nos problèmes actuels. Brièvement, les perspectives décennales des années 1960-70, les plans quinquennaux, les lois-plan et lois-programmes, dont des programmes triennaux glissants votés par l`Assemblée nationale et dotés de fonds importants sont bien indiqués pour saisir l`importance des acquis avec Houphouët et Bédié, des précurseurs qui refusèrent de naviguer à vue et de gérer des urgences. Dans l`âge d`or de la planification ivoirienne à long terme, pas moins de 2000 milliards de nos francs ont été injectés dans l`action régionale rien qu`entre 1971 et 1980. Ce que l`on a appelé le miracle ivoirien trouve en partie son explication dans le volontarisme d`un Etat entrepreneur. Tout le territoire national porte encore l`écriture au sol des aménagements et de ses actions. Notre pays a pu résister au plus fort de sa détresse et maintenir son leadership économique hélas en déclin au sein de l`UEMOA grâce aux acquis de ce qu`on peut considérer, après cette très brève rétrospective, comme quarante glorieuses libérales (1960-1999), comparativement aux dix douloureuses socialistes (2000-2010) dans un espace peuplé de monuments hideux, d`infrastructures délabrées, de caches de stocks d`armes meurtrières, de charniers et de la désolation. D`aucuns s`échinent pourtant à convaincre les Ivoiriens mal informés que nos malheurs actuels nous sont imposés par l`étranger et la France en particulier, pour contrecarrer les volontés de liberté, d`indépendance, de dignité et de souveraineté qui n`ont semé que la mort et faire reculer le progrès. Nous pouvons tuer ces idées reçues non fondées en relisant Côte d`Ivoire 2025 qui nous fera découvrir des itinéraires proposés pour le futur, mais qui ont été obstrués par l`irruption des militaires sur la scène politique, et que Ouattara semble décidé à reprofiler. En suivant la prestation de serment de Ouattara, ceux qui ont participé à l`étude Côte d`Ivoire 2025 ont sans doute eu comme nous le sentiment d`assister, avec soulagement, et un bain de bonheur et d`espoir, à la fois à fin d`une époque redoutée, celle du suicide du scorpion, et à une renaissance sur les fonts baptismaux et la bénédiction du premier ouvrier du chantier de l`élaboration de la nation ivoirienne. Le suicide du scorpion est un scénario de Côte d`Ivoire 2025 qui projetait un avenir sombre avec coup d`Etat dans l`intervalle 1995-2025. Dans sa rédaction, il avait été précisé qu`un coup d`Etat n`est pas inéluctablement prédéterminé. Mais les incertitudes critiques retenues pour écrire le scénario n`ont pas été maîtrisées et ont favorisé l`avènement du coup de force qui a dévié une trajectoire de la Côte d`Ivoire préférable à celle que nous venons de traverser. L`image du futur redoutée s`est ainsi actualisée, quatre ans seulement après le dépôt des conclusions.
L`argumentaire pour justifier ce coup d`Etat reposait sur deux incertitudes majeures : l`évolution de la démocratie et la gouvernance politique d`une part, et d`autre part, l`évolution du contexte géopolitique en pleine phase d`accélération de la mondialisation. Au plan interne, l`environnement sociopolitique lors de la rédaction du scénario (avril 1995 à Yamoussoukro) se caractérisait par un certain nombre de facteurs défavorables : une faible culture démocratique des Ivoiriens ; un antagonisme entre les principaux acteurs des formations politiques qui présageait l`alourdissement de certaines tendances négatives observées après 40 ans de règne PDCI : les populations étaient séduites par un procès du PDCI, notamment par le procès acerbe des candidats à la gestion du pouvoir d`Etat déchus le 11 avril 2011. La mentalité des Ivoiriens était fortement influencée par l`origine ethnique des leaders dans leur choix des dirigeants potentiels. La presse, partisane, était à la solde de tuteurs politiques. Les images du pays renvoyées au public et à l`environnement international amplifiaient, déformaient et manipulaient à outrance les propos des adversaires dans chaque camp, toutes choses qui n`étaient pas de nature à renforcer la culture démocratique déjà faible des citoyens. L`armée n`était pas totalement républicaine. Il fallait compter également avec les volontés délibérées et insondables de putschistes pouvant utiliser des moyens violents et non démocratiques pour susciter le changement. La prospective n`a heureusement pas pour but de détecter de tels individus. Autre fait important, entre 1994 et 1999, l`environnement macroéconomique s`était embelli avec des taux de croissance frisant ceux des années 1970-1980. Mais cette évolution et ses impacts sociaux positifs n`ont pas empêché les effets pervers des antagonismes et des ambitions politiques de s`activer. Elle a même pu contribuer à la baisse de la garde des dirigeants à une année des élections : la vigilance stratégique pour écarter les menaces qui pesaient sur notre avenir commun a semblé insuffisante. L`image redoutée d`un scorpion qui s`injecte lui-même un poison, en souffre terriblement, mais ne meurt pas est devenue réalité. Telle était la caricature du système politique ivoirien dans une conjoncture pessimiste. On ne soulignera jamais assez le poids de l`irruption des militaires dans le champ politique qui a perturbé tout les sous- systèmes économique, politique et social du pays ; nos institutions étatiques se sont considérablement affaiblies avec la collusion d`acteurs civils, pour faciliter l`avènement du scénario redouté.
Côte d`Ivoire 2025 a vu juste. La crise ivoirienne, par ses manifestations, ses conséquences et son épilogue, est inédite en Afrique et un cas d`école pour les cercles d`études géopolitiques et stratégiques. Après l`éviction du PDCI en 1999, un nouveau régime en compétition avec les militaires est arrivé " calamiteusement " au pouvoir avec son projet : " gouverner autrement la Côte d`Ivoire ", mais il n`a pas tenu ses promesses et a gouverné hors normes. Et la Côte d`Ivoire a reculé ; elle a traversé la parenthèse la plus douloureuse, la plus tragique de son histoire postcoloniale. Le pays a souffert de la stagnation sur le plan économique et de ses effets collatéraux : désinvestissement, délabrement général des infrastructures, délocalisation des capitaux et d`entreprises ; destruction sauvage de biens publics et privés ; sous-emploi chronique, pauvreté accrue (avec 50 % des Ivoiriens et sans doute plus aujourd`hui au-dessous du seuil de pauvreté), effondrement des systèmes éducatif et sanitaire, migrations massives en interne et vers l`extérieur d`un peuple traditionnellement accueillant subitement en quête de tuteurs et de paix sur ses propres terres et dans les pays frontaliers ; insécurité totale, violence inouïe et la mort rôdant partout, et une image écornée du pays. La Côte d`Ivoire est devenue un pays extrêmement vulnérable. Si le suicide du scorpion projetait un futur pessimiste, ses rédacteurs étaient loin de s`imaginer ce que toute la communauté nationale a vécu dans la chair et dans l`âme, avant et pendant la crise postélectorale : le totalitarisme, les escadrons de la mort et l`enlèvement d`Ivoiriens et d`étrangers ; l`importation de milices, de mercenaires et d`armes de destruction massive internationalement prohibées pour exécuter ou terroriser un peuple ; l`assassinat à l`arme lourde de manifestants pacifiques et même de femmes aux mains nues, ayant commis le crime de protester contre le vol de leur victoire dans les urnes. Une faillite morale en somme à son summum avec la destruction planifiée du patrimoine national dans tous les services publics et parapublics, sans exception aucune, jusque dans les laboratoires universitaires, les instituts de recherche, et même dans les hôpitaux et écoles ; jusqu`au viol des lieux hébergeant les biens culturels de la nation et ceux des lieux sacrés, jusqu`à la liquidation des symboles de la République en son cœur : la Présidence. Il y a également cette situation inédite en Afrique avec deux présidents et deux Premiers ministres. Le niveau de méchanceté d`anciens gouvernants contre leur propre pays pour confisquer le pouvoir a atteint dans la Côte d`Ivoire refondée le seuil de l`irréel. Ouattara hérite donc d`un passif très lourd avec tout l`appareil d`Etat et l`appareil de production des entreprises privées quasiment hors service. Simple fait du hasard ? Ou volonté délibérée d`empêcher par méchanceté un successeur d`exercer sa mission et d`exécuter son programme ?
L`ampleur du désastre ivoirien peut aider à comprendre la compassion et la solidarité manifestées par la planète tout entière à un pays en difficulté, du fait de l`entêtement d`un candidat, démocrate autoproclamé, proprement battu dans les urnes, à vouloir confisquer, seul contre tous, le fauteuil présidentiel. Le scénario ivoirien tel qu`il s`est déroulé en plein jour était aussi inimaginable pour l`avenir d`un Etat normal que la destruction simultanée des tours jumelles de New-York en septembre 2001. Mais chez nous, ce sont nos dirigeants qui se rendent eux-mêmes coupables de la destruction de leur propre pays. La forfaiture a atteint le seuil de l`irréel dans une Afrique noire malade de dirigeants indéracinables. La vérité des urnes a pourtant éclaté chez nous. La peur a été collectivement vaincue, et la démocratie a triomphé. La paix a pointé à l`horizon avec la prestation de serment de Ouattara qui instaure la légalité constitutionnelle, la légitimité et la souveraineté du peuple, après des milliers de morts inutiles. Avec ce tableau apocalyptique de la fin d`un western, les ivoiriens reviennent de loin.
Quel avenir commun avec Ouattara ?
Le désastre est immense, mais notre avenir commun se dessine déjà en filigrane à travers les messages de Ouattara au peuple qui flèchent la direction vers laquelle il entend nous conduire. Le premier message politique saillant pour redresser la Côte d`Ivoire défigurée a porté sur la promotion d`Institutions fortes, démocratiques et indépendantes, plutôt que des hommes forts. C`est une option stratégique salutaire pour approcher une question d`avenir non résolue par nos professeurs refondateurs. Nos Institutions se sont tellement affaiblies que le désordre surréaliste qui s`en est suivi nous a menés à une guerre éclair, après la décision d`un Conseil constitutionnel " possédé par Satan ", et incapable de lire le droit. Si le projet ambitieux de lutte contre l`impunité et la mauvaise gouvernance tient ses promesses, et si le Dialogue social très largement annoncé pour réconcilier les Ivoiriens aboutit, alors Ouattara aura réellement commencé à écrire une nouvelle page de notre l`histoire. La Paix et notre sécurité sont à ce prix. Le second message politico-social fort de Ouattara a porté sur des mesures populaires concrètes prises en faveur de la santé et l`éducation. Quoique temporaires, (soins médicaux gratuits pour tous dans les formations sanitaires publiques, et fermeture courageuse et responsable de l`université hors norme et des résidences d`étudiants), le second message indique une volonté d`accorder au développement du capital humain la place totalement occultée par nos albatros refondateurs. Ce sera le pari le plus difficile à honorer, comparativement au pari économique, plus technique, et pour lequel Ouattara, le RHDP et la Côte d`Ivoire dans sa globalité sont, humainement, relativement bien outillés. Une relecture attentive de Côte d`Ivoire 2025 révèle une convergence parfaite en matière d`options stratégiques pour un développement durable avec le projet de Ouattara : la vision et les visées sont les mêmes : les cinq programmes prioritaires de Côte d`Ivoire 2025 recommandaient, en 1995, deux priorités parmi les priorités : le développement du capital humain, et l`érection de la bonne gouvernance en norme sociale avec des Institutions solides et indépendantes. Mais le plus important et le plus réconfortant est qu`après la fermeture de la parenthèse tragique des refondateurs, une volonté politique clairement et fermement affirmée renaît avec Ouattara, doublée par le désir d`inscrire son action politique dans la logique pacifiste de l`héritage de Houphouët. La synergie des efforts au sein du RHDP pour mener Ouattara à la victoire ressuscite Houphouët. Avec les capacités humaines et l`expérience dont il dispose, Ouattara va certainement pouvoir articuler concrètement, dans la tradition réaliste, pragmatique et volontariste des Houphouétistes, prospective et stratégie avec un génie et une créativité novatrice propre. Après donc les grands diseurs déchus, émerge un nouveau grand faiseur qui n`a pas droit à l`erreur face à ceux qui guettent son moindre faux pas pour rebondir. Mais attendons de voir avant de juger définitivement, car " La foi sans les œuvres est inutile ".
Les premières mesures du premier gouvernement kamikaze de Ouattara allument un espoir. Une stabilité dynamique à la Houphouët, et la gestion subtile et prudente des équilibres politiques fragiles et mobiles actuels seront des gages de succès. Hélas ! Toutes les incertitudes critiques évoquées qui ont provoqué le séisme perdurent : ethnocentrisme. Les plus redoutables sont le spectre d`une armée pas encore totalement républicaine et une presse encore excessivement partisan. Jusqu`où la sincérité des allégeances de la grande muette et des litanies sur la vérité, la justice et le pardon pour la réconciliation des Ivoiriens soutiendront-elles le projet de Ouattara pour la reconstruction de la Côte d` Ivoire ? Les caciques du régime déchu avaient précocement anticipé leur défaite et s`étaient organisés pour se refugier dans un pays frontalier afin de jouir de leur richesse subite frauduleusement acquise. Est-il exclu qu`ils complotent à nouveau contre le peuple ivoirien afin de retrouver leur trône perdu ? Sommes-nous alors vraiment sortis du scénario du suicide du scorpion ? En tout état de cause, nous revoilà avec les inquiétudes épistémologiques de la prospective. Ce sont les incertitudes d`hier, autant que celles d`aujourd`hui, qui ont un sens à l`action stratégique en prospective des territoires. Les incertitudes sont en conséquence des chances à saisir par Ouattara pour imaginer et reconstruire notre nouveau " vivre ensemble " par une créativité novatrice.
Ouattara hérite, au total, d`une situation extrêmement difficile qui va booster son action. L`homme est un apprenti et la douleur son maître. Les douleurs de la traversée du désert pendant dix ans peuvent être capitalisées pour apporter des germes de changement capables de bousculer les résistances faisant obstacle à la marche vers les nouveaux horizons annoncés. Ouattara a quelques atouts psychologiques non négligeables à exploiter pour mobiliser les acteurs sociaux du développement malgré la persistance des incertitudes critiques dont la non maîtrise a été à la base de nos malheurs. D`abord, avec Ouattara, la Côte d`Ivoire renoue, comme hier, avec de solides amitiés internationales qui lui ont fait défaut pendant dix ans et qui repositionnent notre pays. L`attachement à la convivialité interethnique et le pacifisme sont des valeurs déjà partagées par la grande majorité des Ivoiriens, quel que soit leur bord politique. C`est pourquoi nous avons pu amortir les chocs qui nous menaient dangereusement vers une guerre civile. Notre opinion publique nationale a mûri et ne se laissera plus jamais distraire par le deuxième vendeur d`illusions. " Premier gaou n`est pas gaou " ! Enfin l`optimisme débordant et bon enfant des Ivoiriens, leur humour ainsi que leur attachement à la belle vie dans un beau pays qu`ils aiment et dont ils sont encore fiers constituent une norme sociale non écrite mais bien ancrée. Découragement n`est pas ivoirien, disait Houphouët, le Grand Sage. Les Ivoiriens espèrent donc que " ça va aller ". Avec ADO solutions.
Pr KOBY Assa Théophile ;
Ex Secrétaire National de l`étude prospective Côte d`Ivoire 2025
assa_koby@yahoo.fr
Pour apprécier ce que l`avenir nous réserve avec Ouattara, il faut partir des héritages du passé et du présent laissés par ses devanciers Houphouët, Bédié et Gbagbo. Le legs des deux premiers présidents a reposé sur de nombreuses études parmi lesquelles des réflexions prospectives ignorées du public qui avaient tracé des sillons prometteurs pour notre avenir commun. L`héritage des Refondateurs est un champ de ruines. On peut épiloguer longuement sur l`utilité des premières études prospectives au vu de nos problèmes actuels. Brièvement, les perspectives décennales des années 1960-70, les plans quinquennaux, les lois-plan et lois-programmes, dont des programmes triennaux glissants votés par l`Assemblée nationale et dotés de fonds importants sont bien indiqués pour saisir l`importance des acquis avec Houphouët et Bédié, des précurseurs qui refusèrent de naviguer à vue et de gérer des urgences. Dans l`âge d`or de la planification ivoirienne à long terme, pas moins de 2000 milliards de nos francs ont été injectés dans l`action régionale rien qu`entre 1971 et 1980. Ce que l`on a appelé le miracle ivoirien trouve en partie son explication dans le volontarisme d`un Etat entrepreneur. Tout le territoire national porte encore l`écriture au sol des aménagements et de ses actions. Notre pays a pu résister au plus fort de sa détresse et maintenir son leadership économique hélas en déclin au sein de l`UEMOA grâce aux acquis de ce qu`on peut considérer, après cette très brève rétrospective, comme quarante glorieuses libérales (1960-1999), comparativement aux dix douloureuses socialistes (2000-2010) dans un espace peuplé de monuments hideux, d`infrastructures délabrées, de caches de stocks d`armes meurtrières, de charniers et de la désolation. D`aucuns s`échinent pourtant à convaincre les Ivoiriens mal informés que nos malheurs actuels nous sont imposés par l`étranger et la France en particulier, pour contrecarrer les volontés de liberté, d`indépendance, de dignité et de souveraineté qui n`ont semé que la mort et faire reculer le progrès. Nous pouvons tuer ces idées reçues non fondées en relisant Côte d`Ivoire 2025 qui nous fera découvrir des itinéraires proposés pour le futur, mais qui ont été obstrués par l`irruption des militaires sur la scène politique, et que Ouattara semble décidé à reprofiler. En suivant la prestation de serment de Ouattara, ceux qui ont participé à l`étude Côte d`Ivoire 2025 ont sans doute eu comme nous le sentiment d`assister, avec soulagement, et un bain de bonheur et d`espoir, à la fois à fin d`une époque redoutée, celle du suicide du scorpion, et à une renaissance sur les fonts baptismaux et la bénédiction du premier ouvrier du chantier de l`élaboration de la nation ivoirienne. Le suicide du scorpion est un scénario de Côte d`Ivoire 2025 qui projetait un avenir sombre avec coup d`Etat dans l`intervalle 1995-2025. Dans sa rédaction, il avait été précisé qu`un coup d`Etat n`est pas inéluctablement prédéterminé. Mais les incertitudes critiques retenues pour écrire le scénario n`ont pas été maîtrisées et ont favorisé l`avènement du coup de force qui a dévié une trajectoire de la Côte d`Ivoire préférable à celle que nous venons de traverser. L`image du futur redoutée s`est ainsi actualisée, quatre ans seulement après le dépôt des conclusions.
L`argumentaire pour justifier ce coup d`Etat reposait sur deux incertitudes majeures : l`évolution de la démocratie et la gouvernance politique d`une part, et d`autre part, l`évolution du contexte géopolitique en pleine phase d`accélération de la mondialisation. Au plan interne, l`environnement sociopolitique lors de la rédaction du scénario (avril 1995 à Yamoussoukro) se caractérisait par un certain nombre de facteurs défavorables : une faible culture démocratique des Ivoiriens ; un antagonisme entre les principaux acteurs des formations politiques qui présageait l`alourdissement de certaines tendances négatives observées après 40 ans de règne PDCI : les populations étaient séduites par un procès du PDCI, notamment par le procès acerbe des candidats à la gestion du pouvoir d`Etat déchus le 11 avril 2011. La mentalité des Ivoiriens était fortement influencée par l`origine ethnique des leaders dans leur choix des dirigeants potentiels. La presse, partisane, était à la solde de tuteurs politiques. Les images du pays renvoyées au public et à l`environnement international amplifiaient, déformaient et manipulaient à outrance les propos des adversaires dans chaque camp, toutes choses qui n`étaient pas de nature à renforcer la culture démocratique déjà faible des citoyens. L`armée n`était pas totalement républicaine. Il fallait compter également avec les volontés délibérées et insondables de putschistes pouvant utiliser des moyens violents et non démocratiques pour susciter le changement. La prospective n`a heureusement pas pour but de détecter de tels individus. Autre fait important, entre 1994 et 1999, l`environnement macroéconomique s`était embelli avec des taux de croissance frisant ceux des années 1970-1980. Mais cette évolution et ses impacts sociaux positifs n`ont pas empêché les effets pervers des antagonismes et des ambitions politiques de s`activer. Elle a même pu contribuer à la baisse de la garde des dirigeants à une année des élections : la vigilance stratégique pour écarter les menaces qui pesaient sur notre avenir commun a semblé insuffisante. L`image redoutée d`un scorpion qui s`injecte lui-même un poison, en souffre terriblement, mais ne meurt pas est devenue réalité. Telle était la caricature du système politique ivoirien dans une conjoncture pessimiste. On ne soulignera jamais assez le poids de l`irruption des militaires dans le champ politique qui a perturbé tout les sous- systèmes économique, politique et social du pays ; nos institutions étatiques se sont considérablement affaiblies avec la collusion d`acteurs civils, pour faciliter l`avènement du scénario redouté.
Côte d`Ivoire 2025 a vu juste. La crise ivoirienne, par ses manifestations, ses conséquences et son épilogue, est inédite en Afrique et un cas d`école pour les cercles d`études géopolitiques et stratégiques. Après l`éviction du PDCI en 1999, un nouveau régime en compétition avec les militaires est arrivé " calamiteusement " au pouvoir avec son projet : " gouverner autrement la Côte d`Ivoire ", mais il n`a pas tenu ses promesses et a gouverné hors normes. Et la Côte d`Ivoire a reculé ; elle a traversé la parenthèse la plus douloureuse, la plus tragique de son histoire postcoloniale. Le pays a souffert de la stagnation sur le plan économique et de ses effets collatéraux : désinvestissement, délabrement général des infrastructures, délocalisation des capitaux et d`entreprises ; destruction sauvage de biens publics et privés ; sous-emploi chronique, pauvreté accrue (avec 50 % des Ivoiriens et sans doute plus aujourd`hui au-dessous du seuil de pauvreté), effondrement des systèmes éducatif et sanitaire, migrations massives en interne et vers l`extérieur d`un peuple traditionnellement accueillant subitement en quête de tuteurs et de paix sur ses propres terres et dans les pays frontaliers ; insécurité totale, violence inouïe et la mort rôdant partout, et une image écornée du pays. La Côte d`Ivoire est devenue un pays extrêmement vulnérable. Si le suicide du scorpion projetait un futur pessimiste, ses rédacteurs étaient loin de s`imaginer ce que toute la communauté nationale a vécu dans la chair et dans l`âme, avant et pendant la crise postélectorale : le totalitarisme, les escadrons de la mort et l`enlèvement d`Ivoiriens et d`étrangers ; l`importation de milices, de mercenaires et d`armes de destruction massive internationalement prohibées pour exécuter ou terroriser un peuple ; l`assassinat à l`arme lourde de manifestants pacifiques et même de femmes aux mains nues, ayant commis le crime de protester contre le vol de leur victoire dans les urnes. Une faillite morale en somme à son summum avec la destruction planifiée du patrimoine national dans tous les services publics et parapublics, sans exception aucune, jusque dans les laboratoires universitaires, les instituts de recherche, et même dans les hôpitaux et écoles ; jusqu`au viol des lieux hébergeant les biens culturels de la nation et ceux des lieux sacrés, jusqu`à la liquidation des symboles de la République en son cœur : la Présidence. Il y a également cette situation inédite en Afrique avec deux présidents et deux Premiers ministres. Le niveau de méchanceté d`anciens gouvernants contre leur propre pays pour confisquer le pouvoir a atteint dans la Côte d`Ivoire refondée le seuil de l`irréel. Ouattara hérite donc d`un passif très lourd avec tout l`appareil d`Etat et l`appareil de production des entreprises privées quasiment hors service. Simple fait du hasard ? Ou volonté délibérée d`empêcher par méchanceté un successeur d`exercer sa mission et d`exécuter son programme ?
L`ampleur du désastre ivoirien peut aider à comprendre la compassion et la solidarité manifestées par la planète tout entière à un pays en difficulté, du fait de l`entêtement d`un candidat, démocrate autoproclamé, proprement battu dans les urnes, à vouloir confisquer, seul contre tous, le fauteuil présidentiel. Le scénario ivoirien tel qu`il s`est déroulé en plein jour était aussi inimaginable pour l`avenir d`un Etat normal que la destruction simultanée des tours jumelles de New-York en septembre 2001. Mais chez nous, ce sont nos dirigeants qui se rendent eux-mêmes coupables de la destruction de leur propre pays. La forfaiture a atteint le seuil de l`irréel dans une Afrique noire malade de dirigeants indéracinables. La vérité des urnes a pourtant éclaté chez nous. La peur a été collectivement vaincue, et la démocratie a triomphé. La paix a pointé à l`horizon avec la prestation de serment de Ouattara qui instaure la légalité constitutionnelle, la légitimité et la souveraineté du peuple, après des milliers de morts inutiles. Avec ce tableau apocalyptique de la fin d`un western, les ivoiriens reviennent de loin.
Quel avenir commun avec Ouattara ?
Le désastre est immense, mais notre avenir commun se dessine déjà en filigrane à travers les messages de Ouattara au peuple qui flèchent la direction vers laquelle il entend nous conduire. Le premier message politique saillant pour redresser la Côte d`Ivoire défigurée a porté sur la promotion d`Institutions fortes, démocratiques et indépendantes, plutôt que des hommes forts. C`est une option stratégique salutaire pour approcher une question d`avenir non résolue par nos professeurs refondateurs. Nos Institutions se sont tellement affaiblies que le désordre surréaliste qui s`en est suivi nous a menés à une guerre éclair, après la décision d`un Conseil constitutionnel " possédé par Satan ", et incapable de lire le droit. Si le projet ambitieux de lutte contre l`impunité et la mauvaise gouvernance tient ses promesses, et si le Dialogue social très largement annoncé pour réconcilier les Ivoiriens aboutit, alors Ouattara aura réellement commencé à écrire une nouvelle page de notre l`histoire. La Paix et notre sécurité sont à ce prix. Le second message politico-social fort de Ouattara a porté sur des mesures populaires concrètes prises en faveur de la santé et l`éducation. Quoique temporaires, (soins médicaux gratuits pour tous dans les formations sanitaires publiques, et fermeture courageuse et responsable de l`université hors norme et des résidences d`étudiants), le second message indique une volonté d`accorder au développement du capital humain la place totalement occultée par nos albatros refondateurs. Ce sera le pari le plus difficile à honorer, comparativement au pari économique, plus technique, et pour lequel Ouattara, le RHDP et la Côte d`Ivoire dans sa globalité sont, humainement, relativement bien outillés. Une relecture attentive de Côte d`Ivoire 2025 révèle une convergence parfaite en matière d`options stratégiques pour un développement durable avec le projet de Ouattara : la vision et les visées sont les mêmes : les cinq programmes prioritaires de Côte d`Ivoire 2025 recommandaient, en 1995, deux priorités parmi les priorités : le développement du capital humain, et l`érection de la bonne gouvernance en norme sociale avec des Institutions solides et indépendantes. Mais le plus important et le plus réconfortant est qu`après la fermeture de la parenthèse tragique des refondateurs, une volonté politique clairement et fermement affirmée renaît avec Ouattara, doublée par le désir d`inscrire son action politique dans la logique pacifiste de l`héritage de Houphouët. La synergie des efforts au sein du RHDP pour mener Ouattara à la victoire ressuscite Houphouët. Avec les capacités humaines et l`expérience dont il dispose, Ouattara va certainement pouvoir articuler concrètement, dans la tradition réaliste, pragmatique et volontariste des Houphouétistes, prospective et stratégie avec un génie et une créativité novatrice propre. Après donc les grands diseurs déchus, émerge un nouveau grand faiseur qui n`a pas droit à l`erreur face à ceux qui guettent son moindre faux pas pour rebondir. Mais attendons de voir avant de juger définitivement, car " La foi sans les œuvres est inutile ".
Les premières mesures du premier gouvernement kamikaze de Ouattara allument un espoir. Une stabilité dynamique à la Houphouët, et la gestion subtile et prudente des équilibres politiques fragiles et mobiles actuels seront des gages de succès. Hélas ! Toutes les incertitudes critiques évoquées qui ont provoqué le séisme perdurent : ethnocentrisme. Les plus redoutables sont le spectre d`une armée pas encore totalement républicaine et une presse encore excessivement partisan. Jusqu`où la sincérité des allégeances de la grande muette et des litanies sur la vérité, la justice et le pardon pour la réconciliation des Ivoiriens soutiendront-elles le projet de Ouattara pour la reconstruction de la Côte d` Ivoire ? Les caciques du régime déchu avaient précocement anticipé leur défaite et s`étaient organisés pour se refugier dans un pays frontalier afin de jouir de leur richesse subite frauduleusement acquise. Est-il exclu qu`ils complotent à nouveau contre le peuple ivoirien afin de retrouver leur trône perdu ? Sommes-nous alors vraiment sortis du scénario du suicide du scorpion ? En tout état de cause, nous revoilà avec les inquiétudes épistémologiques de la prospective. Ce sont les incertitudes d`hier, autant que celles d`aujourd`hui, qui ont un sens à l`action stratégique en prospective des territoires. Les incertitudes sont en conséquence des chances à saisir par Ouattara pour imaginer et reconstruire notre nouveau " vivre ensemble " par une créativité novatrice.
Ouattara hérite, au total, d`une situation extrêmement difficile qui va booster son action. L`homme est un apprenti et la douleur son maître. Les douleurs de la traversée du désert pendant dix ans peuvent être capitalisées pour apporter des germes de changement capables de bousculer les résistances faisant obstacle à la marche vers les nouveaux horizons annoncés. Ouattara a quelques atouts psychologiques non négligeables à exploiter pour mobiliser les acteurs sociaux du développement malgré la persistance des incertitudes critiques dont la non maîtrise a été à la base de nos malheurs. D`abord, avec Ouattara, la Côte d`Ivoire renoue, comme hier, avec de solides amitiés internationales qui lui ont fait défaut pendant dix ans et qui repositionnent notre pays. L`attachement à la convivialité interethnique et le pacifisme sont des valeurs déjà partagées par la grande majorité des Ivoiriens, quel que soit leur bord politique. C`est pourquoi nous avons pu amortir les chocs qui nous menaient dangereusement vers une guerre civile. Notre opinion publique nationale a mûri et ne se laissera plus jamais distraire par le deuxième vendeur d`illusions. " Premier gaou n`est pas gaou " ! Enfin l`optimisme débordant et bon enfant des Ivoiriens, leur humour ainsi que leur attachement à la belle vie dans un beau pays qu`ils aiment et dont ils sont encore fiers constituent une norme sociale non écrite mais bien ancrée. Découragement n`est pas ivoirien, disait Houphouët, le Grand Sage. Les Ivoiriens espèrent donc que " ça va aller ". Avec ADO solutions.
Pr KOBY Assa Théophile ;
Ex Secrétaire National de l`étude prospective Côte d`Ivoire 2025
assa_koby@yahoo.fr
