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International Publié le lundi 5 septembre 2011 | L’intelligent d’Abidjan

Depuis Paris / David Gakunzi, intellectuel Africain : ‘’Non, non et non à ce qui se passe en Libye’’

Il fut un temps où le Droit portait en soi le respect de l’égale dignité de tous les humains ; un temps où on réclamait la liberté au nom du Droit, au nom du Droit associé ontologiquement aux valeurs de justice et d’équité. Le Droit était alors cette force morale mobilisable, mobilisée pour contester toutes les dominations impériales, toutes les iniquités et oppressions ; le Droit était ce bouclier, cet étendard haut brandi pour affirmer le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Que ce temps-là semble, hélas, aujourd’hui lointain, éloigné !
Désormais seule la force des bombes est fondement du Droit ; désormais, seule la volonté de toute-puissance de quelques uns est Loi fondamentale : retour aux temps du code colonial élevant le droit du plus fort en droit naturel. Le message est clairement énoncé dans le fracas des bombes jetées sur Tripoli : le Droit, dorénavant, peuples du monde, c’est selon le caprice, c’est selon le bon vouloir, c’est selon les intérêts des plus puissants. N’est dorénavant juste, légitime que ce qui correspond et répond aux intérêts des puissances du jour ; la seule parole globale, juridique, autorisée et contraignante pour tous est désormais, exclusivement celle des pays surarmés.
Rupture radicale : le Droit confondu avec l’opinion des plus violents, le Droit au service des plus musclés, voilà le mouvement, voilà le principe organisateur qu’on voudrait nous imposer aujourd’hui, de nouveau, comme un absolu infini, comme un absolu immuable, révélé, indiscutable car émis de Paris, car commandé de Washington, car intimé de Londres.
Et il y a dans cette brutale volonté de soumettre le reste du monde aux quatre désirs des coalisés de l’Otan, quelque chose qui participe de cette éternelle tentation de toute puissance narcissique si caractéristique de l’histoire impériale de l’Occident ; quelque chose de ce fâcheux narcissisme agressif, belliqueux, sadique qui ne reconnait l’autre que soumis, conquis, dominé, obéissant, à genoux ou alors tout simplement aboli. Que nous disent en effet, les bombes larguées, balancées, jetées sur la Lybie ? Que dorénavant le destin de tout pays sans défense dissuasive est tributaire du bon vouloir de l’Elysée, de la Maison Blanche et de Downing Street; que la puissance de juger et de tuer, la potence ou la pitié, c’est Paris, c’est Washington, c’est Londres ; et que toute velléité libertaire, toute propension à la dissidence est délit qui ne saurait valoir à ses auteurs qu’humiliations et mort.
Morts. Morts les enfants libyens éclatés par les bombes de l’Otan ; mortes les femmes, mortes les mères, éventrées, démembrées ; morts les hommes, carbonisés, déchiquetés. Morts ! Morts, tous brûlés, réduits en cendre. Tués ! Oui, tués, assassinés ! Assassinés au nom de la démocratie ! Massacrés au nom des droits de l’homme ! L’ignominie au nom de la démocratie. Un exemple ? Un seul exemple concret ? Zliten, le 8 août 2011 : raid de l’Otan sur un quartier résidentiel. Carnage : 75 victimes dont 33 gamins.
Et pourtant, il est dit ; et pourtant, il est écrit dans toutes les civilisations que « tu ne tueras point » ; et pourtant il est dit dans toutes les cultures que le mal absolu c’est de donner la mort. Mais voilà maintenant qu’on vient nous dire que ce mal ne serait plus aussi absolu que ça, mais plutôt discrétionnaire ; car acquitté d’office par une raison supérieure : la démocratie. Nos jeteurs de bombes de l’Otan: « L’Eglise c’est le Pape, et la démocratie c’est nous ! Nous sommes la démocratie ! Et hors notre domination, hors notre surveillance, hors notre contrôle, point de démocratie ! Oui, tout régime qui n’est pas de chez nous, tout régime non façonné à notre image, est porteur de tous les élans dictatoriaux.»
Tout le mal du monde est là, ancré dans ce raisonnement, noué dans ce discours, enraciné dans ce charabia menaçant pour l’humanité de l’homme, car ne parlant d’autrui que pour le nier, n'évoquant l'autre que pour le réduire. Tout le mal du monde est serré dans ce baragouin mortifère, sentencieux qui affirme que tout régime qui ne sacrifie pas aux mêmes rites, qui n’accomplit pas les mêmes gestes, qui ne parle pas la même langue que Paris, Washington et Londres n’est que folklore du mal dictatorial. Folklore maléfique à manipuler, maltraiter, éliminer, annihiler, anéantir, tuer à merci. Il faut détruire « cette chose, cette chose-là» car la démocratie ne saurait souffrir aucune exception.
La démocratie prescription sans frontières. Questions : mais qu’est-ce donc cette obligation transnationale armée du droit de vie et de mort sur tout pouvoir qui ne lui revient pas ? Qu’est-ce cette nouvelle théologie enflammée de violence totale et de guerres tous azimuts? Qu’est-ce vraiment la démocratie, cette « démocratie » ? La limitation du pouvoir par d’autres pouvoirs ? Non. Le combat contre l’arbitraire ? Non plus! Mais alors ? C’est très simple : Quand l’Otan dit démocratie, démocratie dans le monde, l’organisation pense soumission. Oui, quand Paris dit, quand Londres dit, quand Washington dit démocratie, traduisez tout de suite : hégémonie sans frontières, « universalisation de nos intérêts »! Oui, Sarkozy et les démocrates de Washington disent démocratie dans le monde comme Voulet et Chanoine disant en leur temps civilisation. Même vision de la planète, mêmes instincts, mêmes pulsions, mêmes justifications, mêmes ambitions, mêmes ressorts. Oui mêmes ressorts.
Car ne nous y trompons pas : derrière cette nouvelle bigoterie fanatisée, intégriste, cannibalesque qui se dit humanitaire, se terrent des mobiles d’une nature plus abrupte, plus terre-à-terre, moins idéelle : la cupidité, la soif inextinguible du profit, la domination, la restauration coloniale. On veut le pétrole de la Libye. Alors tout est bon : mystifications, impostures, l’éthique traficotée, la propagande colportée, répandue, propagée de média à média : « Kadhafi a bombardé les populations civiles libyennes » ; « Kadhafi a fait des dizaines ; non, des centaines ; non, un millier ; non, des milliers de morts ! »
Flots de mensonges, torrents de mensonges déversés dans les medias ; les médias mis au service du mensonge ; le mensonge usiné, produit, distribué en masse ; le mensonge répété, multiplié, diffusé à l’infini. Falsification des faits, mépris total et absolu de la vérité ; tromperie froidement organisée, régulée, calculée, marketing de la guerre ; bannissement de la vérité. C’est que l’enjeu est majeur : l’opinion est une force qu’il faut berner, qu’il faut manipuler, duper, abuser, tromper afin de manœuvrer en toute impunité. L’entendement humain doit donc être charmé ; les cerveaux doivent être possédés ; l’opinion doit être dépossédée de ses yeux, dépossédée de ses oreilles, dépossédée de son jugement, dépossédée de sa capacité de douter! Il faut mystifier la raison humaine ; il faut rendre la future agression naturelle, normale, banale, morale. La réalité doit être diluée et le mensonge érigé, institué en réel.
Alors : internement de l’opinion dans un discours médiatique unique imposé à toutes les plumes, imposé à toutes les lèvres ; haro sur tout autre discours susceptible de fissurer, de bousculer le pouvoir des puissants du jour de décréter le réel. Tout discours contradictoire, tout discours non aligné sera asphyxié, ostracisé, ridiculisé. Le mensonge doit devenir réalité : « Kadhafi a bombardé les populations civiles libyennes.» Viol verbal de la vérité qui en annonce un autre.
La suite ? La réalité renversée, culbutée, la volonté du plus fort peut se mettre en actes : sous le fallacieux prétexte de protection des populations civiles menacées, on peut décoller, franchir la ligne de souveraineté du corps de cette terre libyenne, planter, déverser bombes sur bombes dans ses entrailles. Avec rage et sauvagerie.
Ainsi Tripoli bombardée ; ainsi Tripoli terrorisée, martyrisée pendant six mois! Et chaque jour le même discours : tant que Kadhafi ne se sera pas accusé du crime qu’il n’a pas commis, nous continuerons de bombarder Tripoli ! Ainsi Tripoli réduite en cendres. « Tant que Kadhafi… Il faut que Kadhafi ratifie notre accusation… Il faut que Kadhafi avoue qu’il est bel et bien un odieux dictateur… Il faut que Kadhafi… Que Kadhafi quitte le pouvoir… Qu’il quitte le pouvoir sinon… Sinon nous continuerons de bombarder Tripoli... Sinon nous continuerons de tourmenter Tripoli. Sinon… Les bombardements vont se poursuivre. Sinon… nous frapperons ses proches… Sinon…nous frapperons sa famille ; nous frapperons ses enfants.» Le 30 avril, trois missiles sur la maison de Saïf al Arab, le plus jeune fils de Kadhafi. Saïf assassiné avec ses trois enfants. Meurtre prémédité. Le terrible crime commis par les victimes? Etre nés fils et petits-fils de Kadhafi. Crime de filiation.
« Tant que Kadhafi… Kadhafi doit… » On frappe, on mutile, on estropie. Terreur. Terrorisme du muscle. Fracas des bombes. On frappe, on étrangle, on tue. « Tant que Kadhafi… » Vingt mille libyens tués. « Tant que Kadhafi… » Chasse aux Noirs. « Tant que Kadhafi… » Les Noirs, tous les Noirs Libyens pourchassés. Pourchassés dans Benghazi, pourchassés dans Misrata, traqués dans Ras Lanouf, traqués à Brega, traqués, massacrés, massacrés les mains attachées, liées derrière le dos, massacrés par des rebelles mis au monde par la France en couche étrangement avec des féodaux nostalgiques de l’ancienne royauté et des éléments d’Al-Qaïda. On combat Al-Qaïda en Afghanistan et au Maghreb et on fait le coup de feu avec lui en Libye. Etrange paradoxe. Les troupes les plus performantes de cette rébellion ? Des anciens d’Afghanistan, des anciens de Tchétchénie, des anciens du Soudan; des salafistes du Maghreb. L’officier le plus efficace de la rébellion ? Abdel Hakim Belhadj, fondateur du GICL, le Groupe islamique combattant de Libye, membre de la mouvance Al-Qaïda, connu de tous les services de renseignement.
On injurie, on exècre les djihadistes en Afghanistan et on les loue comme des révolutionnaires humanistes, dès lors qu'ils sont regroupés dans le CNT libyen ; le CNT, ce mouvement très hautement démocratique aux ambitions extrêmement nobles : purger la Libye de tous ses Nègres, purifier la Libye de tous « ses esclaves à la peau noire ». Ibrahim al-Halbous, commandant de la rébellion : « Il faut que les Noirs libyens fassent leurs valises ». Purification raciale ouverte, déclarée, assumée au grand jour, assumée devant toutes les caméras du monde. C’est que la démocratie est en marche et qu’au nom de la démocratie, on peut tout ; au nom de la démocratie, tout est permis.
Le racisme explose donc dans toute sa brutalité dans les villes arborant le drapeau tricolore et la bannière étoilée ; l’orgie klux-klux-klanienne bats son plein à Benghazi ; on s’arroge le droit de tuer les peaux noires ; on tue les Noirs, parce qu’ils sont Noirs. On tue les Noirs en toute bonne conscience, en toute impunité. Et pendant ce temps-là que fait-on à Paris ; que fait-on à Washington ? On plaisante, on rit, on boit, on se congratule. Les Noirs peuvent être massacrés ; les Nègres ne comptent pas ; ils sont peu de choses. Silence du côté de la Cour Pénale Internationale.
Silence du côté de cette cour, si prompte pourtant à aboyer sur Kadhafi et ses partisans. Normal. Qu’est-ce, en effet, cette fameuse Cour internationale, sinon un outil bricolé par les pays dominants afin de légitimer la reproduction de l’ordre mondial actuel ? Oui, qu’est-ce cette CPI, sinon une juridiction discriminatoire, une cour ségrégationniste, une institution destinée à juger les dirigeants des pays faibles ? Le message de cette Cour est très limpide: tout chef d’Etat de pays non doté d’une défense dissuasive peut être arrêté, de jour ou de nuit, arrêté sous n’importe quel prétexte, arrêté, ficelé, ligoté et déporté pour être jugé et condamné comme le vulgaire malfrat du coin. Par contre, tout suppôt au service des puissances du jour ou tout chef d’Etat d’un pays puissant peut, lui, massacrer, tuer allègrement à coup de machettes, de bombes lasers ou de drones, la CPI ne se sentira, en aucun cas, concernée par cette barbarie-là. Ses auteurs ne seront jamais accusés de crime de guerre, de crime contre l’humanité : bien au contraire, ils seront honorés, glorifiés, commémorés, ovationnés et couverts de médailles : «gloire aux messies sauveurs et libérateurs de l’humanité» !
On tue donc les Noirs dans les territoires libyens libérés par les bombes de l’Otan et, à Paris, à Washington, à Londres, on festoie : la machine démocratique occidentale cuirassée de plomb est en marche en terre libyenne. Et quand Kadhafi et l’Union Africaine proposent l’arrêt des combats et la négociation, on s'esclaffe, on rigole. Désolé, on est occupés, très occupés. On verra plus tard. Pour l’instant, on est occupés. On voulait cette guerre. On voulait cette guerre depuis le début, alors pas de temps à perdre. On est occupés. Occupés à bombarder ; occupés à transformer ce pays en gouffres et en fumées ; occupés à démolir. A démolir les hommes, à démolir les femmes, à démolir les enfants, à démolir les ponts, les hôpitaux, les routes. On démolit et on célèbre. C’est étrange, mais c’est ainsi : il est des âmes ainsi faites : détruire leur procure une incompressible et incompréhensible jouissance. Jouissance mortifère sur les plateaux de télévision, jouissance exhibée dans les colonnes de journaux. Spectacle obscène : d’un plateau à l’autre, d’une colonne à l’autre, quelques petites gueules voraces posent et s’exposent. Soucieux de leur apparence sur les pellicules de l’histoire, agités de se montrer, ils commentent, glosent sur la chute de Tripoli. Avec une certaine délectation jubilatoire, avec un certain plaisir haineux, sadique. Les bombes larguées sur Tripoli, c’est bon, trop bon, n’est-ce pas ?
Ils parlent en Maréchaux ; fantasme d’omnipotence, sentiment de toute-puissance: «Sommes-nous satisfaits ? Oui. Très satisfaits. Sommes-nous justifiés ? Oui, plus que justifiés ! Puisque la démocratie est en marche en Libye ; puisque la démocratie a été mise en actes ; puisque Tripoli a été libérée. C’est une très belle journée.» La raison vaincue par la folie des grandeurs, l’œil torve entre deux exhibitions médiatiques et deux campagnes électorales, nos universels démocrates posent en nombril du monde : show médiatique, slogans, perversion de la réalité et du sens des mots : « Regardez ! Regardez-nous : admirez-nous ! Par ici les caméras ! La bonté humanitaire debout pour la défense de tous les malheureux de ce monde? C’est nous ! Les protecteurs globaux au bon cœur et à la juste cause ? Encore Nous ! Oui, Nous ! Nous ! La preuve? A Benghazi : ils crient vive la France !»
Terrible constat : on croyait l’élan colonial, cette abomination honteuse, aboli à jamais ; on croyait l’Afrique et le monde protégés pour toujours du rapt colonial ; on croyait… N’était-il pas gravé dans le Droit international qu’aucun Etat n’a le droit de contraindre un autre Etat à subordonner l’exercice de ses droits souverains ? N’était-il pas souligné et re-souligné dans la Charte des Nations Unies qu’aucun Etat n’a le droit d’organiser, de fomenter, de financer, d’encourager, de tolérer des activités subversives ou terroristes destinées à changer par la violence le régime d’un autre Etat ? N’était-il pas dit et reconnu par toutes les instances internationales qu’aucun Etat n’a le passe-droit de renverser le gouvernement d’un autre Etat, même en alléguant que ce pouvoir-là ne répondrait pas à la volonté de son propre peuple ? N’était-il pas consigné dans la Charte des Nations Unies que le recours à la guerre ne saurait être le moyen approprié pour veiller ou imposer le respect des Droits de l’homme ? N’était-il pas admis que l’égalité de droit de tous les Etats était un principe sacré, intangible du Droit International ? On croyait la récidive coloniale donc impossible, impensable ; on croyait la conscience humaine en progrès ; on croyait….
Et voilà qu’on découvre soudainement, au détour d’abord de la guerre contre la Côte d’Ivoire puis de cette guerre de l’Otan contre la Libye, qu’en réalité, il n’y a jamais eu dans certains esprits de coupure, de séparation claire, définitive entre l'hier colonial et aujourd’hui ; qu’en réalité la volonté impériale est toujours tapie dans l’ombre, tapie dans les coulisses, guettant son heure, les muscles tendus, la mâchoire acérée, prête à ressurgir, à bondir toutes griffes dehors, la violence déchaînée et sans retenue ; prête de nouveau à tout détruire pour posséder. Voilà qu’on réalise brutalement qu’au-delà de ses nouveaux attributs et visages, la volonté coloniale est loin d’avoir changé de nature depuis la dernière fois : même pulsion d’emprise, même obsession de domination, même violence pulsionnelle, même voracité, même soif démesuré, inextinguible du profit. Mais plus inquiétant, c’est que, depuis la dernière fois, elle a gagné en malignité gangrenant jusqu’à la racine l’inconscient collectif, rongeant jusqu’à la moelle les défenses immunitaires de la conscience humaine. Honnie et mise à l’index hier, cachée comme on cache une maladie honteuse, la voilà maintenant vantée, chantée comme on chante une épopée héroïque, humaniste, chevaleresque !
Et ses victimes ? Les milliers de morts tués de mille morts ; les vies réduites en lambeaux à coups de bombes à Tripoli, à Misrata, à Brega et ailleurs ? Protestation outrée, protestation véhémente de nos Messieurs de Paris, de Washington et de Londres: «Mais donner la mort n’a jamais figuré dans nos objectifs. Qui ne sait d’ailleurs pas que c’est pour sauver des vies humaines que nous sommes là-bas? Aucune tâche de sang sur nos mains. Même Kadhafi n’est pas notre cible !» Mains propres, immaculées donc ; nuits calmes, paisibles, sereines, consciences tranquilles. Vraiment ? Sûrs? Sûrs et certains de n’avoir jamais tué ? Oui, tuer. « Mais fichtre, de toutes les façons, nous sommes à l’aise : la guerre, la tuerie est un mal nécessaire dans certaines circonstances historiques et puis nous n’avons fait – après-tout - que tuer des viles créatures. C’est notre dû, que disons-nous, notre honneur ! » La tuerie magnifiée, louée, prônée, légitimée comme exception humanitaire ! C’est ainsi : quand la raison de la force devient loi, l’humanité se perd, l’humanité recule et s’enfonce vers des dédales lugubres et caverneux. Les dédales du profit maximum. Au milieu du fracas des bombes, les multinationales du pétrole s’affairent déjà autour de la Libye. Exon, Total, BP, Eni, Shell… Maîtres du capital, du sous-sol, de l’or noir. Curée, ruée vers le pétrole, vers le gaz, vers le magot libyens. Le poignard est dans la gorge de l’animal. Chacun veut sa part ; chacun aura sa part. Des nouvelles lois garantissant l’ouverture du marché libyen, sans aucune condition, aux capitaux qui veulent investir dans le sous-sol libyen seront bientôt adpotées, édictées. Il s’agissait d’agrandir le périmètre du monde libre et démocratique, n’est-ce pas ?
Et maintenant ? Une interrogation demeure: pourquoi, oui pourquoi ? Comment l’inacceptable d’hier – la récidive, la restauration coloniale - a-t-il pu être imposé ainsi, aussi facilement comme une nécessité humanitaire ? Comment expliquer le succès de cette duperie ? Quelle est l’énigme tapie derrière le succès de cette entreprise de mystification générale ? De quoi cette mystification est-elle le symbole ? Trois possibles réponses.
Primo : La mutilation de l’esprit critique par une redoutable technologie planétaire de manipulation des consciences, de massification du mensonge. Jamais sans doute, les mots n’auront été autant usés, utilisés pour dire le contraire des réalités. C’est que le pouvoir de dire le réel est de plus en plus un pouvoir censitaire propriété exclusive de quelques tartuffes qui parlent à tout vent de droits de l’homme et de démocratie et qui, pratiquent dans les faits, le contraire. Tout le contraire. Tripoli a été bombardée, la Libye a été saccagée non pas - comme à l’époque des Voulet- Chanone, Léopold II et bien d’autres conquérants,– non pas au nom de la suprématie d’une race, mais au nom d’une idéologie qui se veut humanitaire, au nom de la défense d’une haute idée : la démocratie. Procédé plus vicieux dissimulant le même totalitarisme que celui des massacreurs de Sétif, des tueurs de Madagascar, de la sauvagerie de Léopold II au Congo sous un paravent humanitaire ; procédé plus retors, plus difficile à exposer, à dénoncer, à combattre qu’un discours classique affirmant le droit de conquête comme un droit naturel, comme un droit racial.
Deuxio : Il faut le rappeler, l’inconscient collectif occidental demeure traversé, habité, hanté par des vestiges d’un certain racisme, héritage du passé colonial. Une frange de l’opinion des pays du Nord est manifestement toujours, encore imprégnée, gangrenée par une certaine vision de « ces pays là-bas », « ces pays étranges dont l’essence politique primitive ne saurait être que régime dictatorial ». Et cette opinion-là est flattée, exaltée dans sa conscience de groupe, chaque fois qu’on lui susurre à l’oreille ce qu’elle souhaiterait entendre : qu’elle appartient encore au monde des plus puissants, qu’elle appartient au monde mandaté pour définir et fonder la règle du bien et du mal ; qu’elle appartient – dans ces guerres transformées en jeu vidéo - au camp des bons, des gentils en prise avec ces « étranges, méchants et menaçants barbares ».
Tertio : Il faut le dire aussi : l’agression contre la Libye pose la question des failles et des limites des dirigeants africains. Toute l’Afrique a été outragée, pietinée, rabaissée à Tripoli, et qu’ont fait nombre de dirigeants Africains ? Ils ont choisi de regarder ailleurs espérant ainsi – sans doute - sauvés leurs propres têtes. Naïveté politique, ignorance de l’histoire : l’obéissance n’a jamais sauvé aucun mouton de l’abattoir impérial. Le sacrifice de la Libye a été nourri – dans une certaine mesure - par ces silences-là, par ces désapprobations à peine audibles, par ces nombreux abandons et lâchetés africaines. Thabo Mbeki, une des rares voix africaines courageuses, le dit bien : « La question que nous devons nous poser est la suivante : pourquoi sommes-nous si silencieux ? Ce qui est arrivé en Libye peut très bien être un signe précurseur de ce qui peut arriver dans un autre pays. Je pense que nous devons tous examiner ce problème, parce que c'est un grand désastre. Nous ne pouvons pas dire que nous sommes incapables d'empêcher ces pouvoirs occidentaux d'agir comme ils agissent, parce qu'ils agiront de cette manière demain. Je pense que nous pouvons, pourvu que nous agissions et qu'ils voient que s'ils continuent ce type d'actions, ils rencontreront la résistance de tout le continent africain. Mais malheureusement, notre voix est trop faible et nous devons faire quelque chose pour la rendre plus forte et pour revendiquer clairement le droit des Africains de décider de leur propre avenir. »
Et maintenant ? La guerre, toute guerre aussi brutale et totale, engendre des souffrances et des tragédies indicibles. Elle laisse des blessures indélébiles, inguérissables dans les corps et les mémoires. La terre de Libye ne fera pas exception : elle restera longtemps marquée par ces coups de bombes infligés par la France, les Etats Unis et l’Angleterre. Mais que sortira-t-il demain de toutes ces blessures? Que sortira-t-il de toutes ces humiliations ? Que sortira-t-il des décombres actuels ? Une autre guerre, sans doute. Car il en est ainsi : toute guerre coloniale, toute velléité de domination, d’occupation coloniale lève, tôt, ou tard des troupes contre elle-même ; des troupes n’ayant plus rien à perdre, des troupes n’ayant pas, n’ayant plus d’autre choix, des troupes déterminées à lui faire face, à la combattre, à l’acculer. A la vie, à la mort. Les conquérants viennent un jour et dictent le silence par la force du plomb puis un autre jour, le conquis se lève, retrouve et sa voix, et sa mémoire et sa terre.
Et maintenant ? La scène internationale semble hélas, de nouveau prête pour accueillir d’autres Libye. Mensonges, agressions, violences, guerres… Des pays saisis les uns après les autres par la force brutale de l’Otan. Les mensonges vont se suivre ; les guerres vont se suivre. Répétition. Le risque de la répétition est là, réel, palpable, tangible. Les guerres vont se suivre, car il n’y a plus pour Sarkozy, Cameron et Obama de loi internationale qui tienne. L’ère des égorgements – commencé avec les bombardements sur Abidjan - va continuer si nous acceptons, sans aucune protestation, l’imposture libyenne. Avaler et couvrir cette agression par notre silence, par notre indifférence et passer aussitôt à autre chose, ce serait accepter la restauration de la barbarie coloniale ; ce serait ratifier la redéfinition de l’homme ; ce serait approuver cette idéologie qui dit qu’il est des hommes plus égaux que d’autres, qui affirme qu’il est des hommes nés pour commander d’autres ; ce serait ratifier le retour à la loi de la jungle, le retour à la loi du plus armé ; ce serait entériner la remise en question du droit des peuples, de tout peuple à disposer de lui-même. Or, aucun peuple ne saurait être la propriété d’un autre peuple ; or, aucun pays ne saurait être la possession d’un autre pays. Notre devoir d’homme est de le rappeler aujourd’hui. A haute et intelligible voix.
David Gakunzi
Source : africa-libre.com
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