«Monsieur Pierre », comme tu aimais à m’appeler pour me chahuter, ne peut pas ne pas t’adresser ces quelques mots au moment où tu pars «vers de lointains pays au-delà de la terre» et où notre devoir est désormais d’unir nos voix pour prier pour ton éternité.
Pour m’adresser à toi ou pour parler de toi, je n’ai pas besoin d’user d’artifices dans un langage pompeux, j’exposerai tout simplement ce qu’expriment mes pensées et mon cœur à l’endroit de l’être cher que tu as été et que tu demeureras pour moi tant qu’il me restera un souffle de vie.
De toutes les façons, parce que simple toi-même, tu as toujours aimé les choses simples et sans artifices et c’est sans doute cette extrême simplicité qui est cause de cette fin tragique et de ce cauchemar que nous vivons en ce moment !
Jean-Michel MOULOD nous a quittés ! Comment le croire lorsqu’on a été en contact avec cette personne qui débordait de vie ?
Je t’ai en effet appelé au téléphone le mercredi 12 octobre pour te prévenir qu’une lettre de demande de terrain parviendrait bientôt au maire de la commune de Grand-Bassam.
Je me souviens que ce jour-là, quoique notre entretien ait été assez bref, tu m’as dit trois fois : « il faut que je te voie. »
Pour moi, cette rencontre allait très vite avoir lieu dans la mesure où je me proposais d’aller te voir à domicile le vendredi 14 octobre dans l’après-midi. Ce que j’ai fait !
Malheureusement, ayant sans doute mal compris votre programme tel que me l’avait communiqué ton épouse, j’ai fait chou blanc en me rendant chez vous : vous étiez tous les deux absents.
Je t’ai alors appelé et tu m’as fait savoir que madame MOULOD était partie de la maison très tôt le matin et que toi, tu as quitté les lieux en début d’après-midi pour te rendre à un enterrement et que tu aurais ensuite une réunion avec le Premier ministre.
Tu as tout de même porté à ma connaissance que la lettre de demande de terrain t’est bien parvenue et tu m’as demandé «pour ne pas être venu à Bassam pour rien», de me rendre à la mairie pour y rencontrer le responsable de tes services techniques que j’ai hélas manqué également.
Ce n’était cependant que partie remise puisqu’on devait se retrouver le lundi 17. Comment pouvais-je imaginer que notre entretien téléphonique du vendredi 14 serait le dernier ! Nous voilà en effet le samedi 15 octobre et ne voilà-t-il pas que vers 10 heure 30 minutes, notre neveu Michel m’appelle au téléphone pour me dire laconiquement : «Ton frère est resté dans l’eau !»
N’y comprenant rien, je lui ai demandé d’être plus explicite.
C’est alors que je recevais cet énorme coup de massue : ton embarcation a chaviré sur la lagune et tu n’en es pas ressorti.
Ainsi, cette horrible image de la mort dont parle Virgile (plurima mortis imago) se dressait brusquement devant moi, quoique de tout mon être, je refusais de l’admettre.
Monsieur MOULOD mourir dans la lagune, dans « sa » lagune ? Cela ne saurait être ! Il a sûrement été entrainé quelque part par le courant ; nul doute qu’on va le voir réapparaître, fatigué, épuisé même, mais souriant ! Celui qui a échappé aux spadassins, aux sicaires et autres aigrefins de la refondation venus le trucider ne saurait en effet s’éclipser ainsi !
L’histoire nous raconte que…
C’est avec cette pensée confuse où se mêlaient désarroi et espoir que j’ai pris la route de Grand-Bassam pour constater à mon arrivée, avec la foule déjà présente à ton domicile, que ce que j’avais entendu était hélas bien réel, malgré les folles rumeurs qui m’avaient annoncé sur la route qu’on t’avait retrouvé vivant !
Ainsi, comme «pour ne pas déranger les gens», Jean-Michel MOULOD, de façon soudaine et sur la pointe des pieds, s’en est allé vers son Créateur laissant dans la détresse et le désarroi sa famille, tous les siens et tous ceux qui l’ont aimé, lui qui, sa vie durant, a sorti tant de ses semblables de cette détresse et de ce désarroi !
L’histoire nous raconte que quelqu’un chercha vainement le grand César pour lui demander de ne pas se rendre au Sénat aux Ides de Mars parce que aller en ce lieu lui serait fatal. Cet homme ne put rencontrer César qui se rendit donc au Sénat où il devait périr transpercé de 23 coups de couteau dont le dernier, celui qui l’acheva, lui fut porté par Brutus son fils adoptif. Qui ne se souvient du fameux « tu quoque fili mi », « toi aussi mon fils », à lui lancé par César ?
Te concernant Jean-Michel, c’est toi qui refusais en ce samedi funeste d’écouter l’avertissement prémonitoire de ton épouse… comme si le sort en était jeté !
Comment ne pas penser, face à cette situation tragique, à ce qu’écrivait le poète il y a bientôt 4 siècles ?
« La mort a des rigueurs à nulle autre pareilles
On a beau la prier,
La cruelle qu’elle est se bouche les oreilles
Et nous laisse crier. »
S’il en avait été autrement, nos cris, nos pleurs, nos lamentations auraient contraint la mort à lâcher prise et à te ramener à la vie !
Nous sommes sans doute cette «force qui va» et qui, une fois lancée, ne sait plus s’arrêter !
Et cette mine aux trésors immenses que tu étais a soudainement
disparu dans le néant divin !
Grand commis
de l’Etat
Nous n’aurons plus jamais en face de nous l’être affable que tu étais, celui dont le savoir vivre et la courtoisie faisaient partie de sa nature !
«Qu’est-ce que cent ans, qu’est-ce que mille ans» écrivait le grand Sermonnaire du 17ème siècle «puisqu’un seul instant les efface?» Un seul instant a ainsi effacé en effet cette vie qui a tant donné et qui avait encore tant à donner.
L’on a longtemps parlé du miracle ivoirien réalisé par le Père de la nation entouré de ministres talentueux.
Mais ce miracle n’aurait jamais vu le jour si ces ministres, aussi talentueux fussent-ils, n’avaient avec eux de grands commis de l’Etat qui se sont dépensés sans compter pour que la Côte d’Ivoire fût au pinacle de la réussite.
Tu faisais partie de ces grands commis de l’Etat qui ont servi avec passion notre pays et l’ambition que tu as toujours nourrie, non pas pour toi, mais pour les structures où tu t’es toujours dévoué et auxquelles tu as systématiquement donné le meilleur de toi-même, t’a constamment distingué parmi ceux de ta génération !
« Monsieur Pierre » qui t’a connu très jeune et ainsi vécu l’évolution de ta fulgurante carrière peut parler de tout cela en témoin privilégié !
Les hautes fonctions dans l’Administration ivoirienne, tu en a occupées mais là où tu devais faire preuve de toute ta compétence et de tous tes talents, c’est au Port (encore inexistant) de San Pedro qu’il fallait faire surgir du sol et de la mer.
Lorsque le Père de la nation et le gouvernement ivoirien décidèrent de créer ce second pôle de développement dans le Sud ouest de notre pays et plus précisément à San Pedro, le choix se porta sur le jeune ingénieur des Ponts et Chaussées que tu étais.
Nullement effrayé par la tâche et la découverte de l’inconnu, ni par ce qui paraissait un enfer vert, tu pris ton travail à bras le corps donnant à notre pays son second port en eau profonde, le Port de San Pedro, aujourd’hui premier port d’exportation du cacao ivoirien.
Tu démontrais ainsi aux yeux du chef de l’Etat et de la nation que vraiment «aux âmes bien nées la valeur n’attend pas le nombre des années.»
Ton coup d’essai à San Pedro fut donc un coup de maître et c’est avec raison et une légitime fierté que tu dis de ce port qu’il est ton bébé.
Ainsi, après près de 10 ans passés dans le Sud ouest ivoirien, on fit appel à toi pour te confier le poumon de l’économie ivoirienne, le Port d’Abidjan que tu dirigeas de main de maître pendant 17 ans.
J’ai eu l’honneur de faire partie de tes collaborateurs et je me souviendrai toujours de ton leitmotiv et ton credo : «Gérer c’est prévoir.»
Tu as ainsi patiemment mais résolument façonné le visage du Port d’Abidjan en en faisant une référence non seulement de la sous région, mais de l’Afrique toute entière.
Il me revient l’anecdote de ce séminaire international au cours duquel un «grand expert» ne voyait de véritables ports en Afrique qu’en Afrique du Nord et en Afrique du Sud.
Pour cet expert, le reste de l’Afrique et surtout de l’Afrique noire était un désert désolé en matière d’infrastructure portuaire.
Lorsque ce fut ton tour de prendre la parole et que tu présentas le Port d’Abidjan, diapositives à l’appui, tu constatas que notre expert rougissait (de confusion) comme une tomate.
Si bien que chaque fois qu’il prenait la parole, il faisait une grosse exception du Port d’Abidjan qu’il avoua ne pas connaître.
Bourreau du travail, tu aimais le travail bien fait et nombreux sont ceux qui te traitaient de perfectionniste.
Cependant, tu ne cherchais aucunement à en imposer et à faire étalage de tes connaissances qui étaient réelles et de ta compétence qui était immense et avérée.
Tout simplement parce que puisant dans tes «humanités» tu avais conscience que «quo quis doctior, eo modestior est», «plus on est savant, plus on est modeste.» Ceux qui adoptent l’attitude contraire étant bien souvent de sinistres pédants en réalité insignifiants !
Travail bien fait, rigueur dans la gestion, bien-être des travailleurs pour un rendement toujours plus accru. Ce sont là quelques-uns de tes principes qui faisaient avancer le Port d’Abidjan malgré la crise des années 1980 et l’absence de subvention de l’Etat à cette structure depuis 1972.
En 1995, le Premier ministre Duncan demande au port d’atteindre les 16 millions de tonnes en 2000. En 1996- 97 le Port d’Abidjan réalisait 16 550 000 tonnes, réels ceux-là !
Appelé au gouvernement en 1998, tu laissais au Port Autonome d’Abidjan un matelas financier confortable parce que tu prévoyais de grands chantiers qui nécessitaient des financements importants.
Et comme l’Etat n’aurait pas été en mesure d’intervenir, il fallait que le Port d’Abidjan disposât de ce matelas financier pour emprunter directement sur le marché financier.
C’est pourquoi ta surprise comme la nôtre fut grande d’apprendre qu’en lieu et place de l’Himalaya financier que tu avais laissé, ce sont des profondeurs abyssales que la nouvelle direction du port doit tenter de combler après dix ans de désinvestissement.
Les coups de boutoir de la transition militaro-Fpi et de la refondation ont fini par avoir raison du port malgré les chiffres rocambolesques régulièrement publiés en matière de tonnages débarqués, semble-t-il, au Port d’Abidjan.
Une fois au gouvernement, ton objectif premier a été le désenclavement de la ville d’Abidjan à travers la mise en place de structures modernes pour les transports publics (métro aérien, tramway) et la facilitation des voies de dégagement d’Abidjan. Il fallait donc construire rapidement les routes Abidjan-Adzopé, Abidjan-Dabou, Abidjan-Bassam, Abidjan-Agboville.
Naturellement les autoroutes étaient la solution la meilleure et sous l’autorité du chef de l’Etat et du Premier ministre, tu cherchais les moyens pour que ces voies si nécessaires soient réalisées.
Par ailleurs, la plupart des routes de notre pays étant dans le sens sud-nord, il fallait rapidement réaliser les routes de traverse pour faciliter les déplacements de n’importe quel point de la Côte-d’Ivoire sans être obligé de faire des détours inutiles.
Seule, ainsi que le dit Machiavel, cette « grande malignité de la Fortune » qu’a constituée le coup d’Etat de décembre 1999 a empêché notre pays de faire ce bond qualitatif qui en aurait fait un pays émergent !
Après ce coup d’Etat et ce que tu as enduré, tu fis ton entrée en politique en 2002 et tu as remporté de haute lutte les deux mandats électifs auxquels tu t’es présenté.
Sans être téméraire, tu ne manquais pas d’audace et comme la Fortune sourit aux audacieux (Fortuna audaces juvat), le succès t’a toujours tendu la main dans tout ce que tu as entrepris.
En dehors de tes connaissances et de ta compétence, tu étais un homme de cœur, un homme généreux qui ne supportait pas que son prochain fût malheureux.
On peut dire de toi ce que disait le poète de Booz l’ancêtre de David et de notre Seigneur : « Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques,
Vêtu de probité candide et de lin blanc
Et, toujours du côté des pauvres ruisselant,
Ses sacs de grain semblaient des fontaines publiques. »
Te concernant, c’est ta bourse qui semblait une fontaine publique et ta famille au sens large et nombre de tes administrés et concitoyens en ont joui.
Tu avais foi en l’homme malgré les énormes trahisons et les crocs-en jambe dont tu as souventes fois été victime.
« Ut quisque est vir optimus, ita difficillime alios esse improbos suspicatur. » « Plus on est homme de bien, plus on a de peine à soupçonner les autres de malhonnêteté. »
D’humeur toujours égale, tu semblais t’en remettre à Dieu face au comportement intolérable de ces êtres méchants qui ont si misérablement trahi ta confiance.
Sans doute comme l’empereur Titus, tu devais te dire : «diem perdidi», «j’ai perdu ma journée» chaque fois que tu n’as pas eu l’occasion de faire le bien.
Il me faut hélas faire un rapide survol de ce que tu as été car des volumes entiers ne suffiraient pas à rendre fidèlement compte de l’être exceptionnel que tu as été.
Tu fais partie de ceux-là qui n’ont pas vécu inutile sur la terre des hommes s’employant à remplir pleinement et correctement les missions qui lui sont assignées ou qu’il s’est assignées.
C’est pourquoi ton départ soudain et inopiné laisse un vide qui ne sera pas comblé de si tôt.
Avec l’artiste, je peux te dire : « Elle est lourde à porter, l’absence de l’ami », à plus forte raison quand cette absence s’impose à une épouse, à des enfants, à des frères !
« La vie de chaque jour, aux minuscules joies, veut (déjà) remplir à tout prix le vide de l’absence.
Mais elle ne pourra pas, avec ses manigances, me prendre mon ami, (mon époux, mon papa, mon frère) pour la seconde fois ! »
« Elle est (vraiment) lourde à porter l’absence » de cet être cher qui a choisi de disparaître si brusquement !
MONSIEUR PIERRE
Pour m’adresser à toi ou pour parler de toi, je n’ai pas besoin d’user d’artifices dans un langage pompeux, j’exposerai tout simplement ce qu’expriment mes pensées et mon cœur à l’endroit de l’être cher que tu as été et que tu demeureras pour moi tant qu’il me restera un souffle de vie.
De toutes les façons, parce que simple toi-même, tu as toujours aimé les choses simples et sans artifices et c’est sans doute cette extrême simplicité qui est cause de cette fin tragique et de ce cauchemar que nous vivons en ce moment !
Jean-Michel MOULOD nous a quittés ! Comment le croire lorsqu’on a été en contact avec cette personne qui débordait de vie ?
Je t’ai en effet appelé au téléphone le mercredi 12 octobre pour te prévenir qu’une lettre de demande de terrain parviendrait bientôt au maire de la commune de Grand-Bassam.
Je me souviens que ce jour-là, quoique notre entretien ait été assez bref, tu m’as dit trois fois : « il faut que je te voie. »
Pour moi, cette rencontre allait très vite avoir lieu dans la mesure où je me proposais d’aller te voir à domicile le vendredi 14 octobre dans l’après-midi. Ce que j’ai fait !
Malheureusement, ayant sans doute mal compris votre programme tel que me l’avait communiqué ton épouse, j’ai fait chou blanc en me rendant chez vous : vous étiez tous les deux absents.
Je t’ai alors appelé et tu m’as fait savoir que madame MOULOD était partie de la maison très tôt le matin et que toi, tu as quitté les lieux en début d’après-midi pour te rendre à un enterrement et que tu aurais ensuite une réunion avec le Premier ministre.
Tu as tout de même porté à ma connaissance que la lettre de demande de terrain t’est bien parvenue et tu m’as demandé «pour ne pas être venu à Bassam pour rien», de me rendre à la mairie pour y rencontrer le responsable de tes services techniques que j’ai hélas manqué également.
Ce n’était cependant que partie remise puisqu’on devait se retrouver le lundi 17. Comment pouvais-je imaginer que notre entretien téléphonique du vendredi 14 serait le dernier ! Nous voilà en effet le samedi 15 octobre et ne voilà-t-il pas que vers 10 heure 30 minutes, notre neveu Michel m’appelle au téléphone pour me dire laconiquement : «Ton frère est resté dans l’eau !»
N’y comprenant rien, je lui ai demandé d’être plus explicite.
C’est alors que je recevais cet énorme coup de massue : ton embarcation a chaviré sur la lagune et tu n’en es pas ressorti.
Ainsi, cette horrible image de la mort dont parle Virgile (plurima mortis imago) se dressait brusquement devant moi, quoique de tout mon être, je refusais de l’admettre.
Monsieur MOULOD mourir dans la lagune, dans « sa » lagune ? Cela ne saurait être ! Il a sûrement été entrainé quelque part par le courant ; nul doute qu’on va le voir réapparaître, fatigué, épuisé même, mais souriant ! Celui qui a échappé aux spadassins, aux sicaires et autres aigrefins de la refondation venus le trucider ne saurait en effet s’éclipser ainsi !
L’histoire nous raconte que…
C’est avec cette pensée confuse où se mêlaient désarroi et espoir que j’ai pris la route de Grand-Bassam pour constater à mon arrivée, avec la foule déjà présente à ton domicile, que ce que j’avais entendu était hélas bien réel, malgré les folles rumeurs qui m’avaient annoncé sur la route qu’on t’avait retrouvé vivant !
Ainsi, comme «pour ne pas déranger les gens», Jean-Michel MOULOD, de façon soudaine et sur la pointe des pieds, s’en est allé vers son Créateur laissant dans la détresse et le désarroi sa famille, tous les siens et tous ceux qui l’ont aimé, lui qui, sa vie durant, a sorti tant de ses semblables de cette détresse et de ce désarroi !
L’histoire nous raconte que quelqu’un chercha vainement le grand César pour lui demander de ne pas se rendre au Sénat aux Ides de Mars parce que aller en ce lieu lui serait fatal. Cet homme ne put rencontrer César qui se rendit donc au Sénat où il devait périr transpercé de 23 coups de couteau dont le dernier, celui qui l’acheva, lui fut porté par Brutus son fils adoptif. Qui ne se souvient du fameux « tu quoque fili mi », « toi aussi mon fils », à lui lancé par César ?
Te concernant Jean-Michel, c’est toi qui refusais en ce samedi funeste d’écouter l’avertissement prémonitoire de ton épouse… comme si le sort en était jeté !
Comment ne pas penser, face à cette situation tragique, à ce qu’écrivait le poète il y a bientôt 4 siècles ?
« La mort a des rigueurs à nulle autre pareilles
On a beau la prier,
La cruelle qu’elle est se bouche les oreilles
Et nous laisse crier. »
S’il en avait été autrement, nos cris, nos pleurs, nos lamentations auraient contraint la mort à lâcher prise et à te ramener à la vie !
Nous sommes sans doute cette «force qui va» et qui, une fois lancée, ne sait plus s’arrêter !
Et cette mine aux trésors immenses que tu étais a soudainement
disparu dans le néant divin !
Grand commis
de l’Etat
Nous n’aurons plus jamais en face de nous l’être affable que tu étais, celui dont le savoir vivre et la courtoisie faisaient partie de sa nature !
«Qu’est-ce que cent ans, qu’est-ce que mille ans» écrivait le grand Sermonnaire du 17ème siècle «puisqu’un seul instant les efface?» Un seul instant a ainsi effacé en effet cette vie qui a tant donné et qui avait encore tant à donner.
L’on a longtemps parlé du miracle ivoirien réalisé par le Père de la nation entouré de ministres talentueux.
Mais ce miracle n’aurait jamais vu le jour si ces ministres, aussi talentueux fussent-ils, n’avaient avec eux de grands commis de l’Etat qui se sont dépensés sans compter pour que la Côte d’Ivoire fût au pinacle de la réussite.
Tu faisais partie de ces grands commis de l’Etat qui ont servi avec passion notre pays et l’ambition que tu as toujours nourrie, non pas pour toi, mais pour les structures où tu t’es toujours dévoué et auxquelles tu as systématiquement donné le meilleur de toi-même, t’a constamment distingué parmi ceux de ta génération !
« Monsieur Pierre » qui t’a connu très jeune et ainsi vécu l’évolution de ta fulgurante carrière peut parler de tout cela en témoin privilégié !
Les hautes fonctions dans l’Administration ivoirienne, tu en a occupées mais là où tu devais faire preuve de toute ta compétence et de tous tes talents, c’est au Port (encore inexistant) de San Pedro qu’il fallait faire surgir du sol et de la mer.
Lorsque le Père de la nation et le gouvernement ivoirien décidèrent de créer ce second pôle de développement dans le Sud ouest de notre pays et plus précisément à San Pedro, le choix se porta sur le jeune ingénieur des Ponts et Chaussées que tu étais.
Nullement effrayé par la tâche et la découverte de l’inconnu, ni par ce qui paraissait un enfer vert, tu pris ton travail à bras le corps donnant à notre pays son second port en eau profonde, le Port de San Pedro, aujourd’hui premier port d’exportation du cacao ivoirien.
Tu démontrais ainsi aux yeux du chef de l’Etat et de la nation que vraiment «aux âmes bien nées la valeur n’attend pas le nombre des années.»
Ton coup d’essai à San Pedro fut donc un coup de maître et c’est avec raison et une légitime fierté que tu dis de ce port qu’il est ton bébé.
Ainsi, après près de 10 ans passés dans le Sud ouest ivoirien, on fit appel à toi pour te confier le poumon de l’économie ivoirienne, le Port d’Abidjan que tu dirigeas de main de maître pendant 17 ans.
J’ai eu l’honneur de faire partie de tes collaborateurs et je me souviendrai toujours de ton leitmotiv et ton credo : «Gérer c’est prévoir.»
Tu as ainsi patiemment mais résolument façonné le visage du Port d’Abidjan en en faisant une référence non seulement de la sous région, mais de l’Afrique toute entière.
Il me revient l’anecdote de ce séminaire international au cours duquel un «grand expert» ne voyait de véritables ports en Afrique qu’en Afrique du Nord et en Afrique du Sud.
Pour cet expert, le reste de l’Afrique et surtout de l’Afrique noire était un désert désolé en matière d’infrastructure portuaire.
Lorsque ce fut ton tour de prendre la parole et que tu présentas le Port d’Abidjan, diapositives à l’appui, tu constatas que notre expert rougissait (de confusion) comme une tomate.
Si bien que chaque fois qu’il prenait la parole, il faisait une grosse exception du Port d’Abidjan qu’il avoua ne pas connaître.
Bourreau du travail, tu aimais le travail bien fait et nombreux sont ceux qui te traitaient de perfectionniste.
Cependant, tu ne cherchais aucunement à en imposer et à faire étalage de tes connaissances qui étaient réelles et de ta compétence qui était immense et avérée.
Tout simplement parce que puisant dans tes «humanités» tu avais conscience que «quo quis doctior, eo modestior est», «plus on est savant, plus on est modeste.» Ceux qui adoptent l’attitude contraire étant bien souvent de sinistres pédants en réalité insignifiants !
Travail bien fait, rigueur dans la gestion, bien-être des travailleurs pour un rendement toujours plus accru. Ce sont là quelques-uns de tes principes qui faisaient avancer le Port d’Abidjan malgré la crise des années 1980 et l’absence de subvention de l’Etat à cette structure depuis 1972.
En 1995, le Premier ministre Duncan demande au port d’atteindre les 16 millions de tonnes en 2000. En 1996- 97 le Port d’Abidjan réalisait 16 550 000 tonnes, réels ceux-là !
Appelé au gouvernement en 1998, tu laissais au Port Autonome d’Abidjan un matelas financier confortable parce que tu prévoyais de grands chantiers qui nécessitaient des financements importants.
Et comme l’Etat n’aurait pas été en mesure d’intervenir, il fallait que le Port d’Abidjan disposât de ce matelas financier pour emprunter directement sur le marché financier.
C’est pourquoi ta surprise comme la nôtre fut grande d’apprendre qu’en lieu et place de l’Himalaya financier que tu avais laissé, ce sont des profondeurs abyssales que la nouvelle direction du port doit tenter de combler après dix ans de désinvestissement.
Les coups de boutoir de la transition militaro-Fpi et de la refondation ont fini par avoir raison du port malgré les chiffres rocambolesques régulièrement publiés en matière de tonnages débarqués, semble-t-il, au Port d’Abidjan.
Une fois au gouvernement, ton objectif premier a été le désenclavement de la ville d’Abidjan à travers la mise en place de structures modernes pour les transports publics (métro aérien, tramway) et la facilitation des voies de dégagement d’Abidjan. Il fallait donc construire rapidement les routes Abidjan-Adzopé, Abidjan-Dabou, Abidjan-Bassam, Abidjan-Agboville.
Naturellement les autoroutes étaient la solution la meilleure et sous l’autorité du chef de l’Etat et du Premier ministre, tu cherchais les moyens pour que ces voies si nécessaires soient réalisées.
Par ailleurs, la plupart des routes de notre pays étant dans le sens sud-nord, il fallait rapidement réaliser les routes de traverse pour faciliter les déplacements de n’importe quel point de la Côte-d’Ivoire sans être obligé de faire des détours inutiles.
Seule, ainsi que le dit Machiavel, cette « grande malignité de la Fortune » qu’a constituée le coup d’Etat de décembre 1999 a empêché notre pays de faire ce bond qualitatif qui en aurait fait un pays émergent !
Après ce coup d’Etat et ce que tu as enduré, tu fis ton entrée en politique en 2002 et tu as remporté de haute lutte les deux mandats électifs auxquels tu t’es présenté.
Sans être téméraire, tu ne manquais pas d’audace et comme la Fortune sourit aux audacieux (Fortuna audaces juvat), le succès t’a toujours tendu la main dans tout ce que tu as entrepris.
En dehors de tes connaissances et de ta compétence, tu étais un homme de cœur, un homme généreux qui ne supportait pas que son prochain fût malheureux.
On peut dire de toi ce que disait le poète de Booz l’ancêtre de David et de notre Seigneur : « Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques,
Vêtu de probité candide et de lin blanc
Et, toujours du côté des pauvres ruisselant,
Ses sacs de grain semblaient des fontaines publiques. »
Te concernant, c’est ta bourse qui semblait une fontaine publique et ta famille au sens large et nombre de tes administrés et concitoyens en ont joui.
Tu avais foi en l’homme malgré les énormes trahisons et les crocs-en jambe dont tu as souventes fois été victime.
« Ut quisque est vir optimus, ita difficillime alios esse improbos suspicatur. » « Plus on est homme de bien, plus on a de peine à soupçonner les autres de malhonnêteté. »
D’humeur toujours égale, tu semblais t’en remettre à Dieu face au comportement intolérable de ces êtres méchants qui ont si misérablement trahi ta confiance.
Sans doute comme l’empereur Titus, tu devais te dire : «diem perdidi», «j’ai perdu ma journée» chaque fois que tu n’as pas eu l’occasion de faire le bien.
Il me faut hélas faire un rapide survol de ce que tu as été car des volumes entiers ne suffiraient pas à rendre fidèlement compte de l’être exceptionnel que tu as été.
Tu fais partie de ceux-là qui n’ont pas vécu inutile sur la terre des hommes s’employant à remplir pleinement et correctement les missions qui lui sont assignées ou qu’il s’est assignées.
C’est pourquoi ton départ soudain et inopiné laisse un vide qui ne sera pas comblé de si tôt.
Avec l’artiste, je peux te dire : « Elle est lourde à porter, l’absence de l’ami », à plus forte raison quand cette absence s’impose à une épouse, à des enfants, à des frères !
« La vie de chaque jour, aux minuscules joies, veut (déjà) remplir à tout prix le vide de l’absence.
Mais elle ne pourra pas, avec ses manigances, me prendre mon ami, (mon époux, mon papa, mon frère) pour la seconde fois ! »
« Elle est (vraiment) lourde à porter l’absence » de cet être cher qui a choisi de disparaître si brusquement !
MONSIEUR PIERRE